1921

En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste.

Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921.

L. Trotsky

Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire

Décembre 1921

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Notre méthode d'orientation

« Dans les arts pratiques, il ne faut pas laisser monter trop haut les fleurs et les feuilles de la théorie, mais les tenir le plus près possible du terrain de l’expérience. » - Clausewitz : la guerre (théorie de la Stratégie).

Dans l’Armée Rouge, on observe incontestablement une animation de la pensée militaire et une recrudescence d’intérêt pour les questions théoriques. Durant plus de trois ans, l’Armée Rouge s'est formée sous le feu même de l’ennemi tout en se battant sans relâche; puis, elle s'est démobilisée et a opéré sa dislocation. Ce dernier processus n'est pas encore terminé, mais l'armée a déjà acquis une organisation plus déterminée et un certain caractère de fixité. Elle sent de plus en plus le besoin de mesurer le chemin parcouru, de faire son bilan, de tirer les déductions théoriques et pratiques qui s’imposent afin de mieux se cuirasser pour le jour de demain.

De quoi demain sera-t-il fait ? D'une nouvelle guerre civile fomentée par l’étranger ? Ou bien d’une agression ouverte des États bourgeois contre nous ? Desquels ? Comment se préparer à les repousser ? Toutes ces questions exigent une orientation nette en politique internationale, en politique intérieure et en politique militaire. La situation change continuellement et, avec elle, l’orientation, mais l’orientation pratique et non l’orientation de principe. Jusqu’à présent, nous nous sommes acquittés avec succès des tâches militaires que nous imposait la situation internationale et intérieure de la Russie soviétiste. Notre orientation s’est révélée plus juste, plus étendue et plus profonde que celle des plus grandes puissances impérialistes qui, tour à tour ou simultanément, ont tenté de nous renverser, mais ont piteusement échoué. Notre supériorité, c’est la méthode scientifique et irremplaçable d’orientation que nous possédons : le marxisme. C’est là un instrument puissant en même temps que subtil et dont le maniement exige une certaine expérience, un certain apprentissage, le passé de notre parti, ses longues épreuves nous ont appris à appliquer les méthodes du marxisme dans l’entrelacement compliqué des facteurs et des forces à l’époque du bris des anciennes formes sociales. C’est par l’instrument du marxisme également que nous déterminons les bases de notre construction militaire.

Il en est tout autrement chez nos ennemis. Si, du domaine de la technique industrielle, la bourgeoisie progressiste a banni l’obscurantisme et la routine et s'est attachée à construire chaque entreprise sur les bases rigoureusement exactes des méthodes scientifiques, par contre, dans le domaine de l'orientation sociale, elle s'est trouvée, par sa situation de classe, impuissante à s’élever jusqu’aux méthodes scientifiques. Nos ennemis de classe sont des empiriques pour qui le fait brutal seul existe : ils agissent au jugé, en se guidant non par l'analyse du développement historique, mais par l’expérience pratique, la routine et le flair.

La caste impérialiste anglaise, il est vrai, nous a donné sur la seule base de l’empirisme l'exemple d'une rapacité de la plus large envergure, d'une perspicacité sans égale et d’une remarquable fermeté de classe. Ce n’est pas sans raison que l'on a dit des impérialistes anglais qu'ils pensent par siècles et par continents. Cet art supérieur de peser et d’estimer pratiquement les forces et les facteurs principaux, la caste dirigeante de la Grande-Bretagne l'a acquis, grâce aux avantages de sa situation géographique, sur la tour de guet de son ile, dans une accumulation relativement lente et régulière de puissance capitaliste.

Les méthodes parlementaires de combinaisons louches, de corruption, de séduction oratoire et de duperie aussi bien que les méthodes coloniales de cruauté, d’hypocrisie et de bassesses de toute sorte sont entrées dans le vaste arsenal de la clique dirigeante du plus grand Empire du monde. L’expérience de la lutte de la réaction anglaise avec la grande Révolution française a considérablement enrichi les méthodes de l'impérialisme britannique qu'elle a rendu plus souple, auquel elle a donné de nouvelles armes et qu'elle a immunisé encore davantage contre les surprises historiques.

Néanmoins, l'habileté consommée de la bourgeoisie anglaise, détentrice du sceptre du monde s’avère de plus en plus impuissante à l’époque des grandes convulsions du régime bourgeois. Malgré leur adresse à louvoyer, les empiriques britanniques de la décadence, dont Lloyd George est le type achevé, se casseront fatalement le cou.

L’impérialisme germanique a été l'antipode de l’impérialisme britannique. Le développement fiévreux du capitalisme, en Allemagne, a permis aux classes dirigeantes de ce pays d'accumuler beaucoup plus de richesses matérielles et techniques que de faculté d'orientation politique et militaire. Dans le domaine international, l'impérialisme allemand est apparu sur l’arène mondiale tel un parvenu, qui a joué le tout pour le tout, a perdu et s'est écroulé irrémédiablement. Et pourtant, tout récemment encore, à Brest-Litovsk, les représentants de cet impérialisme nous considéraient comme des songe-creux portés au sommet des événements par le caprice éphémère du hasard.

Pas à pas, dans les premiers cercles clandestins et au cours de tout son développement, notre parti, par ses interminables discussions théoriques, ses tentatives pratiques et ses échecs, ses offensives et ses retraites, ses disputes tactiques et ses évolutions, a appris l’art de l’orientation sous toutes ses formes. Les mansardes des émigrés russes de Londres, Paris et Genève, ont été en fin de compte des points d’observation d'une importance historique immense, L’impatience révolutionnaire y était disciplinée par l’analyse scientifique de l’évolution historique. La volonté d’action s'y associait à la maitrise de soi-même. Par l’action et la réflexion, notre parti a appris à appliquer la méthode marxiste. Et maintenant encore cette méthode le sert fidèlement...

Si les empiriques les plus clairvoyants de l’impérialisme britannique ont, pourrait-on dire, un trousseau considérable de clefs pour un grand nombre de situations typiques, par contre, nous, nous possédons la clef universelle qui nous permet de faire face à toutes les situations. Et si toutes les clefs léguées à Lloyd George, Churchill et autres par les générations successives des hommes d’État anglais sont impuissantes à leur ouvrir une porte d'issue à l'époque révolutionnaire, notre clef marxiste au contraire est faite spécialement pour cette époque. Nous ne craignons pas de proclamer ouvertement cet immense avantage que nous avons sur nos adversaires, car ils ne sont en état ni de s’emparer de notre clef marxiste ni d’en faire une imitation.

Nous avions prévu l’inévitabilité de la guerre impérialiste, comme prélude à l'époque de la révolution prolétarienne. De ce point de vue, nous observâmes ensuite le développement de la guerre, ses méthodes, les modifications du groupement des forces de classes, et c’est sur cette observation que se constitua plus directement ce que — pour employer un terme relevé — nous appellerons la « doctrine » du régime soviétiste et de l’Armée Rouge. La prévision scientifique de la marche des événements nous donnait l’'assurance inébranlable que l’histoire travaillait pour nous. Cette assurance optimiste formait et forme encore la base de notre activité.

Le marxisme ne donne pas de recettes toutes prêtes. Surtout, il ne pourrait en donner dans le domaine de la construction militaire. Mais, dans ce domaine aussi, il nous a fourni noire méthode. Car, s’il est vrai que la guerre est la continuation de la politique, mais par d'autres moyens, l’armée est la continuation et le couronnement de toute l'organisation sociale et étatique, mais avec la baïonnette au canon.

Nous avons abordé les questions militaires, en nous basant non sur une « doctrine militaire » déterminée, ayant ses principes, ses dogmes immuables, mais sur l’analyse marxiste du besoin de défense de ta classe ouvrière qui s’est emparée du pouvoir, doit s’armer, désarmer la bourgeoisie, lutter pour son pouvoir, entrainer à sa suite les paysans contre les grands propriétaires fonciers, empêcher les gros bonnets de la démocratie rurale d’armer les paysans contre l’État ouvrier, se créer un corps d’officiers expérimentés, etc.

Pour construire l’Armée Rouge nous avons fait feu de fout bois : détachements de gardes rouges, anciens règlements, hetmans paysans, ex-généraux tsaristes, tout a été utilisé. Voilà bien, semble-t-il, ce que l’on pourrait appeler un manque « d'unité de doctrine » dans la formation de l'armée et de ses cadres. Mais qui ne voit tout ce qu’une telle appréciation aurait de pédantesque, de niaisement formaliste ! Certes, nous ne nous sommes pas basés sur une « doctrine » aux dogmes immuables. Nous avons créé l’armée avec le matériel historique que nous avions sous la main, mais dans notre travail — et c'est là ce qui lui a conféré son unité — nous avons constamment eu en vue la lutte de l’État ouvrier pour son existence, sa consolidation et son extension. Si l'on veut à toute force employer le mot « doctrine » , philosophiquement si discrédité, l'on peut dire que, en créant l’Armée Rouge, c’est-à-dire une force armée sur une nouvelle base de classe, nous avons, par là même édifié une nouvelle doctrine militaire, car malgré la diversité des moyens pratiques et des procédés, il ne pouvait y avoir et il n'y a eu dans notre œuvre militaire ni empirisme étroit, ni spéculation arbitraire : toute cette œuvre a été imprégnée de l’unité du but révolutionnaire de classe, de l'unité de volonté, de l'unité de la méthode marxiste d’orientation.