1921 |
En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste. Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921. |
Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire
Décembre 1921
Lieux communs et verbiage
Il semblerait que la lutte contre la Russie soviétiste pût être un élément assez stable de la « doctrine militaire » de tous les États capitalistes à l’époque actuelle. Mais il n’en est rien : la complexité de la situation mondiale, l’enchevêtrement inextricable des intérêts contradictoires et surtout l'instabilité de la base sociale des gouvernements bourgeois excluent la possibilité d’une application suivie même de la seule « doctrine militaire » de la lutte contre la Russie soviétiste. Ou, pour parler plus exactement, la lutte contre la Russie soviétiste change si fréquemment de forme et se déroule avec de tels zigzags que ce serait nous exposer à un danger mortel que de nous endormir sur des « formules » doctrinaires de rapports internationaux. La seule doctrine juste pour nous est d’être sur nos gardes et d’ouvrir les yeux. Si même l'on pose la question d'une façon plus profonde et que l’on se demande où sera notre principal champ d'activité militaire dans les années qui vont venir — à l’Orient ou à l’Occident — il est impossible de donner une réponse absolue. La situation internationale est en effet trop compliquée. La marche générale de l’évolution historique est claire, mais les événements ne se succèdent pas dans un ordre déterminé, comme les jours dans le calendrier. Pratiquement, ce n'est pas sur la marche de l'évolution, mais sur les faits, sur les événements que l'on a à réagir. Il n'est pas difficile de prévoir des cas où nous serons forcés de nous engager surtout en Orient ou, au contraire, en Occident, et de contribuer au succès de la révolution en menant une guerre de défense ou, au contraire, en prenant l’offensive. Seule, la méthode marxiste d’orientation internationale, d’estimation des forces de classes, de leurs combinaisons et modifications, peut nous permettre de trouver la solution juste dans chaque cas concret. Il est impossible d'imaginer une formule générale exprimant l’« essence » de nos tâches militaires dans l'avenir prochain.
Pourtant, l'on peut — et on le fait très souvent — donner à la conception de « doctrine militaire » un sens plus concret et plus étroit et comprendre sous ce ferme l'ensemble des principes essentiels de l'art purement militaire, principes réglant tous les côtés de l’organisation de la tactique et de la stratégie militaires. Dans ce sens, l'on peut dire que la doctrine militaire détermine directement le contenu des règlements militaires. Mais quels sont ces principes ? Quelques doctrinaires déclarent qu'il faut déterminer l’essence et la destination de l'armée, la tâche qu’elle a à accomplir et de là tirer son organisation, sa stratégie et sa tactique et fixer ces déductions dans un règlement. En réalité, une telle façon de poser la question est scolastique et sans vie.
Sous la dénomination de principes essentiels de l’art militaire, on ne nous sert la plupart du temps que des banalités creuses. Témoin les paroles, solennellement reproduites dans toute la presse, de Foch déclarant que l’essence de la guerre contemporaine consiste à « trouver les armées ennemies et à les détruire en adoptant à cet effet la direction et la tactique menant le plus rapidement et le plus surement au but ». Voilà qui est substantiel et élargit notre horizon ! À ce compte l'on pourrait tout aussi bien dire que l'essence des méthodes contemporaines d’alimentation consiste à trouver le trou de la bouche, à y introduire la nourriture et, après l'avoir mâchée avec la moindre dépense d’énergie possible, à l'avaler. De ce principe, qui n’est pas plus mauvais que celui de Foch, pourquoi ne pas essayer ensuite de déduire quelle est la nourriture que l'on doit prendre, comment la préparer, quand l’avaler et surtout comment se la procurer ?
L'art militaire est un art empirique, pratique au plus haut point. Les tentatives de l’ériger en un système dont les principes fondamentaux permettraient de déduire le règlement de campagne, l’effectif de l’escadron et l'étoffe de la tunique, sont des exercices très risqués. C'est ce qu’avait bien compris le vieux Clausewitz. « Peut-être, déclarait-il, est-il possible d’écrire une théorie systématique de la guerre, fortement pensée et substantielle, mais celles que nous possédons actuellement sont loin d’avoir ces qualités. Recherchant uniquement l’enchainement et l’intégralité du système, elles sont, sans parler de leur esprit antiscientifique, remplies de lieux communs et de verbiage » .