1920 |
Source : numéro 19/20 du Bulletin communiste (première année), 22 juillet 1920. |
Le militarisme et la lutte des classes
(Thèses pour le Congrès antimilitariste international, qui devait avoir lieu à Amsterdam,le 28 juillet et jours suivants)1
Dans la société capitaliste, les classes au pouvoir ont depuis longtemps fait de l'armée un instrument de leur domination. Grâce à l'armée, ces classes ont réussi maintes et maintes fois à entraver la lutte du prolétariat et à étouffer ses justes revendications, soit en faisant exécuter par des soldats le travail d'ouvriers en grève, soit en employant la troupe à réprimer les grèves et les manifestations des masses.
Cependant, le fait que les armées étaient de plus en plus recrutées par le service obligatoire général, ou presque général, força souvent les gouvernements à une certaine circonspection.
Ce même fait favorisa la propagande pour le refus de service militaire. Dans l'histoire de la lutte de classe prolétarienne, on trouve beaucoup d'exemples de soldats refusant individuellement ou en groupe de prendre la place d'ouvriers en grève ou d'être menés contre eux. Ces exemples deviennent plus nombreux à mesure que la conscience de classe se développe et que les organisations prolétariennes prennent plus d'ampleur. L'emploi de l'armée par la bourgeoisie comme instrument de domination à l'intérieur devient ainsi une des causes de l'antimilitarisme, allant jusqu'au refus total de service militaire.
Dans l'époque actuelle, qui est celle de la révolution sociale pour la fin de toutes les exploitations humaines, le régime capitaliste est de plus en plus obligé de s'appuyer sur la force armée. A mesure que la pourriture de ce régime se manifeste davantage et que son prestige moral est plus complètement détruit, la répression violente devient son unique moyen de retarder sa chute. Déjà en plusieurs pays, notamment en Allemagne, en Italie, en Pologne, en Bulgarie, etc., un régime prolétarien (quoique non encore communiste) pourrait être fondé par l'action directe des masses, si l'État capitaliste ne disposait pas d'une force armée suffisante pour refouler cette action et se soutenir par la violence et la terreur.
Dans ces circonstances, il est du devoir absolu de tous les groupes D'avant-garde : partis communistes, communistes-socialistes, communistes-chrétiens, anarcho-communistes et des syndicats révolutionnaires de propager avec un zèle infatigable le refus de service individuel et collectif, qui devra être effectué chaque fois que Le capitalisme veut employer l'armée contre la classe ouvrière. La grève générale est l'instrument principal de la révolution prolétarienne pour miner, affaiblir, paralyser et détruire l'État bourgeois. Mais cet instrument ne pourra être pleinement efficace que si la grève s'étend aux cheminots, chargés de transporter des troupes dans les centres du mouvement ; aux dockers, qui doivent embarquer des vivres et des munitions pour la troupe ; aux soldats, menés contre les grévistes ou chargés de prendre leurs places. De cette façon, la grève proprement dite et le refus collectif de service se fondent et s'unissent en un flot révolutionnaire irrésistible : le vieux pouvoir s'écroule et est balayé.
Tout comme la grève générale dans l'époque de la révolution prolétarienne devra prendre de plus en plus un caractère international — le refus de service militaire contre-révolutionnaire devra dépasser les frontières. Contre la solidarité des États capitalistes devant la révolution, menant à l'attaque des pays où celle-ci est triomphante ou sur le point de triompher, les ouvriers militarisés et les soldats révolutionnaires de tous pays devront agir par la proclamation de la grève générale et du refus de service international.
La propagande pour le refus de service devra non seulement avoir lieu aux jours de crise, mais au contraire être menée sans interruption. Elle devra non seulement s'adresser aux soldats, souvent difficiles à atteindre et déjà endoctrinés dans la caserne, mais aller trouver les adolescents et tâcher de former en eux un état d'esprit socialiste et révolutionnaire avant qu'ils n'entrent à la caserne. Ceci équivaut à dire que la propagande antimilitariste, pour être vraiment fructueuse, devra devenir un côté de l'effort éducatif ayant pour but d'amener au socialisme communiste la jeunesse ouvrière. Cet effort est véritablement la base sur laquelle toute agitation antimilitariste sérieuse devra s'appuyer.
Dans la propagande parmi la jeunesse, les campagnes sont très négligées. Cependant, c'est en grande partie la classe rurale, peu éclairée, ignorante, travaillée d'idées, de sentiments et de traditions réactionnaires (ceci par suite du mode de production agraire et de l'isolement des ruraux), qui forme l'appui le plus sûr du système capitaliste. C'est donc dans les campagnes que l'effort de propagande antimilitariste devra être le plus ardent et le plus continu.
Il est évident que cet effort ne pourra porter fruit que si on réussit à expliquer aux ouvriers agricoles, aux petits métayers et aux paysans semi-prolétariens qu'ils n'ont rien à craindre et beaucoup à espérer de la victoire de la classe ouvrière, que cette victoire, loin de leur prendre la terre qu'ils arrosent de leur sueur, adoucira leur labeur excessif en introduisant des méthodes supérieures de culture. Dans le régime prolétarien, la classe rurale, pour la première fois, connaîtra les bienfaits, les joies, les charges et les tourments subtils de la civilisation.
Malheureusement, on ne peut espérer qu'une propagande antimilitariste, même approfondie et constante, aura comme résultat le refus de service général des soldats aux jours de crise de la révolution prolétarienne. Il ne sert à rien de fermer les yeux sac les difficultés immenses de la révolution ; au contraire, un trop grand optimisme peut être la cause de véritables désastres.
Après la fin de la guerre mondiale, une tendance apparaît chez les classes dirigeantes de plusieurs États capitalistes de remplacer les armées plus ou moins démocratiques, recrutées par le service obligatoire, par des armées moins nombreuses de volontaires, enrôlés pour plusieurs années et jouissant d'une haute paye. Ces corps de volontaires, quels que soient leur nom et leur origine, depuis la police militaire jusqu'aux bandes de mercenaires, dressés pour le pillage et l'assassinat, ont tous certains traits communs. Tous, ils forment un milieu beaucoup plus ingrat à la propagande antimilitariste que les armées d'avant la guerre. De fait il est à craindre que durant tout la première époque de la révolution prolétarienne, les classes capitalistes trouveront à leur disposition un grand nombre d'éléments brutaux et cruels, préférant la haute paye et la vie aventureuse des mercenaires au travail monotone et aux privations de l'ouvrier. Le procès de décomposition de la société capitaliste produit ces éléments qui trouveront dans les officiers, issus des milieux bourgeois, des chefs, imbus de tous les préjugés de la classe dirigeante, prêts à la répression violente de toute émeute et de tout mouvement révolutionnaire des masses.
En outre, les puissances coloniales disposent dans les corps indigènes d'éléments accoutumés à une obéissance passive et en partie à des méthodes de guerre barbares, telles le massacre des prisonniers. Parmi eux aussi, la propagande socialiste antimilitariste, quoique nullement désespérée, sera très difficile.
Cet ordre de chose oblige le prolétariat en lutte révolutionnaire d'élever incessamment la revendication du désarmement de la bourgeoisie et de ses auxiliaires. Ce n'est que par ce désarmement que le prolétariat peut échapper aux dangers de massacre et de terreur blanche, le menaçant sans relâche, ce n'est que par là qu'il peut réussir à éviter une lutte sanguinaire et prolongée.
Mais le désarmement de la bourgeoisie et de la force armée qu'elle emploie ne peut être exécuté par un prolétariat sans armes. L'esprit de violence extrême dont fait preuve la bourgeoisie pour conserver sa domination oblige l'avant-garde militante ouvrière à s'occuper de son armement et de son organisation militaire de classe, afin de ne pas être terrassée par la machine de guerre des classes capitalistes.
Les armées rouges, loin d'être des institutions militaristes, c'est-à-dire d'oppression, doivent être considérées comme des instruments de la libération des masses. Comme le prouve l'exemple de la Russie des Soviets, ces armées ne sont pas animées de l'esprit de conquête, mais uniquement du désir de défendre les libertés des masses laborieuses et l'œuvre grandiose de l'édification de la société communiste.
A mesure que se développe la révolution prolétarienne, et que les classes dirigeantes des États capitalistes unissent leurs forces pour l'écraser, les armées rouges des différents prolétariats s'uniront plus étroitement pour combattre ensemble ; elles formeront enfin une seule et unique Armée Rouge internationale de la Révolution Universelle.
La guerre mondiale a habitué les peuples de tous les pays capitalistes à considérer la violence non comme le dernier moyen, l'ultima ratio, mais comme le moyen unique et naturel de toute action contre l'adversaire. Elle a piétiné tous les sentiments sociaux, la bonté, la sympathie, le respect de la vie humaine, inhérentes au cœur de l'homme ; elle a développé le mépris le plus absolu de la vie et du bien-être d'autrui et habitué des dizaines de millions d'hommes à des actes cruels et inhumains.
Le prolétariat en lutte révolutionnaire ne doit ni ne peut s'abaisser à la cruauté bestiale de son adversaire et là où l'âpreté de la lutte l'entraînerait à le faire, il faut que la conscience des militants réagisse avec force contre cette tendance. Les actes de vengeance, le meurtre ou la torture des prisonniers, l'exécution d'otages sont des actions anti-socialistes. La violence et la terreur répugnent au prolétariat en lutte révolutionnaire, parce qu'elles sont en désharmonie complète avec son idéal humanitaire. Ses vrais moyens à lui sont la persuasion et l'exemple. C'est pourquoi l'on voit dans la révolution russe la propagande considérée toujours comme l'instrument principal de la révolution et employée dans toutes circonstances, même par les Armées Rouges, contre leurs adversaires. Le glaive n'est tiré qu'en dernière nécessité et l'esprit qui s'efforce de convaincre agit incessamment, jusqu'au sein de la violence. L'effet de la propagande infatigable menée par les organisations soviétistes russes s'ajoute à l'effet de la bravoure des soldats rouges et contribue puissamment à affaiblir les armées contre-révolutionnaires et à raffermir la révolution. Cette propagande a souvent pour conséquence le refus de service de la part d'unités plus ou moins considérables des gardes blanches, qui passèrent de leur plein gré à l'armée révolutionnaire.
De nos jours, où la brutalité des classes dirigeantes va toujours croissant, il est très important pour la classe ouvrière de se rendre compte de l'importance extrême des forces spirituelles dans la lutte révolutionnaire. Si difficile et si ingrate que paraisse la propagande parmi les troupes mercenaires à la solde des États capitalistes, il ne faut jamais renoncer à agir sur eux par la persuasion. Au contraire, il faudra travailler incessamment à gagner leurs éléments les plus intelligents et les moins endurcis parmi eux à la cause de la liberté des peuples. Si la révolution prolétarienne n'est point possible sans violence, il est du devoir de tous les militants de réduire cette violence au minimum et d'épargner autant que possible le sang humain.
Dans la révolution prolétarienne, le
refus de service contre-révolutionnaire par des individus et des
petits groupes peut agir à un moment donné comme une force motrice,
entraînant une grande quantité d'individus moins courageux ou
possédant moins d'initiative et les aidant ainsi à briser les
entraves de la discipline, imposée par les classes dirigeantes.
L'éducation socialiste-communiste devra considérer comme un des
buts principaux de la propagande le renforcement de la personnalité,
de l'esprit d'initiative, du jugement personnel, osant décider pour
lui-même et du courage moral osant agir au besoin seul ou même
contre les camarades et les chefs. La combinaison de cet qualités
d'initiative avec une « discipline de fer », suivant
l'expression aimée de Lénine, est une partie importante de la tâche
éducative incombant à la Troisième Internationale.
Note
1 Il eut finalement lieu à La Haye, du 26 au 31 mars 1921.