1939-1940

Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?...


Léon Trotsky

DEFENSE DU MARXISME

ANNEXE I

LA QUATRIEME INTERNATIONALE ET LA CONTRE-REVOLUTION RUSSE [1]


Extraits du contre-rapport du camarade Craipeau

Craipeau établit d'abord le bilan de la réaction en U.R.S.S. :

"Depuis de très longues années, le prolétariat russe a perdu tout espoir de pouvoir politique, tout contrôle de l'économie, tout droit d'organisation et d'expression aussi bien dans le parti staliniste que dans les syndicats et les soviets. Ces derniers viennent du reste d'être liquidés en droit par la nouvelle Commission qui met officiellement fin à la dictature du prolétariat. Ainsi, sous prétexte que l'U.R.S.S. est devenue une "société sans classe", la dictature du prolétariat qui n'était plus en fait qu'une fiction juridique, est remplacée par le plébiscite de la bureaucratie, par "tout le peuple" y compris les popes, les policiers tsaristes, les spéculateurs et les paysans riches. Mais en même temps dans l'Etat "le plus démocratique du monde" la terreur redouble contre les prolétaires à qui on impose le passeport intérieur, comme au temps du Tsar, qu'on envoie dans les camps de concentration dès qu'ils sont suspects. Et le Guépéou déporte et fusille comme "trotskystes" des dizaines de milliers d'ouvriers révolutionnaires, et tout l'ancien Comité central du Parti bolchevique.

"Quant à la société soviétique, elle évolue de façon à rassurer et à enthousiasmer les bourgeois les plus farouches, comme Mercier et le député Croix de Feu Robbe; l'armée retrouve les formes extérieures de l'armée tsariste avec ses maréchaux et ses cosaques: au soldat on inculque le plus vulgaire des nationalismes. L'usine marche à la baguette sous le fouet des entraîneurs et du travail aux pièces, sous la surveillance d'une armée de mouchards. Le divorce est interdit, la famille et la morale bourgeoise remises à l'honneur; la religion encouragée, la propriété privée restaurée; l'héritage rétabli; l'inégalité croissante, pendant qu'aux écoliers qui ont retrouvé l'uniforme comme au temps du Tsar, on apprend à devenir de fidèles et loyaux sujets."

La différenciation sociale a pris des proportions inouïes (de 70 roubles à 10 000). Elle s'est stabilisée. L'aristocratie nouvelle peut maintenant se livrer à toutes les dépenses de luxe, thésauriser, acquérir des immeubles, accumuler et transmettre ses richesses. D'autre part, aujourd'hui:

"L'oligarchie stalinienne a le contrôle, en commun mais exclusif sur la production, l'embauchage et le débauchage de la main-d'oeuvre, la répartition du capital et la plus-value.

"Ainsi, c'est au profit de cette nouvelle classe d'exploiteurs, et par elle, que s'effectue la réaction russe. Pourtant, le camarade Trotsky et les thèses internationales continuent à nier à l'oligarchie dominante russe un caractère spécifique de classe. et à la représenter, comme une excroissance de la dictature du prolétariat, comme des fonctionnaires mal élevés qui s'attribuent une part exagérée de la plus-value. Les fonctionnaires des syndicats réformistes, les clergymen anglais, qui engloutissent pourtant une énorme part de la plus-value, constituent-ils donc, demande Trotsky, une classe indépendante ?

"Toujours et sous tous les régimes. la bureaucratie absorbe une assez grande partie de la plus-value. Il ne serait pas sans intérêt de calculer, par exemple, quelle part du revenu national engloutissent en Italie et en Allemagne les criquets fascistes. Mais ce fait est absolument insuffisant pour transformer la bureaucratie fasciste en classe dirigeante indépendante. Elle est le commis de la bourgeoisie... Ce qui vient d'être dit, peut s'appliquer à la bureaucratie stalinienne. (La IVe Internationale et l'U.R.S.S.)

"Mais, dans La Révolution Trahie, Trotsky se donne à lui-même une réponse décisive: "On ne peut nier qu'elle (la bureaucratie) soit quelque chose de plus qu'une simple bureaucratie; le fait même qu'elle s'est approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l'Etat, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l'Etat. L'Etat en quelque sorte à la bureaucratie."

"Et voilà la clef de l'énigme. Jouhaux, Citrine et Green (sans parler des clergymen américains) n'ont aucun pouvoir économique. Ils s'engraissent des miettes que leur jettent les patrons, mais les patrons seuls, leurs maîtres, disposent de la plus-value. On peut dire presque la même chose des domestiques fascistes du capital, encore que ceux-ci disposant d'un énorme appareil policier, puissent, par moment, s'asseoir sur le nez de leurs maîtres. Mais il en va tout autrement des "bureaucrates soviétiques". Ils ont en mains toutes les manettes de l'économie nationale, tous les moyens de production. Nous voilà loin des simples parasites, loin des clergymen américains.

"Le clergé du Moyen-Age était une classe", écrit Trotsky, "dans la mesure où sa domination s'appuyait sur un système déterminé de propriété foncière et de servage". (La IVe Internationale et l'U.R.S.S., p. 21.) En cela, précisément consiste la différence des clergymen américains qui vivent en collectant l'argent des poires chrétiennes, et la classe du clergé médiéval qui vivait en exploitant le travail des chrétiens eux-mêmes. Autrement dit: "Les classes sont définies par leur place dans l'économie sociale et, avant tout, par rapport aux moyens de production" (Révolution Trahie, p. 280). Aujourd'hui, le camarade Trotsky reconnaît qu'en U.R.S.S. les moyens de production appartiennent à l'Etat et l'Etat à la bureaucratie. Ainsi la domination de l'oligarchie dominante russe tient non seulement "à ce qu'elle dispose de Rolls Royce", mais à ce qu'elle dispose sans contrôle des moyens de production, du capital et de la plus-value. C'est ce qui en fait la classe dominante de la société russe.

LE FILM DE LA CONTRE-REVOLUTION STALINIENNE

Le camarade Trotsky sent bien que cela signifie la suppression définitive des conquêtes de la révolution prolétarienne. Il s'efforce de reculer l'échéance: "Si ces rapports se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne". (Révolution Trahie, p. 281) . Ainsi le camarade Trotsky envisage (dans l'avenir) la possibilité d'un passage sans intervention militaire de l'Etat ouvrier à l'Etat capitaliste. En 1933, cela s'appelait dérouler en sens inverse le film du réformisme. Or, maintenant, le même film peut se dérouler "sans résistance des travailleurs" et il n'y aurait pas même à changer au fond quoique ce soit d'essentiel dans les rapports de production et de richesse. Il suffirait que les rapports existants se stabilisent, se légalisent et deviennent normaux!

"Les thèses internationales de juillet 1936 expliquent que c'est la nouvelle constitution qui permet le passage graduel à "la contre-révolution économique c'est-à-dire, à la réintroduction du capitalisme (?) par la voie sèche". Tout cela par la puissance d'une nouvelle constitution! Le langage marxiste, c'est, au contraire que la nouvelle constitution staliniste ne fait que refléter "la dictature des couches privilégiées de la société soviétique sur les masses travailleuses" autrement la contre révolution économique qui a dépossédé le prolétariat au profit de l'oligarchie dominante.

"Et cette contre-révolution stalinienne est loin d'avoir triomphé "par la voie sèche". L'oligarchie staliniste a dû faire appel à la chirurgie pour mater les résistances ouvrières. Elle a brisé provisoirement les ouvriers avancés par la déportation, la prison, le bagne et la fusillade. Il reste que la contre-révolution s'est effectuée à l'aide de quelques milliers d'exécutions, de quelques centaines de milliers de déportés, c'est-à-dire sans heurt de classe grandiose? Cela tient à l'épuisement extrême du prolétariat russe, trompé, divisé, démoralisé, terrorisé, à l'étroite solidarité de l'oligarchie dirigeante, aux couches privilégiées sur lesquelles elle s'appuie, à la contre-révolution internationale et à l'appui du capitalisme mondial."

Après quoi, Craipeau répond à quelques arguments majoritaires: Que l'oligarchie cache ses revenus et dissimule sa véritable physionomie sociale comme toute classe dirigeante, cela montre seulement sa conscience de classe. Elle constitue une classe moins fermée que la classe dirigeante des vieux pays capitalistes. La fréquence des "accidents" dans la carrière des bureaucrates n'empêche nullement ces derniers de constituer une classe, pas plus que les "accidents" des capitalistes individuels n'empêchent l'existence de la classe capitaliste. Le bureaucrate ne peut encore transmettre son "droit" à l'exploitation de l'Etat qu'indirectement, grâce au népotisme. Il est probable qu'il acquerra un jour le droit de le transmettre directement par héritage. D'autre part, ce n'est pas le titre de propriété qui compte:

Posséder, c'est disposer. La bureaucratie -comme collectivité- dispose sans contrôle de tous les moyens de production, de tout le capital accumulé, répartit librement la plus-value. En tant que collectivité évidemment, car de même que les gros actionnaires et les conseils d'administration ont seuls voix réellement au chapitre sur la marche des entreprises, à l'exclusion des petits et moyens actionnaires, de même le droit de libre disposition des moyens de production devient de plus en plus réduit à mesure qu'on s'éloigne des sommets bureaucratiques.

Concluons: même s'il était établi que les nouveaux maîtres voudraient bien voir sanctionner directement par un papier officiel transmissible et négociable leurs droits sur les moyens de production, il est bien clair que la présence ou l'absence de cet acte notarié dans leur coffre-fort ne peut rien changer dans les rapports réels des classes. Or, il reste qu'ils ont le contrôle exclusif sur les moyens de production, sur l'embauchage, le débauchage, le salaire de la main-d'oeuvre, sur la répartition du capital et de la plus-value. Aucun acte notarié n'aura jamais la valeur de ce fait capital écrit par le camarade Trotsky:

Tous les moyens de production appartiennent à l'Etat et l'Etat appartient en quelque sorte à la bureaucratie."

L'ECONOMIE PLANIFIEE

Un tel Etat, peut-il être appelé ouvrier? Les thèses B.L. continuent à l'affirmer, non du reste sans des réserves et des réticences. Elles se basent pour cela surtout sur un argument: l'existence d'un plan économique. L'U.R.S.S. était indiscutablement un Etat prolétarien à un moment où le plan économique n'existait pas encore. A la limite, on pourrait concevoir la nationalisation de toute l'économie par l'Etat bourgeois sans que rien soit changé à sa nature (voir l'analyse d'Engels, p. 43 et 44 de l'Anti-Dühring). L'économie planifiée n'est prolétarienne que si le prolétariat en est maître et si elle est orientée vers le socialisme.

Dès maintenant, de nombreux Etats capitalistes s'efforcent de remédier à leurs contradictions par la mise en oeuvre de plans économiques. Ces plans sont, du reste, tout à fait partiels et timides, entravés par la propriété privée des moyens de production. Aussi le contre-rapporteur marque l'opposition importante entre le rôle de la bureaucratie fasciste, laquais du capital financier et l'oligarchie russe, qui est son propre maître:

Historiquement, la bureaucratie fasciste utilise la force policière pour faire survivre le régime de la propriété privée et perpétuer, en le modérant, le désordre capitaliste. Historiquement, l'oligarchie russe a hérité d'une économie planifiée qui lui donne, comme classe dirigeante, des pouvoirs inouïs pour l'exploitation du travail mais qui, en même temps, facilitera l'exercice du pouvoir économique par le prolétariat. L'économie russe n'est ni ouvrière, ni socialiste, mais par contre économiquement progressive."

RUSSIE ET SYNDICAT

Le contre-rapport critique ensuite la comparaison de l'Etat russe avec un syndicat:

L'Union soviétique, ajoutent les thèses majoritaires, peut être appelée un Etat ouvrier dans le même sens à peu près -malgré l'énorme différence des échelles- qu'un syndicat dirigé et trahi par des opportunistes, c'est-à-dire par des agents du capital, peut être appelé une organisation ouvrière." Etonnante comparaison!

Un syndicat ouvrier en régime capitaliste, c'est une coalition des travailleurs exploités pour réduire le taux de leur exploitation, particulièrement pour augmenter leur salaire en diminuant la plus-value qui reste aux mains de la classe dirigeante. La bourgeoisie réussit à corrompre la direction des syndicats et à y placer ses agents. Le résultat c'est que de semblables syndicats -ayant à leur tête des agents bourgeois- remplissent imparfaitement leur tâche contre la classe dominante. Tout en luttant pour mettre à leur tête une direction prolétarienne qui ne trahisse pas, les révolutionnaires luttent évidemment pour sauvegarder l'existence de ces coalitions ouvrières (même imparfaites) dont le but est de réduire le taux d'exploitation des travailleurs. Et en Russie? La bureaucratie détient elle-même tous les moyens de production, répartit elle-même et dans son intérêt (Thèses de la conférence internationale) le taux d'exploitation des travailleurs. Rien qui ressemble à une coalition des ouvriers pour réduire le taux de leur exploitation. La comparaison revient à comparer un syndicat à un trust! Il paraît qu'il y a entre eux une "énorme différence d'échelle". En vérité, quelle "échelle" pourrait conduire de l'un à l'autre? Et c'est sur de semblables images -un simple jeu de mots sur le terme "bureaucratie"- que repose l'affirmation du caractère "ouvrier" de l'U.R.S.S.!

L'ETAT RUSSE N'EST PLUS UN ETAT OUVRIER

C'est ainsi que les rapports formels de propriété restent ceux qu'avait créé la révolution prolétarienne pendant que la propriété réelle est passée aux mains de l'oligarchie russe. Celle-ci en use dans son intérêt propre et dans l'intérêt des nouvelles couches privilégiées, à l'exclusion des intérêts prolétariens. Proclamer "ouvrier" l'Etat qui est entre ses mains, revient à proclamer "démocratique" l'Etat de Hitler, parce qu'il a en gros conservé "la forme" de la constitution de Weimar, l'ombre du Reichstag et l'illusion du vote secret. Nous préférons, quant à nous, la définition que donnait en avril 1930 Rakovsky (alors leader en U.R.S.S. de l'opposition BL) , avec Kossior, Mouralov et Kasparova.

D'Etat prolétarien à déformation bureaucratique, comme Lénine définissait la forme politique de notre Etat, nous nous développons en un Etat bureaucratique à survivances prolétariennes communistes. Devant nos yeux s'est formé et se forme une grande classe de gouvernants qui a ses subdivisions intérieures croissantes, qui se multiplie par la voie de la cooptation intéressée, par la nomination directe et indirecte (avancement bureaucratique, système électoral fictif). Comme base d'appui à cette classe originale, se trouve une sorte originale aussi de propriété privée, à savoir: la possession du pouvoir d'Etat. La "bureaucratie" possède l'Etat en propriété privée, disait Marx.

On nous affirme que "les ouvriers n'auront pas à accomplir une révolution sociale en U.R.S.S., qu'ils n'auront qu'à redonner la vie et la démocratie aux organisations existantes". Entendons-nous. Il est vrai qu'en Russie subsiste une partie de l'ancienne armature de l'Etat ouvrier: monopole du commerce extérieur, économie planifiée, caractère collectif (oligarchique) de la répartition du capital et de la plus-value, ainsi que certaines conquêtes sociales (concernant l'hygiène, l'urbanisme, la protection de l'enfance et de la maternité), encore que, de plus en plus, ces conquêtes sont accaparées par l'oligarchie dominante (voir Yvon et Trotsky). On peut en conclure que, lorsque la IVe Internationale prendra le pouvoir en U.R.S.S., son oeuvre sera facilitée par la structure économique de l'U.R.S.S., progressive par rapport aux pays capitalistes.

Mais est-ce à dire que cette prise du pouvoir ne sera pas une révolution sociale? Supposons, par exemple, que les ouvriers d'un grand trust capitaliste s'emparent de leurs usines, ou encore que les cheminots français s'emparent des chemins de fer (nationalisés), ils se contenteront de remplacer le conseil d'administration (délégués de l'oligarchie des actionnaires) par les délégués des ouvriers. Il sera possible qu'ils conservent une partie du personnel de maîtrise. Le bouleversement consistera en ceci: au lieu que la répartition du capital et de la plus-value soit effectuée par l'oligarchie des actionnaires et dans leur intérêt, cette répartition sera désormais effectuée sous le contrôle effectif des ouvriers et dans leur intérêt.

Sur le plan national, c'est une révolution de cet ordre que réaliseront les ouvriers russes. Ils arracheront à l'oligarchie dominante la gestion des usines, des trusts, de l'économie planifiée, l'exerceront non plus dans son intérêt, mais dans le leur. Ils décideront eux-mêmes (par leurs délégués) la répartition du capital: la part attribuée aux producteurs, aux employés, au renouvellement du capital fixe, etc... Ils auront à réédifier l'ordre social prolétarien en brisant l'ordre social édifié peu à peu par l'oligarchie staliniste en abolissant les privilèges, la nouvelle propriété privée, l'héritage, les lois réactionnaires sur la famille, le divorce, les grades dans l'armée, le culte du nationalisme, etc...

En dépit des dénominations soviétiques trompeuses (dont beaucoup, du reste, sont maintenant liquidées même sur le papier), ils auront à reconquérir entièrement le pouvoir politique en brisant les cadres étatiques de la bureaucratie staliniste qu'ils ne pourront balayer que par l'insurrection armée du prolétariat. Il apparaît que la "défense des conquêtes d'Octobre" est, en réalité, leur reconquête et passe nécessairement par la révolution prolétarienne en Russie. Dénier à cette révolution prolétarienne le nom de révolution sociale, reste du domaine de la casuistique."

DEFENSE DE L'U.R.S.S.?

Ensuite, Craipeau passe au problème de la défense de l'U.R.S.S. Il ne peut s'agir de la solidarité du prolétariat international avec l'U.R.S.S., en tant que bastion avancé de la Révolution Prolétarienne, dans l'attaque comme dans la défense:

Pour nous, qui voyons en U.R.S.S. une nouvelle forme de l'exploitation de l'homme par l'homme, il nous est évidemment impossible de considérer les victoires de Vorochilov comme autant de victoires de la Révolution mondiale."

D'ailleurs, même les majoritaires justifient la défense de l'U.R.S.S.: non en tant que "Patrie socialiste", mais: a)parce que son économie est progressive; b)parce que la défaite de l'U.R.S.S. ramènerait la propriété privée et le capitalisme; c)parce que seule la révolution mondiale peut être pour l'U.R.S.S. une alliée fidèle; d)par la comparaison avec les syndicats réformistes.

A cela, le contre-rapporteur répond:

a)une économie progressive se défend toute seule, comme le montrent tous les exemples du passé (la restauration de 1814-1815 en France, l'annexion de la Finlande, etc...).

"... Si l'économie présente de la Russie est progressive par rapport à l'économie du capitalisme individuel -même si l'on admet une victoire militaire bourgeoise- celle-ci ne ferait pas davantage retourner cette économie à un stade plus arriéré, qu'elle même s'efforce précisément de dépasser. Le retard absolu en rendement de la production russe ne permettrait pas, par contre, à la classe dominante russe de tenir tête au capital financier international. Et l'on assisterait non au retour du capitalisme individuel mais à la colonisation de l'industrie étatisée par le capital financier des pays impérialistes. Voyons le problème concrètement: Les capitalistes italiens et surtout allemands voient avant tout dans la Russie, une réserve inépuisable des matières premières qui leur manquent (pétrole, minerais, etc.), ainsi qu'un immense débouché pour leurs produits fabriqués et leurs machines, principalement en vue de l'exploitation des ressources en matières premières. Imaginons une victoire allemande (on veut aussi bien dire une victoire française). Si l'économie planifiée russe s'avère supérieure économiquement, le capital financier qui tient la haute main déjà en Allemagne, se refusera évidemment à la briser pour réintroduire un système plus arriéré qui diminuerait le profit du capital. De la même façon qu'un entrepreneur refuserait de briser ses machines pour les remplacer par des machines plus anciennes. Le capital financier allemand se rendra maître (militairement ou économiquement) de l'ensemble de la machine d'Etat, transformera les bureaucrates en ses employés et fera tourner la production étatique à son profit. La plus-value reviendra à de nouveaux maîtres avec des modalités différentes de répartition, mais l'industrie étatisée et planifiée restera debout. Ainsi se vérifiera, une fois de plus, cette loi: une économie plus avancée se défend toute seule...

"Le devoir des prolétaires russes, écrit-il, ne sera donc pas de servir de chair à canon pour protéger une économie dont ils sont les exploités, et qui se défend fort bien sans les canons. Leur devoir sera de profiter de l'affaiblissement de leurs exploiteurs par la guerre pour leur régler leur compte ainsi que devront faire l'ensemble des travailleurs du monde.

"... Mais, dit-on, la défaite ne signifierait-elle pas le triomphe de la bourgeoisie et même, sans doute, de son aile fasciste? Le même raisonnement fallacieux est employé contre le défaitisme révolutionnaire en général et ses protagonistes bolcheviks-léninistes, par le Komintern: "La défaite de la France démocratique, ce serait la victoire du fascisme." Ce qui signifie: si les ouvriers sont liés dans la défaite à la démocratie bourgeoise, les vainqueurs ne peuvent être que les fascistes. Mais précisément, la défaite de notre bourgeoisie n'a de sens progressif pour nous que liée à l'action révolutionnaire internationale pour la victoire prolétarienne. Même chose en Russie: le défaitisme révolutionnaire n'est pas plus lié à la victoire du capitalisme en Russie qu'à la victoire du fascisme en France et en Angleterre. A mesure que s'affaiblira la puissance politique et économique de l'oligarchie dirigeante, les ouvriers commenceront à se soulever. Sans doute, une partie des paysans -gardant la tradition de la propriété individuelle- saluera l'envahisseur comme le libérateur qui la rétablira aux champs. Mais l'autre partie des paysans -pour qui la collectivisation signifie le tracteur- s'unira aux ouvriers pour rétablir le pouvoir ouvrier et paysan. Quant à la bureaucratie, il est possible qu'une partie essaiera de prolonger sa domination par un compromis avec les travailleurs, pendant que l'autre s'efforcera de se vendre comme fonctionnaire du capitalisme étranger."

L'U.R.S.S. ET L'IMPERIALISME MONDIAL

Enfin, Craipeau rappelle le rôle international de l'U.R.S.S.: partie intégrante du système d'alliances impérialistes et un des principaux facteurs contre-révolutionnaires:

"... Elle a, depuis longtemps, rejeté même la défroque pacifiste bourgeoise, le désarmement et le clinquant petit-bourgeois à la Briand-Kellog. Elle parle encore de paix, sans doute, comme font Eden, Blum, Hitler et Mussolini. Mais en même temps elle pousse les gouvernements démocrates timorés -l'Angleterre surtout que le retard de ses armements rend timide- à opposer leur audace à l'audace de l'axe Berlin-Rome; elle les pousse à comprendre que les délais ne peuvent qu'accentuer la désagrégation du bloc de Versailles et qu'il faut profiter des occasions sans craindre la guerre. Il faut préparer les alliés matériellement et moralement à la guerre: elle ordonne à ses laquais d'exalter le patriotisme dans les pays alliés, de faire vibrer la corde chauviniste, de briser toute lutte de classe au nom de "l'Union de toute la nation" contre le péril extérieur. Elle s'efforce de faire précipiter la course aux armements dans les pays alliés, de multiplier les conférences d'états-majors, de nouer de nouvelles alliances militaires et de développer les alliances existantes. C'est dans ce sens qu'elle a apporté une aide sérieuse (souvent sous-estimée par nous) au gouvernement espagnol: à la seule condition qu'il maintienne l'Espagne dans le régime capitaliste et écrase les tentatives de révolution prolétarienne. Il s'agit pour elle de conserver à la coalition franco-russo-anglaise une place forte militaire de première importance.

"Dans ce travail systématique d'Union sacrée, les stalinistes trouvent deux ennemis: un ennemi occasionnel, le fascisme, qui préférerait le plus souvent éviter l'alliance russe, mais qu'on espère bien ramener dans le droit chemin; un ennemi irréductible: les révolutionnaires "trotskystes", défaitistes, prolétariens. Ces derniers étant irréductibles, le seul moyen d'en venir à bout c'est la violence. Aussi est-il significatif que l'U.R.S.S. prenne la tête de la répression sanglante contre le "trotskysme, agent de l'Allemagne et du Japon".

"Dans ces conditions, on peut mesurer tout le danger de la "défense inconditionnée de l'U.R.S.S.". La question est d'autant plus grave que les thèses sur la guerre expliquent notre défaitisme lui-même... par la nécessité de dénoncer notre gouvernement capitaliste, allié à l'U.R.S.S., comme un allié perfide qui trahira l'U.R.S.S. et qu'il faut remplacer par un Etat ouvrier, seul allié fidèle de l'U.R.S.S. La contre-révolution russe donne elle-même une réponse cinglante: elle fournit des armes, des avions et des officiers au gouvernement espagnol à la seule condition qu'il maintienne le capitalisme et détruise l'opposition ouvrière (P.O.U.M., F.A.I., etc.). Qu'on le veuille ou non les alliés fidèles de l'U.R.S.S. (c'est-à-dire de la contre-révolution russe) c'est l'impérialisme et seuls ses laquais peuvent appliquer la "défense inconditionnée de l'U.R.S.S.".

"Etant donné cette étroite solidarité de la Russie d'aujourd'hui avec l'impérialisme et son rôle décisif dans le conflit impérialiste, la solidarité du prolétariat mondial avec l'Etat Russe ne pourrait que se trouver en opposition perpétuelle avec son action révolutionnaire dans son propre pays (contrairement à ce qui se passe en cas de solidarité avec un Etat prolétarien ou avec un pays opprimé par l'impérialisme). Dans ces conditions toute équivoque est un danger grave. C'est pourquoi les thèses présentées au congrès ont pour conclusion:

"Au mot d'ordre de la défense de l'U.R.S.S. il faut opposer le défaitisme révolutionnaire de la IVe Internationale et la fraternisation avec les révolutionnaires soviétiques."

[1] C'est au Congrès du Parti ouvrier internationaliste (P.O.I.), section française de la IVème Internationale, en novembre 1937, que la discussion sur la nature de l'U.R.S.S. devait intervenir.

Le rapport qui devait être adopté a été présenté par Pierre Naville (reproduit en annexe in P. Naville, Le nouveau Léviathan, 2, Le salaire socialiste, Tome I, Paris, Anthropos, 1970). Un contre-rapport a été proposé par Yvan Craipeau dont de larges extraits, ainsi que l'ensemble des textes ont été publié dans Quatrième Internationale, numéro spécial de juin 1938, y compris la réponse de Trotsky, publiée dans cet ouvrage.


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