1917 |
Les tâches des bolchéviks à la veille de la prise du pouvoir. |
Les tâches du prolétariat dans notre révolution
Postface
Ma brochure a vieilli par suite du délabrement économique et de la carence des imprimeries de Pétersbourg. Ecrite le 10 avril 1917, elle n'a pas encore paru aujourd'hui, 28 mai !
Elle avait été écrite comme projet de plate‑forme pour la propagande de mes idées à la veille de la Conférence de notre Parti, le Parti ouvrier social‑démocrate bolchévique de Russie. Tapée à la machine et distribuée aux membres du Parti à la veille de la conférence et à la conférence même, elle a malgré tout joué en partie son rôle. Mais depuis, la conférence s'est tenue, du 24 au 29 avril 1917, ses résolutions sont depuis longtemps publiées (voir les suppléments au n°13 de la Soldatskaïa Pravda [1]), et le lecteur attentif n'aura aucune peine à constater que ma brochure a souvent été le projet initial de ces résolutions.
Il ne me reste plus qu'à exprimer l'espoir que cette brochure aura quand même son utilité en rapport avec ces résolutions, à titre d'éclaircissement, et à m'arrêter ensuite sur deux points.
Je propose, à la page 27, de ne rester à Zimmerwald qu'en qualité d'observateurs. La conférence ne m'a pas suivi sur ce point, et j'ai dû voter contre la résolution relative à l'Internationale. Il est d'ores et déjà manifeste que la conférence a commis une erreur, et que celle-ci sera bientôt corrigée par la marche des événements. En restant à Zimmerwald, nous contribuons (fût‑ce malgré nous) à retarder la fondation de la III° Internationale; nous l'entravons indirectement en restant liés à ce boulet que représente Zimmerwald, déjà mort, idéologiquement et politiquement.
La situation de notre Parti, face à tous les partis ouvriers monde entier, est aujourd'hui telle que nous sommes tenus de fonder immédiatement la III° Internationale. A part nous, nul ne peut le faire aujourd'hui, et tout atermoiement est nuisible. Si nous n'étions restés à Zimmerwald qu'en qualité d'observateurs, nous aurions eu aussitôt les mains libres pour créer la III° Internationale (tout en étant en mesure d'utiliser Zimmerwald si les circonstances s’y étaient prêtées).
Alors qu'à présent, en raison de l'erreur commise par la conférence, nous sommes obligés d'attendre passivement au moins jusqu'au 5 juillet 1917 (date à laquelle est convoquée la Conférence de Zimmerwald; encore heureux si elle est pas de nouveau ajournée ! Elle l'a déjà été une fois ... ).
Mais la décision prise à l'unanimité par Ie Comité central de notre Parti après la conférence, et publiée dans le n°55 de la Pravda du 12 mai, a corrigé à moitié cette erreur : il est entendu que nous quitterons Zimmerwald s'il va conférer avec des ministres. Je me permets d'exprimer l'espoir que l'autre moitié de l'erreur sera corrigée sous peu, dès que nous aurons convoqué la première conférence internationale des « gauches » (« troisième tendance », « internationalistes véritables », voir plus haut, pp. 23‑25).
Le second point sur lequel on doit s'arrêter, c'est la formation le 6 mai 1917, d'un « ministère de coalition [2] » Il pourrait sembler que, sur ce point précisément, la brochure a le plus vieilli.
En réalité, sur ce point précisément, elle n'a pas vieillie le moins du monde. Elle fait tout reposer sur une analyse de classe, que craignent comme le feu les menchéviks et les populistes qui ont donné six ministres en otages aux dix ministres capitalistes. Et c'est parce que la brochure fait reposer sur une analyse de classe qu'elle n'a pas vieilli car l'entrée au ministère de Tsérétéli, Tchernov et Cie n'a modifié, à un degré infime, que la forme de l'accord par le Soviet de Petrograd avec le gouvernement des capitalistes; or, j'ai souligné intentionnellement dans ma brochure, à la page 8, qu'« il s'agit moins d'un accord formel que du soutien de fait ».
Il devient chaque jour plus évident que Tsérétéli, Tchernov et Cie ne sont bel et bien que les otages des capitalistes; que le gouvernement « rénové » ne veut ni ne peut tenir aucune de ses pompeuses promesses, ni en politique extérieure, ni en poitique intérieure. Tchernov, Tsérétéli et Cie se sont suicidés politiquement; ils sont apparus comme les auxiliaires des capitalistes et étranglent en fait la révolution : Kérenski en est arrivé à user de violence contre les masses (voir ma brochure, page 9. « Goutchkov ne fait encore que menacer de recourir à la violence contre les masses »; Kérenski, lui, a été amené à mettre ces menaces [3] à exécution ... ). Tchernov, Tsérétéli et Cie ont, politiquement, signé leur arrêt de mort et celui de leurs partis, les partis menchevique et socialiste‑révolutionnaire. Le peuple s'en rendra mieux compte chaque jour.
Le ministère de coalition n'est qu'une étape dans le développement des principales contradictions de classe de notre révolution, brièvement analysées dans ma brochure. Un tel état de choses ne peut durer longtemps. Il faudra ou bien faire marche arrière, vers la contre‑révolution sur toute la ligne, ou bien aller de l'avant, vers le passage du pouvoir aux mains d'autres classes. Impossible de rester sur place en période de révolution, quand la guerre impérialiste fait rage dans le monde entier.
Pétersbourg, 28 mai 1917.
Notes
[1] « Soldatskaîa Pravda », quotidien bolchevique; parut après le 15 (28) avril 1917 en tant qu'organe de l'Organisation militaire près le Comité de Petrograd du P.O.S.D.(b) R. A partir du 19 mai (1er juin) 1917, devint l'organe de l'Organisation militaire près le Comité central du P.O.S.D.(b) R. Lors des journées de juillet 1917 fut interdit par le Gouvernement provisoire; de juillet à octobre 1917 parut sous les titres Rabotchi i soldat, Soldat. Après la Révolution d'Octobre, le journal réapparut sous son ancien nom jusqu'en mars 1918.
[2] Il
s'agit du ministère formé à la suite de la crise politique
provoquée par la note de Milioukov, ministre des Affaires
étrangères, envoyée aux puissances alliées le 18 avril (1er
mai) 1917. Cette note confirmait la reconnaissance par le
Gouvernement provisoire de tous les traités conclus par le
gouvernement tsariste avec l'Angleterre et la France. Vu
les manifestations et les protestations spontanées des masses
les 20 et 21 avril (3 et 4 mai), le Gouvernement provisoire
accepta la démission de Milioukov et du ministre de la Guerre
Goutchkov, pour créer l'apparence d'un revirement, et
demanda au Soviet de Pétrograd, son accord pour la formation
d'un ministère de coalition.
Malgré la décision du 1er (14) mars sur la
non‑participation au Gouvernement provisoire des
représentants du Soviet, le Comité exécutif accepta, à sa
séance extraordinaire de la soirée et de la nuit du 1er (14)
mai, la proposition du Gouvernement provisoire. Lors de
l'examen de cette question dans les groupes, seul celui des
bolcheviks se prononça contre. Le vote définitif (44 voix pour
et 19 contre) permit l'entrée au gouvernement de
représentants du Soviet. On désigna pour en discuter les
modalités, une commission qui comprenait Tchkhéidzé,
Tsérétéli, Dan, Bogdanov
(mencheviks), Stankévitch, Bramson (troudoviks), Getz, Tchernov
(socialistes‑révolutionnaires), Kaménev (bolchevik),
lourénev (partisan des mejraïontsy, inter-rayons) et Soukhanov
(social‑démocrate non inscrit). Le soir du 2 (15) mai eut
lieu une nouvelle réunion extraordinaire du Soviet de Petrograd
laquelle, à la majorité des votants, approuva la décision de
son exécutif. Après pourparlers, le 5 (18) mai, on tomba
d'accord sur la répartition des portefeuilles : six
ministres socialistes devaient faire partie du gouvernement :
Kérenski à la Guerre et à la Marine, Skobélev au Travail,
Tchernov à l'Agriculture, Péchékhonov au Ravitaillement,
Tsérétéli aux P.T.T., Péréverzev à la Justice. Le soir du 5
(18) mai, le Soviet de Petrograd décida, après rapport de
Skobélev sur les résultats des pourparlers avec le Gouvernement
provisoire, de laisser ses représentants entrer au gouvernement
à la condition qu'ils seraient responsables devant le
Soviet, auquel ils devraient rendre compte de leurs activités.
Le Soviet exprima sa confiance totale au nouveau
gouvernement.
Lénine écrivit plus tard que les
socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks, en
participant au gouvernement bourgeois, « le sauvaient de la
déconfiture et... se laissaient transformer en valets et en
défenseurs du gouvernement » (Œuvres,
Paris-Moscou, t. 25, p. 261).
[3] Lénine fait ici allusion à l'ordre du ministre de la Guerre Kérenski, publié le 11 (24) mai 1917, et qui contenait la Déclaration des droits du soldat. On y trouverait un paragraphe sur le recours des supérieurs à la force militaire à l'égard des subordonnés pour désobéissance face à l'ennemi. Ce paragraphe était dirigé contre les soldats et les officiers refusant de passer à l'offensive. Simultanément Kérenski procéda à la dissolution de certains régiments et traduisit en jugement les officiers et les soldats qui « excitaient à l'insoumission aux supérieurs ».