L'article « Contre le boycottage » fut publié fin juillet 1907 dans la brochure Sur le boycottage de la Troisième Douma, tirée dans une imprimerie social-démocrate clandestine de Pétersbourg. La couverture portait de fausses indications : « Moscou, 1907. Imprimerie Gorizontov. 40, rue Tverskaïa. » En septembre 1907, la brochure fut saisie. |
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Contre le boycottage
Il faut donc chercher les conditions d'application du boycottage dans la situation objective du moment donné. En comparant, de ce point de vue, l'automne 1907 et l'automne 1905, on ne peut qu'aboutir à la conclusion qu'il ne serait pas fondé de proclamer le boycottage actuellement. Du point de vue du rapport entre la voie révolutionnaire directe et les « zigzags » de la monarchie constitutionnelle, du point de vue de l'élan des masses, du point de vue de la tâche spécifique qui est de lutter contre les illusions constitutionnelles, la situation actuelle se distingue de façon radicale de ce qu'elle était il y a deux ans.
Alors, l'orientation de l'histoire vers une monarchie constitutionnelle n'était rien de plus qu'une promesse policière. Aujourd'hui, cette orientation est un fait. Refuser de le reconnaître franchement serait faire preuve d'une peur ridicule de la vérité. Et ce serait une erreur que de déduire de l'admission de ce fait que la révolution russe est terminée. Non. Il n'est pas encore fondé d'arriver à cette dernière conclusion. Le marxiste doit lutter pour que la révolution évolue en ligne droite, quand cette lutte est dictée par la situation objective, mais cela ne signifie pas, nous le répétons, qu'il ne faille pas tenir compte de l'orientation en zigzags qui existe déjà en fait. Sous cet aspect, la marche de la révolution russe est tout à fait nette. Au début de la révolution nous voyons une montée courte mais inhabituellement large, et rapide à donner le vertige. Ensuite nous voyons un déclin extrêmement lent mais inexorable, à partir de l'insurrection de décembre 1905. D'abord une période de lutte révolutionnaire directe des masses, ensuite une période d'orientation monarcho-constitutionnelle.
Cela signifie-t-il que cette dernière orientation sera définitive ? Que la révolution est terminée et qu'une période « constitutionnelle » s'est établie ? Qu'il n'est pas fondé d'attendre une nouvelle montée révolutionnaire ni d'en préparer une ? Qu'il faut jeter par-dessus bord le caractère républicain de notre programme ?
Il n'en est rien. Seuls de vulgaires libéraux dans le genre de nos cadets sont capables de faire de telles conclusions, sont prêts à justifier leur servilisme et leur obséquiosité avec les premiers arguments qui leur tombent sous la main. Non, cela signifie seulement qu'en défendant tout notre programme, et toutes nos conceptions révolutionnaires, nous devons conformer nos appels directs à la situation objective du moment. En prônant que la révolution est inévitable, en préparant systématiquement et de manière incessante un stock de matière inflammable dans tous les domaines, en sauvegardant dans ce but avec soin les traditions de la meilleure époque de notre révolution, en les cultivant, en les débarrassant des parasites libéraux, nous ne renonçons pas en même temps à travailler prosaïquement sur la prosaïque voie de la monarchie constitutionnelle. Un point c'est tout. Nous devons préparer une nouvelle et ample montée révolutionnaire, mais il n'y a aucune raison pour nous fourrer dans un boycottage sans y regarder à deux fois.
Le boycottage, comme nous l'avons déjà dit, ne peut avoir de sens en Russie en ce moment que s'il est actif. Cela signifie non pas un refus passif de participer aux élections, mais le mépris des élections au profit d'un assaut direct. Le boycottage dans ce sens équivaut inévitablement à l'appel à l'offensive la plus énergique et la plus résolue. Est-on en présence, à l'heure actuelle, d'une montée révolutionnaire ample et générale sans laquelle un appel semblable n'aurait pas de sens ? Evidemment non.
En général, en ce qui concerne les « appels », la différence sous ce rapport entre la situation actuelle et l'automne 1905 est particulièrement nette. Comme nous l'avons déjà montré, il n'y a pas eu alors, pour toute l'année qui précéda, un seul mot d'ordre que la masse eût accueilli en silence. L'énergie de l'offensive des masses était en avance sur les appels des organisations. Nous nous trouvons actuellement dans une période de pause de la révolution, où toute une série d'appels est restée systématiquement sans écho dans les masses. Il en fut ainsi avec l'appel à balayer la Douma de Witte (début 1906), avec l'appel à l'insurrection après la dissolution de la I° Douma (été 1906), avec l'appel à la lutte en réponse à la dissolution de la II° Douma et au coup d'Etat du 3 juin 1907. Voyez le feuillet de notre Comité central au sujet de ces derniers événements [o]. Vous y trouverez un appel direct à la lutte sous la forme applicable selon les conditions locales (manifestations, grèves, lutte déclarée contre la force armée de l'absolutisme). C'était un appel verbal. Les insurrections armées de juin 1907 à Kiev et dans la flotte de la mer Noire furent des appels par l'action. Ni l'un ni l'autre appel n'a eu d'écho dans les masses. Si les manifestations les plus drues et les plus directes de l'assaut réactionnaire contre la révolution - la dissolution de deux Doumas et un coup d'Etat - n'ont provoqué en leur temps aucune réplique, sur quoi serait fondé dans l'immédiat un nouvel appel sous la forme d'un mot d'ordre de boycottage ? N'est-il pas clair que la situation objective est telle que le « mot d'ordre » ainsi 1ancé risque de faire son creux ? Quand la lutte bat son plein, qu'elle s'étend, grandit, s élève de partout, alors le « mot d'ordre » est juste et nécessaire, alors l'appel à la lutte est le devoir du prolétariat révolutionnaire. Mais on ne peut ni inventer cette lutte ni la provoquer par un seul appel. Et quand une série d'appels à la lutte qui avaient porté en des circonstances plus immédiates sont restés sans résultats, nous devons naturellement chercher des bases sérieuses pour « lancer » un mot d'ordre qui serait dénué de sens en dehors de conditions d'application des appels à la lutte.
Celui qui veut convaincre le prolétariat social-démocrate de la justesse du mot d'ordre de boycottage ne doit pas se laisser attirer par la seule résonance de mots qui ont joué en leur temps un rôle révolutionnaire insigne. Il doit réfléchir aux conditions objectives d'application d'un tel mot d'ordre et comprendre que le lancer signifie déjà que l'on suppose de manière indirecte la présence des conditions d'un élan révolutionnaire ample, général, puissant et rapide. Mais dans des périodes comme celle que nous vivons, dans une période de pause révolutionnaire momentanée, on ne peut en aucun cas supposer, fût-ce indirectement, de telles conditions. Il faut en avoir nettement conscience et que cela soit clair pour chacun et pour toute la classe ouvrière. Autrement on risque de tomber dans la situation de quelqu'un qui emploie les grands mots, sans avoir conscience de leur véritable signification ou qui ne se résout pas à nommer les choses par leur nom sans ambages.
Notes de l'éditeur
[o] Feuille du Comité central, « Lettre aux organisations du Parti » n° 1, écrite à l'occasion du coup d'Etat du 3 juin. « Le prolétariat et la social-démocratie révolutionnaire, porte-parole de ses intérêts, lisait-on dans la lettre, ne peuvent laisser sans réponse, sans protestation, cet acte de violence. La social-démocratie ne renonce pas à poursuivre et à développer la révolution. » Sans annoncer une intervention immédiate, le Comité central du P.O.S.D.R. appelait les organisations du parti « à soutenir et à développer jusqu'au bout le mouvement en train de naître, et, là où on peut compter à coup sûr sur un soutien actif et décisif de masses importantes, à prendre immédiatement l'initiative du mouvement, sans oublier d'en informer en même temps le Comité central. »