1921

En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste.

Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921.

L. Trotsky

Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire

Décembre 1921

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Qu’est-ce que la doctrine militaire ?

Ne cherchons pas à donner des définitions logiques générales, parce que par elles-mêmes il est peu probable qu’elles soient de nature à nous tirer d’embarras [1]: Abordons plutôt la question au point de vue historique. L'ancienne conception de l'art militaire affirmait que les bases en sont éternelles, communes à tous les temps et à tous les peuples. La réfraction concrète de ces vérités éternelles revêt un caractère national. D’où la doctrine militaire allemande, française, russe, etc. Mais si l’on fait l’inventaire de ces vérités éternelles de l'art militaire l'on voit qu’elles se ramènent à peu près à quelques axiomes logiques dans le genre des propositions d’Euclide. Protéger ses flancs, assurer ses communications et son arrière, frapper au point le plus faible, etc. : toutes ces vérités, dans leur formule générale, dépassent de beaucoup les limites de l'art militaire. L’âne gui vole de l'avoine dans un sac percé (le point le plus faible de l’ennemi) et tourne sa croupe du côté opposé à celui d’où peut venir le danger, le fait sur la base des principes éternels de l'art militaire. Pourtant, il n’est pas douteux que cet âne qui mange son avoine n’a jamais lu Clausewitz ni même Leer.

La guerre dont nous parlons est un phénomène social et historique: elle surgit, se développe, se modifie et est appelée à disparaître. Et ainsi elle ne peut avoir de lois éternelles. Mais le facteur principal de la guerre est l'homme, qui a des traits anatomiques et psychiques stables et, par suite, des procédés et des habitudes bien définis. L’homme agit dans un milieu géographique déterminé et relativement stable. Et ainsi, dans toute les guerres de tous les temps et de tous les peuples, il y a eu quelques traits généraux, relativement stables (mais non absolus). C’est en se basant sur eux que se développe historiquement l’art militaire. Ses méthodes et ses procédés sont fonction des conditions sociales qui le déterminent (technique, régime social, formes du pouvoir étatique).

Par doctrine militaire nationale l’on entendait un assemblage relativement fixe, quoique temporaire, de calculs, méthodes, procédés, habitudes et devises militaires en concordance avec le régime social et, avant tout, avec le caractère de la classe dominante.

Qu'est-ce par exemple que la doctrine militaire de l'Angleterre ? Elle comporte (ou comportait) évidemment : la reconnaissance de la nécessité de la suprématie navale, la négation de l’armée terrestre et du service militaire obligatoire, ou encore plus exactement: la reconnaissance de la nécessité d'avoir une flotte de guerre supérieure aux flottes coalisées des deux plus grandes puissances du monde et, par suite, permettant de n’entretenir qu'une petite armée basée sur le volontariat; en outre, le maintien en Europe d'un ordre de choses tel qu’aucune des puissances terrestres ne disposât d'une suprématie décisive sur le continent.

Il n’est pas douteux que cette « doctrine » fut la plus stable de toutes les doctrines militaires. Sa stabilité et sa précision avaient leur source dans le développement prolongé, systématique, de la puissance de la Grande-Bretagne, développement que n’avaient interrompu ni événements, ni bouleversements susceptibles de transformer la corrélation mondiale (ou européenne, ce qui auparavant revenait au même) des forces. Maintenant pourtant, cette situation s’est radicalement modifiée. La dernière guerre a porté un coup formidable à la « doctrine » de l’Angleterre, gui a été forcée de créer son armée sur la base du service militaire obligatoire. « L’équilibre » est détruit sur le continent européen. La stabilité de la nouvelle corrélation des forces n'inspire confiance à personne. La puissance des États-Unis exclut la possibilité pour la marine britannique de maintenir automatiquement sa domination antérieure. Il est encore trop tôt pour dire comment se terminera la conférence de Washington. Mais il est clair que, depuis la guerre impérialiste, la « doctrine militaire » de la Grande-Bretagne est devenue insuffisante, impuissante et même sans valeur aucune dans la situation actuelle. Elle n’est pas encore remplacée par une nouvelle doctrine. Et il est fort douteux que cette doctrine surgisse, car l'époque des bouleversements militaires et révolutionnaires et du regroupement fondamental des forces mondiales impose des limites très restreintes à la doctrine militaire telle que nous l’avons définie par rapport à l’Angleterre; la « doctrine militaire », en effet, présuppose une stabilité relative de la situation extérieure et intérieure.

Si l'on considère les États continentaux de l’Europe, l’on voit que la doctrine militaire, même dans le passé, y revêtait un caractère beaucoup moins déterminé et beaucoup moins stable qu'en Angleterre. Quelle était, durant l’intervalle entre la guerre franco-prussienne de 1870 et la guerre impérialiste de 1914, l’essence de la doctrine militaire française ? La reconnaissance de l’Allemagne comme l'ennemi héréditaire, irréductible, l’idée de la revanche, l'éducation de l'armée et de la génération nouvelle dans cette idée, l’alliance avec la Russie, la vénération de la force militaire du tsarisme et enfin le soutien (hésitant parfois) de la tradition militaire bonapartiste de l’offensive audacieuse. La longue époque de paix armée {1871-1914) communiqua néanmoins une fixité relative à l’orientation de la politique militaire de la France. Mais les éléments purement militaires de la doctrine française étaient des plus réduits. La guerre mit la doctrine de l’offensive à une cruelle épreuve. Après les premières semaines de la guerre, l'armée française s'enferra dans ses tranchées et, quoique les vrais généraux français et la presse chauvine ne cessassent de répéter dans les débuts que la guerre souterraine, la guerre de tranchées était une lâche invention des Allemands et ne cadrait pas avec l’héroïsme du combattant français, toute la guerre néanmoins fût une guerre de position, une guerre d’usure. Actuellement, la doctrine d: l'offensive pure, quoique reproduite dans les nouveaux traités militaires, se heurte en France même, comme nous le verrons, à une-violente opposition.

La doctrine militaire de l'Allemagne d’après Bismarck était dans son essence, conformément à la politique du pays, incomparablement plus agressive, mais beaucoup plus prudente dans son expression stratégique que la doctrine militaire française. « Les principes de la stratégie ne peuvent s'élever au-dessus du bon sens », proclamait une instruction à l'usage des officiers généraux allemands. Mais l’accroissement rapide de la richesse capitaliste et de la population soulevait toujours plus haut l’élite des dirigeants et, avant tout, la caste des officiers de la noblesse allemande. N’ayant pas l'expérience de l'action dans le domaine mondial, les classes dirigeantes allemandes surestimèrent leurs forces et leurs ressources et donnèrent à leur diplomatie et à leur stratégie un caractère archi-agressif en désaccord complet avec le « bon sens ». Le militarisme allemand tombe victime de sa tendance effrénée, irraisonnée à l’offensive.

Que ressort-il de tout cela ? Que, dans le passé, sous le nom de doctrine nationale on comprenait un ensemble d’idées maitresses stables dans le domaine diplomatique, militaire et politique et de directives stratégiques plus ou moins en rapport avec ces idées. La doctrine militaire, c’est-à-dire la formulation de l’orientation militaire internationale de la classe dominante d’un pays donné, révélait un caractère d’autant plus achevé que la situation intérieure et internationale de ce pays était plus déterminée, plus stable et plus constante.

La guerre impérialiste et l’ère d'instabilité complète dans tous les domaines qu'elle a inaugurée, ont enlevé toute base aux doctrines nationales militaires et mis à l’ordre du jour la nécessité d’apprécier rapidement la situation, les nouveaux groupements et combinaisons du moment donné et de louvoyer « sans principes fixes » avec le seul souci de subvenir aux besoins ou de parer aux dangers de l'heure présente. La conférence de Washington offre sous ce rapport un tableau instructif. Maintenant que les anciennes doctrines militaires ont passé au crible de la guerre impérialiste, il est incontestable que, dans aucun pays, il ne subsiste de principes et d'idées stables que l’on puisse qualifier de doctrine militaire nationale.

L’on pourrait, il est vrai, admettre que les doctrines militaires nationales se constitueront à nouveau dès que seront fixées la nouvelle corrélation des forces et la place de chaque État dans le système mondial. Mais cela présuppose la liquidation de l’époque des bouleversements révolutionnaires et son remplacement par une nouvelle époque de développement organique. Or c’est précisément ce que l’on n’a aucune raison de supposer.

Notes

[1] Le camarade Frounze écrit: « l’on pourrait proposer celte définition d'une « doctrine militaire unique » : l'adoption, dans l'armée d'un État donné, d'une théorie établissant les formes de l'organisation des forces militaires du pays, les méthodes de la préparation et de la conduite des troupes au combat sur la base des points de vue dominant dans l’État sur la nature des taches militaires gui lui incombent et des moyens de les solutionner, moyens déterminés par son caractère de classe et l'état de ses forces de production » (Krasnaïa Nov., N° 2, p. 94, art. de R. Frounze : L'unité de doctrine militaire de l'Armée Rouge).

L’on peut accepter sous réserve cette définition, Néanmoins, comme le prouve tout l'article du camarade Frounze, les conclusions que l'on en peut tirer n'enrichissent point l’arsenal idéologique de l’Armée Rouge. D’ailleurs, nous reviendrons là-dessus dans la suite.