1921

En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste.

Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921.

L. Trotsky

Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire

Décembre 1921

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Avec ou sans doctrine ?

Nombreuses ont été les tentatives de baser l’œuvre de la formation de l'Armée Rouge sur une « doctrine militaire » prolétarienne. Au principe « impérialiste » de la guerre de position, dès la fin de l'année 1917 on oppose le principe absolu de la manœuvre, Toute l’organisation de l'armée, est subordonnée à la stratégie révolutionnaire de la manœuvre : les corps, les divisions et même les brigades sont considérés comme des unités trop lourdes. Les premiers pionniers de la « doctrine militaire » prolétarienne proposent alors de verser toutes les forces de la République dans des détachements ou des régiments indépendants, dotés de toutes les armes. C’était là en somme, à peu de chose près, l’idéologie de la « partisanerie » , soutenue d’ailleurs ouvertement par l’extrême « gauche » . On déclarait la guerre aux règlements; aux anciens, parce qu’ils étaient l'expression d’une doctrine militaire qui avait fait son temps, aux nouveaux, parce qu’ils ressemblaient trop aux anciens. Alors déjà, il est vrai, les champions de la nouvelle doctrine ne présentaient aucun projet de nouveaux règlements, pas même un article où nos règlements à nous fussent soumis, théoriquement ou pratiquement, à une critique sérieuse. Le fait d’utiliser les anciens officiers, et à plus forte raison de leur confier des commandements, était déclaré incompatible avec l'application d’une doctrine militaire révolutionnaire.

En réalité, ces novateurs bruyants étaient eux-mêmes captifs de l’ancienne doctrine militaire dont ils cherchaient uniquement à prendre le contre-pied. C’est en cela que consistait toute leur initiative créatrice. Mais l’organisation de la force armée de l’État ouvrier s'effectua par une voie autre que celle qu’ils préconisaient. Nous tachâmes, surtout les premiers temps, d’utiliser le plus possible les habitudes, les procédés, les connaissances et les moyens légués par le passé, sans nous inquiéter dans quelle mesure la nouvelle armée différerait de l'ancienne ou, au contraire, lui ressemblerait, au point de vue de l’organisation pure et de la technique. Nous construisîmes l’armée avec le matériel humain et technique que nous avions à notre disposition, nous efforçant toujours et partout d’assurer dans l’organisation de l'armée, c’est-à-dire dans sa composition, dans sa direction, dans sa conscience et dans son état d’esprit, la domination de l'avant-garde prolétarienne. Si nous avons institué un corps de commissaires, ce n'est pas en vertu d'un dogme marxiste quelconque, ce n'est pas que la « doctrine militaire » prolétarienne l’exigeait; non, ce corps a surgi par la force des choses comme instrument nécessaire du contrôle, de la direction et de la formation politique du prolétariat dans l’armée où il a acquis par suite une importance immense. Nous avons mélangé les anciens officiers aux nouveaux, et ainsi nous avons pu arriver au résultat voulu : l’armée a acquis la faculté combative indispensable à son rôle de défenseur de la cause de la classe ouvrière. Par ses buts, par la position sociale de la majorité des membres de son corps d'officiers et de commissaires, par son esprit, par sa morale politique, l’Armée Rouge diffère essentiellement de toutes les autres armées du monde contre lesquelles elle se dresse, hostile. Sous le rapport de l'organisation et de la technique, elle s'est rapprochée et se rapproche de plus en plus de ces dernières au fur et à mesure de son développement. Mais ce n'est pas avec des théories — même nouvelles — que l'on arrive au succès dans ce domaine.

L’Armée Rouge est l’expression militaire de la dictature prolétarienne. Si l'on préfère une formule plus solennelle, l'on pourra dire que l'Armée Rouge est l’incarnation militaire de la « doctrine » de la dictature prolétarienne : tout d’abord parce que, dans l’Armée Rouge elle-même, la dictature du prolétariat est assurée, ensuite parce que sans l'Armée Rouge, la dictature du prolétariat serait impossible.

Mais le malheur est que la recrudescence d’intérêt pour les questions théoriques militaires à laquelle nous assistons actuellement, a provoqué la réapparition de quelques préjugés doctrinaires de la période d’antan, préjugés qui, il est vrai, se sont exprimés sous une forme quelque peu rajeunie, mais qui n’en sont pas devenus meilleurs pour cela. Quelques-uns de nos novateurs les plus perspicaces ont découvert soudain que nous vivons, ou plutôt que nous ne vivons pas, mais que nous végétons sans doctrine militaire. Tel, dans le conte d’Anderson, ce roi qui allait nu sans le savoir, « Il faut créer enfin une doctrine de l'Armée Rouge, disent les uns.— Nous perdons le fil dans toutes les questions pratiques de construction militaire, ajoutent les autres, parce que, jusqu’à présent, nous n’avons pas encore résolu les questions fondamentales de notre doctrine militaire; nous ne savons pas ce que c’est que l’Armée Rouge et quelles sont les taches historiques qu'elle aura à accomplir; nous ignorons si elle mènera des guerres révolutionnaires défensives ou offensives » . Et ainsi de suite, sur le même ton.

Voyez un peu : nous avons créé une Armée Rouge — et une Armée Rouge victorieuse —mais nous ne lui avons pas donné de doctrine militaire. Malheureuse Armée Rouge, quel triste sort est le sien ! Demandez quelle doit être cette doctrine, et l’on vous répond: elle doit comprendre l'ensemble des principes de la construction, de l'éducation et de l'application de notre force armée. Mais c’est la une réponse qui en réalité n’en est pas une. En effet, l'Armée Rouge d’aujourd’hui a ses principes « de construction, d’éducation et d’application » . Il s’agit de savoir quelle doctrine il nous manque, c'est-à-dire quels sont exactement les nouveaux principes qui doivent entrer dans le programme de la construction militaire. Or, c’est là que commence la plus terrible confusion. L’un fait la découverte sensationnelle que l’Armée Rouge est une armée de classe, l'armée de la dictature prolétarienne. Un autre ajoute que l'Armée Rouge, étant une armée révolutionnaire et internationale, doit être offensive. Un troisième propose, à l'effet d’assurer le succès de la tactique offensive, d'accorder une attention spéciale à la cavalerie et à l’aviation. Un quatrième enfin recommande de ne pas oublier d’employer les fameux chariots de Makhno. En un mot, chacun y mettra du sien et l’on aura la doctrine de l’'Armée Rouge. Mais, dans toutes ces théories, les quelques pensées, nous ne dirons pas nouvelles, mais justes des auteurs disparaissent complétement sous l'amas des paroles inutiles.