1921 |
En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste. Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921. |
Mais dans l’écheveau inextricable des rapports internationaux n’y a-t-il pas des éléments plus clairs, plus précis qui se détachent et d’après lesquels nous puissions régler notre travail militaire des mois prochains ?
Ces éléments existent, ils sautent aux yeux, ils ne sont un secret pour personne, Ce sont, à l’Occident, la Pologne et la Roumanie et, derrière elles, la France. En Extrême Orient, c’est le Japon. Vers le Caucase, c'est l’Angleterre. Arrêtons-nous ici seulement sur la question de la Pologne, la plus nette et la plus instructive.
Le président du Conseil français, Briand, a déclaré à Washington que nous préparions pour le printemps une agression contre la Pologne. Chez nous, en Russie, non seulement chaque officier ou soldat rouge, mais encore chaque ouvrier ou paysan sait bien que c’est là une absurdité. Briand, lui aussi, le sait mieux que personne. Jusqu’à présent nous avons payé fort cher les bandits, petits et grands, qui nous entourent pour qu'ils nous laissent en paix, et ce n'est que pour couvrir une machination diabolique contre nous que l'on peut parler d’un plan d’agression de notre part contre la Pologne. Quelle est en réalité notre orientation par rapport à cette dernière ?
Avec fermeté, avec ténacité, non par des paroles, mais par des actes et avant tout par l’exécution rigoureuse des clauses du traité de Riga, nous démontrons aux masses populaires polonaises que nous voulons la paix et qu’ainsi nous contribuons à la maintenir.
Si néanmoins la clique militaire polonaise poussée par la coterie des boursiers français nous attaque au printemps, la guerre aura effectivement et revêtira dans la conscience populaire un caractère défensif véritable. C'est précisément cette conscience claire et nette de notre bon droit dans la guerre que l'on nous aura imposée, qui cimentera fortement tous les éléments de l’armée : et le prolétaire communiste, et le spécialiste sans parti mais dévoué à l'Armée Rouge, et le soldat paysan arriéré, et préparera d'autant mieux notre armée à prendre l’initiative et à ne reculer devant aucun sacrifice pour passer à l’offensive dans cette guerre défensive. Ceux qui trouvent cette politique vague, conventionnelle, ceux gui ne voient pas quelle armée nous construisons et à quelles tâches nous la préparons, ceux qui pensent que l’on ne peut simultanément faire son éducation dans l’esprit défensif et dans l’esprit offensif, ceux-là, dis-je, ne comprennent rien et feraient mieux de se taire et de ne pas empêcher les autres de travailler.
Mais si dans la situation mondiale l’on observe des combinaisons si compliquées de facteurs divers, comment donc nous orienter pratiquement dans notre construction militaire ? Quels effectifs donner à l'armée ? Quelles unités former ? Quelle dislocation adopter ?
Toutes ces questions ne comportent pas de solution absolue; il ne peut s'agir que d’approximations empiriques et de rectifications appropriées aux changements de situation. Il n'y a que des doctrinaires incorrigibles pour penser qu’il est possible de déduire logiquement des principes de la « doctrine militaire » les réponses aux questions de mobilisation, de formation, d'instruction, d’éducation, de stratégie et de tactique. Ce n'est pas de formules militaires magiques, universelles que nous manquons, mais bien plutôt d’un travail consciencieux, attentif, précis, vigilant sur les bases que nous avons déjà posées. Nos règlements, nos programmes, nos cadres ne sont pas irréprochables. C’est là un fait incontestable. Les lacunes, les erreurs, les vieilleries, les choses inachevées sont nombreuses. Tout cela il faut le corriger, l’améliorer, le parfaire. Mais comment et sous quel point de vue ?
À la base de notre révision et de nos modifications il nous faut, dit-on, mettre la doctrine de la guerre offensive.
« Cette formule, écrit Solomine, signifie le revirement le plus décisif (!) dans la construction de l'Armée Rouge; il nous faut réviser toutes nos anciennes conceptions, procéder à une réestimation complète (!) des valeurs au point de vue du passage de la stratégie purement défensive à la stratégie offensive. La formation des cadres, la préparation du combattant isolé… l'armement : tout cela (!) désormais doit être basé sur l’offensive...
« Ce n’est que grâce à un tel plan unique dans la réorganisation déjà commencée de l'Armée Rouge qu’on évitera le vague, l'incohérence, les contradictions, la fluctuation et l'absence d'un but clairement conçu » .
Les expressions de Solomine, comme on le voit, sont strictement offensives, mais ses affirmations sont absurdes. C’est dans sa tête à lui que logent le vague, la fluctuation et l'incohérence. Objectivement parlant, il y a dans notre œuvre des difficultés et aussi des fautes pratiques. Mais il n’y a ni incohérence, ni fluctuation, ni contradictions. Et l'armée ne permettra pas aux Solomine d'expérimenter sur elle leurs folles théories d’organisation et de stratégie et de provoquer ainsi la fluctuation et l'incohérence.
Il faut réviser les règlements et les programmes non en nous guidant sur la formule doctrinaire de l’offensive pure, mais en nous basant sur l’expérience des quatre années qui viennent de s'écouler. Il faut lire, examiner et contrôler les règlements aux réunions des officiers commandant les troupes. Il faut que le souvenir encore vivace des batailles récentes, grandes et petites, soit confronté avec la formule du règlement et que chaque commandant se demande si cette formule correspond à l’œuvre; sinon, en quoi elle s'en écarte. Compulser les données de l’expérience, en faire le bilan, les apprécier dans leur essence au moyen du criterium stratégique, tactique, organique et politique d'une expérience plus haute encore; décharger les règlements: et les programmes de tout ce qui est suranné, superflu, les rapprocher de l'armée et faire comprendre à cette dernière combien ils sont nécessaires et dans quelle mesure ils peuvent lui éviter l'incohérence de l'action individuelle : voilà une tâche véritablement importante et urgente.
Nous avons une orientation de grande envergure dans le temps et dans l’espace. Dans l'une de ses parties elle a déjà subi le contrôle de l’expérience; dans l’autre elle est en ce moment à l'épreuve, que d’ailleurs elle soutient victorieusement. Ce ne sont pas l'initiative révolutionnaire et esprit offensif qui manquent à l’avant-garde communiste. Ce qu'il nous faut, ce ne sont pas des innovations verbales, bruyantes dans le domaine de la doctrine militaire, mais la systématisation de l'expérience, l’amélioration de l’organisation, l’attention aux petites choses.
Il ne faut pas ériger en symbole de foi les lacunes de notre organisation, notre état retardataire et notre indigence (technique surtout), mais nous en débarrasser par tous les moyens, tâcher de nous rapprocher sous ce rapport des armées impérialistes qui, toutes, méritent d’être anéanties, mais qui ont néanmoins sur nous quelques supériorités: une forte aviation, d’abondants moyens de communication, des cadres bien instruits, soigneusement triés, une comptabilité exacte des ressources, un mécanisme régulier. Certes, ce n’est là que le côté organisation et technique, l'enveloppe superficielle pour ainsi dire. Moralement, politiquement, les armées bourgeoises se désagrègent ou vont à la désagrégation. Le caractère révolutionnaire de notre armée, l’homogénéité de classe des cadres et de la masse des combattants, la direction communiste : voilà où réside le principe de noire force inébranlable. Cette force, personne ne peut nous l’enlever. Toute notre attention doit être concentrée maintenant non sur la refonte fantaisiste de notre appareil militaire, mais sur son amélioration, sur sa mise au point. Assurer le ravitaillement régulier des unités, ne pas laisser les produits s'avarier, faire de la bonne soupe, apprendre à détruire les poux et à se tenir propre; travailler régulièrement le moins possible en chambre, le plus possible en plein air; préparer des causeries politiques sensées et accessibles à toutes les intelligences; donner à chaque soldat rouge un livret de service et y inscrire régulièrement le détail de ses occupations; lui apprendre à nettoyer son fusil et à graisser ses bottes; lui enseigner le tir et aider les cadres à s'assimiler l'esprit du règlement sur le service de liaison, de reconnaissance et de sûreté; apprendre soi-même et apprendre aux soldats à s’adapter au terrain; montrer la manière d’enrouler les bandelettes de façon qu’elles ne blessent pas le pied; encore une fois : graisser nos bottes : tel est notre programme pour l’hiver et le printemps prochains.
Libre à qui le voudra, s’il n’a rien de mieux à faire, de qualifier de doctrine militaire ce programme essentiellement pratique; nous n’y voyons pas d'inconvénient.