1939-1940

Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?...


Léon Trotsky

DEFENSE DU MARXISME

LETTRES DE LEON TROTSKY

Choix de lettres écrites entre le 12 septembre 1939 et le 17 avril 1940 et publiées dans In Defense of Marxism (Against the petty-bourgeois opposition), New-York, Pionneer Publishers, 1942


LETTRE A JAMES P. CANNON

12 septembre 1939

Cher Jim,

Je suis en train d'écrire en ce moment une étude sur la nature sociale de l'U.R.S.S. par rapport au problème de la guerre. La rédaction et la traduction prendront une semaine encore. En voici les idées essentielles :

1. Notre définition de l'U.R.S.S. peut être juste ou fausse, mais je ne vois aucune raison de faire dépendre cette définition du pacte germano-soviétique.

2. La nature sociale de l'U.R.S.S. n'est pas déterminée par son amitié avec la démocratie ou avec le fascisme. Quiconque adopte le point de vue contraire devient prisonnier des conceptions staliniennes datant de l'époque des Fronts populaires.

3. Quiconque affirme que l'U.R.S.S. n'est plus un Etat ouvrier dégénéré, mais une formation sociale nouvelle, doit clairement dire quel additif il propose à nos conclusions politiques.

4. La question de l'U.R.S.S. ne peut être traitée comme un cas unique, isolé du processus historique global de notre époque. Ou bien l'Etat stalinien est une formation transitoire, la déformation de l'Etat ouvrier d'un pays arriéré et isolé, ou bien le "collectivisme bureaucratique" [1] est une formation sociale nouvelle qui est en train de remplacer le capitalisme partout dans le monde (stalinisme, fascisme, New Deal, etc.). Les essais terminologiques (Etat ouvrier, Etat non-ouvrier ; classe, pas classe ; etc.) ne trouvent un sens que dans cette perspective historique. Quiconque choisit le second terme de l'alternative admet, ouvertement ou tacitement que tout le potentiel révolutionnaire du prolétariat mondial est épuisé, que le mouvement socialiste a fait faillite et que le vieux capitalisme est en train de se transformer en "collectivisme bureaucratique" avec une nouvelle classe exploiteuse.

L'énorme importance d'une telle conclusion s'explique d'elle-même. Elle concerne le destin tout entier du prolétariat mondial et de l'humanité. Avons-nous le moindre droit de nous lancer, à partir de simples essais terminologiques, dans une conception historique nouvelle qui se trouve être en contradiction absolue avec notre stratégie et notre tactique ? Un tel saut dans l'aventure serait doublement criminel aujourd'hui, face à la guerre mondiale, alors que les perspectives de la révolution socialiste prennent le caractère d'une réalité imminente et que le cas de l'U.R.S.S. va apparaître à chacun comme un épisode transitoire dans le processus de la révolution socialiste mondiale.

J'écris ces lignes en hâte, ce qui explique leur insuffisance mais, dans une semaine, j'espère vous envoyer mes thèses plus complètes.

Votre camarade,

V.T.O. (Léon Trotsky). [2]

[1] Cf., Bruno R., La bureaucratisation du monde, op. cit. (L.T.).

[2] Du fait des conditions dans lesquelles il devait résider dans les divers pays où il vécut après son exil, Trotsky employait souvent des pseudonymes dans ses lettres, qu'il signait fréquemment du nom de son secrétaire de langue anglaise. (Pioneer Publishers.)


LETTRE A SHERMAN STANLEY

8 octobre 1939

Cher camarade Stanley,

J'ai reçu votre lettre adressée à O'Brien à la veille de son départ. Cette lettre m'a fait une impression étrange car, à l'opposé de vos très bons articles, elle est pleine de contradictions.

Je n'ai encore reçu aucun matériel concernant la réunion plénière du Comité national et ne sais rien ni de la résolution de la majorité ni du texte de M.S. [3], mais vous affirmez qu'il n'y a pas d'opposition inconciliable entre les deux textes. En même temps, vous affirmez que le parti va au "désastre". Même si les deux positions étaient inconciliables, ce ne serait pas un "désastre". Cela impliquerait seulement la nécessité de pousser la lutte politique jusqu'au bout. Mais, si les deux motions n'expriment que les nuances d'un même point de vue contenu dans le programme de la Quatrième Internationale, comment une catastrophe peut-elle surgir de cette divergence sans rapport avec les principes (de votre point de vue) ? Que la majorité préfère sa propre nuance (s'il ne s'agit que d'une nuance), c'est normal. Mais ce qui n'est pas normal du tout, c'est que la minorité déclare : "Puisque vous, majorité, préférez votre nuance à la nôtre, nous prédisons une catastrophe". De quel côté viendra cette catastrophe ?... Et vous affirmez que vous "examinez objectivement les différents regroupements". Ce n'est pas du tout mon impression.

Vous écrivez à propos de mon article "qu'une page manquait pour une raison ou une autre". Vous entretenez ainsi une suspicion des plus fielleuses à l'égard des camarades responsables. C'est par suite d'un regrettable laisser-aller de notre bureau ici que cette page fait défaut et nous avons déjà envoyé à la traduction un nouveau texte complet [4].

Votre argumentation concernant "l'empire ouvrier" dégénéré ne me semble pas très heureuse. Dès les premiers jours de la Révolution d'Octobre, on reproche aux bolcheviks de reprendre le "programme expansionniste du tsarisme". Un Etat ouvrier sain lui-même tendrait à une expansion dont les limites géographiques coïncideraient inévitablement avec celles de l'expansionnisme tsariste car, d'ordinaire, les révolutions ne changent pas les conditions géographiques. Ce que nous reprochons au gang du Kremlin n'est pas son expansion, pas plus que les directives géographiques de cette expansion, mais bien les méthodes bureaucratiques, contre-révolutionnaires qu'il emploie dans ce but. Mais, en même temps, nous reconnaissons, pour la simple raison que, nous autres marxistes "examinons objectivement" les événements historiques, que ni le Tsar, ni Hitler, ni Chamberlain n'ont eu -ou n'ont l'habitude d'abolir la propriété capitaliste dans les pays occupés ; ce fait, très positif, dépend d'un autre fait, à savoir que la Révolution d'Octobre n'est pas totalement assassinée par la bureaucratie et que celle-ci est forcée, par sa position même, d'adopter des mesures que nous devons, dans des circonstances données, défendre contre les ennemis impérialistes. Ces mesures progressistes sont, bien sûr, incomparablement moins importantes que l'activité générale contre-révolutionnaire de la bureaucratie: c'est pourquoi nous jugeons nécessaire de renverser la bureaucratie...

Les camarades s'indignent beaucoup du pacte Staline-Hitler. C'est compréhensible. Ils veulent prendre leur revanche sur Staline. Très bien. Mais, aujourd'hui, nous sommes trop faibles et nous ne pouvons immédiatement renverser le Kremlin. Quelques camarades cherchent alors une satisfaction purement verbale. Ils retirent à l'U.R.S.S. le titre d'Etat ouvrier, de même que Staline prive un fonctionnaire en disgrâce de l'ordre de Lénine. Je trouve cela, cher ami, quelque peu puéril. La sociologie marxiste et l'hystérie sont absolument inconciliables.

En toute camaraderie.

Crux (Léon Trotsky).

[3] Il s'agit de Max Shachtman (P.P.).

[4] Le document "L'U.R.S.S. en guerre" était parvenu pendant la session plénière du Comité National du Socialist Workers Party. Une page manquait. La majorité du Comité national approuva la ligne politique du document. La minorité fit un tapage à propos de la page manquante, alléguant entre autres, qu'elle avait été délibérément supprimée (P.P.).


REFERENDUM ET CENTRALISME DEMOCRATIQUE [5]


Nous demandons un référendum sur la question de la guerre parce que nous voulons paralyser ou affaiblir la centralisation de l'état impérialiste. Mais, pouvons-nous admettre le référendum comme méthode normale pour décider des problèmes de notre parti ? Il est impossible de répondre à la question autrement que par la négative.

Quiconque se prononce pour un référendum reconnaît par là même qu'une décision de parti n'est que le total arithmétique des décisions des sections locales, chacune de celles-ci étant inévitablement bornée par l'état de ses forces et les limites de son expérience. Quiconque se prononce pour un référendum doit se prononcer aussi pour l'usage des mandats impératifs ; c'est-à-dire pour une procédure qui donne le droit à chaque section locale d'obliger ses représentants à un congrès du parti à voter d'une certaine façon. Quiconque admet les mandats impératifs refuse automatiquement aux congrès leur valeur d'instance la plus élevée du Parti. Au lieu d'un congrès, il suffit de procéder au décompte des voix locales. Le parti cesse d'exister en tant que totalité centralisée. Si l'on accepte le référendum, l'influence des sections locales les plus avancées, l'influence des camarades les plus expérimentés et les plus perspicaces de la capitale ou des centres industriels cède le pas à celle des secteurs les moins expérimentés, les plus retardés, etc.

Nous sommes naturellement en faveur d'un examen complet et d'un vote sur chaque problème dans chaque section locale, dans chaque cellule du Parti. Mais, en même temps, chaque délégué, élu par une section locale, doit avoir le droit de peser tous les arguments présentés au congrès à propos du problème en discussion et le droit de voter selon les exigences de son jugement politique. Si, lors du congrès, il vote contre la majorité qui l'a délégué et qu'après le congrès il n'est pas capable de convaincre son organisation de la justesse de son attitude, l'organisation locale peut alors lui retirer sa confiance politique. De tels cas sont inévitables. Mais ils représentent un mal incomparablement moindre que le système des référendums ou des mandats impératifs qui tuent complètement la totalité qu'est le parti.

Coyoacan D.F., 21 octobre 1939.

[5] Dans le courant de la lutte de tendances, la minorité avait formulé la demande d'un référendum sur les problèmes en discussion à propos de l'U.R.S.S. La majorité s'y était opposée. Trotsky soutint le rejet du référendum par la majorité. (P.P.)


LETTRE A SHERMAN STANLEY

22 octobre 1939

Cher camarade Stanley,

Je réponds avec quelque retard à votre lettre du 11 octobre.

1. Vous dites qu'"il ne peut y avoir de divergences ou de désaccords sérieux" à propos de la question russe. S'il en est ainsi, pourquoi ce terrible tocsin dans le Parti contre le Comité national, c'est-à-dire contre la majorité ? Vous ne devez pas substituer vos opinions à celles des membres de la minorité du Comité national, qui ont jugé le problème assez sérieux et assez brûlant pour déclencher une discussion au seuil même de la guerre.

2. Je ne peux être d'accord avec vous sur le fait que ma prise de position n'est pas en contradiction avec celle du camarade M.S.

Il y a contradiction sur deux points fondamentaux :

a) la nature de classe de l'U.R.S.S.

b) la défense de l'U.R.S.S.

A la première question le camarade M.S. répond par un point d'interrogation, ce qui veut dire qu'il rejette les décisions anciennes et repousse l'échéance d'une nouvelle décision. Un parti révolutionnaire ne peut vivre entre deux décisions, l'une réduite à zéro et l'autre encore dans les limbes. La question de la défense de l'U.R.S.S., ou des territoires nouvellement occupés, contre une attaque d'Hitler (ou de la Grande-Bretagne), le camarade M.S. la résout en proposant une révolution contre Staline et Hitler. Cette formule abstraite équivaut à un refus de se défendre dans une situation concrète. J'ai tenté d'analyser ce problème dans un nouvel article envoyé hier au Comité national par courrier aérien.

3. Je suis tout à fait d'accord avec vous pour considérer que seule une discussion sérieuse peut clarifier la question, mais je ne crois pas que voter simultanément pour la résolution de la majorité et celle du camarade M.S. puisse contribuer à la clarification nécessaire.

4. Vous déclarez dans votre lettre que le principal problème n'est pas la question russe mais le "régime interne" du parti. J'ai souvent entendu cette accusation, presque depuis les tous premiers jours de notre mouvement aux Etats-Unis. Les formules variaient un peu, les regroupements aussi, mais un certain nombre de camarades sont restés en permanence dans l'opposition du "régime". Ils étaient, par exemple, contre l'entrée dans le Parti socialiste (pour ne pas remonter plus haut dans le passé). Toutefois, il s'est tout de suite trouvé que le "principal problème" n'était pas l'entrée, mais le régime du Parti. Voilà maintenant que la même formule est reprise à propos de la question russe.

5. Pour ma part, je crois que le passage au travers du Parti socialiste fut une action salutaire pour le développement général de notre Parti et que le "régime" (ou la direction) qui a assuré ce passage avait raison contre l'opposition qui, à l'époque, représentait une tendance à la stagnation.

6. Aujourd'hui, au début de la guerre, une nouvelle opposition, vive, se fait jour à propos de la question russe. Elle concerne la justesse de notre programme, élaboré tout au long d'innombrables débats, polémiques et discussions qui ont duré au moins dix ans. Nos décisions ne sont évidemment pas éternelles. Si quelque camarade, occupant un poste dirigeant, a des doutes et seulement des doutes, il est de son devoir à l'égard du parti de clarifier sa propre opinion par des études nouvelles et des discussions au sein des organismes dirigeants avant de lancer la question dans le parti, non sous la forme élaborée de décisions nouvelles, mais sous la forme de doutes. Il est certain que, en égard aux statuts du parti, chaque militant et même un membre du bureau politique, a le droit d'agir ainsi; mais je ne crois pas qu'en l'occurrence ce droit ait été utilisé d'une manière convenable, susceptible de contribuer à l'amélioration du régime du parti.

7. Souvent, dans le passé, j'ai entendu des accusations, portées par certains camarades contre le Comité national en bloc à propos de son manque d'initiative et ainsi de suite. Je ne suis pas l'avocat du Comité national et je suis sûr que l'on est passé à côté de bien des choses qui auraient dû être faites. Mais, chaque fois que j'ai insisté pour que les accusations soient précisées, je me suis souvent rendu compte que ces camarades transformaient le mécontentement que leur inspirait leur propre activité locale, leur propre manque d'initiative en une accusation contre le Comité national, supposé être omniscient, omniprésent, omnibénévolent.

8. Dans le cas présent, le Comité national est accusé de "conservatisme". Je crois que défendre les anciennes décisions programmatiques jusqu'à ce qu'elles soient remplacées par de nouvelles fait partie des devoirs élémentaires du Comité national. Je crois que ce "conservatisme" est un réflexe d'autodéfense du parti lui-même.

9. Ainsi, à propos des deux problèmes les plus importants de la dernière période, les camarades mécontents du "régime" ont eu, à mon avis, une attitude politique erronée. Le régime doit être l'instrument d'une juste politique et non d'une fausse. Lorsque la fausseté de leur politique devient claire, les protagonistes de cette politique sont souvent tentés d'affirmer qu'aucun problème n'a de caractère décisif, sauf celui du régime. Tout au long de la croissance du l'opposition de gauche et de la IVe Internationale, nous avons lutté des centaines de fois contre de telles substitutions. Quand Vereecken ou Sneevliet, ou même Molinier, étaient battus sur toutes les questions où ils manifestaient des divergences, ils déclamaient que les vraies difficultés de la IVe Internationale ne venaient pas de telle ou telle décision, mais du mauvais régime intérieur.

10. Je n'entends pas faire la moindre analogie entre les dirigeants de l'actuelle opposition au sein de notre Parti américain et les Vereecken, Sneevliet et consorts : je sais très bien que les dirigeants de l'opposition sont des camarades de grande valeur et je souhaite sincèrement qu'ils continuent à travailler avec nous en toute fraternité. Mais, je ne peux m'empêcher de m'inquiéter d'un fait : certains d'entre eux répètent la même erreur à chaque étape nouvelle du développement du parti, avec l'appui d'un groupe d'amis personnels. Je crois qu'au cours de l'actuelle discussion, ce type de procédé doit être analysé et sévèrement condamné par l'opinion générale du parti qui a, aujourd'hui, d'immenses tâches à accomplir.

En toute camaraderie.

Crux (Léon Trotsky).

P.S.: Puisque, dans cette lettre, je parle de la majorité et de la minorité du Comité national et, plus particulièrement de la résolution de M.S., j'envoie une copie de la lettre aux camarades Cannon et Shachtman.


LETTRE A MAX SHACHTMAN

6 novembre 1939

Cher camarade Shachtman,

J'ai reçu la copie de votre discours du 15 octobre [6], que vous m'avez envoyée et je l'ai évidemment lu avec toute l'attention qu'il mérite. J'y ai trouvé toute une série d'excellentes idées et des formulations qui m'ont semblé en plein accord avec nos positions communes, telles qu'elles sont exprimées dans les textes fondamentaux de la IVe Internationale. Mais, je n'ai pu y trouver une explication de votre attaque contre nos positions antérieures, que vous avez qualifiées d'"insuffisantes, inadéquates et dépassées".

Vous dites: "Ce sont les faits concrets qui, en divergeant de nos prédictions et de nos hypothèses théoriques, changent la situation" (p. 17). Mais, malheureusement, vous parlez du "concret" en termes si abstraits que je ne puis voir dans quelle mesure ces faits changent la situation ni ce qu'il résulte de ce changement pour notre politique. Vous citez quelques exemples du passé. Ainsi, selon vous, nous avons "vu et prévu" la dégénérescence de la IIIe Internationale (p. 18) ; mais ce n'est qu'après la victoire d'Hitler que nous avons cru nécessaire de proclamer la naissance de la IVe Internationale. L'exemple n'est pas rapporté exactement. Nous prévoyions non seulement la dégénérescence de la IIIe Internationale, mais aussi sa possible régénérescence. Seule l'expérience allemande des années 1929-1933 nous a convaincus que le Komintern était condamné, sans aucune possibilité de régénérescence. Et, dès lors, nous changeâmes fondamentalement de politique : à la IIIe Internationale nous avons opposé la IVe Internationale.

Mais, nous n'avons pas tiré de conclusions identiques en ce qui concerne l'Etat soviétique. Pourquoi ? La IIIe Internationale était un parti, un ensemble de gens sélectionnés sur la base d'idées et de méthodes. La sélection ainsi constituée devint si fondamentalement opposée au marxisme que nous avons été obligés d'abandonner tout espoir de la régénérer. Mais, l'Etat soviétique n'est pas seulement le résultat d'une sélection idéologique; c'est un ensemble complexe d'institutions sociales qui continuent à se maintenir en vie, en dépit de ce que les idées de la bureaucratie sont maintenant presque à l'opposé de celles de la Révolution d'Octobre. C'est pourquoi nous n'avons pas renoncé à la possibilité de régénérer l'Etat soviétique par une révolution politique. Croyez-vous que nous devions maintenant changer d'attitude? Si ce n'est pas le cas, et je suis sûr que vous ne proposez rien de semblable, où réside le changement fondamental déterminé par les faits "concrets" ?

A ce propos, vous citez le mot d'ordre d'Ukraine soviétique indépendante que, je le constate avec satisfaction, vous acceptez. Mais vous ajoutez : "Telle que je l'ai comprise, notre position fondamentale a toujours été de nous opposer aux tendances séparatistes à l'intérieur de la République Fédérale Soviétique" (p. 19). Et vous voyez là, un "changement de politique" fondamental. Mais :

1. Le mot d'ordre d'Ukraine soviétique indépendante a été proposé avant le pacte Hitler-Staline.

2. Ce mot d'ordre n'est qu'une application, au niveau de la question révolutionnaire de la bureaucratie.

Vous seriez aussi justifié de dire : "Telle que je l'ai comprise, notre position fondamentale a toujours été de nous opposer à tout acte de rébellion contre le gouvernement soviétique". Ce qui est vrai; mais nous avons modifié cette position fondamentale il y a plusieurs années. Je ne vois vraiment pas quel nouveau changement vous proposez maintenant à ce propos.

Vous faites référence à la marche de l'Armée rouge en Pologne et en Géorgie, au cours de l'année 1920; et vous poursuivez : "Si, aujourd'hui, il n'y a rien de nouveau dans la situation, pourquoi la majorité ne nous propose-t-elle pas d'acclamer l'avance de l'Armée rouge en Pologne, dans les pays Baltes, en Finlande ?" (p. 20). Dans ce passage décisif de votre discours, vous démontrez qu'il y a "du nouveau dans la situation" de 1939 par rapport a celle de 1920. C'est évident ! Cette nouveauté dans la situation, c'est la banqueroute de la IIIe Internationale, c'est la dégénérescence de l'Etat soviétique, le développement de l'opposition de gauche et la création de la IVe Internationale. Ces "faits concrets" sont précisément survenus entre 1920 et 1939. Et ces événements expliquent suffisamment pourquoi nous avons radicalement changé de position à l'égard de la politique du Kremlin, politique militaire y comprise.

Il semble que vous oubliez quelque peu qu'en 1920 nous soutenions non seulement les actes de l'Armée rouge, mais aussi ceux du G.P.U. Selon notre appréciation de l'Etat, il n'y a pas de différence de principe entre l'Armée rouge et le G.P.U. Leurs activités ne se déroulent pas seulement sous le signe de la plus étroite liaison ; elles sont entrelacées. Nous pouvons dire qu'en 1918 et dans les années suivantes nous avons acclamé la Tchéka dans sa lutte contre les contre-révolutionnaires russes et les espions étrangers ; mais, en 1927, quand le G.P.U. a commencé à arrêter, exiler et exécuter les vrais bolcheviks, nous avons modifié notre appréciation de l'institution. Ce changement concret est survenu onze ans avant le pacte germano-soviétique. Aussi suis-je plutôt surpris lorsque vous parlez sarcastiquement de "la majorité qui refuse même (!) d'adopter la même position que nous avons tous prise en 1920..." (p. 20). Nous avons commencé à modifier cette position en 1923. Nous avons procédé par étapes, plus ou moins liées aux développements objectifs. Le moment décisif de l'évolution fut pour nous 1933-34. Si nous n'arrivons pas à voir exactement les changements fondamentaux dans l'orientation que vous nous proposez, cela ne veut pas dire que nous en revenons à 1920 !

Vous insistez particulièrement sur la nécessité d'abandonner le mot d'ordre de défense inconditionnelle de l'U.R.S.S.? Sur quoi vous interprétez ce mot d'ordre comme ayant signifié, dans le passé, un soutien inconditionnel de notre part à chaque action militaire ou diplomatique du Kremlin, c'est-à-dire à la politique de Staline. Non, mon cher Shachtman, cette présentation des choses ne correspond pas aux "faits concrets". En 1927 déjà, nous proclamions devant le Comité Central: "Pour la patrie socialiste? oui! Pour le cours stalinien? non" [7]. Vous semblez donc oublier ce qu'on appelle les "thèses Clémenceau" qui impliquent que l'avant-garde prolétarienne peut être obligée, dans l'intérêt de la véritable défense de l'U.R.S.S., d'éliminer le gouvernement Staline pour le remplacer par son propre gouvernement. Cette tactique fut définie en 1927 ! Cinq ans plus tard, nous avons expliqué aux ouvriers que ce changement de gouvernement ne pouvait résulter que d'une révolution politique. Ainsi, avons-nous fondamentalement différencié notre défense de l'U.R.S.S. comme Etat ouvrier de la défense de l'U.R.S.S. par la bureaucratie. Et, par là-dessus, vous interprétez notre politique antérieure comme un soutien inconditionnel des activités diplomatiques et militaires de Staline! Permettez-moi de vous dire qu'il s'agit là d'une horrible déformation de notre position générale, non seulement depuis la création de la IVe Internationale, mais depuis les tout débuts de l'opposition de gauche.

La défense inconditionnelle de l'U.R.S.S. signifie formellement que notre politique n'est pas déterminée par les actes, les manoeuvres ou les crimes de la bureaucratie du Kremlin, mais uniquement par la conception que nous nous faisons des intérêts de l'Etat soviétique et de la révolution mondiale.

A la fin du discours, vous citez la formule de Trotsky concernant la nécessité de subordonner la défense de la propriété nationalisée en U.R.S.S. aux intérêts de la révolution mondiale; et vous poursuivez: "Eh bien! j'ai toujours compris que, dans le passé, notre position nous amenait à nier avec véhémence toute possibilité de conflit entre les deux... je n'ai jamais compris que, dans le passé, notre position signifiait que nous subordonnions l'un à l'autre. Si je comprends bien l'anglais, la formulation implique qu'il y a conflit entre les deux ou que la possibilité d'un tel conflit existe" (p. 37). Et, de là, vous tirez la conclusion qu'il est impossible de conserver le mot d'ordre de défense inconditionnelle de l'Union soviétique.

Cette argumentation est basée sur au moins deux malentendus. Comment et pourquoi le maintien de la propriété nationalisée pourrait-il être en "conflit" avec les intérêts de la révolution mondiale? Tacitement, vous laissez entendre que la politique de défense du Kremlin (pas la nôtre) peut entrer en conflit avec les intérêts de la révolution mondiale. C'est évident! A chaque étape ! Sous tous les aspects ! Cependant, notre politique de défense n'est pas conditionnée par celle du Kremlin. Voici le premier malentendu. Mais, dites vous, s'il n'y a pas conflit, pourquoi parler de subordination. Et voici le deuxième malentendu. Nous devons subordonner la défense de l'U.R.S.S. à la révolution mondiale dans la mesure où nous subordonnons la partie à la totalité. En 1918, dans sa polémique avec Boukharine, qui soulignait avec insistance la nécessité d'une guerre révolutionnaire contre l'Allemagne, Lénine répondait à peu près : "S'il devait éclater une révolution en Allemagne aujourd'hui, il serait de notre devoir d'aller à la guerre, même au risque de la perdre. La révolution allemande est plus importante que la nôtre et nous devrions, au besoin, sacrifier (pour une période) le pouvoir des Soviets en Russie afin d'aider à son établissement en Allemagne". A l'heure actuelle, une grève à Chicago pourrait être déraisonnable en elle-même; mais, s'il s'agissait d'aider une grève générale à l'échelle nationale, les travailleurs de Chicago devraient subordonner leurs intérêts particuliers à ceux de leur classe et déclencher la grève. Si l'U.R.S.S. est engagée dans la guerre aux côtés de l'Allemagne, la révolution allemande pourrait, à coup sûr, menacer les intérêts immédiats de la défense de l'U.R.S.S. Conseillerions-nous aux ouvriers allemands de ne pas agir ? L'Internationale communiste le ferait certainement ; nous pas. Nous dirons: "Nous devons subordonner les intérêts de la défense de l'Union soviétique aux intérêts de la révolution mondiale".

Quelques uns de vos arguments trouvent, me semble-t-il, une réponse dans le dernier article de Trotsky: "Encore et à nouveau sur la nature de l'U.R.S.S.", qui fut écrit avant que j'aie reçu la copie de votre discours.

Vous avez des centaines et des centaines de nouveaux militants qui ne sont pas passés par notre expérience commune. J'ai bien peur que votre présentation des faits ne puisse les induire en erreur et qu'ils croient que nous étions pour le soutien inconditionnel du Kremlin, au moins dans ce domaine international, que nous n'avions pas prévu des éventualités telles que la collaboration Staline-Hitler, que nous avons été pris de court par les évènements et que nous devons changer du tout au tout notre position. Ce n'est pas vrai ! Et, en dehors de toutes les autres questions que vous abordez ou effleurez seulement, dans votre discours (direction, conservatisme, régime du parti, etc.) nous devons, à mon avis, vérifier à nouveau notre position sur la question russe, avec tout le soin nécessaire, dans l'intérêt de la section américaine comme dans celui de la IVe Internationale dans son ensemble.

Le danger réel ne vient pas de la défense "inconditionnelle" de ce qui est digne d'être défendu, mais de l'aide directe ou indirecte, que l'on pourrait apporter aux courants politiques qui tentent d'identifier l'U.R.S.S. aux Etats fascistes pour le plus grand bénéfice des démocraties; ou au courant voisin qui met toutes les tendances dans le même sac de façon à compromettre le bolchevisme ou le marxisme par le stalinisme. Nous sommes le seul parti qui ait prévu les événements, non dans leur aspect empirique concret, bien sûr, mais dans leur tendance générale. Notre force vient de ce que nous n'avons pas besoin de changer d'orientation au moment où commence la guerre. Et je trouve tout à fait erronée de la part de certains de nos camarades, mûs par le combat fractionnel pour un "bon régime intérieur" (qu'ils n'ont jamais défini, pour autant que je sache), cette persistance à crier: "Nous avons été pris de court ! Notre orientation est devenue fausse ! Nous devons improviser une nouvelle ligne! Et ainsi de suite !". Cela me semble totalement incorrect et dangereux.

Avec ma camaraderie chaleureuse.

Lund (Léon Trotsky).

P.S.: Les formulations de cette lettre sont loin d'être parfaites puisqu'il ne s'agit pas d'un article élaboré, mais d'une simple lettre dictée par moi en anglais et corrigée au fur et à mesure par mon collaborateur.

[6] Ce discours a été prononcé à l'occasion d'une assemblée des militants new-yorkais du Socialist Workers Party. Il est reproduit dans le Bulletin intérieur du S.W.P. (volume II, n°3, 14 novembre 1939). (P.P.)

[7] L. Trotsky, La Révolution défigurée, in De la Révolution, Paris, Ed. Minuit, 1950, p. 210.


LETTRE A JAMES P. CANNON

15 décembre 1939

Cher camarade Cannon,

Les dirigeants de l'opposition n'ont pas accepté, jusqu'ici, la lutte sur le terrain des principes et ils tenteront de l'éviter encore à l'avenir. Il n'est donc pas difficile de deviner ce qu'ils diront de l'article ci-joint : "Il y a beaucoup de vérités élémentaires, très pertinentes, dans cet article ; nous ne les rejetons pas du tout, mais l'article passe à côté des réponses qu'il faut apporter aux questions "concrètes" les plus brûlantes. Trotsky est trop loin du parti pour pouvoir juger correctement. Tous les petits-bourgeois ne sont pas dans l'opposition, pas plus que tous les ouvriers ne soutiennent la majorité". Quelques-uns d'entre eux ajouteront sûrement que l'article leur "attribue" des idées qu'ils n'ont jamais adoptées, etc.

En guise de réponse aux questions "concrètes" , les opposants veulent des recettes tirées d'un livre de cuisine à usage de l'époque des guerres impérialistes. Je n'ai pas l'intention d'écrire un tel livre de cuisine. Mais, avec notre méthode d'étude principielle des questions fondamentales, nous serons toujours à même de parvenir à la solution correcte de tout problème concret, aussi compliqué soit-il. Dans le cas précis du problème finlandais, l'opposition a démontré son incapacité à répondre à des questions concrètes.

Il n'y a jamais de tendance dont la composition soit chimiquement pure. Des éléments petits-bourgeois se trouvent nécessairement dans toute tendance, dans tout parti ouvrier. La question se pose seulement de savoir qui donne le ton. Dans l'opposition, ce sont les éléments petits-bourgeois qui donnent le ton.

L'accusation inévitable selon laquelle cet article attribue à l'opposition des idées qu'elle n'a jamais adoptées s'explique par le caractère informe et contradictoire des idées de l'opposition, dont aucune ne peut supporter le choc de l'analyse critique. L'article n'"attribue" rien aux dirigeants de l'opposition, il ne fait que pousser leurs idées jusqu'au bout. Je ne peux, naturellement, voir le développement de la lutte que de la ligne de touche. Mais c'est de la ligne de touche que l'on peut souvent le mieux observer les traits généraux d'une bataille.

Je vous sers chaleureusement la main.

Léon Trotsky. Coyoacan D.F.


LETTRE A JOHN G. WRIGHT

19 décembre 1939

Cher ami,

J'ai lu votre lettre à Joe. Je fais totalement mienne votre opinion sur la nécessité d'un combat théorique et politique ferme et même implacable contre les tendances petites-bourgeoises de l'opposition. Vous verrez d'après mon dernier article, qui vous sera posté par avion demain, que je caractérise les divergences de l'opposition plus sévèrement même que ne l'a fait la majorité. Mais, en même temps, je crois que le combat idéologique implacable devrait aller de pair avec une tactique organisationnelle très prudente et sage. Vous n'avez pas le plus petit intérêt à une scission, même si l'opposition devait devenir, par accident, la majorité lors du prochain congrès. Vous n'avez pas la plus petite raison pour donner un prétexte de scission à l'armée hétérogène et sans équilibre de l'opposition. Même en temps que minorité éventuelle, vous devriez, selon moi, rester disciplinés et loyaux envers le parti dans son ensemble. Ceci est très important pour l'apprentissage de ce véritable patriotisme de parti, dont Cannon m'a un jour décrit très correctement la nécessité dans une lettre.

Une majorité composée de cette opposition ne durerait pas plus de quelques mois. Ensuite, la tendance prolétarienne du parti deviendrait de nouveau majoritaire, avec une autorité formidablement accrue. Soyez extrêmement fermes, mais ne perdez pas le contrôle de vos nerfs -ce précepte s'applique maintenant plus que jamais à la stratégie de l'aile prolétarienne du parti.

Avec mes voeux et mes souhaits les plus fraternels. Votre,

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

P.S.: Les difficultés viennent :

1. d'une mauvaise composition sociale, en particulier de la section de New-York, la plus importante ;

2. du manque d'expérience, spécialement des membres venus du Parti socialiste (Jeunesses). Dépasser les difficultés héritées du passé ne peut se faire par des mesures exceptionnelles. La fermeté et la patience sont de rigueur.

L.T.


LETTRE A MAX SHACHTMAN

20 décembre 1939

Cher camarade Shachtman,

Je vous envoie un exemplaire de mon dernier article [8]. Vous verrez, d'après la polémique que j'y mène, que je considère les divergences comme décisives. Je crois que vous êtes du mauvais côté des barricades, mon cher ami. Par vos positions, vous encouragez tous les éléments petits-bourgeois et anti-marxistes à combattre notre doctrine, notre programme et notre tradition. Je n'espère pas vous convaincre par ces lignes, mais je tiens à exprimer ce pronostic: si vous refusez maintenant la voie d'une collaboration avec l'aile marxiste contre les révisionnistes petits-bourgeois, vous déplorerez pendant des années et des années la plus grande erreur de votre vie.

Si j'en avais la possibilité, je prendrais tout de suite un avion pour New-York en vue de discuter avec vous 48 ou 72 heures sans interruption. Je regrette beaucoup que vous ne ressentiez pas, dans cette situation, le besoin de venir ici discuter ces questions avec moi. Ou peut-être le désirez-vous ? J'en serais content.

Coyoacan D.F.

Léon Trotsky.

[8] "Une opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party", cf. supra, p. 137.


QUATRE LETTRES A LA MAJORITE DU COMITE NATIONAL

Coyoacan D.F.

26 décembre 1939

Chers amis,

J'étais jusqu'ici favorable à la publication des discussions dans Socialist Appeal et New International, mais je dois reconnaître que vos arguments sont très sérieux, surtout par rapport à ceux du camarade Burnham [9].

New International et Socialist Appeal ne sont pas des instruments de discussion sous le contrôle d'un comité spécial de discussion; ce sont plutôt les instruments du Parti et de son Comité national. L'opposition peut demander à bénéficier dans le bulletin de discussion des mêmes droits que la majorité; mais les publications officielles du Parti ont le devoir de défendre, jusqu'à ce qu'il ait été changé, le point de vue du Parti et de la IVe Internationale. C'est d'une telle évidence qu'il est inutile d'argumenter.

L'idée de garanties juridiques pour la minorité n'a sûrement pas été empruntée à l'expérience bolchevique. Mais, ces garanties n'ont pas été inventées par le camarade Burnham; le Parti socialiste français a assuré à ses membres pendant longtemps de telles garanties statutaires qui correspondent entièrement à l'état d'esprit de cliques littéraires et parlementaires mais n'empêchent jamais les ouvriers d'être subjugués par la coalition de ces cliques.

Les structures organisationnelles de l'avant-garde prolétarienne doivent être soumises aux exigences positives du combat révolutionnaire et non dépendre de garanties négatives contre leur dégénérescence. Si le parti n'est pas adapté aux besoins de la révolution socialiste, il dégénérera en dépit des clauses juridiques les plus sagaces Dans le domaine organisationnel, Burnham fait preuve d'un manque de conception révolutionnaire du parti aussi total que celui qu'il a montré sur le plan politique, lorsque se posa la question, minime mais très significative, de la Commission Dies. Dans les deux cas, il propose une attitude purement négative, de même que, dans la question de l'Etat soviétique, il n'a fourni qu'une définition purement négative Il n'est pas suffisant de détester la société capitaliste (attitude négative), il faut encore accepter toutes les conclusions pratiques d'une conception de la révolution sociale. Hélas, ce n'est pas le cas du camarade Burnham. Mes conclusions pratiques?

Premièrement, condamner officiellement à la face du parti la tentative d'annihiler la ligne du parti en plaçant le programme du Parti au même niveau que n'importe quelle innovation que le parti n'a pas acceptée.

Deuxièmement, si le Comité national juge nécessaire de consacrer un numéro de New International à la discussion (je ne le propose pas pour le moment), cela devra être fait de telle façon que le lecteur puisse voir où se trouve la position du parti et où réside la tentative de révision de telle façon aussi que le dernier mot revienne à la majorité et non à l'opposition.

Troisièmement, si les bulletins intérieurs ne suffisaient pas, il serait possible de publier un recueil spécial des articles traitant des problèmes qui figurent à l'ordre du jour du congrès.

La plus grande loyauté dans la discussion, mais pas la plus petite concession à l'esprit petit-bourgeois, anarchiste.

W. Rork (Léon Trotsky).

[9] La minorité du Comité national avait demandé que la discussion ait lieu dans Socialist Appeal et New International. Cette démarche fut repoussée par la majorité. (P.P.)

 


Coyoacan D.F.
27 décembre 1939

Chers amis,

Je dois avouer que ce que vous m'avez fait savoir de l'insistance des camarades Burnham et Shachtman sur la publication des articles de discussion dans New International et Socialist Appeal m'a surpris de prime abord. Quelle peut en être la raison ? me suis-je demandé ! Qu'ils se sentent si sûrs de leur position est totalement exclu. Leurs arguments sont de nature très primitive, les contradictions entre eux sont aiguës et ils ne peuvent empêcher de ressentir que la majorité représente la tradition de la doctrine marxiste. Ils ne peuvent espérer sortir victorieux d'un combat théorique: Shachtman et Abern, Burnham lui-même doivent comprendre cela. Quelle est alors la source de leur soif de publicité ? L'explication est simple: ils sont impatients de se justifier devant l'opinion publique démocratique, de crier à tous les Eastman, Hook et autres que eux, l'opposition, ne sont pas aussi mauvais que nous. Cette nécessité interne doit être particulièrement impérative chez Burnham. Il s'agit du même genre de capitulation interne que nous avons pu observer chez Zinoviev et Kamenev à la veille de la Révolution d'Octobre et chez beaucoup d'"internationalistes" soumis à la pression de la vague patriotique de la guerre. Si nous faisons abstraction de toutes les particularités personnelles, des accidents ou des malentendus, des erreurs, nous sommes devant la première déviation social-patriotique de notre parti. Vous avez correctement souligné ce fait dès le début, mais il ne m'apparaît à pleine clarté qu'à l'heure actuelle où nos opposants viennent de proclamer leurs désirs d'annoncer -comme l'ont fait les poumistes, les pivertistes et tant d'autres- qu'ils ne sont pas aussi mauvais que les "trotskystes".

Cette remarque constitue un argument supplémentaire contre toute concession dans ce domaine. Etant donné les conditions, nous avons pleinement le droit de dire à nos gens: vous devez attendre le verdict du parti et ne pas en faire appel devant les juges démocrates patriotiques avant qu'il ait été prononcé.

Jusqu'ici, j'ai jugé la question de façon trop abstraite; pour être plus précis, je me suis placé du seul point de vue du combat théorique et, sur ce point, je partage totalement l'avis du camarade Goldman, selon lequel nous ne pouvons que l'emporter. Mais, des critères politiques plus larges montrent que nous devons éliminer, de la part des patriotes démocrates, toute intervention prématurée dans la bataille intérieure du parti : l'opposition ne doit, dans la discussion compter que sur ses propres forces, comme le fait la majorité. Dans de telles conditions, la mise à l'épreuve et la sélection des différentes composantes de l'opposition peut revêtir un caractère plus efficace et les résultats n'en seront que plus favorables pour le parti.

Engels a parlé quelque part de l'état d'esprit des petits-bourgeois enragés. Il me semble que l'on peut trouver des traces de cet état d'esprit dans les rangs de l'opposition. Hier, beaucoup d'entre eux étaient hypnotisés par la tradition bolchevique. Jamais ils ne l'ont intimement assimilée, mais ils n'osaient pas s'y opposer ouvertement. Mais, Shachtman et Abern leur ont donné ce courage d'un certain jour et, désormais, ils jouissent ouvertement des états d'âme de la petite-bourgeoisie enragée. Telle est, par exemple, l'impression que j'ai eu à la lecture des derniers articles et des dernières lettres de Stanley. Il a totalement perdu tout esprit auto-critique et croit sincèrement que toute inspiration qui lui traverse l'esprit est digne d'être proclamée et imprimée, pourvu qu'elle soit dirigée contre le programme et la tradition du parti. Le crime de Shachtman et d'Abern réside justement dans cette explosion d'auto-satisfaction petite-bourgeoise qu'ils ont provoquée.

W. Rork (Léon Trotsky).


3 janvier 1940

Chers amis,

J'ai reçu les deux documents de l'opposition [10] ; j'ai étudié celui qui a trait au conservatisme bureaucratique et étudie maintenant celui qui traite de la question russe. Quels écrits lamentables ! Il est difficile de trouver une phrase où soit exprimée une idée juste ou qui place une idée juste au bon endroit. Des gens intelligents, et même doués, qui ont adopté une position manifestement fausse et s'engagent de plus en plus dans l'impasse.

La phrase d'Abern sur la "scission" peut avoir deux sens : ou bien il cherche à vous effrayer par la perspective d'une scission comme il l'a fait pendant la discussion sur l'entrisme [11] ; ou bien, il veut vraiment se suicider politiquement. Dans la première hypothèse, il ne nous empêchera évidemment pas de donner une appréciation marxiste de la politique de l'opposition. Dans la seconde, il n'y a rien à faire; si un adulte veut se suicider, il est difficile de l'en empêcher.

La réaction de Burnham représente un défi brutal à tous les marxistes. Si la dialectique est une religion et s'il est vrai que la religion est l'opium du peuple, comment pourrait-il refuser de combattre pour libérer son propre parti de ce poison? Je suis en train d'écrire, en ce moment, une lettre ouverte à Burnham sur la question. Je ne crois pas que l'opinion publique de la IVe Internationale puisse permettre au directeur d'un périodique théorique marxiste de se borner à des aphorismes plutôt cyniques sur les fondements du socialisme scientifique. En tout état de cause, je n'aurai de repos jusqu'à ce que les conceptions antimarxistes de Burnham soient dénoncées jusqu'à leur racine devant le parti et l'Internationale. J'espère envoyer cette lettre ouverte après-demain, au moins dans sa version russe.

En même temps, j'écris une analyse des deux documents. Je trouve excellente leur explication des raisons pour lesquelles ils sont d'accord pour être en désaccord sur la question russe.

Je grince des dents d'avoir à perdre mon temps en lisant des documents si totalement périmés. Les erreurs qu'ils contiennent sont si élémentaires qu'il faut faire un effort pour retrouver dans l'A.B.C. du marxisme les contre-arguments nécessaires.

W. Rork (Léon Trotsky).



[10] Il s'agit de "La guerre et le conservatisme bureaucratique" et "L'enjeu de la discussion sur la question russe". (P.P.)

[11] Lorsque les Trotskystes américains discutèrent de leur entrée dans le Parti socialiste, au cours des premiers mois de 1936, Abern s'opposa avec acharnement à cette initiative. (P.P.)


Chers amis,

Je joins à cette lettre une copie de la lettre que j'ai envoyée à Shachtman voici plus de deux semaines [cf supra lettre du 6 novembre 1939]. Shachtman ne s'est même pas donné la peine de me répondre. Cela prouve l'état d'esprit qu'il a adopté du fait de son combat sans principes. Il fait un bloc avec l'anti-marxiste Burnham et refuse de répondre à ma lettre qui traite de ce bloc. En lui-même, le fait n'a qu'une importance douteuse, mais il a une résonance symptomatique. Voilà pourquoi je vous envoie la copie de ma lettre à Shachtman.

Meilleurs souvenirs.

Léon Trotsky.


LETTRE A JOSEPH HANSEN

5 janvier 1940

Cher Joe,

Merci pour vos intéressantes informations. Si c'est nécessaire ou opportun, Jim pourrait publier notre correspondance et celle avec Wright [Cf. supra lettre 19 décembre 1939] à propos de la scission. Cette correspondance montre notre ferme désir de préserver l'unité du parti en dépit de la dure lutte de fraction. Je mentionnais, dans ma lettre à Wright que même en tant que minorité, l'aile bolchevique du parti devrait, selon moi, rester disciplinée et Jim m'a répondu qu'il adhérait de tout coeur à cette conception. Ces deux citations sont décisives en l'occurrence.

En ce qui concerne mes remarques sur la Finlande contenues dans l'article sur l'opposition petite-bourgeoise je ne dirai ici que quelques mots. Y a-t-il -oui ou non- une différence de principes entre la Finlande et la Pologne ? L'intervention de l'Armée rouge en Pologne fut-elle -oui ou non- accompagnée d'une guerre civile ? La presse des mencheviks qui sont très bien informés grâce à leur amitié avec le Bund et les émigrés du P.P.S, dit ouvertement qu'une vague révolutionnaire a accompagné l'avance de l'Armée rouge. Et pas seulement en Pologne, mais aussi en Roumanie.

Le Kremlin a créé le gouvernement Kuusinen dans l'intention évidente de compléter la guerre civile par la guerre. Il y a eu des informations sur un début de création d'une Armée rouge finlandaise, sur l'"enthousiasme" des paysans pauvres dans les régions occupées où les grandes propriétés terriennes ont été confisquées et ainsi de suite. Qu'est-ce que cela, si ce n'est le début d'une guerre civile?

Le développement ultérieur de la guerre civile dépendait complètement de l'avance de l'Armée rouge. L'"enthousiasme" du peuple n'était évidemment pas assez brûlant pour provoquer des insurrections indépendantes de paysans et d'ouvriers sous le glaive du bourreau Mannerheim. La retraite de l'Armée rouge arrêtera nécessairement à leur tout début les germes de guerre civile.

Si les impérialistes aident efficacement la bourgeoisie finlandaise à défendre le régime capitaliste, la guerre civile en Finlande deviendra impossible pendant la prochaine période. Mais si, comme cela est plus probable, les détachements renforcés de l'Armée rouge pénètrent dans le pays avec plus de succès, nous assisterons immanquablement à un processus de guerre civile parallèle à l'invasion.

Nous ne pouvons prévoir tous les épisodes militaires, les hauts et les bas de portée purement tactique; mais, rien de tout cela ne change la ligne "stratégique" générale des événements. Dans ce cas comme dans tous les autres, l'opposition adopte une politique purement conjoncturelle et impressionniste au lieu d'agir selon les principes.

(Il n'est pas nécessaire de répéter que la guerre civile en Finlande, comme ce fut le cas en Pologne, aurait un caractère limité, à demi étouffé, et qu'elle pourrait, à l'étape suivante, se transformer en une guerre civile entre les masses finlandaises et la bureaucratie de Moscou. Nous savons cela au moins aussi clairement que l'opposition et nous avertissons ouvertement les masses. Mais nous analysons le processus tel qu'il est et nous n'identifions pas la première étape avec la seconde).

Avec mes salutations et mes voeux chaleureux pour tous les amis.

Léon Trotsky.


LETTRE A JAMES P. CANNON

9 janvier 1940

Cher ami,

J'ai expédié hier le texte russe de mon dernier article écrit sous la forme d'une lettre à Burnham. Tous les camarades ne seront peut-être pas satisfaits que j'y donne la place essentielle à la discussion du problème de la dialectique. Mais je suis sûr que c'est aujourd'hui le seul moyen de commencer l'éducation théorique du Parti, des jeunes en particulier et d'inculquer la répulsion pour l'empirisme et l'éclectisme...

W. Rork (Léon Trotsky).


LETTRE A FARRELL DOBBS

10 janvier 1940

Cher ami,

Dans mon article envoyé à Wright pour traduction, il est deux questions que je ne mentionne pas du tout :

- D'abord, celle du conservatisme bureaucratique. Je crois que nous avons un peu discuté le sujet ensemble ici. En tant que tendance politique, le conservatisme bureaucratique représente les intérêts d'une certaine couche sociale, à savoir de la bureaucratie ouvrière privilégiée dans les Etats capitalistes (et spécialement impérialistes) et, à un degré incomparablement plus élevé, en U.R.S.S. Il serait fantastique, pour ne pas dire stupide, de chercher de telles racines au "conservatisme bureaucratique" de la majorité. Si le bureaucratisme et le conservatisme ne sont pas déterminés par les conditions sociales, ils ne représentent alors que des traits de caractère, propres à certains dirigeants. De telles choses arrivent. Mais, comment expliquer dans ce cas la formation d'une fraction? Est-ce une sélection d'individualités conservatrices ? Nous avons là une explication psychologique et non politique. Si nous admettons (personnellement, je ne le fais pas) que Cannon, par exemple, a des tendances bureaucratiques, nous arrivons alors inévitablement à la conclusion que la majorité soutient Cannon en dépit de cette caractéristique et non pas à cause d'elle. Cela signifie que la question des bases sociales de la lutte de tendance n'est même pas effleurée par les leaders de la minorité.

- En second lieu, dans le but de compromettre ma "défense" de Cannon, les minoritaires affirment que j'ai défendu à tort Molinier. Je suis le dernier à nier que je puisse commettre des erreurs dans le domaine politique comme dans celui de l'appréciation des personnes. Mais, malgré tout, l'argument n'est pas profond. Je n'ai jamais soutenu les théories fausses de Molinier. Il s'agissait, à vrai dire, de son caractère personnel: brutalité, manque de discipline pour ne pas parler de ses affaires financières privées. Quelques camarades, parmi lesquels Vereecken, réclamaient avec insistance la séparation immédiate d'avec Molinier. J'insistais sur la nécessité pour l'organisation d'essayer de discipliner Molinier. Mais, quand en 1934, Molinier essaya de remplacer le programme du parti par "quatre mots d'ordre" et fonda un journal sur cette base, je fus de ceux qui proposèrent son exclusion. Voilà toute l'histoire. Chacun peut avoir une opinion différente quant à l'opportunité de ma patience à l'égard de Molinier ; toutefois, je n'étais pas guidé, bien sûr, par le souci de l'intérêt personnel de Molinier, mais par l'intérêt de l'éducation du parti. Nos propres sections ont hérité d'un peu du venin de l'Internationale communiste en ce sens que beaucoup de camarades sont enclins à abuser de mesures telles que l'exclusion, la scission ou les menaces d'exclusions et de scissions. Dans le cas de Molinier comme dans le cas de quelques camarades américains (Field, Weisbord et quelques autres), j'étais partisan d'une attitude plus patiente. Dans plusieurs cas, j'ai réussi, dans plusieurs autres, ce fut un échec. Mais, je ne regrette en rien mon attitude plus patiente envers quelques personnages douteux de notre mouvement. De toute façon, ma défense ne m'a jamais amené à constituer un bloc aux dépens des principes. Si quelqu'un proposait par exemple d'expulser le camarade Burnham, je m'y opposerais énergiquement. Mais, en même temps, je trouve qu'il est nécessaire de mener le plus vigoureux combat idéologique contre ses conceptions anti-marxistes.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.


LETTRE A JOHN G. WRIGHT

13 janvier 1940

Cher camarade Wright,

Je partage complètement votre appréciation sur la brochure du camarade Shachtman [14]. C'est le Shachtman faible multiplié par la passion fractionnelle. Il lui manque cette petite chose qui s'appelle le point de vue prolétarien. Il vit au royaume des ombres littéraires quand il se tient face au prolétariat et au marxisme, ses ombres sont utiles parce qu'elles correspondent plus ou moins à la réalité; maintenant, il tourne le dos à la majorité prolétarienne du parti et au marxisme et le résultat en est que chaque mot qu'il écrit représente une fantastique erreur d'interprétation des faits et des idées. Je suis obligé à présent de perdre de nouveau deux ou trois jours pour soumettre son document absolument extravagant à une analyse plus attentive. J'espère montrer aux membres du parti, y compris la majorité de la minorité, que le document de Shachtman est, à chaque ligne, une rupture pathétique avec le marxisme et le bolchévisme.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.

[14] "La crise dans le parti américain -Lettre ouverte au camarade Léon Trotsky" in Bulletin intérieur, vol II, n°7, 1er janvier 1940.


LETTRE A JAMES P. CANNON

16 janvier 1940

Cher ami,

Quel misérable écrit que la lettre ouverte de Shachtman. Son seul mérite est de m'avoir obligé à lui dire toute la vérité sur sa politique. Ma réponse est déjà dictée. Je n'ai plus qu'à la polir. Malheureusement elle ne sera pas plus courte que ma lettre à Burnham.

Léon Trotsky.


LETTRE A WILLIAM F. WARDE

16 janvier 1940

Cher camarade Warde,

Vous êtes un des camarades relativement peu nombreux à être sérieusement intéressés par les questions méthodologiques de notre mouvement. Ne pensez-vous pas que votre intervention dans le débat de ce point de vue serait très utile ?

Des amis m'écrivent que, dans notre parti, spécialement chez les jeunes, l'intérêt pour le matérialisme dialectique devient très aigu. Ne pensez-vous pas que les camarades qui pourraient orienter cet intérêt devraient maintenant mettre sur pied une association purement théorique dans le dessein de promouvoir dans le parti les doctrines du matérialisme dialectique ? Vous-même, le camarade Wright, le camarade Gerland (très au courant de la question), pourriez éventuellement former le premier noyau d'une telle association, bien sûr, sous le contrôle de la section de propagande du Comité national. Cela n'est, à coup sûr, qu'une vague suggestion, faite de loin, qui devrait être discutée avec les institutions responsables du parti.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.


LETTRE A JOSEPH HANSEN

18 janvier 1940

Cher Joe,

[...] Mon article contre Shachtman est à présent écrit. Il me faut maintenant le polir pendant deux jours et j'essaierai d'utiliser quelques-unes de vos citations.

Mais je désire parler ici d'une question plus importante. Quelques-uns des leaders de l'opposition préparent une scission; de ce fait, ils représentent l'avenir de l'opposition comme celui d'une minorité persécutée. C'est très caractéristique de leur mentalité. Je crois que nous devons leur répondre à peu près comme suit :

"Vous êtes dès à présent effrayés de nos répressions futures ? Nous vous proposons des garanties mutuelles pour la minorité future, indépendamment de qui pourrait être en minorité, vous ou nous. Ces garanties pourraient être formulées en quatre points : 1. aucune interdiction des tendances ; 2. pas d'autres restrictions à l'activité de tendance que celles dictées par la nécessité d'une action commune ; 3. les publications officielles doivent représenter, bien sûr, la ligne établie par le nouveau congrès ; 4. la future minorité peut avoir, si elle le désire, un bulletin intérieur destiné aux membres du parti, ou un bulletin de discussion commun avec la majorité".

Continuer à publier des bulletins de discussion immédiatement après une longue discussion et un congrès ne constitue pas, bien sûr, une règle ; c'est une exception d'un genre plutôt déplorable. Mais, nous ne sommes en rien des bureaucrates. Nous n'avons pas de règles immuables. Nous sommes dialecticiens dans le domaine organisationnel aussi. Si nous avons, au sein du parti, une importante minorité qui ne soit pas satisfaite des décisions du congrès, il est incomparablement préférable de légaliser la discussion après l'assemblée plutôt que d'en arriver à la scission.

Nous pouvons, si nécessaire, aller plus loin même et leur proposer de publier, sous la supervision du nouveau Comité national, des tribunes spéciales de discussion, destinées non seulement aux membres du parti, mais aussi au public en général. Nous devons aller aussi loin que possible dans ce sens afin de désarmer leurs plaintes pour le moins prématurées et de leur rendre difficile de provoquer une scission.

Pour ma part, je crois que la prolongation du débat, s'il est canalisé par la bonne volonté des deux côtés, ne peut, dans les conditions présentes, qu'être utile à l'éducation du parti.

Je pense que la majorité devrait faire ces propositions officiellement au Comité national par écrit. Quelle que puisse être la réponse, le parti ne peut qu'y gagner.

Avec mes salutations les meilleures.

Cornell (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.


LETTRE A MARTIN ABERN

29 janvier 1940

Cher camarade Abern,

J'ai eu écho par le camarade Cannon de la phrase qui vous est attribuée: "Cela signifie la scission". Il m'a écrit le 28 décembre 1939 :

"Votre texte a déjà été largement distribué dans le parti. Jusqu'ici, je n'ai entendu que deux appréciations précises des leaders de la minorité. Abern, après avoir lu le titre et les tout premiers paragraphes, fit cette remarque. à Goldman: "Cela signifie la scission".

Mon expérience de Cannon me le fait considérer comme un camarade digne de confiance et je n'avais pas la plus légère raison de douter de la véracité de ses propos.

Vous dites que cette affirmation "est un mensonge". Je sais, de par une longue expérience, qu'en période de lutte intense, des malentendus de ce genre arrivent souvent sans mauvaise intention de part et d'autre.

Vous me demandez si j'ai fait la moindre tentative pour vérifier la véracité de ces propos. Pas du tout. Si je les avais rapportés dans ma correspondance privée comme un fait connu de moi, cela n'aurait pas été loyal. Mais je les ai publiés avec la remarque : "On m'a rapporté" et vous ai laissé l'entière possibilité de les confirmer ou de les démentir. Je pense que c'est le meilleur moyen de vérification possible dans une discussion du parti.

Vous dites au début de votre lettre : "Je n'ai pas tenu compte dans le passé d'un certain nombre de déclarations fausses, mais je remarque, parmi d'autres choses, dans votre lettre ouverte... " etc. Que signifie ici la phrase "un certain nombre de déclarations fausses?". De qui ? Que signifie l'expression "parmi d'autres choses?" Quel genre de chose ? Ne croyez-vous pas que vos expressions peuvent être comprises par des camarades inexpérimentés comme de vagues insinuations ? Si, dans mon article, il y a "un certain nombre de déclarations fausses" et "d'autres choses", il serait préférable de les énumérer exactement. Si les déclarations fausses ne sont pas de moi, je ne comprends pas pourquoi vous les introduisez dans la lettre que vous m'écrivez. J'ai du mal à comprendre aussi comment on peut "ne pas tenir compte" d'un certain nombre de déclarations fausses si elles ont une quelconque importance politique. Cela pourrait être interprété comme un manque de préoccupations à l'égard du parti.

En tout cas, je remarque avec satisfaction que vous démentez catégoriquement la phrase "cela signifie la scission". J'interprète le ton vigoureux de votre lettre dans le sens que votre démenti n'est pas purement formel, c'est-à-dire que vous ne démentez pas seulement la citation, mais que vous considérez, comme je le fais, l'idée de scission en elle-même comme une méprisable trahison de la IVe Internationale.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

(Copie à Cannon.)


DEUX LETTRES A ALBERT GOLDMAN

10 février 1940

Cher camarade Goldman,

Je suis totalement d'accord avec votre lettre du 5 février. Si j'ai publié la remarque d'Abern sur la scission, c'était avec l'intention de provoquer une prise de position claire et sans ambiguïté du camarade Abern et des autres dirigeants de l'opposition - non pas au sujet des prétendues intentions cachées des leaders de la majorité mais à propos de leurs intentions à eux.

J'ai déjà entendu l'aphorisme sur "les citoyens de deuxième classe". Je voudrais demander aux leaders de l'opposition, quand ils nomment le groupe adverse "la clique de Cannon" ou "les bureaucrates conservateurs" et ainsi de suite... veulent-ils en faire des citoyens de deuxième classe ? Tout ce que je peux ajouter est que l'extrême sensibilité est une des caractéristiques les plus frappantes de toute fraction petite-bourgeoise. Je ne sais pas si Shachtman par exemple, souhaite, par sa lettre ouverte, faire de moi un citoyen de deuxième classe. Je ne m'intéresse qu'à ses idées, et non à ses spéculations psychanalytiques.

J'ai un peu l'impression que, énervés par une série d'erreurs, les leaders de l'opposition se poussent mutuellement à l'hystérie et qu'ensuite, afin de justifier à leurs propres yeux leur hystérie fractionnelle, ils attribuent à leurs adversaires les plus sombres et les plus incroyables desseins. Quand ils disent que ma correspondance avec Cannon était un camouflage, je ne peux que hausser les épaules.

Le meilleur traitement pour l'hystérie petite-bourgeoise est l'objectivité marxiste. Nous continuerons à débattre de la dialectique, de la sociologie marxiste, de la nature de classe de l'Etat soviétique, du caractère de la guerre, non pas dans l'intention absurde et criminelle de provoquer une scission, mais dans le but beaucoup plus raisonnable de convaincre une couche importante du parti et de l'aider à passer d'une position petite-bourgeoise à une position prolétarienne.

Avec mon plus chaleureux salut de camarade.

Léon Trotsky.


Cher camarade Goldman,

Un congrès de la minorité n'est qu'une réunion fractionnelle à l'échelle nationale [15]. C'est pourquoi elle n'implique pas, en elle-même, un changement de principe dans la situation. Ce n'est qu'un nouveau pas sur la même route, un mauvais pas sur la route de la scission, mais pas nécessairement la scission elle-même. Il est possible, et même sûr, qu'il y ait deux ou trois tendances à l'intérieur de l'opposition sur le problème de la scission et le but du congrès est de les unifier. Sur quelle base? Il est probable que quelques leaders, dans leur désespoir, ne voient pas d'autre solution qu'une scission.

Dans ces conditions, une vigoureuse intervention de la majorité en faveur de l'unité pourrait éventuellement rendre plus difficile la tâche des scissionnistes conscients. Votre fraction, ou peut-être mieux, la majorité officielle du Comité national ou le Bureau politique, ne pourrait-il pas adresser à la convention de Cleveland un message ne traitant que d'une question, à savoir l'unité du parti? Dans une telle lettre, je ne ferais pas entrer le problème de la définition de l'Union soviétique ou celui de la guerre mixte, sinon on pourrait comprendre que l'abandon de leurs positions sur ces questions est considéré comme un préalable à leur maintien dans le parti. Il n'en est rien. Vous les acceptez comme ils sont, s'ils sont réellement dévoués au parti et à la IVe Internationale et prêts à admettre la discipline dans l'action.

Meilleures salutations.

Léon Trotsky.

[15] La minorité convoqua une conférence de ses adhérents à Cleveland les 24 et 25 février 1940. Cette conférence conclut qu'il y avait deux tendances politiques inconciliables dans le parti et que "le parti devait étendre, à quelque groupe qui serait en minorité au congrès, le droit de publier un bulletin politique qui lui soit propre pour la défense du programme général de la IVe Internationale (et qui) en même temps, présenterait d'une manière objective la position particulière de sa tendance sur la question controversée de la Russie". La majorité repoussa cette demande de la minorité. (P.P.)


REVENEZ AU PARTI !

21 février 1940

Chers camarades,

Les leaders de la minorité n'ont répondu jusqu'à maintenant à aucun de nos arguments politiques ou théoriques. L'inconsistance de leurs propres arguments a été démasquée dans les écrits de la majorité. Maintenant, les leaders de l'opposition semblent être passés de la guerre à l'étape de la guérilla. Ce fut la mort de bien d'autres armées vaincues. Le camarade A. Goldman a défini correctement les nouvelles méthodes de l'opposition dans sa lettre-circulaire du 12 février. Un des exemples les plus curieux de cette nouvelle tactique guerrière est l'attaque, plus vaillante que sensée du camarade Mac Donald [16] à propos de mon article dans Liberté. Il n'a pas trouvé, voyez-vous, dans cet article, une analyse du caractère contradictoire de l'Etat soviétique et du "rôle progressiste" de l'Armée rouge. Avec la même logique que celle dont il fait preuve en éditant Partisan Review ou en analysant l'insurrection de Kronstadt, il découvre que je suis "en réalité" un adepte de la minorité, un Shachtmanien, ou un MacDonaldiste, du moins quand je parle pour la presse bourgeoise et que mes déclarations contraires, capitulardes devant le stalinisme, sont faites dans les publications internationales dans le simple but d'aider Cannon. Si nous exprimions la découverte de Mac Donald d'une manière plus cohérente, elle signifierait : quand Trotsky souhaite s'adapter à l'opinion publique bourgeoise, se rendre agréable aux lecteurs de Liberté, il écrit comme Shachtman, et presque comme Mac Donald, mais quand il s'adresse au parti, il devient terriblement anti-minoritaire.

Partisan Review s'intéresse beaucoup à la psychanalyse et je me permettrai de dire que l'éditeur de la revue, s'il s'auto-analyse un peu, reconnaîtra qu'il a découvert son subconscient.

Personne ne demande à la minorité d'analyser dans chacun de ses articles ou de ses prises de paroles la nature contradictoire de l'Etat soviétique et le rôle contradictoire de l'Armée rouge. Ce que nous leur demandons, c'est de comprendre cette nature et ce rôle, et de mettre convenablement en pratique cette compréhension à chaque occasion. Mon article était consacré à la politique de Staline et non pas à la nature de l'Etat soviétique. Dans la presse bourgeoise mexicaine, il a été publié une déclaration anonyme affirmant "de source proche de Trotsky" que j'approuve la politique internationale de Staline et que je cherche à me réconcilier avec lui. Je ne sais si de telles déclarations sont parues aussi dans la presse des Etats-Unis. Il est clair que la presse mexicaine s'est contentée de reproduire à sa manière les accusations terriblement graves de Mac Donald et compagnie à propos de ma capitulation devant le stalinisme. Dans le but de prévenir une telle utilisation abusive de notre débat interne par la presse bourgeoise mondiale, j'ai consacré mon article dans Liberté à la démystification du rôle de Staline en politique internationale -en aucun cas, à l'analyse sociologique de la nature de l'Etat soviétique. J'ai écrit ce qui me semblait le plus urgent sur le moment. La politique ne consiste pas à dire à chaque occasion tout ce que l'on sait, mais à dire un moment donné juste ce qui est nécessaire. Il est possible que, de cette façon, mes propos aient coïncidé avec quelques affirmations de l'opposition. Mais il est sûr que les déclarations en question de l'opposition n'étaient qu'une répétition d'idées que nous avons exprimées mille fois avant que Mac Donald n'apparût à notre horizon.

Mais, passons à des choses plus sérieuses. La lettre que m'envoie le camarade Abern est un énoncé absolument clair de sa volonté de scission. La justification qu'il donne est tout à la fois lamentable et scandaleuse: ce sont les deux mots les plus doux que je puisse trouver. Si la "clique de Cannon" avait la majorité de l'assemblée, cela transformerait, voyez-vous, Abern et ses associés en citoyens de "seconde classe". C'est pourquoi lui, Abern, préfère avoir son propre domaine où il sera comme Weisbord, Field et Ohler, le premier parmi les citoyens de première classe. Qui peut décider de la place des différents "citoyens" à l'intérieur du parti ? Le parti lui-même. Comment peut-il en arriver à prendre une décision? A travers une discussion libre. Qui a pris l'initiative dans cette discussion? Abern et ses associés. Etaient-ils ou sont-ils limités dans l'usage de leur plume ou de leur langue? Absolument pas. Ils n'ont pas réussi, semble-t-il d'après la lettre d'Abern, à convaincre ni le parti ni l'Internationale. Cela est très regrettable car ce sont des gens de valeur. Ils ne pourraient maintenant rétablir leur autorité que par un travail assidu et sérieux dans le parti. Cela demande du temps, de la patience et de la fermeté. Mais il semble que Abern ait perdu tout espoir de convaincre le parti basé sur les principes de la IVe Internationale. La tendance à la scission est une espèce de désertion. C'est pourquoi elle est si lamentable.

Mais elle est aussi scandaleuse Le ton sous-jacent est le mépris des éléments petits-bourgeois pour la majorité prolétarienne: nous sommes de tellement bons écrivains, orateurs et organisateurs et eux, les gens sans culture, sont incapables de nous apprécier à notre juste valeur, il vaut mieux construire notre propre ligue d'âmes élevées !

Dans la IIIe Internationale, nous nous sommes obstinés de toute notre force à rester une tendance ou une fraction. Ils nous ont persécutés, ils nous ont privés de tout moyen d'expression légale, ils ont inventé les pires calomnies, en U.R.S.S., ils ont arrêté et fusillé nos camarades- en dépit de tout cela, nous n'avons pas voulu nous séparer des travailleurs. Nous nous sommes considérés comme une fraction jusqu'à l'extrême limite du possible et ceci en dépit de la bureaucratie totalitaire corrompue de la IIIe Internationale. La IVe Internationale est la seule organisation révolutionnaire honnête au monde. Nous n'avons pas de bureaucratie professionnelle. Notre "appareil" ne dispose d'aucun moyen de coercition. Chaque décision est prise et chaque camarade apprécié à travers les méthodes de la plus complète démocratie intérieure. Si la majorité du parti est dans l'erreur, la minorité peut, petit à petit, l'éduquer. Si ce n'est avant le prochain congrès, ce sera après. La minorité peut attirer de nouveaux membres au parti et se muer en majorité. Il n'est nécessaire pour cela que de faire un peu confiance aux travailleurs et d'espérer que les travailleurs peuvent acquérir un peu de confiance dans les dirigeants de l'opposition. Mais, ces dirigeants ont créé dans leur propre milieu une atmosphère d'intolérance hystérique. Ils s'adaptent à l'opinion publique bourgeoise, mais ils n'essayent pas de s'adapter au rythme du développement de la IVe Internationale. Leur importance a un caractère de classe: c'est l'envers du mépris des intellectuels petits-bourgeois pour les travailleurs. Voilà pourquoi la tendance scissionniste exprimée par Abern est tellement scandaleuse !

Le camarade Abern, dans ses appréciations comme dans ses perspectives, est motivé par la haine. Et la haine personnelle est un sentiment odieux en politique. Je suis persuadé que l'attitude de Abern et ses visées scissionnistes ne peuvent que repousser tout membre sain de l'opposition. Revenez au parti, camarades La voie qu'a choisie Abern mène à l'impasse. Il n'y a pas d'autre voie que celle de la IVe Internationale.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

[16] Dwight Mac Donald: Intellectuel qui appartenait alors au S.W.P., et collaborait régulièrement à la revue New International. Appartenait à la minorité. Participa à ce titre à la création du Workers Party qu'il abandonna bientôt pour fonder en 1943 une revue indépendante: Politics.


"SCIENCE ET STYLE"

23 février 1940.

Chers camarades,

J'ai reçu "Science et style" [Cf., annexes.] de Burnham. L'abcès est ouvert et c'est là un avantage important sur le plan politique. Le sous-développement théorique de l'opinion de "gauche" en Amérique s'exprime bien par le fait que Burnham ne fait que répéter - avec quelques illustrations "modernisées"- ce que Struve écrivait en Russie il y a plus de quarante ans et, dans une plus forte mesure encore, ce que Dühring tentait d'enseigner à la social-démocratie allemande voici trois quarts de siècle. Voici ce qu'il en est en ce qui concerne la "science". Dans le domaine du "style", franchement, je préfère Eastman.

L'intérêt de ce document ne relève nullement de la théorie : la mille et unième réfutation professorale de la dialectique ne vaut pas mieux que toutes les précédentes. Mais, du point de vue politique, l'importance du texte est indiscutable. Il montre que l'inspiration théorique de l'Opposition n'est pas plus près du socialisme scientifique que ne l'était Muste, l'ancien partenaire d'Abern. Shachtman a mentionné la philosophie de Bogdanov. Mais il est absolument impossible d'imaginer la signature de Bogdanov sous un tel document, même après sa rupture définitive avec le bolchevisme. Je crois que le parti devrait demander aux camarades Abern et Shachtman ce que je leur demande maintenant: "Que pensez-vous de la "science" de Burnham et du "style" de Burnham? La question finlandaise est importante mais il ne s'agit, en définitive, que d'un épisode et l'évolution de la situation internationale peut, en révélant les vrais facteurs qui déterminent les événements, dissiper d'un coup les divergences qui sont apparues à propos de ce problème concret. Mais les camarades Abern et Shachtman peuvent-ils, après la parution de "Science et style", persister à endosser la moindre responsabilité, non pour ce pauvre document lui-même mais pour l'ensemble des conceptions de Burnham sur la science, le marxisme, la politique et la "morale". Nos minoritaires qui se sont préparés à la scission devraient réfléchir au fait qu'ils vont être associés, pas pour quelques semaines, pas pour la durée de la guerre soviéto-finlandaise, à un "dirigeant" dont les conceptions d'ensemble n'ont rien de commun avec la révolution prolétarienne.

L'abcès est ouvert. Abern et Shachtman ne peuvent répéter plus longtemps qu'ils ne veulent que discuter un brin de la Finlande et de Cannon. Ils ne peuvent plus longtemps jouer à colin-maillard avec le marxisme et avec la IVe Internationale. Le Socialist Workers Party doit-il demeurer dans la tradition de Marx, Engels, Franz Mehring, Lénine et Rosa Luxemburg -cette tradition que Burnham proclame "réactionnaire"- ou doit-il accepter les conceptions de Burnham, version attardée du socialisme petit-bourgeois pré-marxiste ?

Nous savons trop bien quelle a été, dans le passé, la signification politique d'un tel révisionnisme. Aujourd'hui, à l'époque de l'agonie de la société bourgeoise, les conséquences politiques du burnhamisme seraient incomparablement plus immédiates et anti-révolutionnaires. Camarades Abern et Shachtman, vous avez la parole.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.


LETTRE A JAMES P. CANNON

27 février 1940

Cher ami,

Je réponds à votre lettre du 20 février. La conférence de la minorité est, je le suppose, maintenant terminée et je crois que pour les problèmes tactiques concrets que vous analysez dans votre lettre, vos actions immédiates dépendront au moins à cinquante et un pour cent des résultats de cette assemblée.

Vous êtes convaincus que la minorité dans son ensemble prépare une scission et que vous ne pouvez gagner personne d'autre à votre cause. J'accepte ce prémisse. Mais il n'en était que plus nécessaire d'accomplir avant la conférence de Cleveland un énergique geste de paix en vue de changer radicalement votre ligne après leur réponse négative. J'apprécie pleinement vos considérations sur la nécessité de publier un numéro de New International préparant l'opinion publique à une scission. Mais l'assemblée de la minorité a eu lieu les 24 et 25 février et l'assemblée du parti ne se tiendra pas avant le début d'avril. Vous disposez d'assez de temps pour proposer la paix, pour dénoncer le refus de la minorité, et pour publier le numéro de New International. Nous devons tout faire en vue de convaincre aussi les autres sections que la minorité a épuisé toutes les possibilités d'unité. C'est pourquoi nous trois, avons fait cette proposition au Comité exécutif de l'Internationale; il est nécessaire aussi de sonder tous les membres de ce groupe non-négligeable.

Je comprends bien l'impatience de beaucoup de camarades de la majorité. (Je suppose que cette impatience n'est pas sans relation fréquente avec l'indifférence théorique), mais on devrait leur rappeler que les événements dans le Socialist Workers Party ont maintenant une grande importance internationale et que vous ne devez pas agir seulement en fonction de vos appréciations subjectives, aussi correctes puissent-elles être, mais aussi des faits objectifs accessibles à chacun.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.


LETTRE A JOSEPH HANSEN

29 février 1940

Mon cher Joe,

Si Shachtman affirme que la lettre que j'ai citée à propos de l'Espagne n'est pas signée de lui seulement mais de Cannon et Carter aussi, il se trompe complètement. Je n'aurais évidemment pas caché les autres signatures mais il se trouve qu'elles n'existent pas. Comme vous pourrez en juger d'après les photocopies, la lettre n'était signée que de Max Shachtman.

Dans mon article, j'ai admis qu'à propos de diverses questions, les camarades de la majorité ont pu partager les erreurs de Shachtman, mais ils n'en ont jamais fait un système, ils ne les ont jamais transformées en plateforme de tendance. Toute la question est là.

Abern et Burnham s'indignent que je cite leurs déclarations verbales sans "vérification" préalable. Ils sous-entendent, de toute évidence, qu'au lieu de publier ces déclarations qui leur étaient attribuées, leur donnant ainsi la possibilité de les confirmer ou de les infirmer, j'aurais dû envoyer une commission d'enquête composée de 5 ou 7 personnes impartiales, accompagnées d'une paire de sténographes. Et pourquoi ce tapage moralisant ? A plusieurs reprises, Burnham a identifié la dialectique à la religion. Oui, le fait est établi. Mais, en cette circonstance précise, il n'a pas prononcé la phrase que je cite (telle qu'on m'en a fait part). Oh ! horreur ! Oh ! cynisme bolchevique ! etc.

Il en est de même pour Abern [Cf. la lettre de Trotsky à Abern (29 janvier 1940)]. Dans la lettre qu'il m'a envoyée il montre clairement qu'il se prépare à une scission. Mais, voyez-vous, il n'a jamais dit à Goldman la phrase concernant la scission. C'est une diffamation! une invention malhonnête ! une calomnie !, etc.

Pour autant que je me rappelle, mon article sur la morale commence par une remarque sur les transpirations morales de la petite-bourgeoisie désorientée. Nous avons maintenant une nouvelle occasion de vérifier ce phénomène à l'intérieur de notre propre parti.

Les nouveaux moralistes, ai-je entendu dire, font référence au crime terrible que j'ai commis à l'égard d'Eastman et du Testament de Lénine [19]. Quels méprisables hypocrites ! Eastman a publié le document de sa propre initiative, au moment même où notre tendance avait décidé d'interrompre toute activité publique afin d'éviter une scission prématurée. N'oublions pas que tout cela se passait avant le fameux Comité syndical anglo-russe [20], avant la révolution chinoise, avant même l'émergence de l'opposition zinovieviste [21]. Nous étions obligés de manoeuvrer pour gagner du temps. Tout au contraire, la Troïka souhaitait utiliser la publication d'Eastman pour provoquer une sorte d'avortement de l'opposition.

Ils me présentèrent un ultimatum : ou bien je signais la déclaration écrite en mon nom par la Troïka ou bien ils déclencheraient immédiatement la bataille sur ce point. Le centre oppositionnel décida à l'unanimité que cette bataille était à ce moment parfaitement inopportune, que je devais accepter l'ultimatum et apposer mon nom sous la déclaration écrite par le Bureau politique. La transformation de cette nécessité politique en problème moral abstrait n'est possible que pour des charlatans petits-bourgeois, toujours prêts à proclamer : "Pereat mundus, fiat justicia" (que le monde périsse pourvu que triomphe la justice) mais infiniment plus indulgents quand il s'agit de comptabiliser leurs propres procédés quotidiens. Et ces gens se prennent pour des révolutionnaires ! Comparés à eux, nos bons vieux mencheviks étaient des héros.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.

[19] En 1925, Max Eastman céda au New York Times, à fin de publication, le texte du Testament de Lénine qu'il inclut aussi dans son livre Since Lenin Died. Lors des audiences de la commission Dewey, Trotsky fournit du désavoeu d'Eastman qu'il fit à l'époque l'explication suivante : "Eastman publia ce document sans me consulter, ni qui que ce soit d'autre, il accentua ainsi terriblement à l'intérieur de l'Union soviétique, au sein du Politburo, la lutte interne qui marqua le début de la scission. Pour notre part nous essayions d'éviter cette scission. La majorité du Politburo me demanda, exigea de moi de prendre position sur l'affaire. C'est une déclaration très diplomatique que je signai à l'époque". (The Case of Leon Trotsky, p. 429.) (P.P.)

[20] En mai 1925 les syndicats russes et britanniques constituent un Comité anglo-russe qui, aux yeux des dirigeants du Kremlin doit permettre de diminuer l'hostilité des cercles dirigeants britanniques à l'égard de l'Union soviétique et favoriser les relations diverses. Pendant la grève générale qui éclate en Grande-Bretagne en mai 1926, les dirigeants réformistes des Trade-Unions britanniques utiliseront le prestige que leur vaut cette collaboration organisée avec les "soviétiques" pour contenir le mouvement puis le disloquer afin qu'il ne puisse pas poser le problème du pouvoir.

[21] L'opposition zinoviéviste, ou nouvelle opposition, constituée au cours de l'été 1925 sous l'impulsion de Zinoviev et de Kamenev jusqu'alors alliés de Staline. Cette Nouvelle opposition engage la bataille contre l'orientation pro-paysanne, pro-koulaks de la direction Staline-Boukharine qui s'est matérialisée en avril 1925 par le cri de Boukharine à l'adresse des paysans riches et moyens: "Enrichissez-vous !"


TROIS LETTRES A FARRELL DOBBS

4 mars 1940

Cher camarade Dobbs,

Il m'est bien sûr difficile de suivre d'ici l'évolution politique fiévreuse de l'opposition. Mais je suis d'accord pour estimer qu'ils donnent de plus en plus l'impression de gens qui sont pressés de brûler les ponts derrière eux. L'article de Burnham, "Science et Style", n'a rien d'inattendu en lui-même. Mais le calme avec lequel Shachtman, Abern et consorts acceptent cet article est un symptôme des plus désappointants - non tant par rapport à leur point de vue théorique et politique qu'en ce qui concerne le fond de leurs conceptions sur l'unité du parti.

Pour autant que je puisse en juger d'ici, ils veulent la scission au nom de l'unité. Shachtman trouve, ou plutôt invente, des "précédents historiques". Dans le parti bolchevique, l'opposition avait ses propres organes publics, etc. Il oublie seulement qu'à cette époque le parti avait des centaines de milliers de membres et que la discussion avait pour objectif de les atteindre afin de les convaincre. Dans de telles conditions, il n'était pas commode de limiter la discussion à l'intérieur du parti. Par ailleurs, le danger de la coexistence entre les journaux du parti et ceux de l'opposition était tempéré par le fait même que la décision finale dépendait de centaines de milliers de personnes et non de deux petits groupes. Le parti américain, par comparaison, n'a qu'un petit nombre d'adhérents et la discussion a été plus que fournie. Les lignes de démarcation semblent assez nettement marquées, du moins pour la dernière période. Dans de telles conditions, posséder son propre journal ou sa propre revue publics ne serait pas pour l'opposition un moyen de convaincre le parti mais de faire appel au monde extérieur contre le parti.

L'homogénéité et la cohésion d'un groupe de propagande. révolutionnaire tel que le S.W.P. doivent être incomparablement plus grandes que celles d'un parti de masse. Je suis d'accord avec vous pour estimer que, dans cet état de choses, la IVe Internationale ne peut ni ne doit admettre une unité purement factice sous le couvert de laquelle deux organisations indépendantes s'adresseraient au monde extérieur avec des théories différentes, des programmes différents, des mots d'ordre différents et des principes organisationnels différents. Dans ce cas, une scission proclamée serait mille fois préférable à une unité aussi hypocrite.

L'opposition fait aussi référence au fait qu'en certaines périodes nous avons eu deux groupes parallèles dans le même pays. Mais des situations aussi anormales n'ont été tolérées que dans deux cas: quand la physionomie politique des deux groupes, ou de l'un d'entre eux, ne se dégageait pas assez clairement et qu'il fallait à la IVe Internationale du temps pour prendre une décision, ou bien la coexistence entre deux groupes était admise au cas où se faisait jour un désaccord aigu mais concrètement limité (l'entrée dans le P.S.O.P. par exemple). La situation aux Etats-Unis est absolument différente. Nous y avions un parti uni, avec une tradition sérieuse Nous avons maintenant deux organisations dont l'une, du fait de sa composition sociale et des pressions extérieures qu'elle subit, est entrée, en moins de deux mois, en conflit irréconciliable avec notre théorie, notre programme, notre politique, nos méthodes d'organisation.

S'ils sont d'accord pour travailler avec vous sur la base du centralisme démocratique, vous pouvez avoir l'espoir de convaincre et de gagner à vos positions les meilleurs d'entre eux, à partir d'une pratique commune. (Ils ont, au même titre, le droit d'espérer vous convaincre.) Mais, comme organisation indépendante, ils ne peuvent s'avancer que dans la voie de Burnham. Auquel cas la IVe Internationale, de mon point de vue, n'a pas le moindre intérêt à leur servir de couverture, c'est-à-dire à camoufler aux yeux des travailleurs leur inévitable dégénérescence. Au contraire, l'intérêt de la IVe Internationale serait alors de contraindre l'opposition à faire sa propre expérience en toute indépendance, non seulement sans la protection de notre drapeau, mais bien plus, sous le coup de nos avertissements les plus sévères à la face des masses.

C'est pourquoi le prochain congrès a non seulement le droit mais le devoir de formuler une alternative claire et précise: soit une authentique unité basée sur le principe du centralisme démocratique (avec des garanties sérieuses et étendues des droits de la minorité au sein du parti) soit une rupture ouverte, claire et probante devant le tribunal de la classe ouvrière [22]

Recevez mes saluts les meilleurs.

W. Rork (Léon Trotsky).

P.S.: Je reçois à l'instant la résolution de Cleveland sur l'unité du parti. Voici mon impression: la base de la minorité ne veut pas d'une scission. Les dirigeants ne s'intéressent pas à l'activité politique; ils ne sont concernés que par le journalisme, pur et simple. Ils ont présenté une résolution sur la scission du parti sous la forme d'une résolution sur l'unité du parti dans le seul but d'entraîner ceux qui les suivent dans la scission. La résolution déclare "Les minorités du parti bolchevique, pendant comme après la première guerre mondiale" ont eu leurs propres organes publics. Quelles minorités? A quelle époque? Quels organes ? Les dirigeants induisent ceux qui les suivent en erreur afin de mieux camoufler leurs intentions scissionnistes.

Tous les espoirs des dirigeants de la minorité sont fondés sur leurs capacités littéraires. Ils se persuadent les uns les autres que leur journal vaudrait sûrement beaucoup mieux que celui de la majorité. C'était l'espoir même des mencheviks russes qui, en leur qualité de tendance petite-bourgeoise, disposaient d'un plus grand nombre d'intellectuels et de journalistes doués. Mais ces espoirs étaient vains. Une plume facile ne suffit pas à créer un parti révolutionnaire: une base théorique de granit est nécessaire ainsi qu'un programme scientifique, une pensée politique conséquente et des principes organisationnels fermes. En tant qu'opposition, l'opposition ne possède rien de semblable; elle se situe à l'opposé de tout cela. C'est pourquoi je suis pleinement d'accord avec vous : s'ils entendent présenter à l'opinion publique extérieure les théories de Burnham, la politique de Shachtman et les méthodes d'organisation d'Abern, qu'ils le fassent en leur propre nom, sans aucune responsabilité du parti ou de la IVe Internationale.

W.R.

[22] Le Comité exécutif international aurait dû, depuis longtemps, imposer cette alternative, mais malheureusement le C.E.I. n'existe pas.(P.P.).


4 avril 1940

Cher camarade Dobbs,

Quand vous recevrez cette lettre, le congrès aura déjà avancé et vous aurez sans doute une vue claire du caractère inévitable ou non de la scission. Auquel cas, le problème d'Abern perdrait de son intérêt. Mais au cas où la minorité battrait en retraite, je me permets de revenir sur mes propositions antérieures. La nécessité de garder secrètes les discussions du Comité national est très importante mais elle n'est pas la seule, ni même la plus importante dans les circonstances actuelles. Près de 40 % des membres du parti croient qu'Abern est le meilleur organisateur. S'ils demeurent au sein du parti, vous ne pouvez éviter de donner à Abern la chance de montrer sa supériorité dans le travail organisationnel -ou de se compromettre. A la première session du nouveau Comité national, la première décision devrait être de proclamer que personne n'a le droit de divulguer les événements internes du Comité national, à l'exception du comité lui-même ou de ses organismes officiels (Bureau politique ou Secrétariat). Le Secrétariat pourrait à son tour rendre concrète la règle du secret. Si, malgré tout, une fuite se produisait, une commission d'enquête pourrait être constituée; au cas où Abern s'avérerait coupable, il recevrait un avertissement public; en cas de récidive, il devrait être éliminé du Secrétariat. Malgré ses désavantages temporaires, une telle procédure est, à long terme, incomparablement plus favorable que le fait de laisser Abern, secrétaire de la région de New York, en dehors du contrôle réel du Secrétariat.

Je comprends très bien que vous soyiez satisfait de l'actuel secrétariat. En cas de scission, il ne pourrait sans doute avoir meilleur secrétariat. Mais si l'unité est préservée, on ne peut avoir un secrétariat composé des seuls représentants de la majorité. On pourrait même envisager un secrétariat de cinq membres -trois majoritaires et deux minoritaires.

Si l'opposition vacille, il vaudrait mieux lui faire les mêmes propositions de manières informelles: nous sommes prêts à garder Shachtman, non seulement dans le Bureau politique mais aussi à la direction des publications nous sommes même prêts à inclure Abern dans le Secrétariat; nous acceptons de prendre en considération d'autres combinaisons du même genre. La seule chose que nous ne puissions accepter est la transformation de la minorité en force politique indépendante.

[...] J'ai reçu une lettre de Lebrun au nom du C.E.I. Ce sont des gens bien curieux ! ils croient qu'aujourd'hui, à l'époque de l'agonie finale du capitalisme, sous la menace de la guerre et de l'illégalité prochaine, il faut abandonner le centralisme bolchevique au profit de la démocratie sans limite. Tout est sens dessus dessous ! Mais leur démocratie n'a de signification qu'individuelle : qu'on me laisse faire ce qu'il me plaît. Lebrun et Johnson ont été élus au C.E.I. sur la base de principes bien déterminés à titre d'organisations déterminées. Tous deux ont abandonné les principes et complètement ignoré leur propre organisation. Ces "démocrates ont agi comme de véritables francs-tireurs bohémiens. Si nous avions la possibilité de convoquer un congrès international, ils seraient sûrement démis de leurs responsabilités avec le blâme le plus sévère. Eux-mêmes n'en doutent pas. Mais ils se considèrent en même temps comme des sénateurs inamovibles -au nom de la démocratie!

Comme le disent les Français, en temps de guerre, il faut prendre des mesures de guerre. Cela signifie que nous devons adapter la direction de la IVe Internationale au rapport de force réel dans nos sections. Il y a plus de démocratie à agir ainsi que toutes les prétentions des sénateurs inamovibles.

Si la question vient en discussion, vous pouvez citer ce passage comme ma réponse au document de Lebrun.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.


16 avril 1940

Cher camarade Dobbs,

[...] Nous avons reçu aussi votre information et celle de Joe sur le congrès. Pour autant que nous puissions juger d'ici, vous avez fait tout ce que vous pouviez pour préserver l'unité du parti. Si dans de telles conditions, la minorité fait quand même acte de scission, cela montrera seulement à quel point elle est éloignée des principes du bolchevisme et hostile à la majorité prolétarienne du parti. En ce qui concerne le détail de vos décisions, nous en jugerons plus concrètement lorsque nous aurons plus d'informations.

[...] Je me permets d'attirer votre attention sur un autre article, celui de Gerland contre Burnham à propos de la logique symbolique, de la logique de Bertrand Russel et autres. Le ton de l'article est très vif; au cas où l'opposition resterait dans le parti et Burnham à la rédaction de New International, on pourrait peut-être le réécrire afin d'arriver à des expressions plus "fraternelles". Mais la présentation de la logique symbolique est très sérieuse et bonne; elle me semble très utile. surtout pour le lecteur américain.

Le camarade Weber a consacré aussi une partie importante de son dernier article au même sujet. Je pense qu'il devrait élaborer cette partie sous la forme d'un article spécial destiné à New International. Nous devons à l'heure actuelle continuer, de façon systématique et sérieuse, notre campagne théorique en faveur du matérialisme dialectique.

La brochure de Jim [23] est excellente. C'est là l'écrit d'un authentique dirigeant ouvrier. Même si elle n'avait produit que ce texte, la discussion serait pleinement justifiée.

Avec mes amitiés les meilleures pour tous les camarades.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.

[23] Il s'agît de l'ouvrage de James P. Cannon, The struggle for a proletarian party, op. cit.


LETTRE A JAMES P. CANNON

28 mai 1940

Chers camarades,

[...] La démission de Burnham [24] est une excellente confirmation de nos analyses et de nos pronostics concernant l'ex-minorité. Nous ne croyons pas que ce soit la dernière rupture.

W. Rork (Léon Trotsky).

[24] La lettre de Burnham, proclamant sa rupture formelle avec le socialisme et annonçant du même coup sa démission du pseudo Workers Party, mis en place par la minorité après la scission d'avril 1940, est datée du 21 mai 1940. Le texte de cette lettre, que n'avaient jamais rendu publique les collaborateurs de Burnham, a été reproduit dans le numéro d'août 1940 de Fourth International. Il figure en annexe.


LETTRE A ALBERT GOLDMAN

5 juin 1940

Cher ami,

Burnham ne reconnaît pas la dialectique mais la dialectique ne lui permet pas d'échapper à son filet. Il y est pris comme une mouche dans le miel. Le coup qu'il a porté à Shachtman est irrémédiable. Quelle leçon à propos des blocs principiels ou sans principes ! Et ce pauvre Abern ! Voici quatre ans, il avait trouvé le protecteur de sa petite clique familiale en la personne du révérend père Muste et de Spector, son enfant de choeur. Il vient de renouveler la même expérience avec Burnham, catholique séculier et Shachtman, son avocat.

Dans le bon vieux temps, nous attendions parfois des années, des décennies même, la vérification d'un pronostic. Aujourd'hui, le système des événements est si fiévreux que, contre toute attente, la vérification vient dès le lendemain. Pauvre Shachtman !

Sincères salutations.

Léon Trotsky.


A PROPOS DU "WORKERS" PARTY

[Paru dans Fourth International (octobre 1940).]

Question : D'après vous, les divergences politiques entre la majorité et la minorité étaient-elles suffisantes pour justifier une scission ?

Trotsky - Ici encore, il est nécessaire d'aborder la question dialectiquement et non mécaniquement. Que signifie donc ce mot terrible "dialectique". Il signifie que l'on considère les choses dans leur développement, non dans leur situation statique. Si nous prenons les divergences politiques en elles mêmes, nous pouvons dire qu'elles n'étaient pas suffisantes pour une scission ; mais si elles donnaient naissance à une tendance à se détourner du prolétariat pour aller vers les cercles petit-bourgeois, ces mêmes divergences peuvent revêtir une valeur absolument différente, acquérir un poids différent si elles sont liées à des groupes sociaux différents. C'est là un point très important.

Nous devons tenir compte du fait que la minorité s'est séparée de nous en dépit de toutes les mesures prises par la majorité pour éviter la scission. Cela signifie que leurs inclinaisons sociales les plus profondes étaient de nature à leur rendre impossible la cohabitation avec nous. Il s'agit d'une tendance petite-bourgeoise, non prolétarienne. Si vous en voulez une nouvelle confirmation vous en trouverez une excellente dans l'article de Dwight Mac Donald.

Qu'est-ce qui caractérise avant tout un révolutionnaire prolétarien ? Nul n'est obligé de militer dans un parti révolutionnaire mais s'il s'y décide il doit traiter son parti avec sérieux. Si nous osons appeler le peuple à changer la société par la révolution nous endossons une formidable responsabilité que nous devons prendre au sérieux. Et qu'est notre théorie, sinon l'outil de notre action? Cet outil c'est la théorie marxiste car jusqu'à ce jour nous n'en avons pas trouvé de meilleur. Un ouvrier ne fait preuve d'aucune fantaisie à l'égard de ses outils, s'il s'agit des meilleurs outils qu'il puisse se procurer il en prend bien soin; il ne les abandonne pas ni n'exige des outils fantaisistes, inexistants.

Burnham est un snob intellectuel. Il ramasse un parti, l'abandonne, en prend un autre. Un ouvrier ne peut agir ainsi. S'il rejoint un parti révolutionnaire, s'adresse aux gens, les appelle à l'action, il devient comme un général en temps de guerre: il doit savoir où il les mène. Que diriez vous d'un général qui dirait que selon lui, les fusils ne valent rien, qu'il vaudrait mieux attendre dix ans qu'on en ait inventé de meilleurs et qu'en attendant chacun ferait mieux de rentrer chez lui? C'est ainsi que Burnham raisonne. Il a donc abandonné le parti. Mais les chômeurs demeurent, la guerre se poursuit. Les choses de ce genre ne peuvent être ajournées. C'est donc Burnham seul qui a ajourné son action.

Dwight Mac Donald n'est pas snob, mais un peu stupide. Je cite : "L'intellectuel, s'il entend jouer un rôle un tant soit peu utile dans la société, ne doit tromper ni lui, ni les autres, ne doit accepter comme monnaie valable ce qu'il sait être fausse monnaie, ne doit oublier dans un moment de crise ce qu'il a appris tout au long de périodes qui se comptent en années et en décennies !" Bien. Absolument correct. Je cite à nouveau "Ce n'est qu'en abordant les années tumultueuses et terribles qui s'annoncent à la fois avec scepticisme et ferveur -scepticisme à l'égard de toutes les théories, tous les gouvernements, tous les systèmes sociaux ; ferveur pour le combat révolutionnaire des masses- que nous pourrons nous justifier en tant qu'intellectuels."

Voici donc un des dirigeants du pseudo "Workers Party" qui ne se considère pas comme un prolétaire mais comme un "intellectuel". Il parle de scepticisme à l'égard de toutes les théories.

Nous nous sommes préparés à cette crise en étudiant, en édifiant une méthode scientifique et cette méthode, c'est le marxisme. La crise survient alors et M. Mac Donald nous dit : "Soyez sceptiques à l'égard de toute théorie" et, ensuite, parle de la ferveur pour la révolution sans placer cette ferveur dans le cadre d'une théorie nouvelle. A moins qu'il ne s'agisse de cette théorie sceptique de son cru. Comment travailler sans théorie ? Qu'est-ce que le combat des masses et qu'est-ce qu'un révolutionnaire? L'ensemble de l'article est scandaleux et le parti qui tolère un tel homme dans sa direction n'est pas sérieux.

Je cite encore : "Quelle est donc la nature du monstre ? (fascisme) ? Trotsky insiste sur le fait qu'il s'agit, ni plus, ni moins, de phénomène familier du bonapartisme, par lequel une clique se maintient au pouvoir en jouant des classes les unes contre les autres, ce qui confère au pouvoir d'Etat une autonomie temporaire. Mais ces régimes totalitaires modernes sont rien moins que temporaires; ils ont déjà changé les structures économiques et sociales sous-jacentes, non seulement en manipulant les formes anciennes mais en détruisant leur vitalité interne. La bureaucratie nazie est-elle alors une nouvelle classe dominante et le fascisme une nouvelle forme de société, comparable au capitalisme? Cela ne semble pas vrai non plus."

Il crée ainsi une nouvelle théorie, une nouvelle définition du fascisme mais souhaite, cependant, que nous soyons sceptiques à l'égard de toutes nouvelles théories. Sans doute, sur la lancée, dirait-il aux ouvriers que les outils avec lesquels ils travaillent n'ont pas d'importance mais qu'ils doivent avoir de la ferveur pour leur travail. Je pense que les ouvriers trouveraient une réponse très vive à toute déclaration de ce genre.

Tout cela est très caractéristique de l'intellectuel déçu. Il voit venir la guerre, la terrible époque qui s'annonce, avec ses pertes, ses sacrifices et il a peur. Il commence par propager le scepticisme et croit encore pouvoir le concilier avec la ferveur révolutionnaire. On ne peut nourrir de ferveur révolutionnaire que si l'on est sûr qu'elle est rationnelle et possible; et cette assurance est inimaginable sans une théorie opérante. Celui qui propage le scepticisme théorique est un traître.

Dans le fascisme, nous avons analysé divers éléments :

1. L'élément commun entre le bonapartisme ancien et le fascisme est que l'un et l'autre se servent des antagonismes de classe pour assurer au pouvoir d'Etat une plus grande indépendance? Mais nous avons déjà souligné que le bonapartisme ancien date de l'époque de la société bourgeoise ascendante, tandis que le fascisme est le pouvoir d'Etat de la société bourgeoise déclinante.

2. Le dit fascisme est une tentative de la classe bourgeoise de surmonter, de dépasser la contradiction entre technique nouvelle et propriété privée sans éliminer celle-ci. C'est "l'économie planifiée" du fascisme. C'est une tentative de sauver la propriété privée et de la contrôler au même moment.

3. Une tentative aussi pour dépasser la contradiction entre la technique, nouvelle et moderne des forces productives et les limites des frontières de l'Etat national. Cette technique nouvelle ne peut subsister dans les limites du vieil Etat national et le fascisme tente de surmonter cette contradiction. Le résultat en est la guerre? Nous avons déjà analysé tous ces éléments.

Dwight Mac Donald abandonnera le parti, comme l'a fait Burnham. Mais, comme il est un tantinet plus paresseux, il est possible que cela n'arrive que plus tard.

On pensait à une certaine époque, Burnham comme "un bon élément?" A coup sûr; le parti prolétarien doit, à notre époque, se servir de tout intellectuel qui peut aider au travail du parti. J'ai passé beaucoup de mois à tenter de garder Diego Rivera [26] dans notre mouvement, sans y parvenir. Mais chacune des Internationales a connu des expériences de cet ordre. La Première Internationale a connu des difficultés avec le poète Freiligrath qui était lui aussi très capricieux. La Deuxième et la Troisième Internationale ont eu des difficultés avec Maxime Gorki. La Quatrième Internationale avec Rivera. En chaque occasion, ils se sont séparés de nous.

Burnham était, à coup sûr, plus lié au mouvement, mais Cannon avait des doutes à son sujet. Il sait écrire et il a une pensée formellement bien construite, sans profondeur mais adroite. Il peut accepter vos idées, les développer, écrire à partir d'elles un excellent article -et les oublier ensuite. Un auteur peut oublier -un ouvrier, pas. Toutefois, aussi longtemps que l'on peut utiliser de tels gens, tout est pour le mieux. En son temps, Mussolini fut aussi un "bon élément".

Coyoacan D.F.

7 août 1940

[26] Diego Rivera : Peintre mexicain, d'abord partisan enthousiaste de la Quatrième Internationale accueillît et hébergea Trotsky lors de son arrivée au Mexique, puis au début de 1939 se lança dans des aventures politiques bruyantes. Soutint un général de droite Almazar, candidat aux élections présidentielles avant de se retrouver dans les rangs du stalinisme au cours de la guerre mondiale. Trotsky rompit avec lui dès que Rivera qui venait de signer aux cotés de Breton et à la place de Trotsky le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant rédigé par Breton et Trotsky, rompit aussitôt toute relation avec lui.


LETTRE A ALBERT GOLDMAN

9 août 1940

Cher ami,

Je ne sais si vous avez vu l'article de Dwight Mac Donald dans le numéro de Partisan Review.

Cet homme était le disciple de Burnham, le snob intellectuel. Après la désertion de Burnham, Dwight Mac Donald demeura le seul représentant de la "science" dans le parti de Shachtman.

A propos du fascisme, Mac Donald nous sert une piètre compilation de plagias de notre arsenal qu'il présente comme sa propre découverte; il lui oppose quelques banalités qu'il présente comme nos idées. Le tout, sans perspectives, sans dimensions, sans la moindre honnêteté intellectuelle.

Mais là n'est pourtant pas le pire. L'orphelin de Burnham proclame: "Il nous faut examiner d'un regard froid et sceptique jusqu'aux principes les plus fondamentaux du marxisme" (p. 266). Et que doit faire ce pauvre "Workers Party" pendant cette période d'examen ? Que doit faire le prolétariat ? Attendre, bien entendu, le résultat des études de Dwight Mac Donald. Résultat qui sera sans doute la désertion de Mac Donald vers le camp de Burnham.

Les quatre dernières lignes de l'article ne peuvent être qu'une préparation à cette désertion. "Ce n'est qu'en abordant les années tumultueuses et terribles qui s'annoncent à la fois avec scepticisme et ferveur -scepticisme à l'égard de toutes les théories, tous les gouvernements, tous les systèmes sociaux; ferveur pour le combat révolutionnaire des masses- que nous pourrons nous justifier en tant qu'intellectuels."

Baser l'activité révolutionnaire sur le scepticisme théorique représente la plus malencontreuse des contradictions internes. La "ferveur pour le combat révolutionnaire des masses" est impossible sans une compréhension théorique des lois de ce combat révolutionnaire. La ferveur révolutionnaire n'est possible que si l'on est sûr que cette ferveur est raisonnable, adaptée à la réalité; qu'elle est en accord avec les buts qu'elle se fixe. Une telle assurance ne peut provenir que d'une compréhension théorique intime de la lutte des classes. Le "scepticisme à l'égard de toute théorie n'est rien d'autre que la préparation à la désertion personnelle.

Shachtman garde le silence; en tant que "secrétaire général" il est trop occupé à défendre "les principes fondamentaux du marxisme" contre les snobs et autres philistins petits-bourgeois.

Fraternellement,

Léon Trotsky.


LETTRE A CHRIS ANDREWS

17 août 1940

Cher Chris,

[...] J'ai beaucoup apprécié votre accord avec la position anti-pacifiste acceptée par le parti. Il y a deux avantages majeurs à cette position: premièrement, elle est révolutionnaire par essence et inspirée par le caractère global de notre époque où toutes les questions seront résolues non seulement par les armes de la critique mais par la critique des armes; deuxièmement, elle est débarrassée de tout sectarisme. Nous n'opposons pas aux événements et aux sentiments des masses l'affirmation abstraite de notre sainteté.

Le triste "Labor Action" du 12 août écrit : "Nous sommes 100% avec Lewis dans son combat contre la conscription", Nous ne sommes pas même à 1% avec Lewis, car Lewis cherche à défendre la patrie capitaliste par des moyens dépassés. La grande majorité des travailleurs comprend ou ressent que ces moyens (une armée de volontaires professionnels) sont dépassés sur le plan militaire et extrêmement dangereux d'un point de vue de classe. C'est pour cette raison que les ouvriers sont en faveur de la conscription. C'est sous une forme très confuse et contradictoire, leur façon de se prononcer pour "l'armement du prolétariat". Nous ne rejetons pas purement et simplement ce grand changement historique, comme le font les sectaires de tout poil. Nous disons : "Conscription ? Oui ! Mais si nous la réalisons nous-mêmes". C'est un excellent point de départ !

Avec mes pensées les meilleures, je suis fraternellement votre vieux,

Léon Trotsky.


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