1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


I. Un programme de "liberté politique illimité" pour le Shah ou
un programme pour l'écraser sans pitié ?


7. La mobilisation ouvrière contre la réaction capitaliste : une contradiction insoluble pour la "dictature" du SU.

Un des fondateurs du trotskysme argentin, Quebracho, lança une phrase qui fit carrière. Contre le front-populisme stalinien qui se refusait à organiser des comités de défense pour affronter les fascistes, il lança le mot d'ordre "On ne discute pas avec le fascisme, on le détruit" Ainsi, il ne faisait que suivre Trotsky, qui avait insisté sur la nécessité d'utiliser la force physique de l'avant-garde ouvrière, appuyée sur le prolétariat, pour attaquer, et si c'était possible, balayer définitivement tout groupe fasciste.

Jamais on a dit que si le fascisme n'utilisait que des méthodes propagandistes et idéologiques à des moments déterminés, il fallait le combattre exclusivement sur ces terrains. Quand et comment l'attaquer dépendait du rapport de forces et uniquement de cela, comme dans n'importe quelle autre lutte totale entre classes et partis révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Pour cela, jamais aucun trotskyste n'a eu de doutes pour attaquer une réunion fasciste, n'aurait-elle été convoquée que pour étudier "Mein Kampf" de Hitler. Si l'avant-garde armée, appuyée sur le prolétariat, avait été disposée à prendre l'initiative contre ce groupe d'étude nazi, tout le trotskysme l'aurait applaudie, conscient que l'étude de "Mein Kampf" amènerait inévitablement à l'assassinat d'ouvriers de gauche, peut-être de nos camarades. Ces exemples montrent que la lutte propagandiste, idéologique, politique, physique, est étroitement liée, qu'il n'y a pas de barrières figées, et encore moins pour l'ennemi. Nous n'attendrons jamais que le caractère de la lutte change pour le faire nôtre. Tout dépend des convenances. Nous pouvons donner l'exemple du groupe d'étude, de l'angle opposé. Si nous avons les forces pour le faire, de l'étude, des écrits de Trotsky sur le fascisme, notre groupe d'étude passera à l'attaque physique contre les bandes fascistes.

Nous espérons que la majorité du SU n'a pas changé cette position marxiste classique pour les moments antérieurs à la prise du pouvoir. C'est à dire que nous croyons qu'ils continuent à défendre la combinaison des différentes formes de lutte quand les affrontements entre la classe ouvrière et les groupes contre-révolutionnaires deviennent violents, avec des caractéristiques de guerre civile. Parce que pour le reste des situations, ils ont changé leur conception.

Supposons qu'après la victoire de l'insurrection la classe ouvrière veuille continuer à agir de la même manière qu'avant et pendant la prise du pouvoir ; c'est-à-dire qu'elle soit disposée à continuer à se mobiliser physiquement contre les contre-révolutionnaires. Le SU pense que nous devons alors affronter la contre-révolution de manière idéologique et propagandiste, mais jamais en restreignant sa "liberté politique illimitée" et encore moins en l'attaquant physiquement : "... le seul moyen par lequel la classe ouvrière peut s'éduquer idéologiquement, et peut se libérer avec succès de l'influence des idées bourgeoises et petites-bourgeoises est la confrontation idéologique", "la conduite d'une lutte sans répit contre ces idéologues sur le terrain de l'idéologie elle-même". (SU, 1977) [14].

Le prolétariat victorieux, selon le SU, au lieu d'organiser les plus puissantes manifestations et d'attaquer de toutes ses forces les contre-révolutionnaires, devra envoyer un télégramme avec accusé de réception à chaque groupe ennemi qui n'aurait pas pris les armes contre le pouvoir ouvrier. S'il s'agit de l'Iran, il devra envoyer un télégramme au Shah, - si toutefois il n'a pas pris les armes contre le pouvoir ouvrier -, pour l'informer qu'il y aura un référendum pour savoir le nombre de ses adhérents, et ainsi procéder à l'octroi de ses espaces correspondants dans le cadre des mass-média. Chaque jour que nous allumerons la radio ou la télévision, en Iran, si la dictature du SU triomphe, nous verrons le Shah et ses sectateurs parler en chaîne de par tout le pays, pendant une heure entière, et ensuite le camarade Mandel ou un de ses partisans iraniens leur répondre en expliquant aux ouvriers qu'il ne faut pas attaquer ces personnes comme avant la prise du pouvoir, mais qu'il faut uniquement les combattre idéologiquement. La même chose se produira au Nicaragua avec Somoza, par exemple. Franco et Salazar n'auront pas d'heures d'antennes pour parler, non pas par décision du SU, mais parce qu'ils sont morts. Malgré tous nos efforts, nous ne comprenons pas pourquoi il faut que cela se passe ainsi.

Pour la majorité du SU, le prolétariat au pouvoir se conduira à l'encontre de la bourgeoisie et de la contre-révolution impérialiste, de la même manière dont, selon Hollywood, les chevaliers du Moyen Age se comportaient avec leurs pairs : il ne les attaquera pas physiquement s'ils ne l'ont pas fait auparavant contre lui, et utilisera les armes de l'adversaire. Ceci peut sembler une exagération polémique, mais néanmoins s'ajuste strictement à ce que dit le document de la majorité du SU. Ils y insistent sur le fait qu'il faut répondre à la bourgeoisie, aux partis réactionnaires et contre-révolutionnaires, idéologiquement s'ils emploient les armes idéologiques, que pour permettre le "duel" ils leur donneront les droits les plus absolus d'organisation et de propagande, et qu'exclusivement dans le cas où ceux-ci utiliseraient des armes à feu, dans ce cas seulement, ils leur répondraient de la même manière et restreindraient leurs droits démocratiques. Tout est réduit à un prétendu code de l'honneur de la chevalerie médiévale, et non aux lois de fer de la lutte de classes.

Les affirmations du SU viennent en droite ligne du Siècle des Lumières, et du rationalisme français, avec sa surestimation de la force des idées dans le processus historique, et vont à l'encontre de tout ce que le marxisme a dit à ce sujet. Nous croyons que tant que l'économie mondiale continue à développer des formes capitalistes de production et à provoquer l'apparition de secteurs bourgeois, petit-bourgeois et d'ouvriers privilégiés, il n'y a absolument aucune possibilité que disparaisse l'influence des idées bourgeoises et petites-bourgeoises, quand bien même nous lutterions idéologiquement contre elles pendant un millénaire. Et, au contraire, nous affirmons que si nous implantons une forte dictature révolutionnaire qui parvienne à extirper toute perspective économique d'apparition de secteurs économiques privilégiés, pour parvenir à une économie mondiale socialiste, il n'y aura plus la plus minime possibilité que prospère un millimètre de ces idées. Ceci ne veut pas dire que nous niions la grande importance de la lutte idéologique, mais nous exigeons qu'elle soit remise à sa place véritable : qui est très importante, mais ne constitue pas le "seul moyen" : ou le moyen privilégié afin d'extirper l'idéologie bourgeoise. Sa fonction réside en un puissant soutien à la mobilisation permanente des travailleurs qui amène à l'extirpation du régime capitaliste. C'est-à-dire que le "seul moyen" qu'ait l'humanité pour dépasser l'idéologie bourgeoise n'est pas la lutte idéologique contre elle, mais de parvenir à un nouveau système de production.

Dans son soin à justifier qu'on ne doive combattre la contre-révolution que sur le terrain qu'elle-même choisit, sans que le parti révolutionnaire puisse jamais prendre l'initiative de l'attaquer de la manière qui lui convienne le mieux, le SU utilise un autre argument, complémentaire, mais de type négatif : toute mesure administrative contre les partis contre-révolutionnaires, sauf le moment où ils prennent les armes contre le pouvoir ouvrier, va à la longue à l'encontre des révolutionnaires. Ce n'est là rien qu'un autre fétiche, mais négatif : les mesures administratives ou punitives sont toujours mauvaises. Nous le nions, comme les autres fétichismes, juridiques, normatifs et institutionnalistes, de la majorité du SU. "La répression peut se montrer parfaitement efficace contre une classe qui quitte la scène, la dictature révolutionnaire de 1917-1923 l'a parfaitement démontré..." (Trotsky, 1936) [15]. La conception du SU est défensive. Et c'est également une conception métaphysique, de luttes séparées en compartiments étanches, sans aucune relation entre eux, et qui ne passent pas de l'un à l'autre si l'ennemi ne l'a pas lui-même fait auparavant. Posé de cette manière, on élimine la possibilité qu'un état ouvrier puisse prendre l'initiative de commencer une guerre révolutionnaire contre un état bourgeois. Cette possibilité fut soulignée par Lénine et Trotsky de nombreuses fois. C'est une variante qu'il n'est pas possible d'écarter pour le futur. Mais si nous sommes conséquents avec le raisonnement du SU, jamais un état ouvrier ne doit prendre l'initiative d'une guerre révolutionnaire, il lui faut se limiter à opposer à la propagande de l'état bourgeois ennemi uniquement sa propre propagande. Nous ne sommes pas d'accord. Nous ne croyons pas qu'à la longue les mesures administratives et physiques soient mauvaises, que les sanctions pénales soient inutiles si elles ne sont pas appliquées avec un avocat et une loi écrite, que réprimer une lutte idéologique avec des méthodes violentes soit négatif parce qu'il ne faudrait opposer à la lutte idéologique que son égale. Comme nous ne croyons pas non plus que faire la guerre à l'Allemagne de Hitler en 1933 eut été une erreur, il s'agit là d'un critère petit-bourgeois avec un complexe de culpabilité, qui contraint à dire que c'est la bourgeoisie qui a lancé la première pierre. Pour nous, lancer la première pierre est un orgueil, un devoir. L'autre critère constitue une capitulation face à l'opinion publique petite-bourgeoise des pays occidentaux, et n'a rien à voir avec le marxisme. Celui-ci pense que la lutte de classes est une guerre totale dans laquelle sont utilisées toutes les méthodes et armes pour vaincre l'ennemi de classe : administratives, pénales, propagandistes, idéologiques, théoriques, économiques et principalement physiques et politiques, et que pour le vaincre on privilégie les plus adéquates sans se subordonner au fait que l'autre les ait ou non utilisées préalablement. Ce qui ne veut pas dire que chaque type de lutte n'ait pas ses lois spécifiques, oui, elle l'a, mais dans le cadre d'une unité d'ensemble. La plus importante de ces luttes est celle qui détruit physiquement et politiquement la contre-révolution. C'est ce que Trotsky nous a dit avec sa clarté habituelle : "la violence révolutionnaire fut la méthode fondamentale employée contre les propriétaires terriens et les capitalistes", au lieu des appels plaintifs du SU à les combattre idéologiquement s'ils ne se soulèvent pas par les armes. Et dans la même page il insistait : "On ne peut gagner les exploiteurs au socialisme ; il fallait briser leur résistance, quoi qu'il en coûte" (Trotsky, 1933) [16].

La résolution du SU nous donne un schéma presque complet pour après la prise du pouvoir, jusqu'à nous indiquer comment faire les appels téléphoniques pour nous informer. La "seule" chose qui n'est pas expliquée est ce que fera la dictature du SU face à une mobilisation ouvrière qui attaque physiquement les propagandistes de la contre-révolution bourgeoise, comme nous conseillons de le faire avant la prise du pouvoir. Et les normes du SU? Est-ce qu'elles l'interdiront ? Est-ce qu'elles l'encourageront, ou, au moins, le permettrons ? Et les ouvriers ? Pourront-ils prendre l'initiative d'agresser physiquement les militants des partis et les éditeurs des journaux contre-révolutionnaires ? Et s'ils le font, seront-ils punis par le code pénal du SU ? Pour nous, il n'y a pas de doutes possibles : la contre-révolution impérialiste (même sous le nom honteux de "réaction" que lui donne la majorité du SU) doit être combattue de la manière que la classe ouvrière juge la plus utile et nécessaire pour la mettre en déroute, sans s'attacher ni s'engager avec aucune norme figée. Pour cela, au frontispice de l'arc de triomphe de la dictature révolutionnaire du prolétariat, en grandes lettres, nous paraphraserons la fameuse phrase de Quebracho : "SOUS LA DICTATURE REVOLUTIONNAIRE DU PROLETARIAT, ON NE DISCUTE PAS AVEC LA CONTRE-REVOLUTION IMPERIALISTE, ON LA DETRUIT !"


Notes

[1] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 13.

[2] Idem, p. 14.

[3] Novack, Democracia y revolución, p. 230.

[4] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 14.

[5] va l'Angleterre, p. 129.

[6] Idem, p. 127-128.

[7] Idem, p. 135.

[8] Idem, p. 130.

[9] "Romain Rolland executes an assignement", Writings, 1935-1936, p. 162.

[10] "Our differences", The Chalenge of the Left Opposition, p. 294.

[11] "The Fourth World Congress", The first 5 years of the Communist International, Volume 2, p. 187.

[12] "At the fresh grave of Kote Tsintsadze", Portraits, political an personal, p. 94.

[13] "Decreto de guerra y muerte", Ideas politicas y militares, p; 22 et 23.

[14] Démocratie socialiste et dictature du prolétariat, p. 13.

[15] La révolution trahie, p. 191.

[16] "La degeneración de la teoría y la teoría de la degeneración", Escritos, Tomo IV (1932-1933), volumen 2, p. 325.


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