1932

Allemagne, 1932 : la situation du prolétariat, trahi par ses dirigeants est quasi-désespérée. Trotsky analyse la situation et en déduit les tâches de l'avant garde dans une étude magistrale.


Œuvres - janvier 1932

Léon Trotsky

La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne

15. La situation est-elle sans espoir?

C'est une tâche difficile que de mobiliser d'un seul coup, la majorité de la classe ouvrière allemande. pour une offensive. Après les défaites de 1919, 1921 et 1923, après les aventures de la "troisième période", les ouvriers allemands, qui sont déjà solidement tenus par de puissantes organisations conservatrices, ont vu se développer en eux des centres d'inhibition. Mais cette solidité organisationnelle des ouvriers allemands, qui, jusqu'à présent, a empêché toute pénétration du fascisme dans leurs rangs, ouvre les plus larges possibilités pour des combats défensifs.

Il faut avoir présent à l'esprit le fait que la politique de front unique est beaucoup plus efficace dans la défense que dans l'attaque. Les couches conservatrices ou arriérées du prolétariat sont entraînées plus facilement dans une lutte pour défendre des acquis que pour la conquête de nouvelles positions.

Les décrets d'exception de Brüning et la menace venant d'Hitler sont, en ce sens, un signal d'alarme "idéal" pour la politique de front unique. Il ne s'agit pas de défense au sens le plus élémentaire et le plus évident du terme. Il est possible, dans ces conditions, de gagner au front unique la grande majorité de la classe ouvrière. Bien plus, les objectifs de la lutte ne peuvent pas ne pas rencontrer de la sympathie parmi les couches inférieures de la petite bourgeoisie, y compris les boutiquiers des quartiers et des districts ouvriers.

Malgré toutes les difficultés et les dangers, la situation actuelle en Allemagne présente des avantages énormes pour le parti révolutionnaire; elle dicte de façon impérative un plan stratégique clair : de la défensive à l'offensive. Sans renoncer un seul instant à son objectif principal qui demeure la conquête du pouvoir, le Parti communiste occupe, pour les actions immédiates, une position défensive. Il est temps de rendre à la formule "Classe contre classe", sa signification réelle !

La résistance des ouvriers à l'offensive du capital et de l'Etat provoquera inévitablement une offensive redoublée du fascisme. Quelque timide qu'aient été les premiers pas de la défense, la réaction de l'adversaire resserrera rapidement les rangs du front unique, élargira ses tâches, rendra nécessaire l'application de méthodes plus décidées, rejettera hors du front unique les couches réactionnaires de la bureaucratie, renforcera l'influence des communistes, tout en faisant sauter les barrières entre les ouvriers, et préparera, ainsi, le passage de la défensive à l'offensive.

Si dans les combats défensifs, le Parti communiste gagne la direction - et avec une politique juste cela ne fait aucun doute -, il ne devra en aucun cas demander aux directions réformistes et centristes leur accord pour le passage à l'offensive. Ce sont les masses qui décident : à partir du moment où elles se détachent de la direction réformiste, un accord avec cette dernière perd toute signification. Perpétuer le front unique traduirait une incompréhension totale de la dialectique de la lutte révolutionnaire et reviendrait à transformer le front unique de tremplin en barrière.

Les situations politiques les plus difficiles sont, dans un certain sens, les plus faciles : elles n'admettent qu'une seule solution. Quand on désigne clairement une tâche par son nom, en principe on l'a déjà résolue : du front unique pour la défensive à la conquête du pouvoir sous le drapeau du communisme.

Quelles sont les chances de réussite ? La situation est difficile. L'ultimatisme ultra-gauche est un support du réformisme. Le réformisme soutient la dictature bureaucratique de la bourgeoisie. La dictature bureaucratique de Brüning aggrave l'agonie économique du pays et nourrit le fascisme.

La situation est très difficile et très dangereuse, mais nullement désespérée. L'appareil stalinien, bénéficiant d'une autorité usurpée et des ressources matérielles de la Révolution d'octobre, est très fort mais il n'est pas tout-puissant. La dialectique de la lutte des classes est plus forte. Il faut seulement savoir l'aider en temps opportun.

Aujourd'hui, beaucoup de gens "à gauche" affichent un grand pessimisme quant au sort de l'Allemagne. En 1923, disent-ils, quand le fascisme était encore très faible et que le Parti communiste jouissait d'une grande influence dans les syndicats et les comités d'usine, le prolétariat n'a pas remporté la victoire ; comment pourrait-on attendre une victoire aujourd'hui, alors que le parti s'est affaibli et que le fascisme est incomparablement plus fort ?

Cet argument, à première vue convaincant, est en fait totalement fallacieux. En 1923, on s'arrêta devant le combat : devant le spectre du fascisme le parti refusa le combat. Quand il n'y a pas de lutte, il ne peut y avoir de victoire. C'est précisément la force du fascisme et sa pression qui excluent aujourd'hui toute possibilité de refuser le combat. Il faut se battre. Et si la classe ouvrière allemande engage le combat, elle peut vaincre. Elle doit vaincre.

Hier encore les grands chefs déclaraient : "Que les fascistes arrivent au pouvoir, cela ne nous fait pas peur, ils s'épuiseront rapidement eux-mêmes, etc." Cette idée prédomina au sommet du parti pendant plusieurs mois. Si elle s'était enracinée définitivement, cela aurait signifié que le Parti communiste cherchait à chloroformer le prolétariat avant qu'Hitler ne lui coupe la tête. C'est là qu'était le danger principal. Aujourd'hui, personne ne défend plus cette idée. Nous avons remporté une première victoire. L'idée que le fascisme doit être écrasé avant son arrivée au pouvoir, a pénétré les masses ouvrières. C'est une victoire importante. Toute l'agitation future doit partir de là.

Les masses ouvrières sont abattues. Le chômage et le besoin les accablent. Mais la confusion de la direction, le gâchis qu'elle a provoqué, les tourmentent encore plus. Les ouvriers comprennent qu'il est impossible de laisser Hitler arriver au pouvoir. Mais comment? Aucune solution n'est en vue. Les dirigeants ne sont d'aucune aide, au contraire, ils sont un obstacle. Mais les ouvriers veulent se battre.

Il est un fait surprenant que l'on n'a pas apprécié, autant que l'on puisse en juger de loin, à sa juste valeur : les mineurs de Hirsch-Dunker ont déclaré qu'il fallait remplacer le système capitaliste par le système socialiste ! Cela signifie qu'ils seront d'accord demain pour créer les Soviets, en tant que forme d'organisation de toute la classe. Peut-être que dès aujourd'hui ils sont d'accord : il suffit de leur demander ! Ce symptôme à lui seul est cent fois plus important que tous les jugements impressionnistes de ces messieurs, hommes de lettres et beaux parleurs, qui se plaignent dédaigneusement des masses.

On observe effectivement dans les rangs du Parti communiste une certaine passivité, malgré les criaillements de l'appareil. Et pourquoi donc ? Les communistes de la base viennent de plus en plus rarement à leurs réunions de cellule, où on les abreuve de phrases creuses. Les idées qui viennent d'en-haut ne peuvent être appliquées ni à l'usine ni dans la rue. L'ouvrier a conscience de la contradiction irréductible qu'il y a entre ce dont il a besoin quand il est face aux masses, et ce qu'on lui apporte dans les réunions officielles du parti. L'atmosphère artificielle, créée par un appareil criard, fanfaron et qui ne supporte pas les objections, devient insupportable pour les simples membres du parti. D'où le vide et la froideur des réunions. Cela traduit non un refus de la lutte mais un désarroi politique et une sourde protestation contre une direction toute-puissante mais stupide.

Ce désarroi dans les rangs du prolétariat est un encouragement pour les fascistes. Ils poursuivent leur offensive. Le danger grandit. Mais précisément cette approche du danger fasciste sensibilisera de manière extraordinaire les ouvriers d'avant-garde et créera une atmosphère favorable pour avancer des propositions claires et simples, débouchant sur l'action.

Se référant à l'exemple de Braunschweig, Münzenberg écrivait en novembre de l'année dernière : "Aujourd'hui, il ne peut y avoir aucun doute que ce front unique surgira un jour spontanément sous la pression grandissante de la terreur fasciste et des attaques fascistes." Münzenberg ne nous explique pas pourquoi le Comité central, dont il fait partie, n'a pas fait des événements de Braunschweig le point de départ d'une politique hardie de front unique. Peu importe : Münzenberg, bien qu'il reconnaisse par là sa propre inconsistance, a raison dans son pronostic.

L'approche du danger fasciste ne peut que provoquer la radicalisation des ouvriers sociaux-démocrates et même de couches importantes de l'appareil réformiste. L'aile révolutionnaire du SAP fera sans aucun doute un pas en avant. Dans ces conditions, un tournant de l'appareil communiste est plus ou moins inévitable, même au prix de cassures et de scissions internes. C'est à un tel développement qu'il faut se préparer.

Un tournant des staliniens est inévitable. Certains symptômes donnent déjà la mesure de la force de la pression exercée parla base : certains arguments ne sont plus repris, la phraséologie devient de plus en plus confuse, les mots d'ordre de plus en plus ambigus ; en même temps, on exclut du parti ceux qui ont eu l'imprudence de comprendre les tâches avant le Comité central. Ce sont des symptômes qui ne trompent pas, mais pour l'instant ce ne sont que des symptômes.

A plusieurs reprises déjà, dans le passé, la bureaucratie stalinienne a gâché des centaines de tonnes de papier dans une polémique contre le "trotskysme" contre-révolutionnaire, pour finalement effectuer un tournant à 180° et essayer de réaliser le programme de l'opposition de gauche, souvent, à vrai dire, avec un retard fatal.

En Chine, le tournant fut pris trop tard et sous une forme telle qu'il donna en fait le coup de grâce à la révolution 0e soulèvement de Canton!). En Angleterre, le "tournant" fut à l'initiative de l'adversaire, c'est-à-dire du conseil général qui rompit avec les staliniens quand il n'eut plus besoin d'eux. En URSS le tournant de 1928 arriva encore à temps, pour sauver la dictature de la catastrophe imminente. Il n'est pas difficile d'expliquer les différences entre ces trois exemples importants. En Chine, le Parti communiste, jeune et inexpérimenté, suivait aveuglément la direction moscovite ; en fait, la voix de l'opposition de gauche n'eut pas le temps d'arriver jusqu'en Chine. C'est ce qui se passa également en Angleterre. En URSS, l'opposition de gauche était présente et menait une campagne sans relâche contre la politique à l'égard des koulaks.

En Chine et en Angleterre, Staline et Cie prenaient des risques à distance ; en URSS, le danger planait sur leur propre tête.

L'avantage politique de la classe ouvrière allemande tient déjà au fait que tous les problèmes ont été posés ouvertement et en temps voulu; l'autorité de la direction de l'Internationale communiste est considérablement entamée ; l'opposition marxiste agit sur place, en Allemagne même ; l'avant-garde du prolétariat compte des milliers d'éléments expérimentés et critiques, qui sont capables d'élever leur voix et qui commencent déjà à la faire entendre.

En Allemagne, l'opposition de gauche est numériquement faible. Mais son influence politique peut se révéler décisive lors d'un tournant historique brusque. De même que l'aiguilleur peut, en appuyant opportunément sur un levier, envoyer un train lourdement chargé sur une autre voie, de même la faible opposition peut, en appuyant sur le levier idéologique d'un geste ferme et assuré, obliger le train du Parti communiste allemand et surtout le lourd convoi du prolétariat allemand à changer de direction.

Les événements prouvent, chaque jour davantage, la justesse de notre position. Quand le plafond se met à brûler au-dessus de leur tête, les bureaucrates les plus obtus ne se soucient plus de leur prestige. Et les conseillers secrets sautent alors par la fenêtre, avec leur seul caleçon. La pédagogie des faits aidera notre propre critique.

Le Parti communiste allemand réussira-t-il à prendre ce tournant à temps ? On ne peut en parler maintenant que de manière conditionnelle. Sans la frénésie de la " troisième période ", le prolétariat allemand serait déjà au pouvoir. Si le Parti communiste avait accepté le programme d'action, mis en avant par l'opposition de gauche après les dernières élections au Reichstag, la victoire aurait été assurée. Aujourd'hui, il n'est pas possible de parler de victoire à coup sûr. Mais on peut qualifier d'opportun le tournant qui permettra aux ouvriers allemands d'entrer en lutte, avant que le fascisme ne s'empare de l'appareil d'Etat.

Pour arracher ce tournant, un immense effort est nécessaire. Il faut que les éléments d'avant-garde du communisme, à l'intérieur et à l'extérieur du parti ne craignent pas d'agir. Il faut lutter ouvertement contre l'ultimatisme borné de la bureaucratie, à l'intérieur du parti et devant les masses ouvrières.

"Mais c'est une rupture de discipline ?" dira un communiste hésitant. Bien sûr, c'est une rupture de la discipline stalinienne. Aucun révolutionnaire sérieux ne rompra la discipline, même formelle, s'il n'a pour cela des raisons impérieuses. Mais celui qui, se couvrant de la discipline, tolère une politique dont le caractère désastreux est évident, celui-là n'est pas un révolutionnaire mais une chiffe molle, une canaille velléitaire. Ce serait un crime de la part des communistes oppositionnels que de s'engager comme Urbahns et Cie sur la voie de la création d'un nouveau Parti communiste, avant même d'avoir fait des efforts sérieux pour changer l'orientation de l'ancien parti. Il n'est pas difficile de créer une petite organisation indépendante. Mais créer un nouveau Parti communiste est une tâche gigantesque. Les cadres nécessaires pour une telle tâche existent-ils ? Si oui, qu'ont-ils fait pour influencer les dizaines de milliers d'ouvriers qui sont membres du parti officiel ? Si ces cadres s'estiment capables d'expliquer aux ouvriers la nécessité d'un nouveau parti, alors ils doivent, avant toute chose, se mettre eux-mêmes à l'épreuve, en travaillant à la régénérescence du parti existant.

Poser aujourd'hui le problème d'un troisième parti signifie s'opposer, à la veille d'une grande décision historique, à des millions d'ouvriers communistes, qui, bien que mécontents de leur direction, restent attachés à leur parti par un de conservation révolutionnaire. Il faut trouver un langage commun avec ces millions d'ouvriers communistes. Il faut malgré les insultes, les calomnies et les persécutions, arriver jusqu'à la conscience de ces ouvriers, leur montrer que nous voulons la même chose qu'eux ; que nous n'avons pas d'autres intérêts que ceux du communisme ; que la voie que nous indiquons est la seule voie juste.

Il faut démasquer impitoyablement les capitulards ultra-gauches ; il faut exiger des "dirigeants" une réponse claire à la question : que faire maintenant?, et proposer sa propre réponse pour tout le pays, pour chaque région, pour chaque ville, pour chaque quartier, pour chaque usine.

A l'intérieur du parti, il faut créer des cellules de bolcheviks-léninistes. Ils doivent inscrire sur leur drapeau : changement d'orientation et réforme du régime du parti. Là où ils s'assureront une base solide, ils doivent passer à l'application dans les faits de la politique de front unique, même à une échelle locale peu importante. La bureaucratie du parti les exclura ? Bien sûr, mais son règne dans les conditions actuelles ne durera pas longtemps.

Une discussion publique, sans interruption des réunions, sans citation tronquée, sans calomnie venimeuse, un échange loyal d'opinions sont nécessaires dans les rangs des communistes et de tout le prolétariat : c'est ainsi qu'en Russie, durant toute l'année 1917, nous avons polémiqué avec tous les partis et au sein même de notre parti. Il faut au travers de cette large discussion, préparer un congrès extraordinaire du parti avec un point unique à l'ordre du jour : "Qu'allons-nous faire ?" Les oppositionnels de gauche ne sont pas des intermédiaires entre le Parti communiste et la social-démocratie. Ce sont les soldats du communisme, ses agitateurs, ses propagandistes, ses organisateurs. Il faut se tourner vers le parti ! Il faut lui expliquer ! Il faut le convaincre !

Si le Parti communiste se voit forcé d'appliquer la politique de front unique, cela permettra de repousser presque à coup sûr l'offensive des fascistes. Et une victoire sérieuse sur le fascisme ouvrira la voie à la dictature du prolétariat.

Mais le fait d'avoir pris la tête de la révolution ne suffira pas à résoudre toutes les contradictions que le Parti communiste porte en lui. La mission de l'opposition de gauche ne sera nullement terminée. En un sens, elle ne fera que commencer. La victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne devrait avoir pour première tâche, la liquidation de la dépendance bureaucratique à l'égard de l'appareil stalinien.

Demain, après la victoire du prolétariat allemand et même avant, dans sa lutte pour le pouvoir, le carcan qui paralyse l'Internationale communiste sautera. L'indigence des idées du centrisme bureaucratique, les limitations nationales de son horizon, le caractère antiprolétarien de son régime, tout cela apparaîtra à la lumière de la révolution allemande qui sera incomparablement plus vive que celle de la Révolution d'octobre. Les idées de Marx et de Lénine triompheront immanquablement au sein du prolétariat allemand.


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