1920 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1920
XI : Parmi les délégués au IIe Congrès de lInternationale communiste
Dans ces discussions davant congrès, ce qui dominait chez tous les délégués, cétait un désir profond, une volonté réfléchie daccord ; pour tous la Révolution dOctobre et la 3e Internationale étaient un bien commun. Rares cependant étaient ceux qui arrivaient tout préparés à approuver en tous points les thèses qui leur étaient soumises ; leur contenu échappait aux classifications habituelles, celles avec lesquelles ils étaient familiers, et la manière dont on abordait les problèmes était, elle aussi, différente. Il fallait reprendre tous les problèmes et les examiner à fond.
Pour les syndicalistes et les anarchistes, LEtat et la Révolution avait grandement facilité un rapprochement des conceptions théoriques en ce quelles avaient dessentiel. Mais la dictature du prolétariat, jusqualors du domaine de la théorie, se posait concrètement, et même comme le problème pratique le plus urgent. Or, cette période transitoire, ce passage du capitalisme au socialisme, on ne lavait jamais approfondie, on lavait même escamotée quand on la trouvait devant soi comme un obstacle : on sautait de la société capitaliste dans une cité idéale fabriquée à loisir. Même des militants syndicalistes comme Pataud et Pouget, dans un livre quils avaient intitulé Comment nous ferons la Révolution, navaient apporté aucune contribution précise au problème de la période transitoire bien quils y fussent engagés par le titre même de leur ouvrage : une brève grève générale ; le régime seffondrait... et après quelques jours de troubles et un minimum de violences, les syndicalistes procédaient paisiblement à lédification de la société nouvelle. Cela restait dans le domaine des contes de fées. À Moscou, en 1920, nous étions devant la réalité.
La bourgeoisie, même une bourgeoisie débile comme la bourgeoisie russe, ne se laissait pas abattre si facilement ; elle savait, elle aussi, quand elle était menacée, pratiquer le sabotage ; elle trouvait des appuis au dehors, la bourgeoisie du monde entier accourait à son aide. Loin de pouvoir se mettre paisiblement au travail, les révolutionnaires devaient se préparer pour la guerre, pour une guerre terrible, car lattaque venait de toutes parts. Ils avaient voulu la paix. Ils avaient été généreux et magnanimes à légard de leurs ennemis ; ils avaient libéré des généraux rebelles sur parole ; tout avait été vain. La bourgeoisie leur imposait la guerre ; les généraux libérés manquaient à leur serment. Toutes les ressources dun pays déjà épuisé et vidé par la guerre, les ressources matérielles et morales, avaient dû être jetées, pendant trois ans, dans la guerre. Compter que les choses se passeraient autrement et plus aisément ailleurs était une illusion impardonnable. La lutte serait encore plus acharnée, la bourgeoisie étant partout plus forte.
Certains délégués qui simaginaient être déjà en plein accord avec les thèses soumises au congrès étaient souvent ceux qui en étaient le plus éloignés. À MacLaine, délégué du Parti socialiste britannique, qui sétait vanté de pouvoir leur donner une adhésion sans réserves - il était daccord sur le rôle du parti, sur la participation aux élections, daccord sur la lutte dans les syndicats réformistes - Lénine avait répondu : Non, ce nest pas si facile, ou si vous le croyez, cest parce que vous êtes encore tout imprégné de ce bavardage socialiste qui était courant dans la 2e Internationale mais sarrêtait toujours devant laction révolutionnaire. À propos du Parti, Trotsky disait : Certes il ne serait pas nécessaire de convaincre un Scheidemann des avantages et de la nécessité dun parti ; mais dans le parti que nous voulons il ny aurait pas de place pour un Scheidemann. Et Boukharine répondait avec vivacité à un jeune camarade espagnol qui, désireux de prouver son orthodoxie communiste, sétait écrié : Nous menons une lutte sans pitié contre les anarchistes , Quest-ce que cela veut dire : combattre les anarchistes ? Il y a des anarchistes qui, depuis Octobre se sont ralliés à la dictature du prolétariat ; dautres se sont approchés de nous et travaillent dans les soviets, dans des institutions économiques ; il ne sagit pas de combattre , il faut discuter cordialement et franchement, voir sil est possible de travailler ensemble, ny renoncer que si on se heurte à une opposition irréductible.
Javais retrouvé à Moscou Jack Tanner ; jusquen 1914, cest lui qui nous envoyait des Lettres de Londres pour la Vie ouvrière ; je lavais revu à Paris pendant la guerre ; il était venu travailler dans une usine de la banlieue parisienne [10]. Il représentait, avec Ramsay, ces Shop Stewards Committees (comités de délégués datelier) qui sétaient développés et avaient pris une grande importance au cours de la guerre en réaction contre lattitude de la majorité des dirigeants trade-unionistes ralliés à la politique de guerre du gouvernement. Jétais avec eux en plein accord. La lutte au sein les syndicats réformistes nétait pas pour eux chose nouvelle ; ils en avaient toujours été partisans ; et comme moi ils avaient été jusqualors toujours réfractaires au parlementarisme et au parti politique.
Une vive sympathie nous rapprochait dautres délégués bien quentre eux et nous certaines divergences persistaient ; John Reed et ses amis américains étaient daccord avec les bolchéviks sur la question du parti, mais ils ne voulaient à aucun prix entendre parler du travail dans les syndicats réformistes. Wijnkoop, délégué des tribunistes hollandais (social-démocrates de gauche qui tenaient leur nom de leur journal De Tribune), se séparait nettement des gauchistes Pannekoek et Görter ; il trouvait intolérable la seule présence à Moscou de centristes , de socialistes opportunistes comme Cachin et Frossard, venus pour information . À chaque occasion il protestait brutalement contre leur présence : Ils ne sont pas à leur place ici , sécriait-il.
Ces premiers contacts entre délégués étaient très précieux ; nous apprenions beaucoup les uns des autres. Nos conversations et discussions se prolongeaient tard dans la nuit. Elles étaient coupées par des expéditions vers des meetings, parmi les ouvriers et parmi les soldats. Un jour Boukharine vint prendre quelques-uns dentre nous et nous emmena dans un campement militaire des environs de la ville. Comme nous arrivions près dune haute tribune, Boukharine sécria : Voilà notre tank ! - Quel rapport ? Il nous lexpliqua. Lorsque Ioudénitch, venant dEstonie, attaqua en direction de Petrograd, il avança rapidement grâce à des tanks dont les Anglais avaient équipé son armée. Les jeunes recrues de lArmée rouge navaient encore jamais vu ce redoutable engin ; il leur fit leffet dun monstre contre lequel ils étaient sans défense. Un inévitable désarroi, quelquefois une panique sen étaient suivis. En face de ce puissant moyen matériel, lArmée rouge ne pouvait avoir recours quà ses armes spéciales ; parmi elles, la plus importante, cétait la tribune doù les bolchéviks expliquaient aux ouvriers et aux paysans le sens de la guerre qui leur était imposée ; les soldats savaient pourquoi ils se battaient !
Dans notre petite troupe il y avait, ce jour-là, le socialiste italien Bombacci ; il était député et jouait à lantiparlementaire bien quil ne fût pas bordiguiste ; mais par une position dextrême gauche quil ne précisait jamais, il contribuait pour sa part à isoler Serrati, laissé sans appui sur sa gauche. Il était très beau. Tête dor. Barbe et cheveux brillaient dans le soleil. À la tribune il se livrait à une mimique impressionnante en grands gestes et mouvements de tout le corps, plongeant parfois par-dessus la barre dappui comme sil allait se précipiter dans le vide. Il avait toujours grand succès et il nétait pas nécessaire de traduire ses paroles. Nous ne le prenions pas trop au sérieux, mais nous naurions jamais pensé quil pût finir aux côtés de Mussolini. Nos longues et sérieuses discussions nétaient pas exemptes de moments de détente ; on pouvait alors voir un groupe de délégués poursuivant Bombacci dans les couloirs du Dielovoï Dvor en criant : Abbàsso il deputàto !
Avec un autre des délégués italiens, nos rapports étaient moins cordiaux et ne comportaient pas la plaisanterie : cétait DAragona, secrétaire de la Confederazione Generale del Lavoro . Ses camarades des organisations syndicales, Dugoni, Colombino, ne se montraient guère dans nos réunions ; ils repartirent assez vite. Il nest certainement pas exagéré de dire quils étaient venus plutôt pour trouver des raisons de combattre le bolchévisme que pour confirmer ladhésion que leur parti avait donnée à la 3e Internationale. Pour essayer de justifier leur attitude, ils disaient, dans le privé, que jamais les ouvriers italiens ne supporteraient les privations imposées aux ouvriers russes par la Révolution dOctobre. Mais comme DAragona avait signé lappel du Conseil international provisoire des syndicats rouges, il ne pouvait toujours séchapper et devait se soumettre à nos questions. Nous les posions sans ménagement parce que nous étions convaincus de son insincérité ; il ne faisait que suivre le courant, comme Cachin en France. Quand il se trouvait trop pressé par nous, il allait invariablement chercher Serrati qui le tirait alors de limpasse où nous lavions acculé [11].
Notes
[10] Il est aujourdhui président de l Amalgamated Engineering Union .
[11] Comment DAragona et ses amis se comportèrent à leur retour en Italie, les lignes suivantes le montrent : Après avoir annoncé lapogée révolutionnaire par loccupation victorieuse des fabriques, leur déchéance apparut, soudaine, inéluctable. Lon ne tarda pas à constater que le mythe russe néchauffait plus les esprits. Les membres de la mission socialiste qui étaient allés à Moscou au mois de juillet précédent, et qui, rentrant en Italie, sétaient bien gardés, par peur des extrémistes rouges, de raconter leur profonde déception, ayant retrouvé leur courage, parlaient et proclamaient lerreur énorme quavait été en Russie lapplication des doctrines de Lénine. Aux interviews que donna, dans ce sens, aux journaux, M. DAragona, secrétaire général de la Confédération générale, sajouta la publication dun réquisitoire bien plus efficace : le rapport documenté que deux chefs de lorganisation métallurgiste, MM. Colombino et Pozzani, lancèrent dans un volume où était décrite la destruction, accomplie par les bolchéviks, de toute lénorme machine de la production. Domenico Russo : Mussolini et le fascisme, p. 45.