1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« Vie terrestre et transfiguration de la critique critique »,
ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein
À l'occasion de l'arrestation de Louise Morel, Rodolphe se livre à des réflexions qui se résument en ceci :
« Le maître débauche souvent la servante par la terreur, la surprise ou en mettant à profit des occasions créées par la nature même du rapport de domesticité. Il la plonge dans le malheur, la honte, le crime. Mais la loi veut ignorer tout cela... Le criminel qui a, en fait, poussé la jeune fille à l'infanticide, lui, on ne le punit pas. »
Dans ses réflexions, Rodolphe ne va même pas jusqu'à soumettre le rapport de domesticité lui-même à son auguste critique. Petit prince, il est grand protecteur de la domesticité. Encore moins pousse-t-il sa réflexion jusqu'à comprendre l'inhumanité de la condition universelle de la femme dans la société actuelle. Totalement fidèle à la théorie qu'il a déjà exposée, il regrette simplement l'absence d'une loi qui punisse le séducteur et allie le repentir et l'expiation à de terribles châtiments.
Rodolphe n'aurait qu'à étudier la législation en vigueur dans d'autres pays. La législation anglaise comble tous ses désirs. Dans sa délicatesse, dont Blackstone [2] fait le plus grand éloge, elle va jusqu'à déclarer coupable de félonie quiconque séduit une fille de joie.
M. Szeliga fait retentir ses fanfares :
« Voilà !.. pensez donc !.. Rodolphe !.. Comparez donc ces idées à vos fantasmes sur l'émancipation de la femme. Le fait de cette émancipation, on peut presque le toucher du doigt ici, tandis que vous êtes, de nature, bien trop pratiques et connaissez par suite tant d'échecs dans vos simples tentatives. »
Nous devons, en tout cas, à M. Szeliga la révélation de ce mystère qu'un fait peut presque être touché du doigt dans des idées. Quant à sa plaisante façon de comparer Rodolphe aux hommes qui ont enseigné l'émancipation de la femme, on n'a qu'à comparer les idées de Rodolphe avec ces fantasmes de Fourier par exemple :
« L'adultère, la séduction font honneur aux séducteurs et sont de bon ton... Mais, pauvre jeune fille ! l'infanticide, quel crime ! Si elle tient à son honneur, il faut qu'elle fasse disparaître les traces du déshonneur; et si elle sacrifie son enfant aux préjugés du monde, elle est déshonorée davantage encore et tombe sous les préjugés de la loi... Tel est le cercle vicieux que décrit tout mécanisme civilisé. »
« La jeune fille n'est-elle pas une marchandise exposée à qui veut en négocier l'acquisition et la propriété exclusive ? De même qu'en grammaire deux négations valent une affirmation, l'on peut dire qu'en négoce conjugal deux prostitutions valent une vertu [3]. »
« Le changement d'une époque historique se laisse toujours déterminer en fonction du progrès des femmes vers la liberté parce que c'est ici, dans le rapport de la femme avec l'homme, du faible avec le fort qu'apparaît de la façon la plus évidente la victoire de la nature humaine sur la brutalité. Le degré de l'émancipation féminine est la mesure naturelle du degré de l'émancipation générale. »
« L'avilissement du sexe féminin est un trait essentiel à la fois de la civilisation et de la barbarie, avec cette seule différence que l'ordre civilisé élève chacun des vices que la barbarie pratique en mode simple, à un mode d'existence composé, à double sens, ambigu et hypocrite... Personne n'est plus profondément puni que l'homme du fait que la femme est maintenue dans l'esclavage [4]. » (Fourier).
Il est superflu, devant les idées de Rodolphe, de renvoyer à la caractéristique magistrale que Fourier nous a donnée du mariage, ainsi qu'aux écrits de la fraction matérialiste du communisme français. [5]
Les plus tristes déchets de la littérature socialiste, tels que nous les rencontrons chez le romancier, révèlent encore et toujours à la Critique critique des « mystères » inconnus.
Notes
[1] Louise Morel, personnage des Mystères de Paris. Fille de l'artisan Morel, contrainte par la misère à se placer chez le notaire Jacques Ferrand, celui-ci la viole pendant son sommeil. Elle sera emprisonnée pour infanticide (II° partie, ch. IX).
[2] BLACKSTONE sir William (1723-1780) : juriste et parlementaire anglais. Défenseur de l'ordre constitutionnel.
[3] La phrase est en français dans le texte depuis « De même qu'en grammaire... » Le reste de la citation est en allemand.
[4] Marx cite ici des extraits de Charles Fourier dont il avait sans doute lu la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, I° édition 1808. Le nouveau monde industriel et sociétaire, I° édition 1829. Théorie de l'unité universelle, 1822. Certaines de ces citations sont reprises par Engels, dans l'Anti-Dühring, p. 299. Le début de la première citation est extrait de la Théorie des quatre mouvements, 2e éd., 1841, p. 192.
[5] Phrase citée et soulignée par LÉNINE : Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 37.