1921

En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste.

Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921.

L. Trotsky

Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire

Décembre 1921

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Offensive, initiative et activité

Dans la première période de la révolution, les troupes rouges évitaient en général l'offensive à laquelle elles préféraient la fraternisation et les discussions. Durant la période où l'idée révolutionnaire déferlait par tout le pays, cette méthode était des plus efficaces. Les blancs, au contraire, tâchaient alors à forcer l’offensive pour préserver leurs troupes de la désagrégation révolutionnaire. Même après que la fraternisation eut cessé d’être la ressource la plus importante de la stratégie révolutionnaire, les blancs se distinguèrent par une plus grande aptitude offensive que nous. Ce n'est que peu à peu que les troupes rouges développèrent en elles l’activité et l'assurance qui permettent d’entreprendre des actions décisives. Plus tard, les opérations de l’Armée Rouge furent éminemment caractérisées par la manœuvre. Les raids de cavalerie en sont la preuve la plus éclatante. Mais ces raids, nous les avons appris à l'école de Mamoniof. Les blancs nous ont enseigné la percée du front, l'enveloppement des flancs et la pénétration à l’arrière de l’adversaire. Que l'on se souvienne ! Les premiers temps, nous tentions de préserver la Russie soviétiste des détachements des blancs par un long cordon ininterrompu. Ce n’est que dans la suite, après avoir fait notre éducation auprès de l'ennemi, que nous commençâmes à nous rassembler en groupes d’attaque et à donner à ces groupes de la mobilité, que nous apprîmes aux ouvriers à monter à cheval et à effectuer de grands raids de cavalerie. Voilà ce qu'il suffit de se rappeler pour comprendre combien la doctrine d’après laquelle la stratégie offensive manœuvrière est le propre de l’armée révolutionnaire manque de fondement, est arbitraire et sonne faux, théoriquement et pratiquement. Dans une certaine situation, cette stratégie est le propre, au contraire, de l'armée contre-révolutionnaire obligée de compenser son infériorité numérique par la mise en action de cadres d’élite.

C’est précisément dans la guerre de manœuvre que la différence entre l’offensive et la défensive s'atténue le plus. La guerre de manœuvre est une guerre de mouvement. Le but des mouvements est de détruire la force vive de l'adversaire, cent verstes plus loin ou plus près, peu importe. La manœuvre assure la victoire à celui qui l’emploie si elle lui conserve l’initiative. Ce n'est pas l’offensive formelle, mais l'initiative et l’activité qui sont les traits essentiels de la stratégie manœuvrière.

L’idée que l'Armée Rouge prenait toujours résolument l'offensive sur le front le plus important, quitte à dégarnir les autres fronts, que c’est là, la caractéristique la plus frappante de sa stratégie pendant la guerre civile (article du camarade Varine), est vraie dans son essence, mais incomplètement exposée, et par suite ne permet pas de tirer toutes les déductions nécessaires. Prenant l’offensive sur le front que, pour des raisons politiques militaires, nous considérions à un moment donné comme le plus important, nous affaiblissions les autres fronts, estimant possible de nous borner à la défensive et de battre en retraite sur ces fronts.

Mais c’est justement ce qui atteste — et il est étrange qu’on ne le remarque pas — que l'idée de la retraite entrait dans notre plan d’opérations comme un chaînon nécessaire au même titre que l’offensive. Les fronts où nous reculions en nous défendant étaient des secteurs de notre immense front circulaire. Sur ces secteurs, c’étaient aussi des unités de l’Armée Rouge, ses soldats, ses officiers qui combattaient. Si donc l’on veut réduire toute la stratégie à l'offensive, il est évident que sur les fronts où nous nous bornerons à la défensive, où nous reculerons même, les troupes se laisseront déprimer, démoraliser. Dans l'éducation des troupes il faut introduire l'idée que la retraite n'est pas la fuite, qu'il existe des reculs stratégiques provoqués soit par la volonté de conserver intacte la force vive de l’armée, soit par le désir de réduire le front ou d’attirer l'ennemi le plus loin possible de sa base pour l'écraser plus surement. Et, du moment que la retraite stratégique est légitime, il serait erroné de réduire toute la stratégie à l’offensive. Cela, nous le répétons, est particulièrement clair et indiscutable dans la stratégie manœuvrière. Il est évident que la manœuvre est une combinaison compliquée de mouvements et de coups, de déplacements de troupes, de marches et de batailles dont le but est d’anéantir l’ennemi. Mais si l’on exclut de la manœuvre la retraite stratégique, il va de soi que la stratégie revêtira un caractère extrêmement rigide, c’est-à-dire cessera d’être manœuvrière.