1921

En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste.

Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921.

L. Trotsky

Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire

Décembre 1921

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Quelle armée formons-nous et à quelles tâches la préparons-nous ?

« L’ancienne armée était l’instrument de l’oppression de classe des travailleurs par la bourgeoisie. Le pouvoir étant passé aux mains des classes laborieuses et exploitées, il est devenu nécessaire de créer une nouvelle armée qui soit le soutien du pouvoir soviétiste dans !e présent, la base pour le remplacement de l'armée permanente par l'armement du peuple tout entier dans l'avenir prochain et l'appui de la révolution socialiste en Europe ».

Tels sont les termes du décret sur la formation de l’Armée Rouge promulgué par le Conseil des Commissaires du Peuple le 12 janvier 1918. Nous regrettons beaucoup de ne pouvoir citer ici tout ce que disent de l'Armée Rouge le programme de notre parti et les résolutions de nos congrès Nous recommandons instamment au lecteur de les relire; il y trouvera son profit et son instruction. Il y est dit clairement « quelle armée nous formons et à quelles taches nous la préparons » . Que peuvent bien ajouter à cela nos théoriciens militaires frais émoulus ? Au lieu de se creuser la tête et de torturer, pour arriver à les défigurer, des formules claires et précises, il serait mieux de les propagander parmi les jeunes soldats de l’Armée Rouge. Il en résulterait au moins une utilité.

Mais, dira-t-on, les résolutions et les décrets soulignent insuffisamment le rôle international de l’Armée Rouge et en particulier la nécessité de se préparer- à des guerres révolutionnaires offensives. C’est là-dessus qu'insiste particulièrement Solomine :

« Nous préparons l'armée de classe du prolétariat, écrit-il, l’armée ouvrière et paysanne non seulement à la défense contre la contre-révolution de la bourgeoisie et des seigneurs, mais aux guerres révolutionnaires (défensives et offensives) contre les puissances impérialistes, aux guerres demi-civiles (?), dans lesquelles la stratégie offensive doit jouer un rôle considérable ». (La Science militaire et la Révolution, p. 22)

Telle est cette révélation que Solomine nous offre presque comme un Évangile révolutionnaire. Mais comme cela arrive souvent, hélas !, aux apôtres, notre auteur se trompe lourdement en croyant découvrir quelque chose de nouveau. Il ne fait que formuler pitoyablement les anciens principes. C'est précisément parce que la guerre est la continuation, le fusil en main, de la politique qu’il n'y a pas eu et qu'il ne pouvait y avoir dans notre parti de discussions de principe sur la place que peuvent et doivent occuper les guerres révolutionnaires dans le développement de la révolution mondiale de la classe ouvrière. Ce n’est pas d'hier que cette question a été posée et résolue dans la presse marxiste. Nous pourrions citer une dizaine d'articles fondamentaux parus dans la presse de notre parti, particulièrement depuis la guerre impérialiste, et traitant de la guerre révolutionnaire de l’État ouvrier comme de quelque chose ne pouvant prêter à contestation. Mais nous remonterons encore plus haut et nous citerons les lignes écrites par nous, en 1905-1906.

« Le développement de la révolution russe donne aux événements qui se déroulent un caractère international et ouvre des perspectives immenses : l’affranchissement politique dirigé par la classe ouvrière porte le dirigeant à une hauteur sans égale dans l'histoire, lui confère des forces et des ressources colossales et fait de lui l’initiateur de la liquidation mondiale du capitalisme pour laquelle l’histoire a déjà créé toutes les conditions objectives nécessaires.
« Si, après avoir reçu temporairement le pouvoir, le prolétariat russe ne porte de sa propre initiative la révolution sur le terrain de Europe, il y sera contraint par la réaction féodale et bourgeoise européenne.
« Il serait oiseux évidemment de vouloir déterminer à l’avance les voies par lesquelles la révolution russe marchera sur la vieille Europe capitaliste : ces voies peuvent être complétement inattendues. Plutôt pour illustrer notre pensée que pour faire une prédiction, nous nous arrêterons sur la Pologne qui représente le chaînon entre l'Orient révolutionnaire et l’Occident révolutionnaire.
« Le triomphe de la révolution en Russie signifie inévitablement le triomphe de la révolution en Pologne. Il n’est pas difficile de s'imaginer que l’instauration du régime révolutionnaire dans les dix gouvernements polonais incorporés à la Russie mettra totalement en branle la Galicie et la Posnanie. Les gouvernements des Hohenzollern et des Habsbourg riposteront en concentrant leurs forces militaires à la frontière polonaise, qu’ils franchiront ensuite pour aller écraser l’ennemi dans son centre, Varsovie. Il est clair que la révolution russe ne pourra laisser son avant-garde occidentale aux mains de la soldatesque prussienne et autrichienne. Dans ces conditions, la guerre avec les gouvernements de Guillaume II et de François-Joseph deviendra pour le gouvernement révolutionnaire russe la condition indispensable de sa conservation. Quelle attitude adoptera alors le prolétariat allemand et autrichien ? Il est clair qu’il ne pourra rester spectateur impassible de la croisade contre-révolutionnaire de ses armées nationales. La guerre de l’Allemagne féodale et bourgeoise contre la Russie révolutionnaire déterminera infailliblement la révolution prolétarienne en Allemagne. Si d’aucuns trouvent cette affirmation par trop catégorique, nous leur demanderons s’il est possible de concevoir un événement historique plus propre à pousser les ouvriers allemands et la réaction allemande à mesurer ouvertement leurs forces respectives ». (V. Trotsky: Notre Révolution, p. 280).

Les événements naturellement ne se sont pas déroulés dans l’ordre que, pour prendre un exemple destiné à illustrer notre pensée, nous avions indiqué dans ces lignes il y a seize ans. Mais la marche générale des événements a confirmé encore les pronostics d’après lesquels nous déclarions alors que l'époque de la révolution prolétarienne deviendrait fatalement une époque de guerres révolutionnaires et que la conquête du pouvoir par le jeune prolétariat russe pousserait inévitablement ce dernier à tourner ses armes contre la réaction mondiale. Et ainsi, il y a une quinzaine d’années, nous voyions déjà clairement « quelle armée » il nous fallait créer et « à quelles tâches » nous devions la préparer.