1921

En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste.

Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921.

L. Trotsky

Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire

Décembre 1921

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La défensive et l’offensive à la lumière de la guerre impérialiste

Le deuxième trait spécifique de la stratégie révolutionnaire, déclare-t-on, est l'offensive. Tenter de construire là-dessus une doctrine est d’autant plus arbitraire que, avant la guerre, la stratégie de l'offensive était cultivée dans les états-majors et les écoles de guerre (que l'on ne saurait qualifier de révolutionnaires) de presque tous les grands pays de l'Europe. Contrairement à ce qu’écrit le camarade Frounze [3], l’offensive était (et reste encore) la doctrine officielle de la République française. Jaurès lutta infatigablement contre la doctrine de l’offensive pure à laquelle il opposait la doctrine pacifiste de la défensive pure. Une réaction complète contre la doctrine officielle traditionnelle de l'état-major français s'est produite après la dernière guerre. Il ne sera pas inutile d’en citer ici deux témoignages frappants. La Revue Militaire Française (I° septembre 1921, p. 566) reproduit le point suivant introduit par l’état-major général français en 1913 dans le Règlement de la conduite des opérations militaires par les grandes unités emprunté aux Allemands. « Les leçons du passé, y est-il dit, ont porté leurs fruits : l’armée française, revenue à ses traditions, n'admet désormais dans la conduite des opérations d'autre loi que l’offensive.

« Introduite bientôt après, dit la Revue Militaire dans nos règlements de tactique générale et particulière des différentes armes, cette loi devait être à la base de tout notre art militaire inculqué aux élèves de notre École Supérieure de Guerre ainsi qu’à notre corps d’officiers au moyen de conférences, d’exercices pratiques sur la carte ou en campagne et, enfin, au moyen de ce que l'on dénomme les grandes manœuvres
«...Ce fait provoqua alors un tel engouement pour la fameuse loi de l'offensive que celui qui se serait permis d'émettre une réserve quelconque en faveur de la défensive aurait été fort mal accueilli. Pour être un bon élève de l’École Supérieure de Guerre il était nécessaire, quoique insuffisant, de conjuguer sans relâche le verbe attaquer » .

Dans son numéro du 5 octobre 1921, le Journal des Débats, se plaçant sur le même terrain, soumet à une violente critique le règlement de manœuvres d'infanterie publié cet été.

« En tête de cet excellent opuscule, dit le journal, on trouve sous le titre modeste de « Préliminaires » un ensemble de principes qui sont présentés comme la doctrine de guerre officielle de 1921. Ces principes sont parfaits; mais pourquoi les rédacteurs ont-ils sacrifié à un ancien usage, pourquoi font-ils l’honneur de la première page à une glorification de l’offensive ? Pourquoi, dans un paragraphe bien en évidence nous enseignent-ils cet axiome : « Celui qui attaque le premier impressionne l’adversaire par la manifestation d'une volonté supérieure à la sienne ? »

Après avoir analysé l'expérience des deux moments principaux de la guerre sur le front français, le journal continue :

« L'offensive ne peut impressionner qu’un adversaire privé de ses moyens ou d’une médiocrité sur laquelle on n'est jamais en droit de compter. L’adversaire qui a conscience de sa force ne se laisse pas du tout impressionner par une attaque. Il ne voit aucune manifestation de volonté supérieure à la sienne dans le fait de l’offensive ennemie. Si la défensive est voulue, préparée, comme en août 14 ou en juillet 18, le défenseur juge au contraire que c’est lui qui a une volonté supérieure, puisque l’autre tombe dans le piège.
«...Vous faites une étrange erreur de psychologie en craignant la passivité du Français et son goût pour la défensive. Le Français ne demande pas mieux que de faire de l’offensive, soit le premier, soit le second : de l’offensive bien organisée. Mais ne lui faites donc plus de contes des Mille et une Nuits sur le monsieur qui attaque le premier avec une volonté supérieure.
«...L’offensive ne réussit pas par elles-même. Elle réussit quand on a réuni pour elle des moyens de tous genres supérieurs à ceux de l’adversaire. Car, somme toute, c'est toujours le plus fort au point de la lutte gui bat le plus faible. »

Certes, l'on pourrait tenter de montrer que celle déduction est tirée de l'expérience de la guerre de position. En réalité, elle est tirée beaucoup plus immédiatement et évidemment, quoique sous une autre forme, de la guerre de manœuvre. La guerre de manœuvre est la guerre d'espace. Dans son effort pour détruire la force vive de l’adversaire elle ne tient que très peu compte de l’espace. Sa mobilité s'exprime non seulement dans l’offensive, mais aussi dans la défensive, qui n’est qu'un changement de position.

Notes

[3] Dans la Krasnaïa Nov. l'article cité plus haut.