1921

En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste.

Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921.

L. Trotsky

Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire

Décembre 1921

7

La politique révolutionnaire et le méthodisme

Et ainsi, sur la guerre révolutionnaire offensive, pour nous, la question de principe est déjà depuis longtemps résolue. Mais sur cette « doctrine » , l’État prolétarien doit dire ce qu’a dit au sujet de l'offensive révolutionnaire des masses ouvrières dans l’État bourgeois (doctrine de l'offensive) le dernier congrès international : seuls, les traîtres peuvent récuser l’offensive; seuls, les simples d’esprit peuvent réduire toute la stratégie à l'offensive.

Par malheur, parmi nos doctrinaires frais émoulus il se trouve un assez grand nombre de ces simples d'esprit, partisans de l’offensive, qui, sous le couvert de la doctrine militaire, tentent d'introduire dans notre politique militaire les tendances unilatérales de « gauche » qui ont reçu au II° Congrès leur expression définitive dans la théorie de l'offensive. Comme nous sommes à une époque révolutionnaire, disent-ils, le parti communiste doit mener la politique de l’offensive. Transporter le « gauchisme » dans le domaine militaire, c’est encore aggraver sa faute. Tout en conservant la base fondamentale de la lutte de classes irréductible, la tactique marxiste se distingue par une extrême souplesse, par une extrême mobilité ou, pour employer la terminologie militaire, par une très grande aptitude manœuvrière. À cette fermeté de principes alliée à la souplesse de méthodes et de formes, s'oppose le méthodisme rigide qui, de la participation ou de la non-participation à l’activité parlementaire, de la reconnaissance ou de la négation de l’opportunité d'un accord avec les partis et les organisations non communistes, tire une méthode absolue, valable pour tous et dans toutes les circonstances.

C'est dans les ouvrages de stratégie militaire que le mot « méthodisme » est le plus souvent employé. La tendance à ériger en système stable une certaine combinaison d’actions répondant à des conditions déterminées caractérise les épigones, les capitaines médiocres et les routiniers. Comme l'on ne fait pas toujours la guerre, qu’il s’écoule entre deux guerres un assez long intervalle de temps, l'influence des méthodes et des procédés de la dernière guerre se fait sentir ordinairement sur l'esprit des dirigeants militaires de l’époque de paix. Aussi est-ce dans le domaine militaire que le méthodisme se manifeste sous sa forme la plus accusée. Il est incontestable que les tendances erronées du méthodisme trouvent leur expression dans les tentatives d'édifier une doctrine de « guerre révolutionnaire offensive » .

Dans cette doctrine, il entre deux éléments : l'élément politique international et l’élément: stratégique pur, car il s’agit, tout d’abord, de développer dans la langue de la guerre une politique offensive internationale destinée à accélérer le dénouement révolutionnaire, et, en second lieu, de conférer à la stratégie de l'Armée Rouge un caractère offensif. Quoique ces deux questions soient, jusqu’à un certain point, liées l'une à l'autre, il convient néanmoins de les diviser.

Nous ne renonçons pas aux guerres révolutionnaires; c’est ce qui est attesté non seulement par des articles et des résolutions, mais par des faits historiques importants. Lorsque la bourgeoisie polonaise nous imposa (printemps 1920) une guerre défensive, nous tentâmes de développer notre défensive en offensive révolutionnaire. Cette offensive, il est vrai, ne fut pas couronnée de succès. Mais cela nous conduit précisément à une constatation qui n’est pas dénuée d’importance : la guerre révolutionnaire, instrument incontestable de notre politique dans certaines conditions, peut, dans d’autres conditions, donner des résultats diamétralement opposés à ceux pour lesquels elle a été entreprise.

À l’époque de Brest-Litovsk nous dûmes, pour la première fois, employer sur une large échelle la retraite politique et stratégique. Beaucoup croyaient alors que celte retraite nous serait fatale. Mais quelques mois seulement s’écoulèrent, et l'on put voir que le temps avait bien travaillé pour nous. Déjà miné, le militarisme allemand était néanmoins, en février 1919, assez puissant pour nous écraser, nous et nos forces — alors infimes. Notre retraite politique internationale de Brest-Litovsk fut notre salut.

Après Brest-Litovsk, nous dûmes mener une guerre ininterrompue contre les armées blanches et les troupes d’occupation étrangères. Cette petite guerre fut à la fois défensive et offensive, au point de vue politique comme au point de vue militaire, Dans l'ensemble pourtant, notre politique internationale, pendant cette période, fut surtout une politique de défense et de retraite (renonciation à introduire le régime soviétiste dans tes États baltes, nombreuses offres de paix et larges concessions à nos ennemis, nouvelle politique économique, reconnaissance des dettes, etc.). En particulier, nous montrâmes le plus grand esprit de conciliation envers la Pologne, à laquelle nous offrîmes des conditions plus avantageuses que celles qui avaient, été fixées par les pays de l’Entente. Nos efforts restèrent sans succès. Pilsudski nous attaqua. La guerre que nous menions revêtit un caractère nettement défensif. Ce fait contribua dans une très large mesure à nous gagner l’esprit non seulement des ouvriers et des paysans, mais de nombreux éléments de la bourgeoisie et de la classe des intellectuels. Menée avec succès, notre défensive se transforma naturellement en une offensive victorieuse. Pourtant, nous avions surestimé la conjoncture révolutionnaire dans la Pologne d’alors. C’est pourquoi nous entreprîmes une opération offensive disproportionnée aux ressources dont nous disposions. Nous nous lançâmes en avant avec des moyens par trop insuffisants et en définitive, comme on le sait, nous fûmes repoussés.

Presque à la même époque, la furieuse vague révolutionnaire qui déferlait alors sur l’Italie se brisa, non pas tant contre la résistance de la bourgeoisie que contre l'inertie traitresse des dirigeants des organisations ouvrières. L'échec de notre campagne du mois d’août contre Varsovie et la défaite du mouvement de septembre en Italie modifièrent dans toute l'Europe la corrélation des forces en faveur de la bourgeoisie. Depuis ce temps, la situation politique de la bourgeoisie est plus stable, sa conduite plus assurée. La tentative entreprise par le, Parti Communiste Allemand pour accélérer le dénouement par une offensive générale artificielle ne donna pas et ne pouvait pas donner le résultat désiré. Le mouvement révolutionnaire prit une allure plus lente que nous ne nous y attendions en 1918 et 1919. Le terrain social néanmoins est miné. La crise commerciale et industrielle acquiert des proportions effroyables. Il se peut qu'il y ait de brusques solutions de continuité dans la marche du développement politique et que des manifestations révolutionnaires actives se produisent dans un avenir rapproché. Mais, dans l'ensemble, l’évolution a pris un certain caractère de lenteur. Le III° Congrès de l'Internationale a invité les partis communistes à une préparation méthodique et tenace. Dans beaucoup de pays, les communistes ont été contraints d'effectuer des retraites stratégiques importantes, de renoncer temporairement à la solution des tâches de combat qu’ils s’assignaient encore, tout récemment. L'initiative est passée temporairement aux mains de la bourgeoisie. Le travail des partis communistes a maintenant un caractère défensif et préparatoire. Notre défensive révolutionnaire, comme toujours, reste souple et ferme, c’est-à-dire propre, à la première circonstance favorable, à se transformer en une contre-offensive qui à son tour peut se terminer par une bataille décisive.

L’échec de notre opération sous Varsovie, la victoire de la bourgeoisie en Italie, l’affaissement temporaire en Allemagne nous ont contraints à une retraite brusque qui a commencé par le traité de Riga et s'est arrêtée sur la reconnaissance conditionnelle des dettes tsaristes.

Dans le domaine économique, nous avons accompli, en même temps, une retraite aussi importante (concessions étrangères, suppression du monopole du blé, affermation de nombreuses entreprises industrielles). C'est dans la continuation de l’encerclement capitaliste, c'est-à-dire dans la stabilité relative du régime bourgeois, qu'il faut chercher la raison première de ces retraites successives.

En fin de compte, que veulent exactement les hérauts de la doctrine militaire (nous les appelons, pour être bref, des doctrinaires : ils l’ont bien mérité) qui demandent que nous donnions à l’Armée Rouge une orientation basée sur le point de vue de la guerre révolutionnaire offensive ? Veulent-ils la simple reconnaissance du principe ? Dans ce cas, ils enfoncent une porte ouverte. Ou bien considèrent-ils que, dans la situation internationale ou dans notre situation intérieure, les conditions sont devenues telles qu’elles mettent pour nous la guerre révolutionnaire offensive à l’ordre du jour ? Mais alors nos doctrinaires doivent diriger leurs coups non contre le Commissariat de la Guerre, mais contre notre parti et contre l'Internationale Communiste, car c’est le Congrès mondial lui-même qui a repoussé la stratégie révolutionnaire offensive comme inopportune, qui a invité tous les partis à un travail de préparation sérieuse et a approuvé en conséquence la politique défensive de la Russie soviétiste.

Ou peut-être quelques-uns de nos doctrinaires considèrent-ils que, tandis que les « faibles » partis communistes des États bourgeois doivent mener le travail de préparation, la « toute puissante » Armée Rouge doit développer une guerre révolutionnaire offensive ? Peut-être, et en effet quelques stratèges impatients se disposent à rejeter sur les épaules de l’Armée Rouge le poids de la « suprême bataille » internationale ou même simplement européenne. Ceux qui préconisent sérieusement une telle politique feraient mieux de se pendre une pierre au cou et... (voyez la suite dans l’Évangile).