L'article « Contre le boycottage » fut publié fin juillet 1907 dans la brochure Sur le boycottage de la Troisième Douma, tirée dans une imprimerie social-démocrate clandestine de Pétersbourg. La couverture portait de fausses indications : « Moscou, 1907. Imprimerie Gorizontov. 40, rue Tverskaïa. » En septembre 1907, la brochure fut saisie. |
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Contre le boycottage
Nous avons réservé pour la fin l'examen des arguments 1es plus forts et uniquement marxistes en faveur du boycottage. Le boycottage actif n'a pas de sens en dehors d'une ample montée révolutionnaire. Soit. Mais une large montée révolutionnaire se développe à partir de quelque chose de moindre. Les signes d'une montée révolutionnaire sont évidents. Nous devons lancer le mot d'ordre de boycottage, car ce mot d'ordre soutient, développe et élargit la montée naissante.
Tels sont, à mon avis, les principaux arguments qui définissent sous une forme plus ou moins claire l'inclination au boycottage dans les milieux social-démocrates. Et les camarades qui se trouvent le plus près du travail directement prolétarien ne partent pas d'une argumentation « construite » selon un mode donné, mais d'une certaine somme d'impressions qu'ils ont acquises au contact des masses ouvrières.
L'un des problèmes, peu nombreux, sur lesquels il n'y a pas ou il n'y a pas eu jusqu'à maintenant de désaccords, semble-t-il, entre les fractions social-démocrates, est celui de la cause de l'arrêt prolongé qui a eu lieu dans l'évolution de notre révolution. Cette cause est que « le prolétariat ne s'est pas remis ». Et en effet, la lutte d'octobre-décembre a presque entièrement reposé sur le seul prolétariat. Seul le prolétariat organisé s'est battu systématiquement et sans relâche pour toute la nation. Rien d'étonnant à ce que dans un pays où le pourcentage de population prolétaire est le plus faible (à l'échelle européenne), le prolétariat se trouve incroyablement épuisé par une telle lutte. De plus, les forces réunies de la réaction gouvernementale et bourgeoise ont constamment assailli, après décembre et depuis, ce même prolétariat. Les poursuites policières exécutions ont décimé le prolétariat pendant une année et demie, quant aux lock-out systématiques, à. commencer par la fermeture « répressive » des usines d'Etat, pour finir par les machinations des capitalistes contre les ouvriers, ils ont jeté les masses ouvrières dans une misère sans précédent. Et voilà que maintenant, certains travailleurs social-démocrates le soulignent, on remarque parmi les masses les signes d'une montée de l'état d'esprit révolutionnaire et d'une accumulation de forces dans le prolétariat. Cette impression peu définie et difficilement perceptible est renforcée par un argument de poids : dans quelques secteurs de l'industrie on constate une reprise certaine des affaires. La demande accrue d'ouvriers doit inévitablement renforcer le mouvement de grèves. Les ouvriers devront essayer de compenser au moins une partie des énormes pertes qu'ils ont subies au moment des répressions et des lock-out. Enfin, le troisième argument, le plus important, consiste non pas à porter son attention sur un mouvement de grève problématique et généralement attendu, mais sur une grève très importante déjà fixée par les organisations ouvrières. Les représentants de 10 000 ouvriers du textile ont, dès le début de 1907, examiné leur situation et fixé les étapes du renforcement des syndicats de ce secteur d'industrie. Les représentants des ouvriers, déjà 20 000, se sont réunis une seconde fois et ont décidé de proclamer en juin 1907 une grève générale des ouvriers du textile. Ce mouvement peut englober directement jusqu'à 400 000 ouvriers. Il provient de la région de Moscou, c'est-à-dire du plus important centre du mouvement ouvrier de Russie et du plus important centre industriel et commercial. C'est justement à Moscou et seulement à Moscou que le mouvement ouvrier de masse petit acquérir au plus vite le caractère d'un large mouvement populaire ayant une signification politique décisive. Et les ouvriers du textile représentent, dans l'ensemble des masses ouvrières, l'élément le plus mal payé, le moins évolué, qui a le plus faiblement participé aux mouvements antérieurs, qui est le plus étroitement lié à la paysannerie. L'initiative de ces ouvriers peut indiquer que le mouvement englobera des couches du prolétariat incomparablement plus larges que précédemment. Or, le lien entre le mouvement de grève et la montée révolutionnaire dans les masses a déjà été démontré plus d'une fois dans l'histoire de la révolution russe.
C'est un véritable devoir pour la social-démocratie de bien concentrer toute son attention sur ce mouvement et consacrer, sans tarder, un effort spécial. C'est le travail ce secteur qui doit avoir une importance absolument prépondérante par rapport aux élections à la Douma octobriste. Il faut pénétrer les masses de la conviction qu'il est nécessaire de transformer ce mouvement de grève en un assaut large et général contre. l'autocratie. Le mot d'ordre boycottage marque justement le transfert de l'attention qu'on portait à la Douma sur la lutte directe des masses. Lancer le mot d'ordre de boycottage, c'est insuffler au nouveau mouvement un contenu politique et révolutionnaire.
Telle est approximativement la démarche qui conduit certains social-démocrates à la certitude qu'il est nécessaire boycotter la III° Douma. Cette argumentation en faveur du boycottage est sans nul doute marxiste et n'a rien de commun avec la répétition pure et simple d'un mot d'ordre arraché de son contexte historique particulier.
Mais aussi convaincante que soit cette argumentation, elle est encore malgré tout insuffisante à mon avis pour faire adopter dans l'immédiat le mot d'ordre de boycottage. Elle ne fait que souligner ce qui ne doit constituer aucun doute pour un social-démocrate russe qui réfléchit aux leçons enseignées par notre révolution, à savoir que nous ne pouvons nous interdire le boycottage, que nous devons être prêts à lancer ce mot d'ordre au moment voulu, que la façon dont nous posons le problème du boycottage n'a rien de commun avec celle dépourvue de tout contenu révolutionnaire des libéraux et des philistins médiocres : s'abstenir ou ne pas s'abstenir [6] ?
Considérons comme démontré et correspondant totalelement à la réalité tout ce que disent les partisans social-démocrates du boycottage sur le changement d'état d'esprit des ouvriers, le regain d'activité de l'industrie et la grève de juillet des ouvriers du textile.
Que ressort-il de tout cela ? Nous sommes en présence à certain mouvement partiel ayant une signification révolutionnaire [7]. Devons-nous appliquer tous nos efforts à le soutenir et à le développer, en s'efforçant de le transformer en une action révolutionnaire généralisée, puis en mouvement d'offensive ? Absolument. Parmi les social-démocrates (excepté peut-être les collaborateurs du Tovarichtch) il ne peut y avoir deux avis là-dessus. Mais est-il besoin à la minute même, au début de cette action partielle, avant qu'elle soit devenue générale, est-il besoin du mot d'ordre de boycottage pour développer le mouvement ? Ce mot d'ordre est-il capable d'aider le mouvement actuel à se développer ? C'est une autre question, à laquelle, à mon avis, il faudra répondre négativement.
On peut et l'on doit développer une action générale à partir d'une action partielle avec des arguments et des mots d'ordre francs et directs, sans rapport avec la III° Douma. Toute la marche des événements après décembre est une totale confirmation du point de vue social-démocrate sur le rôle de la constitution monarchique, sur la nécessité d'une lutte directe. Citoyens ! dirons-nous, si vous ne voulez pas que la cause de la démocratie en Russie régresse toujours aussi inéluctablement et de plus en plus vite, comme elle l'a fait après décembre 1905, pendant l'hégémonie de messieurs les cadets sur le mouvement démocratique, si vous ne le voulez pas, appuyez l'action naissante du mouvement ouvrier, soutenez la lutte directe des masses. En dehors d'elle, il n'y a et ne peut y avoir de garanties de liberté en Russie.
Une agitation de ce genre sera, sans aucun doute, une agitation social-démocrate révolutionnaire et conséquente. Est-il nécessaire d'ajouter : ne croyez pas, citoyens, en la III° Douma, et regardez-nous, les social-démocrates, la boycotter à l'appui de notre protestation !
Ajouter cela dans les conditions que nous vivons n'est pas seulement superflu, mais sonne même étrange, presque une dérision. Même sans cela personne ne croit en la III° Douma; dans les couches de la population susceptibles d'alimenter le mouvement démocratique, il n'y a peut y avoir d'engouement pour l'institution constitutionnelle de la III° Douma comme il y en a eu, sans conteste, pour la I° Douma, pour les premières tentatives de créer en Russie n'importe quelles institutions pourvu qu'elles fussent constitutionnelles.
L'attention de larges couches de la population a été 1905 et au début de 1906 polarisée par la première institution représentative, bien que cette institution fût fondée sur une constitution monarchique. C'est un fait. Les social-démocrates devaient se battre contre cela et manifester de la manière la plus démonstrative.
Il n'en est plus ainsi maintenant. Ce n'est pas l'engouement pour le premier « parlement » qui constitue le trait caractéristique du moment, ce n'est pas la foi dans la Douma, c'est le manque de foi dans la montée du mouvement.
Dans ces conditions, en lançant prématurément le mot d'ordre de boycottage, nous ne renforçons aucunement le mouvement, nous ne levons pas les véritables obstacles à ce mouvement. Il y a plus : nous risquons même, ce faisant, d'affaiblir la force de notre agitation, car le boycottage est un mot d'ordre accompagnant un mouvement engagé, et le malheur est qu'en ce moment les larges couches de la population ne croient pas en la montée du mouvement, ne voient pas sa force.
Il faut faire en sorte d'abord que la force de cet élan prouvée en pratique : ensuite nous réussirons toujours un mot d'ordre pour exprimer indirectement cette force. Mais on peut se demander si un mot d'ordre particulier détournant l'attention de... la III° Douma sera nécessaire pour un mouvement révolutionnaire offensif ? Il possible que non. Pour passer à côté de quelque chose d'important, réellement susceptible d'attirer la masse inexpérimentée et qui n'a jamais vu le parlement, peut-être est-il indispensable de boycotter ce à côté de quoi on doit passer. Mais pour passer à côté d'une institution absolument incapable d'attirer la masse démocratique ou semi-démocratique actuelle, il n'est pas nécessaire de déclarer le boycottage. L'essentiel n'est pas maintenant dans le boycottage, mais dans les efforts francs et directs pour transformer l'action partielle en action généralisée, le mouvement professionnel en mouvement révolutionnaire, la défense contre les lock-out en offensive contre la réaction.
Notes de l'auteur
[6] Cf. dans le Tovarichtch l'exemple de réflexions libérales chez un ancien collaborateur des publications social-démocrates, aujourd'hui collaborateur des journaux libéraux, L. Martov.
[7] Il existe une opinion selon laquelle la grève du textile est un mouvement d'un type nouveau, qui isole le mouvement professionnel du mouvement révolutionnaire. Nous passerons outre à ce point de vue, premièrement parce qu'interpréter tous les symptômes d'un phénomène, de type compliqué dans un sens pessimiste est une méthode eu principe dangereuse qui a souvent égaré de nombreux social-démocrates pas très bien « en selle ». Deuxièmement, si la grève du textile avait comporté les traits précités, nous aurions dû, nous autres social-démocrates, les combattre de la façon la plus énergique. En cas de succès de notre lutte le problème serait, par conséquent, posé exactement comme nous le faisons.