1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« Vie terrestre et transfiguration de la critique critique », ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein

par Karl MARX.


V : Révélation du mystère de l'utilisation des instincts humains, ou Clémence d'Harville.

Tout ce que Rodolphe a su faire jusqu'ici, c'est récompenser les bons et punir les méchants à sa façon. Nous allons, sur un exemple, le voir rendre les passions utiles et « donner au beau naturel de Clémence d'Harville le développement qui convient ».

« Rodolphe, dit M. Szeliga, lui fait voir le côté divertissant de la bienfaisance, pensée qui témoigne d'une connaissance des hommes telle qu'elle ne peut provenir que de l'esprit de Rodolphe, forgé par les épreuves. »

Les expressions dont Rodolphe se sert dans son entretien avec Clémence : « faire attrayant », « utiliser le goût naturel », « régler l'intrigue », « utiliser les penchants à la dissimulation et à la ruse », « changer en qualités généreuses les instincts impérieux, inexorables [1] », etc., ces expressions, non moins que les instincts attribués ici par préférence à la nature féminine, trahissent la source secrète de la sagesse de Rodolphe : Fourier. Il a eu entre les mains un exposé populaire de la doctrine de Fourier.

L'application est, une fois de plus, la propriété critique de Rodolphe, tout autant que l'était le développement indiqué plus haut de la théorie de Bentham.

Ce n'est pas dans. la bienfaisance en soi que la jeune marquise doit trouver une satisfaction de son essence humaine, un contenu humain et un but d'activité, et par conséquent un divertissement. La bienfaisance n'offre au contraire que l'occasion extérieure. le prétexte, la matière d'une sorte de divertissement qui pourrait tout aussi bien faire de toute autre matière son contenu. La misère est exploitée sciemment, pour procurer au bienfaiteur « le piquant du roman, la satisfaction de la curiosité, des aventures, des déguisements, la jouissance de sa propre excellence, des chocs nerveux » et ainsi de suite.

Inconsciemment, Rodolphe a de la sorte énoncé un mystère, depuis longtemps dévoilé : la misère humaine elle-même, l'infinie dépravation, si elle est forcée d'accepter l'aumône, est contrainte aussi de servir de jeu et de divertissement à l'aristocratie de l'argent et de la culture, elle doit servir à satisfaire son amour-propre, à apaiser sa démangeaison d'orgueil.

Les nombreuses associations de bienfaisance en Allemagne, les nombreuses sociétés charitables en France, les multiples donquichotteries charitables en Angleterre, les concerts, les bals, les spectacles, les banquets au bénéfice des pauvres, même les souscriptions publiques pour les sinistrés n'ont pas d'autre signification. Dans ce sens, il y a donc longtemps que la bienfaisance est elle aussi organisée sous forme de divertissement.

La métamorphose qui s'opère tout à coup et sans motifs chez la marquise au seul mot d' « amusant » nous fait douter que sa guérison soit durable; bien mieux, si cette métamorphose paraît soudaine et sans motifs, suscitée par la description de la charité présentée comme un amusement, ce n'est là qu'une apparence. La marquise aime Rodolphe, et Rodolphe veut se déguiser, intriguer, courir des aventures de bienfaisance avec elle. Plus tard, lors d'une visite charitable à la prison Saint-Lazare, la marquise laisse éclater sa jalousie à l'égard de Fleur-de-Marie, et c'est par charité envers sa jalousie qu'elle cache à Rodolphe la détention de Marie. En mettant les choses au mieux, nous pouvons dire que Rodolphe a réussi à faire jouer une niaise comédie à une femme malheureuse en compagnie de malheureux. Le mystère de la philanthropie imaginée par Rodolphe, ce dandin de Paris, le trahit quand, après la danse, il invite sa cavalière à souper :

« Ah ! madame ! ce n'est pas assez d'avoir dansé au bénéfice de ces pauvres Polonais... Soyons philanthropes jusqu'au bout... Allons souper maintenant au profit des pauvres [2] ! »

Notes

[1] Toutes ces expressions sont en français dans le texte.

[2] En français dans le texte.


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