1940

Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?...


Léon Trotsky

DEFENSE DU MARXISME

ANNEXE II

SCIENCE ET STYLE DE JAMES BURNHAM

Réponse au camarade Trotsky

Cher camarade Trotsky,

Je trouve plus qu'un brin désarmante la lettre ouverte que vous m'avez nominalement adressée. Il ne m'est pas facile, je l'avoue, de me mettre à vous répondre.

En lisant votre lettre, je me suis rappelé une conversation que j'ai eue, voici quelque temps, avec un de nos bons camarades d'Europe centrale. Nous discutions, sur le monde futile et irresponsable qui est notre lot à nous autres intellectuels, des conflits qui peuvent se faire jour entre le sens esthétique, le sentiment de la beauté et les exigences de l'action politique. Il m'a alors raconté une histoire.

Plusieurs années auparavant, le pays où il vivait traversait une période de crise sociale. De partout, les masses se soulevaient et allaient, semble-t-il, vers la révolte. Un matin, au plus fort ou presque du mouvement, une foule de plusieurs milliers de travailleurs se rassembla sur l'un des côtés de la magnifique grande place de la capitale de ce pays. Notre camarade avait la charge de capitaine à la tête d'une des ailes du corps d'armée ouvrier.

Le ciel était d'un bleu sombre et le soleil matinal profilait sur la place l'ombre des bâtiments qui la bordaient. Sur l'autre côté de la place, les forces de police firent irruption et prirent position en rangs serrés, montés sur leurs chevaux frémissants, les équipements étincelants. Au commandement, d'un seul geste rapide, leurs sabres furent dégainés et lancèrent des éclairs aux rayons du soleil pâle. Un second ordre suivit: droit sur les travailleurs.

Le moment était venu de riposter: notre camarade devait lancer son bataillon d'ouvriers dans une rapide contre-attaque. Mais, pendant un long moment, il se trouva paralysé, sans voix devant la beauté voluptueuse de la scène qui se déroulait devant lui. Et toute la journée, alors que se poursuivait une lutte farouche -il y eut plus de cinquante morts, des centaines de blessés et, parmi eux, notre camarade- il ne put oublier ce soleil, ces ombres, ce ciel bleu, ces chevaux bondissants et ces sabres éclatants.

De même, sur le champ de bataille verbal qui est le nôtre, pâle reflet -et indispensable étincelle- des luttes de rue, je me sens aussi, alors même que ma volonté se concentre sur la mise en ordre des arguments ordonnés destinés à contre-attaquer votre lettre (si erronée, si fausse, si profondément fausse) je me sens obligé de marquer un temps d'arrêt pour m'émerveiller: de la perfection technique de la structure verbale que vous avez créée, du rythme dynamique de votre rhétorique, de l'expression brûlante de votre irréductible ferveur pour l'idéal socialiste, des métaphores subites, piquantes, fulgurantes qui jaillissent au long de vos pages.

Comme il est déplaisant et ingrat de soumettre cette splendide structure aux acides dissolvants que contiennent ces flacons si prosaïques, si peu romantiques : la logique et la science !

Camarade Trotsky, en lisant votre lettre, en réfléchissant sur son contenu, je me suis rappelé du même coup la première occasion que j'ai eue de m'intéresser sérieusement à votre oeuvre: c'était dans un long compte rendu de votre Histoire (de la révolution russe, N.D.T.) publié dans le numéro de juillet 1932 de The Symposium. J'ai relu ce compte rendu -ce que je n'avais pas fait depuis de nombreuses années. Là encore, je me suis aperçu que j'avais été contraint de discuter d'abord de votre style de votre merveilleux style, qu'en fait j'ai très longuement analysé. Et je me suis rendu compte, plus clairement qu'à un autre moment, de ce qui est, à mes yeux, une importante vérité: que vous avez une conception trop littéraire de la preuve, de la démonstration; que vous vous abusez vous-même en considérant une rhétorique pleine de persuasion comme une démonstration logique, une métaphore brillante comme un argument. Là réside, selon moi, l'essence du mystère de la dialectique tel qu'il apparaît dans vos livres et vos articles pour vous, la dialectique est un procédé stylistique -les épithètes contrastés, le rythme aisé, les paradoxes verbaux qui caractérisent votre façon d'écrire.

Camarade Trotsky, je ne rivaliserai pas en métaphores avec vous. Dans un tel tournoi verbal, je vous concède d'avance la palme. Démonstration, argument, preuve: telles sont mes seules armes.

Le squelette dévoilé.

Je m'en vais maintenant résumer votre argumentation :

En ce qui concerne votre propre position, vous affirmez les points suivants :

a) la philosophie du matérialisme dialectique est vraie ;

b) la sociologie marxiste et, plus particulièrement, la théorie marxiste de l'Etat sont vraies ;

c) la Russie est un Etat ouvrier ;

d) la tactique de défense de l'Etat russe au cours de la guerre actuelle est correcte.

En ce qui concerne les positions de l'opposition -ou plus exactement, de Burnham qui d'après vous exprime l'"essence" de l'opposition- vous affirmez ce qui suit :

1. Burnham est un démocrate bourgeois ;

2. Burnham rejette la dialectique ;

3. Burnham rejette la sociologie marxiste et, plus particulièrement, la théorie marxiste de l'Etat ;

4. Burnham nie que la Russie soit un Etat ouvrier ;

5. La pratique politique de Burnham relève de l'"abstentionnisme" ;

6. Burnham rejette les méthodes et les théories organisationnelles du bolchevisme.

En ce qui concerne vos propres positions, vous en venez donc à affirmer les propositions supplémentaires suivantes :

A) du matérialisme dialectique, il découle que la sociologie marxiste et particulièrement la théorie marxiste de l'Etat sont vraies ;

B) de la théorie marxiste de l'Etat, il découle que la Russie est un Etat ouvrier ;

C) de l'existence de l'Etat ouvrier en Russie, il découle que la défense de l'U.R.S.S. est correcte au cours de la guerre actuelle.

A propose des positions de Burnham, vous mettez en avant les considérations suivantes :

1. du fait que Burnham est un démocrate bourgeois, il découle qu'il rejette la dialectique ;

2. de son rejet de la dialectique, il découle qu'il rejette la sociologie marxiste et particulièrement la théorie marxiste de l'Etat ;

3. de son rejet de la théorie marxiste de l'Etat, il découle qu'il nie à la Russie le caractère d'Etat ouvrier ;

4. de cette négation du caractère ouvrier de l'Etat russe (et des points 1 et 2), il découle que sa pratique politique est abstentionniste ;

5. du fait qu'il est un démocrate bourgeois et qu'il rejette la dialectique, il découle qu'il rejette les théorie et les méthodes organisationnelles du bolchevisme.

Pour autant que j'en sois capable, je crois avoir été scrupuleusement honnête dans la présentation de votre argumentation centrale. Ces dix-huit propositions constituent la "conception unifiée" dont vous déplorez tant l'absence dans le point de vue de l'opposition. Mais dès que l'on rend explicites ces propositions, dès qu'on les fait surgir de leur linceul de métaphores et de rhétorique, il devient clair que chacune d'entre elles est autonome, que chacune devrait être prouvée indépendamment des autres. Bien plus, la structure de votre argumentation, de votre "conception unifiée" et de votre "explication" est confirmée ou infirmée selon que toutes ces propositions sont, ou non, vraies. Et qui, même parmi vos plus ardents défenseurs, serait assez présomptueux pour affirmer que vous avez prouvé que toutes vos propositions sont vraies ?

Un examen sérieux montre, de façon plus spécifique, que ces dix-huit propositions, sont soit banales ou hors de propos, soit ouvertement fausses, soit pour le moins dépourvues de preuves. Il serait fastidieux et bien peu utile de le démontrer en fonction de chacune de ces propositions: tous les camarades ont, en effet, un matériel suffisant à leur disposition pour mener à bien eux-mêmes l'analyse. Je ne m'arrêterai donc qu'à quelques-unes d'entre elles qui soulèvent des problèmes particuliers.

De la dialectique comme tour de passe-passe.

"Puisqu'au cours de la lutte de tendance, écrivez-vous, la question (de la dialectique) a été posée de but en blanc." Quelle innocence, quelle objectivité impersonnelle de votre part, camarade Trotsky! La dialectique a soudain projeté, tel le spectre de "Banco", son visage farouche dans notre milieu politique pour y épouvanter tous les sceptiques. Mais, hélas, comme dans toutes les affaires de fantômes, c'était une main très humaine qui manipulait l'appareil d'où naissait le phénomène surnaturel ; et cette main, camarade Trotsky, était la vôtre. De même que tous les bons médiums, vous attribuez l'apparition à l'intervention d'un royaume à la fois différent et supérieur -à la "logique des événements", au "déroulement historique de la lutte"- mais, de même que tous les observateurs sérieux, nous admirerons le savoir-faire tout en souriant de l'explication.

Je peux comprendre, voire même avoir de la sympathie pour votre recours à la dialectique dans la discussion actuelle.

Il ne vous reste plus grand-chose sur quoi écrire, après que chaque référence que vous ayez faite aux événements du moment ait été réfutée le lendemain même du jour où vous l'avez écrite, après que chaque semaine de guerre ait pulvérisé une autre des colonnes de votre position politique. Une argumentation basée sur la dialectique offre 100 % de sécurité, un siècle avant ou un siècle après qu'elle soit écrite. Dans le concert de ces généralités hautaines, aucun de ces faits, si humbles et embarrassants, n'ose intervenir aucune contre-épreuve, aucune observation, aucun fait d'ordre terrestre ne vient perturber leur calme olympien; de telles paroles sereines demeurent à jamais indemnes du contact grossier des évènements quotidiens.

J'ai pris part à bon nombre de luttes de tendances antérieures; certaines étaient aiguës dans certaines vous étiez en cause, camarades Trotsky. Où était la dialectique alors? Comment a-t-il pu se faire qu'à l'époque vous n'ayez rien dit des dangers de mon rejet de la dialectique? Se pourrait-il (la suggestion est d'une telle banalité qu'elle semble invraisemblable en ces temps philosophiques) que la différence provienne de ce qu'au cours de ces discussions, je me trouvais du même côté que vous? Est-il trop absurde aussi de faire l'hypothèse que si, aujourd'hui, je me trouvais avec Cannon et vous, la dialectique aurait pu ne pas faire d'apparition, disons aussi voyante, sur l'avant-scène?

Camarade Trotsky, je vous tiens pour l'un des historiens et des politiques scientifiques les plus compétents qui soient au monde. Je pensais ainsi hier lorsque j'étais d'accord avec vous sur la plupart des questions, je le pense aujourd'hui où je m'oppose à vous à propos de plusieurs questions importantes et je le penserai demain sans aucun doute. Mes croyances, scientifique tolérant comme je le suis, ne sont pas au service de mes intérêts fractionnels du moment. Mais votre compétence dans ces domaines ne vous confère pas automatiquement une compétence dans les domaines de la philosophie, de la logique, des sciences naturelles et de la méthode scientifique.

J'estime que 75% de ce qu'a écrit Engels dans ces domaines est confus ou dépassé par les recherches scientifiques ultérieures -en tout état de cause, sans grande valeur. Il me semble (et, en ma qualité de marxiste, je n'y vois rien d'étonnant) qu'Engels, sur ce point, était un vrai produit de sa génération, celle d'Herbert Spencer et Thomas Huxley, ces vulgarisateurs de Darwin qui pensaient qu'en procédant à une extrapolation métaphorique des hypothèses de l'évolution biologique ils pourraient trouver la clé des derniers mystères de l'univers. Néanmoins, Engels a fait un effort réel pour se tenir au courant de la philosophie, de la logique et de la science de son époque et il a écrit en fonction de ces connaissances.

Vous, par contre, ne nous servez qu'un remâchage d'Engels. Le dernier scientifique à être admis dans vos pages est... Darwin; en dehors de celle d'Aristote, la seule "logique digne d'intérêt" est celle de... Hegel, cet archi-embrouilleur de la pensée humaine, mort il y a un siècle.

Camarade Trotsky, ainsi que nous autres américains avons l'habitude de dire: où étiez-vous pendant tout ce temps? Pendant les cent vingt-cinq ans qui nous séparent de l'époque où écrivait Hegel, la science a fait plus de progrès que pendant toute la période antérieure de l'histoire humaine. Pendant ces années, la logique, après deux mille trois cents années de stabilité, a subi une transformation révolutionnaire: transformation sur laquelle Hegel et ses idées ont eu une influence exactement égale à zéro.

Vous me demandez: "Affirmez-vous que le progrès des sciences, y compris le darwinisme, le marxisme, la physique moderne, la chimie, etc., n'a pas influencé de quelque façon nos modes de pensée?" Mais c'est à vous, pas à moi, qu'il faudrait poser cette question. Bien entendu, j'affirme qu'elles ont eu une influence (entre autres en montrant que la dialectique hégélienne n'a rien à voir avec la science). Comment les sciences ont influencé nos modes de pensées, personne ne le découvrira, quand bien même il y passerait une vie entière, en étudiant la syntaxe tortueuse de cet absolutiste réactionnaire qu'était Hegel, mais c'est en étudiant la science et les mathématiques modernes, ainsi que les analyses sérieuses de ces disciplines que l'on y parviendra.

De la façon la plus sarcastique, vous persistez à me demander de "prendre la peine de nous informer de qui, après Aristote, a analysé et systématisé les progrès ultérieurs de la logique"; "Peut-être attirerez-vous mon attention sur les oeuvres qui doivent supplanter pour le prolétariat le système du matérialisme dialectique." Comme si cette exigence était, de toute évidence, tellement impossible à satisfaire que je doive me dégonfler comme un ballon crevé en face d'elle Le sarcasme est déplacé car l'exigence est on ne peut plus facile à satisfaire. Souhaitez-vous que je vous prépare une liste bibliographique, camarade Trotsky? Elle serait longue, allant des oeuvres des brillants mathématiciens et logiciens du milieu du siècle dernier jusqu'au point culminant que représente le monumental Principia Mathematica de Russel et Whitehead (ce tournant historique de la logique moderne); elle s'étendrait ensuite dans de nombreuses directions -l'une des plus fructueuses étant représentée par les scientifiques, les mathématiciens et les logiciens qui coopèrent aujourd'hui à la nouvelle Encyclopédie de la Science Unifiée. En ce qui concerne la logique au sens restreint du terme, l'Aperçu de logique symbolique de C.I. Lewis est une excellente, quoique difficile, introduction. J'ai bien peur, cependant, que dans toutes ces oeuvres vous trouviez à peine une seule allusion à la dialectique hégélienne (ou marxiste); pas plus que vous n'en trouverez dans les oeuvres d'un seul scientifique réputé de notre époque -à l'exception des soviétiques qui risqueraient la balle dans la nuque à faire le contraire ou d'un ou de deux larbins du Kremlin, du style J.-B.-S. Haldane, dans d'autres pays. Etudier ces oeuvres ne manquerait pas d'intérêt, mais j'ai bien peur que lorsque nous aurions fini nous ne soyions pas plus près de la solution du problème du rôle de la Russie dans la guerre.

Vous avez une idée de la logique totalement incorrecte, camarade Trotsky. Vous établissez une analogie entre une machine ou un instrument et la logique: "De même qu'un atelier d'outillage est nécessaire au fonctionnement de tous les départements d'une usine, de même la logique est indispensable à toutes les sphères de la connaissance humaine." Cette analogie est fausse. En ce qui concerne notre politique, on ne peut faire d'analogie entre une machine, un instrument ou un outil et la logique ou la méthode; c'est au parti qu'il faut se référer. Le parti, le parti réel, est l'instrument dont nous nous servons pour atteindre nos objectifs politiques. La logique n'est indispensable à la connaissance humaine que dans une mesure bien déterminée: elle établit les conditions d'un discours intelligible, si bien qu'en la "violant" nous courons le risque de ne proférer que des absurdités. Mais nul n'a besoin de connaître la science de la logique pour agir de façon signifiante, ni même pour être un grand scientifique empiriste: en fait, peu de gens connaissent la logique, discipline hautement spécialisée qui, lorsqu'elle est en divorce avec la connaissance empirique, est une matière assez peu utile. Peut-être une bonne connaissance de la logique (de la "méthode") est-elle de nature à aider à une attitude signifiante, à une meilleure pratique scientifique (la chose semble particulièrement possible dans les disciplines scientifiques à caractère éminemment théorique) mais l'expérience ne nous enseigne pas que cela se produise aussi souvent ou avec autant d'impact que les logiciens aimeraient le croire. Sinon nous pourrions être assurés que le chômage sévirait moins parmi les logiciens.

Il n'existe rien non plus qui puisse être baptisé "logique inconsciente". J'ai lu votre paragraphe sur les "dialecticiens inconscients", (votre paysanne et son renard) avec stupéfaction, espérant que tout le passage n'avait de valeur qu'humoristique. Mais j 'ai été contraint de conclure que vous y mettiez aussi du sérieux. Selon votre raisonnement, un crapaud -ou, dans ce cas, une pierre- doivent être des savants puisqu'aussi bien ils agissent l'un et l'autre en accord avec les lois de la gravitation. Ce qui caractérise un scientifique (et qui le différencie d'un sauvage ou d'une pierre) n'est pas qu'il agit en accord avec les lois de la science (ce que toutes les choses font au même titre; quand elles ne le font pas, ce sont les lois de la science que l'on modifie, de façon à mieux expliquer comment se déroulent leurs actions); c'est qu'il connaît les lois, non pas de façon "inconsciente" (quelle que soit la signification de ce terme) mais tout à fait consciemment, délibérément.

Vous nous dites que les travailleurs, les prolétaires sont "naturellement enclins à la pensée dialectique". Où sont ces travailleurs, camarade Trotsky? Il me semble que vous faites à la dialectique une publicité très douteuse. Les seuls travailleurs que je connaisse personnellement (mais c'est le cas pour tout le monde) sont ces êtres humains que l'on peut rencontrer dans les mines de cuivre de la Kennecott, dans les usines de l'U.S. Steel, sur les navires de la marine marchande... Ces travailleurs, malgré tout ce qui s'est passé dans le monde, continuent à faire confiance à J.-H. Lewis, Citrine, Jouhaux et Staline, continuent à voter Démocrate ou Républicain, continuent à croire au capitalisme. Je pense qu'ils modifieront leurs croyances, peut-être très rapidement. Mais je trouve que leur pensée est, pour l'essentiel, fausse ou, sinon, confuse. Si c'est là ce que vous appelez la "pensée dialectique", je suis d'accord avec vous.

Au milieu de toute la confusion soigneusement élaborée de vos nouvelles remarques sur la dialectique, vous ne faites qu'une seule tentative pour fournir un argument en faveur de la dialectique et cet argument se révèle, après examen, à la fois hors de propos et réactionnaire: "Tous les grands révolutionnaires les plus éminents -tout d'abord et avant tout Marx, Engels, Lénine, Luxemburg, Franz Mehring- se sont placés sur le terrain du matérialisme dialectique" tandis que nombre de déserteurs de la révolution ont commencé par attaquer la dialectique. L'arme que vous employez n'est-elle pas identique dans sa forme à l'arme dont usent in extremis toutes les réactions: oserez-vous refuser de croire à ce que vos pères croyaient, et avant eux leurs pères et leurs grands-pères? Chacun d'entre nous n'a-t-il pas dû battre en brèche cet argument même avant de se ranger dans le camp du socialisme? Cet argument n'a pas un iota de valeur supplémentaire lorsqu'un socialiste l'emploie.

Quand bien même il serait vrai -et ce n'est pas le cas- que tous les révolutionnaires croient en la dialectique et que tous ceux qui ont cessé de croire en la révolution la rejettent (ce oui serait des plus intéressant du point de vue historique et psychologique), cela ne prouverait rien en faveur de la vérité, de la fausseté ou de la signification scientifique de la dialectique. Il s'agit là de deux questions de type entièrement différent.

Vous-même êtes capable de reconnaître cette différence lorsque vous ne subordonnez pas la vérité à la rhétorique fractionnelle; de fait, vous avez insisté sur ce point avec la plus grande énergie. Par exemple: en analysant les Procès de Moscou, vous (et nous tous aussi) avez montré que l'on pouvait montrer la fausseté des confessions des prévenus à partir des preuves fournies, des contradictions internes de leurs déclarations et par une compréhension du processus historique qui a culminé avec les Procès. Les staliniens répondirent -reprenant très efficacement le point de vue d'un grand nombre de gens- en soulignant le fait indéniable que tous avaient avoué. Nous avons dit alors: c'est là un problème tout à fait différent, indépendant du problème de la vérité ou de la fausseté des aveux eux-mêmes; nous avons aussi nos propres hypothèses sur les raisons qui les ont fait avouer mais, même si ces hypothèses sont incorrectes, cela n'a rien à voir avec la vérité de ce qui est dit dans les aveux.

Pourquoi Marx, Engels et Lénine croyaient-ils en la dialectique ? C'est là un problème qui relève de l'étude psychologique et historique et qui existe par lui-même.

Mais votre revue de "qui croyait à quoi" est, dirai-je, quelque peu incomplète. Vous consacrez un couple de pages à des explications périlleuses du fait malencontreux que Liebknecht n'acceptait pas la dialectique alors que Plekhanov l'acceptait. Mais qu'en est-il des mencheviks dans leur quasi-totalité, camarade Trotsky? J'ai toujours lu qu'ils étaient aussi attentifs à écrire sur et pour la défense de la dialectique que les ultra-dialecticiens bolcheviques. Et, ce qui est beaucoup plus pertinent, qu'en est-il des théoriciens staliniens, camarade Trotsky? La bibliographie des écrits staliniens sur la dialectique pourrait remplir une étagère ou deux, je vous l'affirme. Et, de la façon la plus marquante, les sectaires? Saviez-vous, camarade Trotsky, que de tous ceux qui ont été dans nos rangs depuis une décennie, le plus préoccupé de dialectique était Hugo Oehler? (Il fut, songez-y un peu, votre unique prédécesseur puisqu'il m'attaqua pour mon hostilité à la dialectique au cours d'une discussion politique. Il s'agissait du problème de l'entrée dans le Parti socialiste; en tout état de cause, à cette époque, Cannon et même le camarade Wright omirent de reconnaître que votre bloc avec moi était sans principes et que la fidélité aux principes aurait exigé que vous vous aligniez sur Oehler jusqu'à ce que la "question fondamentale" de la dialectique soit totalement éclaircie. Au lieu de cela, nous nous mîmes d'accord sur la tactique "conjoncturelle", épisodique, purement empirique de l'entrisme. Heureusement, nous avons appris les principes depuis lors!) N'est-il pas remarquable que lorsque notre service de librairie, avec son orientation nouvelle, propose des traités sur la dialectique, sa liste comporte principalement des mencheviks, des brandleriens, des staliniens même?... Et que dire de Shachtman et Abern que leur dialectique n'a pas empêchés de venir s'égarer avec moi? Toutefois, je comprends parfaitement que ces renégats "ne sont pas de vrais dialecticiens", qu'ils n'acceptent la dialectique que du bout des lèvres, etc.

Se pourrait-il, camarade Trotsky, que les seuls véritablement vrais dialecticiens (conscients et inconscients) sont ceux-là seuls qui sont politiquement d'accord avec vous ?

Vous me reprochez un grave manquement au devoir pour n'avoir pas pris les armes contre l'opium de la religion-dialectique. Eh bien, camarade Trotsky, comparons mes écrits sur la dialectique, au cours des dix dernières années, avec les vôtres contre la religion (ou pour la dialectique): je soupçonne que nous nous trouverons frères dans le péché par rapport à notre devoir de lutter contre la drogue.

Néanmoins, vous avez inscrit la dialectique à l'ordre du jour. Très bien. Je vais en débattre avec vous. Mais je ne commencerai que lorsque les deux conditions que j'ai formulées dans mon récent article (la politique du désespoir) auront été remplies. Tout d'abord, que vous précisiez clairement de quoi nous débattons en formulant de façon significative les lois et les principes de la dialectique. Je ne vais pas, permettez-moi de le répéter, me borner à jongler avec des mots en votre compagnie. Ensuite, que nous discutions de la dialectique et non que nous utilisions la dialectique comme un tour de passe-passe afin d'entraîner le parti et l'Internationale loin des problèmes politiques que nous affrontons.

Je ne reconnais pas la dialectique mais, comme vous le dites, la dialectique me reconnaît. De toute évidence, si Cannon obtient la majorité au Congrès, cette reconnaissance deviendra un coup sur la tête sous la forme d'une résolution ajoutant l'acceptation de la dialectique au programme fondamental du parti; si j'interprète correctement vos remarques, vous avez répondu a mon défi sur ce point avant même de l'avoir reçu. Je ne sais s'il faut trouver ce projet grotesque ou scandaleux. Laissez-moi vous demander, dans un a parte non fractionnel, en dehors de tout procès-verbal: quels que soient les mérites de la dialectique, imaginez-vous, êtes-vous intellectuellement désorienté au point d'imaginer qu'une telle question peut être réglée par le genre de discussion de tendance que nous avons à l'heure actuelle et conclue par un vote de congrès -vote qui, en outre, s'effectuerait sur de très dures délimitations fractionnelles, nées de problèmes entièrement différents? Mais peut-être puis-je répondre moi-même à ma propre question, car il existe un point de vue au nom duquel on peut régler de telles questions de cette manière -oui, l'histoire des deux dernières décennies nous a même appris comment on pouvait décider que 2 et 2 faisaient 5.

Je reviens, en définitive, à l'interrogation de mon article précèdent. Je vous concède votre "logique de l'évolution" de la quantité qui se transforme en qualité jusqu'à l'unité des contraires, des étoiles les plus éloignées, jusqu'à votre paysanne cuisinière et vos renards. Mais maintenant, camarade Trotsky, s'il vous plaît, s'il vous plaît, expliquez à moi et à nous tous comment, oui comment, découle-t-il d'un seul ou de tous ces principes une réponse aux problèmes politiques à propos desquels nous nous affrontons, affrontement qui porte sur l'orientation stratégique de notre mouvement au cours de la première phase de la seconde guerre mondiale? Votre incapacité à répondre à cette question -car vous en serez incapable- prouve que votre introduction de la dialectique dans le débat est une évasion, un piège embaumé pour les imprudents.

Quels sont les principes fondamentaux ?

C'est une illusion populaire qui remonte loin que de croire que les "questions fondamentales" ont trait à ces grands substantifs, que l'on écrit souvent en majuscules: Dieu, la Liberté, l'Immortalité, l'Univers, la Réalité, la Création et ainsi de suite. Les églises ont toujours été anxieuses d'entretenir cette illusion car, puisque ces prétendues questions échappent au domaine de la science, elles peuvent être présentées comme le territoire privé de la religion, ce qui permet à l'Eglise d'être seule à fournir une réponse au problème fondamental de l'homme. J'estime, camarade Trotsky, d'après votre attaque contre l'opposition coupable d'avoir "négligé les principes fondamentaux", que vous demeurez victime de cette illusion.

Puisque Cannon et vous, suivant l'exemple de Hardman, Oehler, Muste et Jack Altman, avez clairement établi que je suis un professeur, je prendrai la liberté d'emprunter à mon expérience pédagogique. Nombreux sont les étudiants qui viennent à mes cours introductifs de philosophie en ayant vaguement entendu dire que la philosophie traite plus ou moins des "principes fondamentaux"; et ils s'inscrivent au cours avec l'espoir d'entendre des "réponses" aux questions que j 'ai mentionnées plus haut. A leur surprise, et souvent à leur consternation, ils découvrent qu'on leur demande de s'intéresser à un ensemble de sujets totalement différents: ils apprennent comment critiquer leurs croyances et comment les vérifier; ils apprennent la différence entre le discours significatif et le non-sens; ils apprennent à clarifier les données d'un problème et à y répondre -quand on peut y répondre; ils apprennent comment la science s'est développée et ce que signifie l'entreprise scientifique, ce qu'est une hypothèse, comment elle peut être confirmée ou infirmée; ils apprennent à quel point les vastes "questions fondamentales" ne sont pas du tout de véritables questions mais l'exigence d'une satisfaction émotionnelle, comment l'exploitation des sentiments intenses qui entourent ces mots à majuscules a été, de tout temps, utilisée par l'Eglise et l'autorité, le prêtre, le philosophe et le tyran pour servir à des buts obscurantistes et réactionnaires. Un bon nombre d'étudiants sont offensés dans leurs croyances, trompés dans les espoirs qu'ils avaient eus dans le cours (espoirs, en fait, d'un baume verbal pour leurs sentiments blessés et désorientés) et ils ne s'inscrivent pas au second semestre. Mais les autres, les meilleurs selon moi, comprennent graduellement qu'ils quittent une terre embaumée pour la clarté du jour et acquièrent une confiance nouvelle comme un homme qui retrouve ses esprits après l'hébétude de l'ivresse.

Il n'y a pas de principes fondamentaux "en général", camarade Trotsky. Dans chaque domaine systématisé de la connaissance, il existe certains principes qui, du point de vue de ce domaine, peuvent être considérés comme fondamentaux: soit, dans l'acceptation logique du terme, parce qu'ils sont les axiomes de base, les postulats et les théorèmes sur lesquels repose la structure logique de ce domaine soit, dans une perspective instrumentale, parce qu'ils sont l'objectif primordial ou le but vers lequel tend ce domaine. Mais dans chacun des domaines auxquels nous pouvons nous référer, il y a différents "principes fondamentaux".

Les seuls principes fondamentaux qui se rattachent à notre actuelle discussion sont ceux de la politique, car on peut présumer que nous ne sommes pas rassemblés sur le mode d'une société de mathématiciens ou d'une école artistique. Les principes fondamentaux de la politique comprennent: le but central, en même temps que les plus importants des moyens que l'on considère comme nécessaires pour atteindre ce but. N'est-ce pas évident? Afin de rester membres d'une même organisation, nous autres, de la Quatrième Internationale, devons être d'accord sur notre but central, à savoir le socialisme. Nous devons aussi être d'accord sur les moyens principaux que nous estimons indispensables pour atteindre ce but: la dictature du prolétariat, le renversement révolutionnaire du capitalisme, la construction du parti, etc. Quels moyens sont les plus "importants" et à quel degré d'accord étroit devons-nous parvenir à leur sujet? A cela, nous ne pouvons répondre par avance; seule l'expérience peut nous l'indiquer et les limites de l'accord indispensable peuvent varier d'une fois sur l'autre. L'expérience a prouvé que des gens ne peuvent rester membre d'un même parti s'ils divergent sur les méthodes pour parvenir au socialisme qu'implique, par exemple, le débat sur la voie parlementaire ou la voie révolutionnaire; elle a également montré qu'ils peuvent demeurer dans la même organisation même s'ils ne sont pas d'accord sur une méthode telle que celle d'un "labor party".

Notre programme fondamental est, à proprement parler (et la même remarque vaut pour tout parti politique) la simple expression de notre objectif central et des méthodes que nous estimons nécessaires d'adopter pour l'atteindre. C'est ce choix qui, par exemple, détermine de fait les conditions d'appartenance au parti et donne l'orientation de nos activités. En outre, afin de faire face à l'activité pratique de tous les jours ou même de tous les ans, le programme fondamental est complété par des prises de position qui servent de principes directeurs pour les méthodes que nous estimons moins décisives ou plus temporaires (Labor Party, New Deal, etc.). Ces prises de position, bien qu'elles aient un caractère obligatoire pour l'orientation du parti, n'ont pas besoin d'être acceptées par tous les membres et ne constituent pas une condition pour l'appartenance à l'organisation.

Mais, qu'en est-il de la sociologie marxiste (la théorie de l'Etat) et de la dialectique? Car c'est sur son prétendu refus de la première et sur le refus de Burnham de la seconde que vous condamnez l'opposition pour son "mépris des principes fondamentaux".

Tout d'abord, c'est une falsification absolue que de dire que moi-même, ou n'importe quel autre membre de l'opposition rejetons la théorie marxiste de l'Etat. Nous sommes en désaccord avec votre interprétation et votre application de cette théorie mais nous partons tous dans nos analyses des fondements, entre autres, de la théorie marxiste de l'Etat. Depuis quand reconnaissons-nous à un individu le droit à l'infaillibilité dans l'interprétation? Tous les membres de l'opposition sont en désaccord avec votre application de la théorie au rôle de la Russie dans la guerre actuelle; certains d'entre nous (Carter et moi, par exemple) croient en outre que l'application de la théorie à l'ensemble du problème de la dictature du prolétariat nécessite des éclaircissements. Mais aucun d'entre nous ne nie la validité de cette théorie (encore que, bien entendu, pour ma part, je l'accepte comme une hypothèse et non comme un dogme révélé). Croyez-vous qu'un autre facteur que ma fermeté à l'égard de cette théorie aurait pu m'inciter à intituler ma chronique "Leur gouvernement" -ce que j'ai fait quelque temps avant de rejoindre le mouvement pour la Quatrième Internationale?

Cependant, la théorie de l'Etat n'est pas ce "principe fondamental" de notre politique, selon le sens même de ce terme que j'ai essayé d'expliquer. Si on peut la prendre pour telle, c'est de ce point de vue: il a été assez clairement démontré qu'aucune autre hypothèse ne nous met en mesure de parvenir avec une telle force aux conclusions qu'impliquent la plupart des supports de notre programme fondamental (rejet du parlementarisme, attitude à l'égard de la guerre impérialiste, dictature du prolétariat, etc.), tandis que toute autre théorie de l'Etat mène à des conclusions différentes (et erronées) sur les moyens de parvenir au socialisme. C'est ainsi qu'il peut sembler que l'acceptation de notre programme fondamental entraîne logiquement l'acceptation de la théorie marxiste de l'Etat, encore que la chose puisse ne pas être évidente pour chacun à chaque étape. Néanmoins, pour autant que nous nous occupons de politique, c'est le programme et les conséquences empiriques qui en découlent qui sont fondamentales par rapport à la théorie et non à l'inverse.

Mais, à aucun égard, la dialectique (même si elle n'était pas, comme c'est le cas, dépourvue de signification scientifique) n'est fondamentale en politique. Absolument pas. Toute opinion sur la dialectique est, en politique, aussi peu fondamentale qu'une opinion sur la géométrie non-euclidienne ou la relativité. En affirmant le contraire, vous, pour votre part et Eastman, pour la sienne, vous soumettez de la même manière à cette illusion vulgaire et néfaste que je dénonçais au début du présent chapitre.

Vous avez tort, camarade Trotsky. L'opposition a le plus grand souci des principes fondamentaux mais des principes politiques fondamentaux. Nos principes politiques fondamentaux sont exposés, précisément et abondamment, dans le programme de l'Internationale et du parti. Nous proposons aujourd'hui de réviser une des sections de ce programme, comme nous avons pu le faire dans le passé; mais nous proposons de procéder à cette révision à partir des axes de base, fondamentaux de notre programme: l'objectif central qu'est le socialisme mondial et les moyens décisifs que nous estimons en même temps nécessaires pour l'atteindre.

Camarade Trotsky, vous avez trop absorbé de Hegel, de sa vision monolithique, totalitaire de l'univers conçu comme un bloc dont chaque partie est en rapport avec toutes les autres parties, où chaque chose est en rapport avec toutes les autres, où la destruction d'un seul grain de poussière signifie l'annihilation de la Totalité. Je suis opposé au totalitarisme en philosophie, comme je le suis à l'intérieur de l'Etat ou du parti.

Il n'est pas vrai que nous rejetions la sociologie marxiste; il n'est pas vrai que je rejette les principes fondamentaux en rejetant la dialectique. Il est doublement faux de tenter d'étayer votre thèse fragile sur les "principes fondamentaux" en répandant une version inventée des faits, selon laquelle l'opposition a adopté, sur les événements de la guerre en cours, des positions purement épisodiques, changeant et virevoltant au gré des variations de l'évolution de la situation -les "tâches en Finlande" étant diamétralement séparées de "notre position sur la Pologne". Ce n'est pas nous, mais vous, camarade Trotsky et, bien plus grossièrement, Cannon qui, depuis le début de la guerre, avez semé la confusion dans le parti, parmi les lecteurs de notre presse et en vous-mêmes grâce à une succession de stupéfiants changements de position qui n'ont prouvé rien d'autre que l'inutilité de votre doctrine face aux événements. Quiconque a lu l'Appeal en a vu la démonstration, d'une criante vulgarité. Quant à nous, dès que, peu après le début de la guerre, nous avons vu clairement de quel genre elle relevait, nous avons, avec constance, analysé les événements à la lumière d'une seule orientation stratégique -que nous appelons la stratégie du troisième camp qui est, elle aussi, basée sur nos objectifs fondamentaux. Nous n'avons fait aucune distinction "de principe" entre la Pologne, les Etats baltes et la Finlande; c'est vous et les Cannon et les Goldman qui avez agi de la sorte en produisant, semaine après semaine, des directives et des analyses qui se contredisaient l'une l'autre. Vous ne pouvez faire autrement, car votre orientation stratégique centrale -la défense de l'Etat stalinien et de son armée- est désormais en conflit direct avec les objectifs fondamentaux de notre mouvement et vous tentez l'impossible, à savoir: escamoter l'un et l'autre dans une seule main.

Votre appel aux "principes fondamentaux" est exactement de même nature que vos tentatives sur la dialectique: un tour de passe-passe pour détourner l'attention des problèmes politiques à trancher.

L'anonymat de la science.

Vous vous amusez beaucoup, camarade Trotsky, de l'anonymat, de l'absence d'étiquette de la science que je défends. Vous trouvez des plus drôles que nos documents plaident pour "une politique audacieuse, souple, critique et expérimentale -en un mot, une politique scientifique". Vous écrivez: "Avec une telle formule, on peut pénétrer dans n'importe quel salon démocratique". Sur ce point, je ne veux aucun malentendu, absolument aucun, ni aucune base à un malentendu possible.

Vous trouvez ces adjectifs "prétentieux et délibérément abscons". Qu'ont-ils de prétentieux et d'abscons, camarade Trotsky? Il s'agit de mots avec lesquels n'importe quel enfant est familiarisé.

Décrivent-ils la science ou non, camarade Trotsky? Et si le marxisme fait partie de la science, décrivent-ils ou non le marxisme? Trouvez-vous qu'il leur manque la formule magique? La discussion est-elle clarifiée parce que l'on exige une politique "marxiste"? Le débat porte sur le genre de politique qui, dans les circonstances présentes, peut être une politique marxiste. Et pour moi, à coup sûr, une "politique marxiste" est l'équivalent d'une "politique scientifique"; si ce n'était pas le cas, je rejetterais la politique marxiste.

Mais il peut, derrière tout cela, se cacher plus de choses que nous n'en avons mis en lumière jusqu'ici.

Est-ce que la science telle que vous la comprenez, et la vérité qu'elle démontre ont un nom? Et quel nom? Science "prolétarienne" et vérité "prolétarienne" -science de classe et vérité de classe?

Si c'est le cas -et je ne peux imaginer l'ampleur de vos ricanements de mépris si ce ne l'est pas- il y a effectivement un abîme entre nous.

Mais oui, c'est certain, la science et les vérités que je défends sont anonymes, sans étiquettes. Elles ne sont le monopole ni d'un homme ni d'un groupe ou d'une classe mais le bien commun des hommes; pour elles, tous les hommes sont égaux. Les vérités que la science nous révèle sont vraies pour Staline comme pour Trotsky, pour Morgan comme pour Cannon, pour Roosevelt comme pour Browder. Naturellement, les intérêts psychologiques et sociaux (y compris, bien évidemment, les intérêts de classe) des hommes peuvent constituer des obstacles, et même d'insurmontables obstacles à leur prise de conscience et à leur découverte de ces vérités; mais les vérités elles-mêmes sont seulement basées sur des preuves qui sont valables pour tous les hommes.

Vous êtes sur un terrain dangereux, camarade Trotsky. La doctrine de la "vérité de classe" pave la voie des Philosophes-Roi de Platon, des prophètes, des papes et des Staline. Pour ceux-ci, un homme doit faire partie de l'élite de Dieu pour pouvoir connaître la vérité. Cela mène dans une direction diamétralement opposée à celle du socialisme, d'un socialisme véritablement humain.

Vous adressez de nombreux avertissements aux jeunes camarades de notre mouvement; je vais en ajouter à la liste, de mauvais augure: "Prenez garde! Prenez garde, camarades, de tout homme ou toute doctrine qui vous affirme qu'un homme ou un groupe d'hommes détient le monopole de la vérité ou des moyens de connaître la vérité."

"Je ne fume pas..."

"Tout au long des vacillations et des convulsions de l'opposition, pour contradictoires qu'elles soient, deux caractéristiques générales courent des pinacles de la théorie aux épisodes politiques les plus triviaux. .. La seconde de ces caractéristiques générales intimement liée à la première est, au sens propre, une tendance à s'abstenir de toute participation active, une tendance à l'auto-élimination, à l'abstentionnisme, sous le couvert, naturellement, de phrases ultra-révolutionnaires..." Encore une fois, nous voilà soumis au souffle puissant de la rhétorique, du style impétueux, que vient renforcer ici l'humour charmant de la petite phrase, plusieurs fois répétée: "Merci, je ne fume pas."

Un homme dépourvu de méfiance pourrait déduire du style de haute volée de ce passage qu'ici au moins un fait a été véritablement établi et que des tonnes de démonstrations et de preuves vont être déversées sur nous pour justifier cette rhétorique. Mais le microscope analytique est à même de déceler la vérité: deux facteurs très exactement et seulement deux facteurs nous sont fournis à titre de preuve, tous deux pris isolément, absolument coupés des centaines d'autres facteurs qui constituent la ligne politique des membres de l'opposition, qu'on les prenne un par un ou en groupe. L'opposition est "abstentionniste" dans le domaine de la pratique politique parce que: a)Burnham était opposé à ce que Trotsky apparaisse devant le comité Dies; b)parce que, dans le conflit russo-finlandais, l'opposition rejette au même titre chacun des adversaires. Mais si ces deux accusations spécifiques étaient justifiées, je ne pourrais, en les comparant avec la conclusion de portée cosmique, m'empêcher de faire la même remarque que le Prince Hal lorsqu'il lit l'énorme liste de vins que Falstaff a commandés en la comparant avec le minuscule morceau de pain qui les accompagne: "Oh! monstre! Rien que deux pauvres sous de pain pour un contenant d'une ampleur si intolérable."

Mais voyons plutôt les deux faits :

Il n'y pas la plus petite raison de considérer que le problème Dies relève de la politique générale de l'une ou l'autre des tendances. A nouveau, vous procédez à partir d'une conception totalitaire qui rattache tout à tout avec des liens de fer. Les membres de l'opposition qui appartiennent au Comité central sont divisés sur la question; à la base, les positions adoptées ont franchi, dans les deux sens, la ligne de démarcation des tendances. Aux yeux de toute personne sensée, il s'agissait là d'une question à propos de laquelle des divergences d'opinion étaient choses naturelles et sur laquelle, en admettant qu'il existât une opinion indiscutablement correcte, une erreur pouvait être facilement comprise comme une erreur et pas autre chose.

Mais il est surprenant pour moi, camarade Trotsky, que vous soyiez assez mal avisé pour ramener cet épisode secondaire dans le contexte actuel, à titre d'argument contre l'opposition.

Vous avez une curieuse façon de raisonner. C'est être en accord avec les principes révolutionnaires que de chercher à utiliser les institutions parlementaires bourgeoises comme une tribune. Personne ne met cela en question dans nos rangs, personne ne l'a jamais fait. Mais de là vous allez déduire qu'il était correct d'accepter l'invitation de Dies, que, sans égards aux résultats, la décision était juste et que s'y opposer était la manifestation d'une violation de la politique révolutionnaire. Votre raisonnement est, en l'occurrence, similaire à celui dont vous usez à propos de la dialectique et de la théorie de l'Etat.

Mais nos principes n'affirment pas qu'il est toujours correct d'essayer d'utiliser toute institution parlementaire bourgeoise. Ce serait une interprétation parfaitement absurde. Nous admettons que nos principes ne nous interdisent pas, par exemple, de traduire en justice un adversaire, même s'il appartient au mouvement ouvrier; mais nous sommes des plus prudents dans l'application de cette tolérance de principe. Nous siégerons au Congrès, mais pas toujours et pas dans n'importe quel congrès: il nous arrive de boycotter une assemblée, comme vous devez, à coup sûr, vous le rappeler. Le principe ne nous permet guère plus que de laisser la question ouverte; la décision spécifique doit toujours être basée sur une estimation des rapports existant entre la situation spécifique et nos objectifs politiques et de la tactique la plus adéquate, compte tenu des circonstances, pour atteindre ces objectifs.

Lorsque le problème de l'invitation du comité Dies est venu devant le Bureau politique, nous avions à apprécier quelles en seraient les conséquences par rapport à nos objectifs. Le camarade Bern et moi-même avons eu une appréciation; le reste du Bureau politique et vous-même une autre.

Qui avait raison? Personne ne pouvait en être très sûr à l'époque -il y avait une part importante de pari dans nos décisions. Mais, aujourd'hui, selon moi, on peut en être sûr, parce que nous pouvons juger en fonction des conséquences véritables de notre décision. J'étais prêt, j'étais même désireux (comme je l'ai déclaré devant les militants de New York) d'avoir tort. Mais, hélas, Bern et moi-même nous nous sommes révélés meilleurs prophètes encore que nous-mêmes ne pouvions le supposer.

La vérité est que Dies l'a emporté haut la main. Le fait est évident pour quiconque s'en tient aux faits et non aux dogmes abstraits.

Quelles ont été les conséquences véritables ?

Tout d'abord, nous avons été contraints de mentir fondamentalement à nos militants et à nos sympathisants. Ce mensonge a pris la forme d'un éditorial de l'Appeal, en réponse à Zack qui affirmait que nous avions changé de position sur le comité Dies en avançant tel et tel prétexte alors qu'en vérité notre changement était déterminé par le fait que Trotsky avait été appelé à témoigner.

Autre conséquence: grâce à la publicité donnée à l'invitation puis au désistement ultérieur, nous avons de fait donné un blanc-seing au Comité, à ses visées, ainsi qu'aux renégats qui ont comparu devant lui. Nous avons, pourriez-vous dire, légitimé le Comité aux yeux des travailleurs d'avant-garde (et non des démocrates car la plupart d'entre eux étaient, depuis quelque temps déjà, assez satisfaits du comité). Et nous avons donné un exemple qui ne pouvait passer que pour une forme d'opportunisme cynique de notre propre agitation.

Si vous aviez effectivement comparu devant le Comité, ces inconvénients auraient pu être contrebalancés par votre témoignage -encore qu'après avoir étudié attentivement la procédure du Comité et la publicité dont elle bénéficie, je persiste à en douter. Mais vous n'avez pas comparu. Pensez-vous que votre déclaration dans l'Appeal, avec ses quelques milliers de lecteurs, ait pu compenser tous ces inconvénients?

(En l'occurrence, votre façon de raisonner est identique avec celle dont vous usez à propos de l'invitation lancée à Hook, Eastman et autres à la fin de notre article "Intellectuels en retraite". Shachtman et moi-même avons eu la sagesse nécessaire de comprendre qu'aucun de nos adversaires n'aurait l'audace suffisante pour accepter cette invitation -nous avions soigneusement discuté du problème auparavant. Lorsque vous avez eu l'invitation, méjugeant les hommes auxquels nous nous adressions, vous avez cédé à la panique et écrit avec horreur que nous ouvrions les colonnes de la revue aux démocrates. L'expérience a prouvé que nous avions raison et que vous aviez tort. Et maintenant c'est nous que vous avez la témérité d'accuser de manque de finesse politique.)

Passons maintenant à votre seconde démonstration à l'appui de votre accusation d'abstentionnisme: notre politique à l'égard de la guerre en cours. Selon vos dires nous "nous retirons de la lutte", "nous ne prenons pas part à cette sale affaire". En l'occurrence, votre rhétorique et le contenu qu'elle exprime vous trahissent au même titre, camarade Trotsky. Votre raisonnement sur le comité Dies est d'une nature si particulière que, jusqu'à ce jour, je n'en ai pas rencontré l'équivalent; mais votre raisonnement sur le second point se rattache à une variété connue, très bien connue. C'est l'éternelle accusation de la réaction lorsqu'elle s'attaque aux défenseurs du troisième camp. Combien de fois ne l'avons-nous pas rencontré dans les écrits de 1914-1918. Aujourd'hui, elle resurgit de toutes parts. Le New Leader en est peut-être le meilleur propagandiste dans ce pays et je vous recommande particulièrement la chronique de Charles Yale Harrison comme illustration de ce genre de manipulation sagace. Comme il pourfend les "pacifistes", les "socialistes utopiques" et autres "idéalistes" vous pourriez lui emprunter vos propres phrases. Vous devez prendre parti désormais, hurle-t-il, assez stationné dans votre tour d'ivoire. A vrai dire, il prend parti pour Mannerheim et vous pour Staline. Mais l'un et l'autre vous vous trouvez aujourd'hui unis pour tenter de masquer aux travailleurs le seul camp qui défende la fidélité au socialisme: le troisième camp. Non camarade Trotsky, nous ne nous retirons pas de la lutte, pas plus que nous n'appelons au retrait. Mais nous nous sentons concernés par les gens avec lesquels nous luttons et par les raisons de notre combat. Et nous ne nous battrons pas aux côtés de la Guépéou pour le salut de la contre-révolution au Kremlin

Autant donc pour les deux éléments de la pseudo "preuve" sur laquelle vous basez votre grandiose accusation d'abstentionnisme.

Mais porter une telle accusation contre l'actuelle opposition et contre moi en particulier est -indépendamment de vos deux facteurs- pour parler modérément, absurde. Sans aucune hésitation, je peux dire, sans aucun risque d'un démenti fondé, que, de tous les dirigeants du parti, je suis le moins susceptible d'être accusé d'abstentionnisme. En effet, je suis presque célèbre dans le parti par ma volonté de chercher les voies d'une intervention dans tout ce qui se fait jour dans le champ politique: des amendements Ludlow aux élections; des oeufs au bacon aux partis ouvriers des conférences aux manifestations anti-nazies. S'il fallait m'accuser de quelque chose, ce serait, non sans raison d'ailleurs, d'être à l'extrême opposé de l'abstentionnisme. A la différence de Cannon et de Cochran, je ne suis pas de ceux qui sont capables de se vanter de n'avoir jamais commis de faute politique. Mais mes fautes ne relèvent pas de l'abstentionnisme. Même mon erreur qui fait le plus parler d'elle -à propos du secteur automobile- résultat de l'insistance que nous mettions à nous prononcer pour un des congrès (celui de Martin) à l'opposé de la politique initiale de Cochran et de Clarke qui consistait à boycotter les deux congrès.

A cet égard, je ne suis pas, de plus, une exception mais bien plutôt représentatif des dirigeants de l'opposition. Au cours des dernières années, c'est de leur côté que sont venues pratiquement toutes les propositions de participation active a toutes sortes d'actions en opposant à l'attitude passive négative de Cannon-Goldman-Lewitt. On peut trouver la trace écrite de cette divergence dans les archives du parti. Le bilan des dirigeants de l'Y.P.S.L. est à cet égard des plus éclairants. L'accusation d'abstentionnisme à l'instar de vos autres accusations, n'est que le produit des cauchemars que vous imaginez à partir de votre propre doctrine erronée; elle n'a aucun rapport avec la réalité.

Verdict sur les preuves: la proposition 5, de même que les propositions 3 C II, III, IV: non prouvées; les autres fausses totalement fausses.

Quels sont les problèmes ?

Les problèmes majeurs qui divisent notre parti et l'Internationale ne sont pas la dialectique, la sociologie ou la logique. Poser ainsi la question est une manière d'échappatoire ou de truquage. C'est avec la plus grande impatience et la plus grande hésitation que j'ai tant écrit sur ces questions.

Les problèmes majeurs, fondamentaux de l'actuel débat sont de deux ordres, l'un qui touche toute l'Internationale, l'autre qui concerne particulièrement le Socialist Workers Party.

Le premier est le problème politique central. Il a été clarifié et simplifié par le cours même des événements et des discussions. Il a trait à l'orientation stratégique fondamentale de la Quatrième Internationale au cours de la phase présente de la seconde guerre mondiale. C'est un problème que peut clairement comprendre tout membre du parti, sans l'obscurcissement qu'entraînent Hegel et les renards dialectiques.

La politique pratique de toute organisation politique active et sérieuse est normalement régie par ce que l'on peut appeler un foyer stratégique, un axe autour duquel s'ordonne l'essentiel de l'agitation et de l'action. Le Front populaire a, par exemple, constitué, pendant des années, un tel axe pour le mouvement stalinien: l'agitation, les actions, les propositions, les analyses de l'Internationale communiste et de ses sections s'ordonnaient autour de ce centre stratégique. L'orientation vers la Deuxième Internationale a joué, pendant plusieurs années, pour notre mouvement, le rôle d'un tel foyer stratégique.

Il y a aujourd'hui deux tendances dans la Quatrième Internationale. Elles se différencient en ce qu'elles proposent deux orientations stratégiques catégoriquement différentes, deux axes différents pour régir notre politique pratique.

Trotsky-Cannon proposent comme un moindre mal la stratégie de défense de la bureaucratie stalinienne. Le problème n'est pas ce que Trotsky-Cannon disent de leur politique mais ce qu'elle implique en pratique. Ce foyer stratégique régit leurs principales propositions qui leur sont spécifiques, leur agitation, leur interprétation des événements, leurs prédictions (pas toujours, pas de façon logique mais, globalement, à un degré suffisant pour déterminer une orientation pratique), le poids respectif qu'ils donnent aux diverses formes d'agitations (dans l'Appeal par exemple) et ainsi de suite. Laissons chaque membre du parti reconstituer en esprit les événements des derniers mois, lire la presse et les documents internes du parti, se remémorer les discours et les propositions de la direction il se rendra compte par lui-même jusqu'à quel point une compréhension des orientations stratégiques sous-jacentes fournit un schéma compréhensible qui rend intelligibles les événements.

L'opposition, à l'échelle nationale et internationale (car le débat, comme il se devait, a déjà dépassé les frontières de notre parti) propose la stratégie du troisième camp. Tout membre du parti qui se livrera à la même revue des actions de l'opposition au cours de cette période, de ses propositions, discours, articles, de son interprétation de ce qui se passe dans le monde, des insistances et des exergues qu'elle met sur certains points, se rendra compte, de façon similaire, à quel point son orientation stratégique opposée fournit un guide et une voie d'approche adéquats.

C'est ce conflit à propos des orientations stratégiques qui est fondamental, à l'exclusion de tout autre. Dès lors que l'on possède cette clé, la décision ne saurait être difficile pour aucun membre du parti ou de l'Internationale. Quatre-vingt-quinze pour cent de la production polémique de Trotsky-Cannon peut être estimée pour ce qu'elle est réellement: discours sans rapport avec le sujet, échappatoire, écran de fumée. Le trait dominant de l'actuelle lutte de tendance n'est pas la difficulté du problème en débat -il s'agit d'une question inhabituellement simple et directe- mais la difficulté de comprendre où réside le problème. La difficulté provient de ce que Trotsky-Cannon, défendant une position sans espoir, impossible à défendre à partir de sa valeur propre, sont obligés de consacrer toute leur énergie fractionnelle à empêcher les membres du parti de voir où réside le problème.

Le second problème majeur concerne la question du régime intérieur du Socialist Workers Party. Ce problème a été abordé au fond dans l'article: "La guerre et le centralisme bureaucratique." Aucune réponse n'a été faite à ce texte; on peut prédire à coup sûr qu'aucune réponse sérieuse ne lui sera faite.

Tels sont les problèmes. Le développement de notre mouvement dépendra des réponses qu'on leur fournira.

Moralité et polémique.

Camarade Trotsky, au cours de vos interventions dans l'actuel débat, vous avez porté de si rudes coups à la Quatrième Internationale que, pour ma part, je ne suis pas convaincu qu'elle puisse y survivre. J'ai dit de propos délibérés que vos coups ont été dirigés "contre la Quatrième Internationale" du point de vue étroit des intérêts de fraction de l'opposition, ils n'ont pas non plus obtenu l'effet que vous souhaitiez; les rangs de l'opposition se sont renforcés et sa détermination s'en est trouvée accrue; seuls les partisans de Cannon ont été déconcertés.

Vous avez causé ces dommages directement, en votre propre nom et indirectement en prêtant votre nom illustre comme couverture pour la clique pourrie de Cannon.

Vous avez choisi de défendre une théorie fausse et une politique erronée, de jouer les avocats d'un groupe cynique de bureaucrates au petit pied. Nul ne peut prétendre choisir une telle voie tout en en évitant les conséquences. Comme le montrent vos lettres et vos articles récents les conséquences vous submergent peu à peu.

La vérité ne peut que détruire une doctrine erronée; vous êtes donc obligé de fuir la vérité, de la cacher. Fuir la vérité? A preuve: votre impuissance systématique à faire face aux véritables problèmes que posent non seulement l'opposition mais la réalité même de la guerre. Votre introduction sans scrupules de la dialectique conçue comme manoeuvre politique. Vos discussions interminables sur tout ce qui brille au soleil -excepté les vrais problèmes que doit affronter le parti.

Cacher la vérité? Oui: votre incapacité à mentionner seulement que les staliniens, les mencheviks, les sectaires et autres ennemis de la révolution prolétarienne, ont fait acte de foi dans la dialectique. Votre refus de dire un seul mot sur les rapports de propriété existant dans les trois provinces baltes qui sont devenues des provinces de Staline. Votre incapacité à dire un mot des zigzags et des contradictions de la politique de Cannon à l'égard de la guerre, tels que les montrent les votes du Bureau politique et les articles de l'Appeal, des événements de Pologne à aujourd'hui. Votre silence, votre silence si diplomatique, sur les accusations spécifiques que l'opposition a portées contre la clique Cannon.

Au tout début de la lutte, vous n'avez pas fait le moindre effort pour découvrir quelle était effectivement la position de l'opposition, à chaque étape de la lutte, vous n'avez fait aucun effort pour vérifier un seul des rapports que vous faisaient Cannon et ses partisans. Dans vos textes, vous n'avez pas une seule fois tenté de présenter équitablement la position de l'opposition mais, invariablement, vous en avez donné une version déformée -à l'entier opposé de nous-mêmes qui avons toujours pris les soins les plus scrupuleux pour présenter exactement vos positions (car c'est là, précisément, la seule voie d'une véritable éducation de nos militants) . Pareillement, vous avez, à une plus grande échelle, déformé ce qui se passait pendant la guerre. Vous m'attribuez, sur la Russie, la sociologie marxiste, la philosophie, des positions qui n'ont pas la moindre ressemblance avec celles que je défends effectivement et que vous connaissez bien. Dans votre Lettre ouverte, vous avez gravement déformé l'histoire des relations entre mencheviks et bolcheviks de façon à la mettre en accord avec vos objectifs polémiques immédiats.

Les distorsions ont engendré des rejetons à leur image. Dans votre article, "Une opposition petite-bourgeoise", vous avez découvert en Finlande une guerre civile inexistante. Puis, dans des articles ultérieurs, vous avez tenté d'éliminer le trou gênant que vous aviez creusé sous vos propres pas en niant avoir dit ce que vous aviez dit, en donnant à vos dires une autre signification que celle qui découlait clairement des termes de votre première déclaration. Vous avez inventé une origine dans le Parti communiste ou "Groupe Abern" et n'avez rien fait pour abandonner cette invention dès qu'elle a été prouvée indéniablement fausse. Vous avez écrit de la résolution de l'opposition sur la Finlande "sur la façon dont ces trois circonstances "concrètes" (en Finlande et en Russie) seront "prises en considération", la résolution ne fournit pas le moindre indice..." alors même que les lignes suivantes de la résolution esquissent une réponse à ce problème précis.

Votre défense d'une fausse doctrine vous entraîne loin de la vérité; votre défense de la clique bureaucratique vous contraint aux méthodes de cette clique. A quel moment de l'histoire de notre mouvement peut-on trouver calomnie plus infâme et plus gratuite que la note au bas de la lettre signée "Rork" (sur la presse) où l'opposition est ouvertement accusée de subir "l'influence stalinienne"? Peut-on trouver la trace d'un sarcasme plus déloyal que celui que vous adressez à Abern (qui a dévoué son existence entière au mouvement) sur la base d'une remarque que les ragots de la clique Cannon lui ont faussement attribuée.

Votre faute est plus dommageable que vous ne l'imaginez, camarade Trotsky. De la façon la plus mesquine, vous faites la moue à Shachtman qui tente de "diriger la révolution" depuis le "Bronx". En l'occurrence, vous ne vous bornez pas à faire appel au provincialisme traditionnel contre la capitale. Savez-vous quelle signification supplémentaire a, dans ce pays, le mot "Bronx", camarade Trotsky? Savez-vous que pour chaque américain, ou presque, il ne signifie pas seulement New-yorkais mais juif? Etes-vous assez naïf pour penser que notre parti -oui, notre parti lui-même- est suffisamment immunisé contre l'influence d'une telle association d'idées? Les armes dont vous vous servez aujourd'hui sont coutumières de terribles retours de flammes.

Vous attribuez à l'opposition la pratique des ragots et du colportage des scandales. Ce n'est tout simplement qu'une des "déductions" que vous pratiquez à partir de votre théorie désinvolte: l'opposition est petite-bourgeoise; individuellement les petits-bourgeois s'adonnent aux commérages; donc l'opposition répand des ragots. A vrai dire je ne prétendrai pas qu'au cours d'une longue bataille de tendances aucune des parties en présence puisse éviter un certain type de commérages: cancaner semble être un des traits les plus répandus du caractère humain. Toutefois déclarer que l'opposition use de ragots comme d'une méthode est tout simplement faux, comme tant de choses que vous avez affirmées sans preuve aucune. Ce n'est pas l'opposition mais la clique Cannon qui emploie les ragots comme un outil, un instrument dans la lutte et même comme son principal instrument. Depuis un bon moment, dès avant même l'actuelle lutte de tendances, elle a systématiquement corrompu l'esprit de ses partisans en faisant circuler les plus vils commérages. C'est aujourd'hui la principale marchandise qu'elle ait sur le marché.

Je trouve extrêmement révélateur que la structure de votre Lettre ouverte soit assise sur trois morceaux de choix en matière de ragots -aucun d'entre eux n'étant évidemment vérifié. En leur sein quelques remarques à propos de Shachtman, Abern et moi même. Rien n'est plus symptomatique. En vérité, votre Lettre ouverte malgré ses théorisations prétentieuses et sa rhétorique grandiloquente n'est en réalité qu'une sorte d'apothéose, d'interprétation ultra sophistiquée des ragots fangeux de la clique Cannon. Une fois dépouillée de ses remplissages, votre Lettre ouverte dit à peu près ceci: Shachtman est un intellectuel du Bronx, superficiel et vulgaire; Abern un intrigant rusé et matois; Burnham, un professeur. Vous vous livrez sur le sujet à des variations "dialectiques". Les écornifleurs à la Cannon fournissent le contingent de nouvelles juteuses qui font d'eux une douceur si appréciée des petits déjeuners.

De quelle source provient cette incessante répétition "académique", "typiquement scolaire", "professoral", "pédant", "démocratisme de salon"...? J'ai déjà souvent fait face à ce genre d'attaques, camarade Trotsky, au cours de la lutte politique; sans exception aucune, toutes étaient un symptômes de réaction.

S'il vous plaît n'essayez pas de me dire que les ragots de la clique Cannon représentent, sous une forme quelque peu distordue, une réponse "saine" et "positive" de la "base prolétarienne". Nous connaissons trop bien les diffuseurs de ces commérages et à quel point ils sont proches des "prolétaires sains". Le prolétariat, je vous l'accorde, fait bien de se méfier des petits-bourgeois, tout particulièrement des intellectuels et des professeurs. La remarque vaut particulièrement dans toutes les circonstances où il est question de personnel, de postes de direction organisationnelle. Mais cela ne modifie en rien le caractère réactionnaire de l'introduction sournoise, telle que vous la faites, de l'exploitation de ce sentiment comme point nodal de votre attaque de notre position, de nos arguments, de notre politique. Dans le contexte réel de la lutte réelle, ces appels aux préjugés contre la capitale, contre les intellectuels ont des effets exclusivement réactionnaires; elles servent de soutien au provincialisme arriéré, aux déviations anti-théoriques, anti-politiques mêmes. Et leurs effets se feront ressentir bien après la fin de l'actuelle bataille. Oui, ils s'abattront sur vous au cours des mois et même des années à venir lorsque le processus de désintégration politique qui commence déjà dans les forces de Cannon sera parvenu à maturité. Peut-être découvrira-t-on alors que même vous, camarade Trotsky, êtes un intellectuel, et un homme des grandes villes.

Une grande partie de la clique Cannon -particulièrement ses porte-parole attitrés- a déjà largement sombré dans le cynisme. Ils n'ont aucune perspective au-delà de leurs votes. Leur mentalité s'exprime d'elle-même par l'acceptation du principe: "Tout est bon". Ils agissent en accord avec le principe. Mensonges, calomnies, commérages, dénonciations, contradictions, grossièreté, indignation truquée, rhétorique utilisée dans tous les sens avec le bagout d'un acteur... "Tout est bon." J'ai observé ces manifestations avec consternation lors, par exemple, du congrès de la Fédération de New-York. Beaucoup de camarades sont venus me trouver au cours de ce congrès pour me dire qu'"à coup sûr, ils apprenaient beaucoup en politique à travers la lutte de tendances". Hélas! la leçon que Cannon, Cochran, Lewitt et Gordon leur donnaient était celle du "Tout est bon". Vous n'avez rien fait pour faire contrepoids à cette leçon.

Vous tentez de détourner toute critique sur vos "méthodes" à l'aide de deux expédients: vous dites que tous ceux qui font mention des méthodes agissent ainsi parce qu'ils sont en train de perdre sur le terrain des principes politiques; vous dites que quiconque fait objection sur ce point se place du point de vue de Dieu, de l'impératif catégorique de Kant ou des "normes éternelles de la petite-bourgeoisie". Il arrive quelquefois, souvent même, que ce soit le cas. Mais je n'ai nullement l'intention de garder le silence sur les méthodes que vous utilisez aujourd'hui par crainte d'être traité de petit-bourgeois. Mes normes morales ne sont tirées ni de la religion ni de Kant et nous avons réfuté votre ligne politique actuelle à l'aide d'arguments et de preuves, avec une finalité dont je ne m'attends même pas à vous voir remettre en cause les mérites.

Oui, je juge une lutte politique moralement aussi bien que politiquement. Le socialisme est un idéal moral que les hommes qui réfléchissent choisissent délibérément, par un acte moral. Une analyse scientifique, froide et mesurée me convainc que cet idéal détermine une moralité appropriée qui doit régir la lutte pour le socialisme. De même que nous disons que les blancs ne peuvent être libres tant que les noirs sont esclaves, un ordre social basé sur la vérité, la liberté et la coopération loyale ne peut être gagné par ceux qui dans leurs relations avec les autres basent leurs méthodes sur les mensonges, la déloyauté et les calomnies. Il est dangereux d'avoir une fausse orientation politique. Mais ce n'est pas nécessairement mortel, car l'orientation peut être changée si l'emporte une morale critique, démocratique et loyale lorsque l'expérience rend plus claire la nécessité de changer. Mais ce peut être désastreux si les sources mêmes de l'action sont empoisonnées.

Vous concluez votre lettre sur une note étrange, camarade Trotsky. "Si, me dites-vous, nous pouvons parvenir à un accord sur la base de ces principes, c'est sans difficulté que nous trouverons alors une politique correcte à propos de la Pologne, de la Finlande et même de l'Inde. En même temps, je m'engage personnellement à vous aider à mener la lutte contre toute manifestation, quelle qu'elle soit, de bureaucratisme et de conservatisme..." Face aux événements des derniers mois, vous comprendrez pourquoi semblable engagement a peu de poids à mes yeux. En ce qui concerne l'accord sur les principes: il n'y a qu'une seule façon qui rende un tel accord possible pour moi -c'est quand je suis convaincu que mes principes sont faux et ceux des autres corrects. Et j'ai bien peur que les métaphores, même celles d'un Shakespeare, ne soient pas suffisantes pour me convaincre.

1er février 1940

James Burnham.


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