1917 |
Les tâches des bolchéviks à la veille de la prise du pouvoir. |
Les tâches du prolétariat dans notre révolution
L'originale dualité du pouvoir et sa signification de classe
La particularité essentielle de notre révolution, celle qui requiert le plus d'attention et de réflexion, c'est la dualité du pouvoir qui s'est établie au lendemain même de la victoire de la révolution.
Cette dualité du pouvoir se traduit par l'existence de deux gouvernements : le gouvernement principal, véritable, effectif, de la bourgeoisie, le « Gouvernement provisoire » de Lvov et Cie, qui a en mains tous les organes du pouvoir, et un gouvernement à côté, complémentaire, un gouvernement « de contrôle », représenté par le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, qui n'a pas en main les organes du pouvoir d'Etat, mais s'appuie directement sur la majorité indéniable du peuple, sur les ouvriers et les soldats en armes.
L'origine sociale de cette dualité du pouvoir et sa signification de classe, c'est que la révolution russe de mars 1917 n'a pas seulement balayé la monarchie tsariste et remis tout le pouvoir à la bourgeoisie, mais qu'elle touche de près à la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. C'est cette dictature (c'est-à‑dire un pouvoir s'appuyant non sur la loi, mais sur la force directe des masses armées), qui est celle des classes précitées, que représentent les Soviets des députés ouvriers et soldats de Petrograd et d'ailleurs.
Autre particularité très importante de la révolution russe : le Soviet des députés soldats et ouvriers de Petrograd qui, tout porte à le croire, jouit de la confiance de la majorité des Soviets locaux, remet volontairement le pouvoir d'Etat à la bourgeoisie et à son Gouvernement provisoire, cède volontairement le pas à ce dernier après avoir conclu avec lui un accord pour le soutenir, et se borne au rôle d'observateur veillant à la convocation de l'Assemblée constituante (dont la date n'a pas même été fixée jusqu'ici par le Gouvernement provisoire).
Cette situation extrêmement originale, qui ne s'est encore jamais présentée sous cet aspect dans l'histoire, a donné lieu à un enchevêtrement, à un amalgame de deux dictatures : la dictature de la bourgeoisie (car le gouvernement de Lvov et Cie est une dictature, c'est‑à‑dire un pouvoir s’appuyant non sur la loi, non sur l'expression préalable de la volonté populaire, mais sur un coup de force, celui‑ci ayant été opéré par une classe déterminée, en l'occurrence la bourgeoisie) et la dictature du prolétariat et de la paysannerie (le Soviet des députés ouvriers et soldats).
Il ne fait aucun doute que cet « enchevêtrement » ne peut durer longtemps. Il ne saurait exister deux pouvoirs dans un Etat. L'un des deux doit disparaÎtre, et d'ores et déjà toute la bourgeoisie russe s'attache de toutes ses forces, par tous les moyens et en tous lieux, à éliminer et à affaiblir, à réduire à néant les Soviets des députés soldats et ouvriers, à assurer le pouvoir unique de la bourgeoisie.
La dualité du Pouvoir ne reflète qu'une période transitoire du développement de la révolution, la période où cette dernière est allée au‑delà d'une révolution démocratique bourgeoise ordinaire, mais n'a pas encore abouti à une dictature du prolétariat et de la paysannerie « à l'état pur ».
La signification de classe (et l'explication de classe) de cet état de transition instable est la suivante : notre révolution a, comme toute révolution, exigé des masses des prodiges d'héroïsme et d'abnégation dans la lutte contre le tsarisme, et en outre elle a d'un seul coup mis en mouvement un nombre incalculable de petits bourgeois.
Un des principaux caractères scientifiques, politiques et pratiques de toute révolution véritable, c'est l'augmentation extraordinairement rapide, brusque, du nombre des petits bourgeois qui commencent à participer activement, personnellement, pratiquement, à la vie politique, à l'organisation de l’Etat.
C’est le cas en Russie. La Russie est aujourd'hui en ébullition. Des millions et des dizaines de millions d'hommes en léthargie politique depuis dix ans, politiquement abêtis par le joug effroyable du tsarisme et par un labeur de forçat au profit des grands propriétaires fonciers et des fabricants, se sont éveillés et aspirent à la vie politique. Or, qui sont ces millions et ces dizaines de millions d'hommes ? Pour la plupart, des petits patrons, des petits bourgeois, des gens qui tiennent le milieu entre les capitalistes et les ouvriers salariés. La Russie est le pays le plus petit-bourgeois d'Europe.
Une formidable vague petite‑bourgeoise a tout submergé; elle a écrasé le prolétariat conscient non seulement par le nombre, mais aussi par son idéologie, c'est‑à‑dire qu'elle a entraîné de très larges milieux ouvriers, les a contaminés de ses idées politiques petites‑bourgeoises.
Le petit bourgeois dépend de la bourgeoisie, parce qu'il vit lui-même en patron et non en prolétaire (par la place qu'il occupe dans la production sociale). Et dans sa façon de penser il suit la bourgeoisie.
La crédulité aveugle à l'égard des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme : voilà ce qui caractérise la politique actuelle des masses en Russie; voilà ce qui s'est développé avec une rapidité révolutionnaire sur le terrain économique et social du pays le plus petit‑bourgeois d'Europe. Telle est la base de classe de l’ « accord » (il s'agit moins, je le souligne, d'un accord formel que du soutien de fait, d'un accord tacite, de la crédulité aveugle qui a présidé à la cession du pouvoir) entre le Gouvernement provisoire et le Soviet des députés ouvriers et soldats, ‑ accord qui a donné aux Goutchkov le gros morceau, le véritable pouvoir, et au Soviet les promesses, les honneurs (momentanément), les flatteries, les phrases, les assurances, les salamalecs des Kérenski.
L'insuffisance numérique du prolétariat en Russie, son degré insuffisant de conscience et d'organisation, voilà l'autre face de la médaille.
Tous les partis populistes, jusques et y compris les socialistes‑révolutionnaires, ont toujours été petits‑bourgeois; de même le parti du Comité d'Organisation (Tchkhéidzé, Tsérétéli et Cie); les révolutionnaires sans‑parti (Stéklov et autres) ont également cédé à la vague ou ne l'ont pas surmontée, ne sont pas parvenus à la surmonter.