1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Critique du programme social-démocrate d'Erfurt de 1891
Hier je t'ai envoyé en recommandé le manuscrit de Marx [1] que tu auras certainement lu avec plaisir. Je doute qu'il puisse paraître tel quel dans le Saint Empire germanique. Considère le texte sous cet angle, et où cela peut aller laisse de côté les passages délicats et remplace-les par des points. Là où la liaison en souffre, veux-tu être assez aimable pour me signaler les passages dans les épreuves et, si tu le veux bien, m'indiquer les raisons pour lesquelles tu estimes qu'ils pourraient soulever des difficultés. Je ferai alors mon possible. Je placerai les passages modifiés entre crochets et je dirais dans ma note introductive que ce sont là des passages modifiés. Je te prie donc de m'envoyer les épreuves en placard.
Il se peut fort bien, d'ailleurs qu'outre les hautes sphères de la police, d'autres gens aussi s'offusquent de cette publication. Si tu jugeais nécessaire de prendre des gants ici aussi, je te prierais d'envoyer le manuscrit en recommandé à Adler. Là-bas à Vienne, il peut certainement être imprimé dans sa totalité (sauf, hélas, le magnifique passage sur les besoins religieux) mais de toute façon il sera imprimé. Je veux admettre que la ferme détermination dont je viens de te faire part te donne pleine couverture contre toutes les récriminations possibles. En effet, comme vous ne pouvez tout de même pas empêcher la publication de ce texte, il vaut mieux qu'il paraisse en Allemagne même, dans l'organe du parti spécialement créé pour ce genre de choses - la Neue Zeit.
Tu constateras d'après les épreuves ci - jointes que je ne suis tout de même pas un monstre, puisque j'ai même glissé, dans mon Introduction un petit peu de morphine et de bromure de potassium pour calmer les douleurs. Cela suffira peut-être à produire un effet sédatif sur l'humeur élégiaque de notre ami Dietz. J'écrirai aujourd'hui encore à Bebel [2]. Je ne lui ai rien dit de l'affaire jusqu'ici, parce que je n'ai pas voulu le mettre dans l'embarras vis-à-vis de Liebknecht : il eût été obligé de lui en parler, et Liebknecht qui, au congrès de Halle, avait cité des passages du manuscrit dans son discours sur le programme du parti, aurait remué ciel et terre pour en empêcher la publication [3].
Si le passage « pour satisfaire leurs besoins religieux aussi bien que corporels » ne peut vraiment être maintenu, raye les mots en italique et remplace-les par des points [4]. L'allusion n'en sera que plus transparente tout en restant suffisamment compréhensible. Il faut espérer qu'après cela il n'y aura plus d'objections.
Par ailleurs, j'ai fait tout ce que vous m'avez demandé, Dietz et toi, pour vous satisfaire, et comme tu le vois davantage même.
Crois - tu qu'on nous bombarde de lettres à cause de l'article de Marx [5]. C'est tout le contraire : personne ne bouge ni ne souffle mot.
La Neue Zeit n'étant pas arrivée samedi, j'ai tout de suite pensé qu'il s'était encore produit un incident. Dimanche j'ai eu la visite de Bernstein, qui m'a transmis ta lettre. J'ai pensé alors que le coup de la suppression avait tout de même réussi. Enfin le numéro est arrivé lundi et peu après j'en découvrais également la reproduction dans le Vorwärts [6].
Après que les tentatives d'agir à la manière de la loi anti-socialiste eussent échoué, ce bond audacieux était ce que ces gens pouvaient faire de mieux. Au reste, il a l'avantage de combler une bonne partie de l'abîme difficile à franchir dont Bebel parlait dans sa première frayeur. En tout cas, cette frayeur reposait essentiellement sur la préoccupation de savoir quel parti nos adversaires pouvaient en tirer. En publiant le texte dans l'organe officiel, on coupe court à son exploitation par l'adversaire, et l'on se met même en position de dire : voyez, comme nous nous critiquons nous-mêmes - essayez donc d'en faire autant ! Et c'est au fond la juste position que les, nôtres auraient dû adopter d'emblée.
Dans ces conditions, il sera également difficile de mettre en scène des mesures contre toi. Je t'avais demandé d'envoyer éventuellement le texte à Adler pour faire pression sur Dietz et couvrir aussi ta responsabilité, en te forçant la main en quelque sorte. J'ai également écrit à Bebel [7] que je prenais toute la responsabilité sur moi.
S'il devait y avoir encore quelque autre responsable, ce serait Dietz. Or celui-ci sait qu'en l'occurrence je me suis toujours montré très coulant. Non seulement j'ai satisfait tous ses désirs d'atténuation, mais encore j'ai émoussé le texte au-delà de ce qu'il réclamait. S'il avait signalé plus de passages, je les aurais également pris en considération. Mais pourquoi eus-je dû ne pas laisser passer ce qui n'a pas choqué notre Dietz ?
Au demeurant, à part Liebknecht, la plupart d'entre vous devraient, une fois la première frayeur passée, m'être reconnaissants d'avoir publié ce texte. Il rend impossible toute insuffisance et toute phraséologie dans le prochain programme et fournit des arguments irrésistibles que la plupart d'entre vous n'auraient sans doute pas eu le courage de présenter de leur propre chef. Qu'ils n'aient pas changé leur mauvais programme sous le régime de la loi anti-socialiste, parce qu'ils ne le pouvaient pas, on ne saurait le leur reprocher. Mais à présent qu'ils l'ont abandonné eux-mêmes, ils peuvent vraiment avouer sans se gêner qu'ils se sont comportés comme des empotés il y a quinze ans et se sont faits rouler par les Hasselmann et Cie. En tout cas, les trois points suivants de l'ancien programme - 1. le lassalléanisme spécifique; 2. la démocratie vulgaire de Parti Populaire, et 3. les insanités qui n'ont pas été améliorées, parce qu'elles ont été conservées dans le vinaigre pendant quinze ans comme programme officiel du parti - si l'on ne peut pas s'en défaire ouvertement aujourd'hui, quand le pourra-t-on ?
Si tu apprends du nouveau, fais-le moi savoir, s'il te plait. Bien des choses.
Ton F.E.
Dans le numéro 17 de la Neue Zeit éclate une bombe: la critique du projet de programme de 1875 par Marx. Tu te réjouiras, mais plus d'un en sera indigné et enragera en Allemagne.
Tu auras lu l'article de Marx dans la Neue Zeit. Il a commencé par susciter chez les socialistes qui ont la direction en Allemagne, un grand courroux qui semble cependant s'être apaisé déjà quelque peu; en revanche, il a été accueilli avec beaucoup de joie par le parti lui-même - exception faite des vieux Lassalléens. Le correspondant berlinois de l'Arbeiter Zeitung de Vienne, que tu recevras par le prochain courrier, me remercie littéralement pour le service que j'ai rendu au parti (je pense que c'est Adolf Braun [8] le gendre de Victor Adler et le rédacteur-adjoint du Vorwärts de Liebknecht). Naturellement Liebknecht est furieux, étant donné que toute la critique lui est directement adressée puisqu'il est le père qui a engendré - avec l'enculé de Hasselmann - ce programme pourri [9]. Je comprends que ces gens aient commencé à prendre peur, eux qui tenaient jusqu'ici à ce que l'on ne s'adresse aux « camarades » qu'avec les ménagements les plus extrêmes. Voici qu'ils sont maintenant traités à ce point sans façon et qu'on révèle que leur programme est une pure absurdité. K. Kautsky, qui a fait montre dans toute cette affaire d'un très grand courage, vient de m'écrire [10] que la fraction parlementaire social-démocrate avait l'intention de lancer une déclaration annonçant que le texte a été publié à son insu et qu'il la désapprouve. Ce plaisir ils peuvent se l'offrir. Cependant il n'en sera peut-être rien non plus, si les approbations émanant du parti continuent à. se multiplier et qu'ils s'aperçoivent que les criailleries faites autour de « cette arme contre nous-mêmes mise ainsi entre les mains de nos adversaires » n'a aucune portée.
En attendant, ces messieurs me boycottent - ce qui me convient parfaitement, car cela m'épargne de perdre mon temps avec eux. Mais cela ne durera sans doute pas bien longtemps.
Le Berliner Tageblatt et le Volks Zeitung publient aujourd'hui la note suivante: « On s'est demandé à plusieurs reprises comment il était possible que l'écrit de Fr. Engels avec la critique du programme socialiste par Marx aient pu être publiés dans la Neue Zeit. Pour expliquer ce fait, on a même affirmé qu'au fond la fraction avait souhaité la chose. Et cette hypothèse a reçu une sorte de confirmation par le correspondant milanais du Vorwärts. L'histoire est infiniment plus simple. Monsieur Engels a envoyé la lettre à la rédaction de la Neue Zeit. Monsieur Kautsky, le rédacteur de la NZ est, en effet, de la plus stricte observance marxiste. La voie était libre pour qu'elle soit publiée. Mais il n'en était pas de même de Monsieur Dietz, l'éditeur. On envoya donc la lettre à Monsieur Bebel pour y voir clair. Mais Monsieur Bebel qui avait juste à faire avec le mariage de sa fille, laissa l'affaire en suspens. On admit en conséquence à Stuttgart, qu'il n'avait rien à y objecter, et c'est ainsi que l'écrit de Marx et d'Engels parut dans la Neue Zeit ».
Cette présentation est erronée sur un point essentiel. Lorsque Bebel eut l'occasion de lire l'article de Marx - et il faut remarquer une fois de plus ici que Bebel ne connaissait absolument pas jusqu'à ce jour le contenu de la lettre de Marx et de la critique qui y était jointe, car il n'avait encore jamais vu ces deux textes, puisqu'à l'époque de la communication de ces documents il était en prison [11] - le numéro de la Neue Zeit était déjà terminé; un télégramme envoyé le lendemain à Dietz après avoir pris langue avec celui-ci, donnait l'ordre dé suspendre l'édition, mais il arriva trop tard., Nous pouvons déclarer expressément au nom de Bebel que si ces documents lui avaient été envoyés à temps, ils n'auraient très probablement pas été acceptés dans la forme où ils furent publiés.
Meilleurs remerciements pour tes deux lettres [12]. Je te retourne ci - joint celles de Bebel et de Schippel.
Les Berlinois continuent de me boycotter. Je ne reçois pas la moindre lettre : ils n'ont probablement pas encore pris parti [13]. En revanche, le Hamburger Echo a publié un éditorial qui était très convenable, si l'on considère que ces gens - là ont encore une forte imprégnation lassalléenne et jurent même par le Système des Droits Acquis. J'ai lu aussi dans ce journal, ainsi que dans la Frankfurter Zeitung, que l'assaut de la presse adverse bat son plein, s'il n'est pas déjà épuisé. Dès qu'il sera surmonté - et pour autant que j'ai pu en juger il a été très modéré jusqu'ici - nos gens se remettront de leur première frayeur. En revanche, le correspondant berlinois d'Adler (A. Braun ?) me remercie littéralement pour cette publication. Encore quelques voix de ce genre, et la résistance cessera.
Que ce document ait été intentionnellement escamoté et caché à Bebel en mai-juin 1875, c'est ce qui m'était devenu clair, lorsqu'il m'indiqua la date de sa libération de prison - le 1° avril. Je lui ai écrit [14] aussi qu'il devait l'avoir vu, s'il ne « s'était rien passé d'irrégulier ». S'il le faut, je lui demanderai en temps utile de me répondre sur ce point. Le document a été longtemps entre les mains de Liebknecht, et ce n'est qu'à grand-peine que Bracke a pu le récupérer : Liebknecht voulait le garder purement et simplement pour lui tout seul, afin de l'utiliser lors de la rédaction définitive du programme. De quelle façon, on le voit !
Envoie-moi en recommandé et sous bande, comme manuscrit, l'article de Lafargue : je me charge de régler cette affaire [15]. Au reste, son article sur Padlewski était tout à fait bien et très utile, face aux déformations que subissent dans le Vorwärts les comptes-rendus sur la politique française. En somme, Liebknecht joue de malchance : il met partout en valeur la République française, et le correspondant qu'il a engagé spécialement pour cela - Guesde - la démolit partout et toujours.
La déclaration de la fraction parlementaire annoncée par Schippel me laisse complètement froid. S'ils le désirent, je leur confirmerai que je n'ai pas l'habitude de leur demander des autorisations. Que cette publication leur plaise ou non, c'est ce qui me laisse complètement indifférent. Je veux bien qu'ils prennent un air protecteur pour parler de tel ou tel sujet. Il ne me vient même pas à l'idée de leur répondre - à moins que l'affaire ne prenne une tournure telle que je sois absolument obligé d'intervenir. Attendons donc !
Je n'écrirai pas non plus à Bebel à ce sujet. En effet, 1. il faudra d'abord qu'il me dise lui-même quelle est son opinion en définitive; 2. chaque résolution du groupe parlementaire n'est-elle pas signée par tous, qu'ils l'aient voté ou non ? Au reste Bebel se trompe, s'il croit que je me laisserai entraîner dans une polémique ayant un goût d'amertume. Pour cela il faudrait tout d'abord qu'ils avancent quelques contre-vérités etc., que je ne pourrais pas laisser passer. À l'inverse, je suis littéralement imbibé d'esprit de conciliation; je n'ai aucune raison d'avoir de l'animosité et je brûle du désir de jeter par-dessus l'abîme ou le gouffre hypothétique de Bebel tous les ponts que l'on voudra - ponton, pont en bois, en pierre, en fer, voire en or !
C'est étrange. Voici que Schippel parle dans sa lettre des nombreux vieux Lassalléens qui sont fiers de leurs lassalleries. Or, quand ils m'ont rendu visite, ils affirmèrent unanimement qu'il n'y avait plus de Lassalléens en Allemagne ! C'était là une des raisons principales qui a balayé chez moi certaines réserves. Et voici qu'arrive aussi Bebel, qui trouve qu'un grand nombre de camarades, et des meilleurs, sont gravement blessés. Dans ces conditions, il eût fallu me présenter les choses telles qu'elles étaient.
Au reste, si aujourd'hui, quinze ans après, on n'a pas le droit de parler ouvertement des insanités théoriques de Lassalle et de son prophétisme, quand pourra-t-on jamais le faire [16] ?
Le parti lui-même, le Comité central, la fraction parlementaire et tutti quanti ne sont-ils pas, du fait de la loi anti-socialiste, à l'abri de tout reproche, exception faite de celui d'avoir adopté un tel programme (et celui-là, ils ne peuvent l'éluder) ? Tant que régnait cette loi, toute révision était en effet exclue. Or dès qu'elle est abrogée, ils mettent sa révision à l'ordre du jour. Que veut - on de plus ?
Et qu'enfin les gens cessent une fois pour toutes de mettre des gants devant les fonctionnaires du parti - leurs propres serviteurs ! Il n'y a pas de raison de se mettre au garde-à-vous devant des bureaucrates infaillibles, alors qu'il s'agit de faire leur critique.
Entre nous
Cher Kautsky,
Comme tu m'as envoyé la lettre de Bebel et qu'une amabilité en appelle une autre, j'ai arrangé la lettre ci-jointe de telle sorte que tu puisses l'envoyer aussi à Bebel, au cas où tu le jugerais souhaitable dans l'intérêt de la paix. Je m'en rapporte entièrement à toi [17].
Tes notes à l'article du Vorwärts sont excellentes. De même ton dessein de rappeler à Bebel l'indifférence avec laquelle on a laissé passer les attaques de Schramm contre Marx.
En toute hâte - cinq minutes avant la levée postale.
Cher Kautsky,
Les vives félicitations que je t'ai envoyées avant-hier te seront sans doute déjà parvenues. Aussi revenons à nos moutons, la lettre de Marx.
La crainte qu'elle puisse fournir une arme à l'adversaire était dénuée de fondement. Ne fait-on pas à tout propos de méchantes insinuations ? En somme, l'effet produit sur l'adversaire a été celui de la stupéfaction la plus complète devant cette impitoyable autocritique, et ce sentiment : quelle force intérieure ce parti doit-il avoir pour se permettre cela ! C'est ce qui ressort de la lecture des journaux adverses que tu m'as envoyés (merci !) ou que je reçois d'habitude. Et, à vrai dire, c'était aussi dans cette intention que j'ai publié le document. Qu'il ait pu toucher certains très désagréablement tout à fait au début, c'est ce que je savais, mais c'était inévitable, et le contenu réel du document le compensait amplement à mes yeux. Au reste, je savais que le parti était vraiment assez fort pour supporter cela, et je l'estime aujourd'hui capable de digérer le franc-parler tenu quinze ans auparavant. Ne doit-on pas considérer cette épreuve de force avec une légitime fierté, et dire : quel autre parti pourrait se permettre semblable audace ? Cependant on a laissé ce soin aux Arbeiter Zeitung de Vienne et de Saxe ainsi qu'à la Züricher Post !
C'est très aimable à toi d'assumer dans le numéro 21 de la Neue Zeit la responsabilité de la publication, mais n'oublie pas que je suis à l'origine de cette initiative et qu'au surplus je t'ai tout de même quelque peu forcé la main. Aussi j'en revendique la responsabilité principale pour moi-même. Il peut, naturellement, y avoir des divergences d'opinion sur les points de détail. J'ai biffé et modifié tout ce qui aux yeux de Dietz et de toi-même, pouvait soulever une objection, et si Dietz avait signalé encore plus de choses, je me serai montré là encore aussi coulant que possible. Je n'ai jamais manqué de vous donner des preuves de ma bonne volonté. Mais voici l'essentiel : j'avais le devoir de publier ce texte dès que le programme était mis en discussion. Or dès lors que Liebknecht s'appropriait, dans son exposé de Halle, comme sa chose propre, des extraits entiers de ce document et critiquait le reste sans mentionner ses sources, Marx n'aurait pas manqué d'opposer l'original à cette version - et c'était mon devoir de faire la même chose à sa place. Malheureusement je n'étais pas alors en possession de ce document, que je n'ai trouvé que beaucoup plus tard après de longues recherches.
Tu dis que Bebel t'a écrit que la façon dont Marx a traité Lassalle avait excité la colère des vieux Lassalléens. C'est bien possible. Or ces gens ne connaissent pas la véritable histoire, et il semble que l'on ait rien fait pour les éclairer sur ce point [18]. Ce n'est pas de ma faute si ces gens ignorent que toute la grandeur de Lassalle provient de ce que Marx lui a permis de se parer des années durant des résultats de recherches effectuées par ce dernier, comme s'il s'agissait des siennes propres et avec cela de les dénaturer étant donné le manque de préparation de Lassalle dans le domaine économique. Or je suis l'exécuteur testamentaire des écrits de Marx et, comme tel, j'ai des responsabilités.
Lassalle appartient à l'histoire depuis vingt-six ans. Si l'on a évité sous la loi d'exception de lui faire subir une critique historique, il est enfin temps que celle-ci reprenne ses droits - et que la lumière soit faite sur la position de Lassalle vis-à-vis de Marx. La légende qui contrefait et porte aux nues la véritable figure de Lassalle ne peut tout de même pas servir d'article de foi au parti. Quelque haute opinion on puisse avoir des mérites de Lassalle vis-à-vis du mouvement, son rôle historique est équivoque. Le démagogue Lassalle suit le socialiste Lassalle comme son ombre. Partout et toujours l'animateur du procès de Hafzfeldt transparaît chez l'agitateur et l'organisateur Lassalle, facilement reconnaissable au même cynisme dans le choix de ses moyens, au même goût de s'entourer de personnages corrompus et douteux que l'on peut employer ou laisser tomber comme de simples instruments. Jusqu'en 1862, c'était dans la pratique un démocrate vulgaire, marqué par ses origines prussiennes et de fortes tendances bonapartistes [19] (je viens de parcourir ses lettres à Marx); il changea brusquement pour des motifs purement personnels, et il commença son agitation : deux ans ne sétaient pas écoulés qu'il demandait aux ouvriers de s'unir au parti royaliste contre la bourgeoisie et intriguait avec Bismarck auquel son caractère l'apparentait, d'une façon qui l'eût conduit à une véritable trahison du parti. s'il n'avait pas - heureusement pour lui - été tué à temps. Dans ses écrits destinés à l'agitation, Lassalle mêle les vérités qu'il emprunte à Marx de façon si étroite et systématique à ses propres élucubrations qu'il devient pratiquement impossible de séparer ce qui est juste de ce qui est faux. Ceux des travailleurs qui se sentent blessés par le jugement de Marx ne connaissent de Lassalle que ses deux années d'agitation, et encore ne les voient - ils qu'à travers des lunettes roses. Or le critique historique ne peut s'arrêter, le chapeau à la main, jusqu'à la fin des jours, devant de tels préjugés. C'était mon devoir de faire place nette entre Marx et Lassalle. C'est ce que j'ai fait. Pour l'heure je peux m'en tenir là. J'ai d'ailleurs d'autres chats à fouetter en ce moment. La publication du. sévère jugement de Marx sur Lassalle produira à lui tout seul son effet, et donnera à d'autres du courage. Cependant si l'on m'y obligeait, je n'hésiterai pas : je ruinerai une fois pour toutes la légende de Lassalle.
Que des voix se soient élevées dans la fraction parlementaire pour placer la Neue Zeit sous censure, voilà qui est joli. Est-ce le fantôme de la dictature de la fraction parlementaire du temps de la loi anti-socialiste (qui alors était certes nécessaire et fonctionnait remarquablement) ou sont-ce des réminiscences de la stricte organisation d'antan de von Schweitzer) ? En fait, c'est une idée brillante que de placer le socialisme scientifique, libéré de la loi anti-socialiste de Bismarck, sous une nouvelle loi anti-socialiste fabriquée et exécutée par les fonctionnaires mêmes du parti social-démocrate [20]. Au reste, nous veillerons à ce que ces velléités ne se transforment pas en réalité.
L'article du Vorwärts ne m'émeut pas. J'attendrai que Liebknecht ait raconté l'histoire de cette affaire, et je répondrai alors à l'un et à l'autre de la manière la plus amicale possible. Dans l'article du Vorwärts, il n'y a guère que quelques erreurs à rectifier (par exemple que nous n'aurions pas voulu l'unité, que les événements auraient donné tort à Marx) et quelques points évidents à confirmer. Avec cette réponse, j'espère avoir clos le débat pour ma part, à moins que je sois forcé d'aller plus loin si on lance de nouvelles attaques et des affirmations inexactes.
Dis à Dietz que je suis en train de remanier l'Origine. Mais voilà que Fischer m'écrit aujourd'hui pour me réclamer trois nouvelles préfaces [21].
Pas une ligne de Bebel - mais je ne suis pas pressé non plus. Sorge pense que je ne dois pas réagir à l'article confus du Vorwärts. Qu'en penses-tu ? Je commence à incliner aussi à une telle attitude.
Le passage de ma précédente lettre sur la responsabilité était entièrement écrit à l'intention de Bebel. Si j'avais pu penser qu'il te blesserait en quoi que ce soit, je l'aurais supprimé - pareille chose ne me viendrait pas à l'esprit. Je n'ai absolument pas pensé à ta note sur l'oukase de la fraction parlementaire. Je considérais simplement qu'il était de mon devoir vis-à-vis des Berlinois de te décharger autant que possible de la responsabilité de ce que j'avais fait, pour le cas où tu leur expédierais la lettre. Voilà tout...
Je trouve aussi de plus en plus que cette affaire n'a absolument pas suscité d'indignation dans le parti lui-même, et qu'il n'y a que ces messieurs de Berlin qui se sentent blessés pour telle ou telle raison, Et ceux-là aussi semblent se rendre compte que les flèches du Vorwärts sont restées au point de chute sans produire le moindre effet - tombées à plat, comme disent les Français. Autrement ils n'auraient pas manqué de venir sonner chez moi.
Tes plaintes au sujet du Vorwärts (depuis quand cette chose-là est-elle du sexe masculin ?) recueillent ici toute notre sympathie. On n'a jamais vu de journal pareil. Je m'étonne de ce qu'il soit supporté aussi longtemps.
J'ai bien reçu ta lettre du 19 février. Dans l'intervalle, tu auras sans doute appris davantage sur la grande indignation de la fraction parlementaire sociale-démocrate à la suite de la publication de la lettre-programme de Marx dans la Neue Zeit. L'affaire se poursuit. Pour l'heure, je laisse les gens se ridiculiser, et à ce niveau Liebknecht a réalisé des prouesses dans le Vorwärts. Lorsque le moment sera venu je répondrai naturellement, cependant sans chamaillerie inutile, mais sans doute faudra-t-il une touche d'ironie. Naturellement tous ceux qui ont l'esprit quelque peu théorique sont de mon côté - je ne dois excepter que Bebel, qui n'a pas tort de se sentir blessé par moi, mais c'était inévitable. Je n'ai pu lire la Volkszeitung depuis un mois, parce que je suis surchargé de travail; je ne sais donc pas s'il y a eu des répercussions en Amérique - en Europe les restes de Lassalléens écument, et vous n'en manquez pas là-bas.
Je ne sais pas encore si je répondrai ou non à l'article du Vorwärts, mais je commence à pencher de ton côté [22]. A vrai dire, je devrais aborder certains sujets, mais peut-être puis-je faire la chose autrement.
Je dois assurer la réédition ou écrire de nouvelles préfaces aux trois textes suivants, que le parti allemand veut publier avec un tirage de 10 000 : 1. la Guerre civile en France, 2. gTravail salarié et Capital de Marx; 3 . Socialisme utopique et socialisme scientifique.
Ma réponse à Brentano sortira d'ici 8-10 jours chez Meissner; tu en auras aussitôt un exemplaire.
Ensuite je dois assurer la réédition de l'Origine de la famille, etc. (5 000 vendus !), et alors je passerai irrémédiablement et sans plus me laisser arrêter au livre III du Capital.
Singer et Bebel m'ont écrit très aimablement [23]. Les Allemands ne peuvent toujours pas s'habituer à - ce qu'un personnage « qui exerce une fonction et une dignité » ne puisse prétendre à des égards plus tendres que le commun des mortels. C'était au fond ce qui explique principalement qu'ils aient été si vexés. Comme je n'ai pas répondu au pompeux factum de Liebknecht et que je n'ai pas réagi le moins du monde à toutes leurs flèches, Liebknecht se sera imaginé qu'il a remporté une grande victoire sur moi. Je lui laisse ce plaisir. Il rédige le Vorwäris de telle manière qu'il le ruine rapidement, et tous de rouspéter. Il n'y a rien à faire avec Liebknecht, comme cela se voit aussi au fait qu'il semble continuer d'intriguer avec Rosenberg en Amérique. C'est de plus en plus Bebel qui joue le rôle décisif dans le parti - et c'est très bien. Bebel a l'esprit pondéré et clair, et il s'est développé au niveau théorique de manière toute différente de celle de Liebknecht. Mais il se trouve qu'on ne peut pas se débarrasser de Liebknecht : il produit toujours un grand effet dans les réunions populaires à cause de ses belles phrases et de la sentimentalité de ses propos - et c'est ce qui donne lieu à toutes sortes de compromis...
En France, grâce à la scission parmi les possibilistes, les nôtres semblent tenir les rênes à Paris aussi. D'abord les Allemanistes (d'après Lafargue, la majorité à Paris, ce dont je doute cependant) ont envoyé des délégués à la commission préparant la manifestation du 1° mai, puis ce furent aussi les Broussistes - ils se contentent donc d'exécuter une résolution marxiste [24]. Et comme les Allemanistes veulent jeter dehors les Broussistes, nos gens se trouvent dans la situation de surgir comme les défenseurs de droits égaux pour les Broussistes !!! Le mieux serait que nos Français suivent vis-à-vis des possibilistes exactement la tactique conseillée par Marx aux Eisenachiens vis-à-vis des Lassalléens. Elle a toujours conduit jusqu'ici au succès.
Je réponds aujourd'hui à tes deux lettres du 30 mars et du 25 avril. C'est avec joie que j'ai appris que vos noces d'argent se sont si bien déroulées et qu'elles vous ont donné envie de fêter plus tard vos noces d'or. Je souhaite de tout cur que vous puissiez le faire. Nous aurons besoin de toi encore longtemps, après que le diable m'aura emporté - pour parier comme le vieux Dessauer (Léopold, prince de Anhalt-Dessau).
Il me faut revenir - et j'espère que ce sera pour la dernière fois - sur la critique du programme par Marx. Je suis obligé de contester que « nul ne s'est élevé contre la publication elle-même ». Liebknecht n'a jamais donné son assentiment et a tout mis en uvre pour empêcher la publication. Cette critique lui pèse sur l'estomac depuis 1875, et dès qu'il est question de « programme », elle lui remonte. Tout son discours de Halle y tourne autour. Son grandiloquent article du Vorwärts nest que l'expression de sa mauvaise conscience, toujours à cause de cette critique. De fait, il était dirigé en premier lieu contre elle. Nous avons vu en Liebknecht - et je continue devoir en lui - le père du programme d'unification, et de tout ce qu'il y a de pourri en lui. Cest le point qui m'a décidé à intervenir unilatéralement. Si j'avais pu discuter en détail de toute l'affaire avec toi seul, puis envoyer le texte à Kautsky pour l'imprimer aussitôt, alors nous eussions pu nous mettre d'accord en deux heures. Cependant j'ai estimé qu'au niveau personnel aussi bien qu'au niveau du parti tu avais le devoir d'en délibérer aussi avec Liebknecht. Dès lors je savais ce qui allait se passer: Ou bien, l'affaire était étouffée, ou bien c'était la querelle ouverte, du moins pour un certain temps, même avec toi, si je persistais néanmoins dans mon dessein. Que je n'aie pas tort, c'est ce que démontre le simple fait suivant : étant donné que tu es sorti de prison le 1° avril 1875 et que le document n'a été fait qu'à la date du 5 mai, il est clair - jusqu'à plus ample informé - que le texte t'a été escamoté à dessein, et ce n'est que Liebknecht qui a pu le faire. Mais pour l'amour de la chère paix, tu permets qu'il mente à tout le monde, en affirmant que tu n'as pu voir le document parce que tu étais en prison. Ainsi tu as eu des égards pour lui avant même l'impression, afin d'éviter le scandale au Comité central. Je trouve cela compréhensible, mais j'espère qu'à ton tour tu comprendras que j'ai agi en tenant compte de ce que les choses évolueraient ainsi selon toute vraisemblance.
Je viens de relire le texte. Il est possible que l'on eût pu en écarter encore quelques passages, sans nuire à l'ensemble. Pas beaucoup en tout cas. Qu'elle avait été la situation en 1875 ? Nous savions aussi bien que la Frankfurter Zeitung du 9 mars 1875, par exemple, que j'ai retrouvée, que l'affaire était tranchée depuis le moment où ceux qui avaient été chargés par le parti d'établir le programme avaient accepté le projet (du programme de Gotha). C'est en en ayant conscience que Marx écrivit son texte pour sauver son âme, sans aucun espoir de succès : comme on le sait, il a terminé son document, qui n'était plus dès lors qu'un témoignage, par la formule : Dixi et salvavi animam meam (J'ai parlé et j'ai sauvé mon âme). Dès lors la forfanterie de Liebknecht avec son « non catégorique » n'est donc que pâle vantardise - et il le sait aussi. Or donc, si dans le choix de vos chargés de programme vous avez commis une gaffe colossale et que pour ne pas compromettre toute l'unification vous avez été obligés d'avaler le programme (de 1875), vous ne pouvez vraiment pas vous opposer à ce que l'on publie maintenant, au bout de quinze années, l'avertissement que nous vous avions adressé avant l'ultime décision. Cela ne vous stigmatise ni comme imbéciles, ni comme gredins, à moins que vous ne revendiquiez l'infaillibilité pour vos actes officiels.
De toute façon, tu n'as pas lu l'avertissement (de 1875). C'est ce qui a aussi été publié, et tu te trouves en conséquence dans une position exceptionnellement favorable par rapport aux autres qui l'ont lu et se sont néanmoins accommodés du projet.
Je considère que la lettre d'accompagnement est extrêmement importante, car la seule politique juste s'y trouve exposée : action commune ou mieux parallèle pendant une période probatoire [25]. Voilà la seule chose qui eût pu vous sauver du marchandage des principes. Mais Liebknecht ne voulait à aucun prix se voir privé de la gloire d'avoir réalisé l'unité et, dans ces conditions, c'est encore miracle qu'il ne soit pas allé plus loin dans les concessions. Il a rapporté de la démocratie bourgeoise une véritable frénésie d'unification, et il l'a toujours conservée.
Dans la forme - modérée que l'on a choisi d'adopter aujourd'hui il n'est pas possible de dire que les Lassalléens sont venus parce qu'ils étaient obligés de le faire, parce que tout leur parti s'en allait en morceaux, parce que leurs dirigeants étaient, ou bien des gredins, ou bien des ânes que les masses ne voulaient plus suivre. Leur « stricte organisation » finissait tout naturellement par se dissoudre complètement. Il est donc ridicule pour Liebknecht d'excuser l'adoption en bloc des articles de foi lassalléens, en affirmant que les Lassalléens avaient sacrifié leur « stricte organisation » en contrepartie - ils n'avaient plus rien à sacrifier !
Tu te demandes d'où viennent les phrases obscures et confuses du programme ? Mais elles sont tout simplement l'incarnation de Liebknecht lui-même, et c'est à cause d'elles que nous nous disputons depuis des années avec lui, tandis qu'il est en extase devant elles. Sur le plan théorique, il a toujours eu des idées confuses, et notre façon tranchante de formuler les positions est aujourd'hui encore pour lui une abomination. En tant qu'ancien membre du Parti Populaire, il aime toujours les phrases ronflantes, avec lesquelles on peut penser ce que l'on veut, ou même ne rien penser du tout. Si, dans le temps, des Français, des Anglais et des Américains à l'esprit peu clair parlaient de « l'émancipation du travail » au lieu de classe ouvrière, parce qu'ils n'en savaient pas davantage; si même dans les documents de l'Internationale il fallait employer parfois la langue que parlaient alors les gens, c'était là, pour Liebknecht, une raison suffisante pour ramener de force ta position du parti allemand à un niveau qu'il avait surmonté depuis longtemps. On ne peut absolument pas dire qu'il l'ait fait « en sachant que c'était faux », car en fait il n'en savait pas plus long - et je me demande si ce n'est pas encore le cas aujourd'hui. En tout cas, il replonge aujourd'hui à pleines mains dans cette vieille façon confuse de s'exprimer qu'il est assurément plus facile d'utiliser pour des effets oratoires. Comme il tenait aux revendications démocratiques fondamentales, qu'il croyait comprendre, au moins autant qu'aux principes économiques qu'il n'a jamais compris clairement, il a certainement été honnête et a pensé conclure une brillante affaire quand il a troqué les articles de l'arsenal démocratique contre les dogmes lassalléens [26].
Comme je vous l'ai dit, ce qui était essentiel pour moi, c'était les attaques contre Lassalle. En adoptant TOUTES les revendications et les phrases essentielles de Lassalle, ceux du parti d'Eisenach étaient en fait devenus des lassalléens, pour ce qui concerne le programme au moins. Les Lassalléens n'avaient rien sacrifié, mais rien du tout, à part ce qu'ils n'avaient plus [27]. Pour compléter leur victoire, vous avez adopté comme chant de votre parti les phrases creuses et moralisantes, mises en rimes par Monsieur Audorf pour fêter Lassalle [28]. Pendant les quinze ans que dura la loi anti-socialiste, il n'était évidemment pas possible de réagir contre le culte de Lassalle au sein du parti. Or il fallait mettre fin à cette situation - et c'est ce que j'ai provoqué. Je ne permettrai plus que la fausse gloire de Lassalle se maintienne aux dépens de Marx et qu'elle soit prêchée de nouveau. Les gens qui ont eux-mêmes connu Lassalle et l'ont adoré sont peu nombreux aujourd'hui, et chez tous les autres le culte de Lassalle est un article de pure fabrication, qui se maintient parce que nous le tolérons tacitement, bien que nous sachions combien il est faux : il ne se justifie donc même pas par le dévouement personnel. En publiant la chose dans la Neue Zeit, on a eu suffisamment d'égards pour ceux qui n'ont pas encore d'expérience et pour les nouveaux adhérents. Mais je ne puis absolument pas admettre que, sur de pareils sujets, la vérité historique soit obligée - après quinze années de patience et de dévotion moutonnière - de céder le pas aux convenances de quelques-uns ou à la crainte de choquer certains dans le parti. Il est inévitable de heurter à chaque fois de braves gens dans ce genre d'affaire, et de les faire grogner. Cela ne me touche absolument pas, lorsqu'ils racontent que Marx a été jaloux de Lassalle et que des journaux allemands et même (!?!) le Vorbote de Chicago (qui écrit pour plus de Lassalléens spécifiques à Chicago, qu'il n'en existe dans toute l'Allemagne) se joignent au chur. On nous a jeté bien d'autres choses à la tête - et nous sommes passés outre. L'exemple est déjà donné ! Marx a traité saint Ferdinand Lassalle avec rudesse, et cela nous suffit pour l'heure.
Enfin une chose encore : depuis que vous avez tenté d'empêcher de force la publication de l'article et que vous avez lancé des avertissements à la Neue Zeit en la menaçant, en cas de récidive, de l'étatiser éventuellement au nom du parti et de la placer sous censure, la prise de possession de toute votre presse par le parti m'apparaît nécessairement sous un jour bien singulier. Qu'est-ce qui vous distingue de Bismarck, si vous introduisez une loi anti-socialiste dans vos propres rangs ? Cela ne peut guère me toucher personnellement, car aucun parti, dans quelque pays que ce soit, ne peut me réduire au silence, si je suis résolu à parler. Mais je voudrais tout de même vous demander de considérer, si vous ne feriez pas mieux d'être un peu moins susceptibles et de vous montrer dans vos actes un peu moins... prussiens. Vous - le parti - vous avez besoin de la science socialiste, et celle-ci ne peut pas vivre sans liberté de mouvement. Et là il faut bien s'accommoder des inconvénients qui en découlent. Le mieux, c'est de le faire avec décence, sans broncher. Une tension, même minime et, à plus forte raison, une fissure entre le parti allemand et le socialisme scientifique allemand seraient certainement un malheur et un discrédit sans pareil pour vous. Que le comité central, voire toi-même, vous avez et devez avoir une large influence morale sur la Neue Zeit et aussi sur tout ce qui se publie dans le pays, c'est ce qui est évident. Mais cela doit - et peut - vous suffire. Dans le Vorwärts, on vante toujours l'inviolable liberté de discussion, mais on n'en observe guère la pratique. Vous n'avez pas idée de l'effet que produit cette manie de tout régenter par des mesures de force ici à l'étranger, où l'on est habitué à voir que les plus vieux chefs de parti sont impitoyablement appelés à rendre des comptes à leur propre parti (par exemple, le gouvernement conservateur par lord Randolph Churchill). Et puis vous ne devez pas oublier non plus que la discipline ne peut pas être aussi stricte dans un grand parti que dans une petite secte, et que nous ne sommes plus sous la loi anti-socialite, qui a soudé en un bloc les Lassalléens et les Eisenachéens (pour Liebknecht, c'est bien sûr, son formidable programme qui a eu cet effet !) et a rendu nécessaire que l'on se serre les coudes.
Ouf ! Me voilà débarrassé de ces vieilles histoires, parlons d'autres choses maintenant. Dans les hautes sphères, les choses vont joyeusement leur train chez vous [29]. Mais c'est très bien ainsi. Nous pouvons avoir besoin de ce désordre général qui s'installe dans la machinerie de l'État. Si la paix pouvait seulement durer grâce à la peur de l'issue d'une guerre ! En effet, à présent que Moltke est mort, le dernier obstacle est tombé : la désorganisation de l'armée peut commencer par des nominations fantaisistes au poste de commandant-en-chef, et chaque année peut contribuer maintenant à ce que la victoire devienne plus incertaine et la défaite plus probable. Je ne souhaite pas plus de nouveaux Sedan que des victoires des Russes et de leurs alliés même, s'ils sont républicains et ont par ailleurs des raisons de se plaindre de la paix de Francfort.
La peine que vous vous êtes donné pour obtenir la révision des lois sur les métiers n'a pas été vaine. On ne saurait imaginer de meilleure propagande. Nous avons suivi ici l'affaire avec grand intérêt et nous avons pris plaisir à vos discours percutants [30]. La formule de Frédéric Il m'est revenue à la mémoire : « au reste, le génie de nos soldats consiste en l'attaque, et c'est très bien ainsi ». Or quel parti peut présenter un nombre égal de députés solides et d'orateurs habiles à porter des coups ? Bravo a vous !
La grève du charbon dans la Ruhr [31] vous sera certainement fatale, mais que faire à présent ? La voie habituelle par laquelle nous arrivent de nouvelles grandes couches ouvrières, c'est celle de grèves spontanées, menées avec plus de passion que de réflexion. Ce fait semble ne pas avoir suffisamment retenu l'attention de ceux qui en ont rendu compte dans le Vorwärts. Liebknecht ne connaît pas les touches en, demi-teintes, c'est ou bien complètement noir, ou bien complètement blanc, et lorsqu'il se croit obligé de démontrer au monde entier que notre parti n'a pas poussé à cette grève ni l'a fomentée, alors que Dieu ait pitié de ces pauvres grévistes : on prend si peu d'égards avec eux qu'il semble qu'on ne souhaite pas qu'ils viennent bientôt à nous. Mais ils viendront tout de même. Au reste, qu'est-ce qui se passe avec le Vorwärts ?
Notes
[1]
Au congrès du parti social-démocrate de Halle (12 au
18 octobre 1890), lors de la discussion des questions d'organisation
et de statut, Liebknecht fit un rapport sur les lignes essentielles
d'un nouveau programme du parti. En traitant du programme d'avant la
foi anti-socialiste, il utilisa, sans les citer expressément,
les critiques de Marx-Engels du programme de Gotha et demanda que le
nouveau programme soit à la hauteur d'un « parti qui se
réclame à juste titre du socialisme scientifique ».
Liebknecht proposa que le congrès charge le comité
central du parti d'élaborer un nouveau programme, qui devait
être soumis à la discussion des militants trois mois
avant le congrès suivant (d'Erfurt, 14-20 octobre 1891).
Engels fut amené - sans doute par le
comportement de Liebknecht lui-même qui utilisait à
sa façon la critique de Marx du programme de Gotha - à
faire publier le texte de 1875 (qui alors avait été
mis sous le boisseau par le même Liebknecht) pour servir de
base de discussion au nouveau programme du congrès d'Erfurt.
Comme Engels avait réussi finalement à s'appuyer
sur Bernstein pour donner un cours révolutionnaire au
Sozialdemokrat, il poussa maintenant Kautsky en avant pour
donner un programme marxiste à la social-démocratie.
Est-il besoin de dire que ces périodes furent les plus «
marxistes » de Bernstein et de Kautsky !
Sur le programme d'Erfurt, voir les
différents articles d'explication historique de Kautsky
rassemblés dans son recueil Zu den Programmen der
Sozialdemokratie, Verlag Jacob Hegner, Köln, 1968, pp. 29-34, 63-117.
Il semble que les dirigeants
sociaux-démocrates réussirent à tuer également
par le silence la critique d'Engels du programme d'Erfurt, qui
resta pratiquement ignorée de la masse des
militants allemands et étrangers qui, ne lisaient pas la Neue
Zeit, comme il ressort de l'extrait suivant du recueil établi
par le Parti communiste allemand en 1928 (Marx-Engels, Kritiken
der sozialdemokratischen Programm - Entwürfe von 1875 und
1891. Anhang 1. Marx und Engels gegen den
sozialdemokratischen Opportunisme 2. Die soziaIdemokratischen
Parteiprogramme 1863/1925, Internationaler Arbeiter - Verlag
Berlin 1928) : « Lorsqu'il fut question d'établir le
nouveau programme - celui d'Erfurt de 1891 - Engels tenta une fois
de plus de s'opposer par une critique approfondie au
cours de droite. Kautsky n'a publié cette critique que dix
ans plus tard (1901). Comme les critiques de Marx du programme de
Gotha, la critique d'Engels a été enterrée dans
les pages de la Neue Zeit. Il fallut attendre 1920 pour que
les camarades Kreibich et Alpary, et en 1922 le parti communiste
allemand la publient en brochures populaires ».
[2] Comme de nombreuses lettres écrites à un moment ou sur un point décisif, la lettre d'Engels à Bebel dont il est question ici n'a jamais été retrouvée.
[3]
Dans sa lettre à Engels du 18-2-1891 Kautsky brossait le
tableau suivant de Liebknecht : « Monsieur Liebknecht peut
toujours jouer les indignés : si Marx ne l'avait pas
constamment soutenu avec ses lettres, il serait resté la
grande nullité qu'il s'est de plus en plus révélé
être depuis la mort de Marx. Liebknecht est un adroit
feuilletoniste, mais n'est pas doué pour un sou - sur le plan
tactique ou théorique : ce qu'il a fait comme tacticien et
théoricien, il le doit aux lettres de Marx qu'il a
exploité. Ensuite, comme pour l'en remercier et assurément
aussi pour cacher cette collaboration secrète - il cria à
qui voulait l'entendre : j'ai toujours dit à Marx qu'il ne
comprenait rien aux affaires allemandes et que nous ne nous laissons
pas commander à partir de l'étranger. C'est ce qu'il
disait déjà dans les cercles du Parti avant la loi
anti-socialiste.
« Je suis persuadé, à en
juger par la manière dont Liebknecht a dépecé
la lettre de Marx dans son discours du congrès de Halle, et a
déclaré ensuite avec indignation qu'il était
fier de ce qu'il ne s'était jamais laissé influencer
par Marx, que les choses se sont vraiment passées comme je
viens de le décrire entre Marx et Liebknecht » (F.
Engels' Briefwechsel mit K. Kautsky, hrsg - von Benedikt
Kautsky, Wien 1955, pp. 279-281).
[4] Si l'on confronte ce passage qui témoigne de ce que la censure gouvernementale obligeait Engels a édulcorer ses critiques avec le passage antérieur de cette même lettre où l'épistolier constate que Liebknecht etc. remuent ciel et terre pour en empêcher toute la publication, on ne peut manquer de penser à ce que disaient souvent Marx-Engels, à savoir que les éléments petits-bourgeois dans, le parti social-démocrate ont eu une action convergente ou complémentaire à celle de, l'ennemi de classe. La combinaison de tous ces efforts a fait qu'Engels devait constater au début de la lettre suivante l'absence totale de réaction des militants à la publication de la critique de Marx-Engels du programme de Gotha : « personne ne bouge ni ne souffle mot ».
[5] Le Vorwärts publia la critique de Marx du Programme de Gotha dans son supplément des 1° et 3 février 1891 en omettant l'Introduction d'Engels.
[6] Allusion d'Engels aux tentatives de Liebknecht et d'autres chefs de la social-démocratie allemande d'empêcher la publication de la critique du programme de Gotha par Marx-Engels.
[7] Cette lettre a également disparu.
[8]
Engels ne se trompait pas en l'attribuant à un proche de
Victor Adler, à qui il avait projeté de confier la
publication de la critique de Marx au cas où les
sociaux-démocrates allemands auraient refusé le texte,
cf. la lettre d'Engels à Kautsky du 7-01-1891.
Dans l'édition horriblement mutilée
des sociaux-démocrates de 1906 (Briefe und Auszüge
aus Briefen von Joli. Phil. Lecker, Jos. Dietzgen, Friedrich Engels,
Karl Marx u.A. an F.A. Sorge und Andere, Dietz Stuttgard) on lit
à la place de Adolf Braun... August Bebel, et dans l'édition
Costes et même l'édition Spartacus (Programmes
socialistes, p. 62), on retrouve ce pieux mensonge. Le fils de
Kautsky, qui édita et annota la correspondance de son père
avec Engels (Friedrich Engels' Briefwechsel mit Karl Kautsky,
Danubia-Verlag, Vienne, 1955) ne manque pas de culot : à la
phrase suivante de la lettre du 11-2-1891 d'Engels à Kautsky
: « En revanche, le correspondant berlinois d'Adler (A. Braun
?) me remercie littéralement pour cette publication »,
il ajoute la note suivante : « En fait c'était Adolf
Braun. Dans sa lettre du même jour à Sorge, Engels
parlait d'un autre A.B. à savoir August Bebel », qui
était sans doute, « le gendre de Victor Adler et le
rédacteur-adjoint du Vorwärts de Liebknecht »,
comme le précisait Engels dans sa lettre à Sorge !
[9] Engels fait allusion au programme de fusion de Gotha (1875), qui fut un compromis entre Liebknecht et le dirigeant lassalléen Hasselmann.
[10]
Dans la correspondance de son père et d'Engels, Benedikt
Kautsky ne publie qu'un fragment de cette lettre de Kautsky à
Engels. Le voici : « Notre attente que la reproduction dans le
Vorwärts inaugure une politique raisonnable vis-à-vis
de l'article de Marx semble avoir été prématurée,
la déclaration de la fraction [parlementaire
sociale-démocrate] dont Schïppel parle dans sa lettre -
que je te prie de me retourner - devait effectivement aboutir. Quoi
qu'il en soit, on ne peut empêcher personne de se ridiculiser,
si elle y tient, mais l'effet de l'article serait certainement
terni, du moins momentanément. Pour cette raison et d'autres
encore, je pense qu'il serait bon que tu te mettes en relation avec
Bebel : 1. pour apprendre ce qui est effectivement arrivé, et
2. pour empêcher que, lui au moins, ne fasse une bêtise,
Si la déclaration devait voir vraiment le jour, il faudrait
peut-être lancer une contre-déclaration ».
La fraction sociale-démocrate prit en
effet position vis-à-vis de la critique du programme de
Gotha de Marx dans un éditorial rédigé
par Liebknecht dans le Vorwärts du 13 février
1891. Les crétins parlementaires s'en prirent à la
critique que Marx avait adressée au programme de Gotha et se
permirent de justifier, quinze ans après encore, le misérable
programme de compromis, tout en affirmant que sa critique avait «
une haute valeur actuelle » pour là social-démocratie
allemande.
[11]
C'est pur mensonge, Puisque Bebel était sorti de prison de
le avril 1875, et que la critique du programme de Gotha était
datée du 5 mai 1875. En fait, Liebknecht, connaissant les
réticences de Bebel à l'égard de son programme
de fusion, avait craint qu'en lisant les critiques de Marx-Engels,
il ne s'oppose encore davantage à son Programme, voire y
mette son veto.
Dans sa lettre à Engels du 6-02-1891,
Kautsky rapporte les faits comme suit : « À l'occasion
(de la publication de la critique du programme de Gotha en
1891), j'ai dû parler de cet article. August (Bebel) aurait pu
me reprocher d'avoir agi sournoisement, si je ne l'avais pas fait.
Je lui écrivis que tu lui avais sans doute appris qu'une
lettre de Marx portant sur le programme de 1875 et qu'il connaissait
certainement apparaîtrait dans la Neue Zeit. Il me
répondit flegmatiquement quelques jours plus tard qu'il ne
connaissait pas la lettre et attendait avec intérêt sa
publication, la lettre étant arrivée alors qu'il était
en prison (qu'il avait quitté le 1° avril).
« Lorsque je lus cette lettre, je n'en
crus pas mes yeux : en effet, la lettre était datée du
5 mai et Liebknecht la connaissait - comme le démontrent ses
discours des congrès de Gotha et de Halle. Si Bebel ne la
connaissait pas, ce n'était pas parce qu'il avait été
en prison, mais parce qu'on lui avait soustrait la lettre, car on
craignait qu'après sa lecture il refusât son accord au
programme.
« J'estimais que, dans ces conditions,
il fallait dire toute la vérité à August
(Bebel). Je lui en envoyai un extrait et je soulignai qu'il fallait
tirer au clair qui avait escamoté la lettre. Mais notre Bebel
n'a en tête que, le mariage de sa fille Frida, et ne lit même
pas l'extrait. Mardi soir seulement, il le lit; consterné, il
court chez Liebknecht et, au lieu de le mettre au pied du mur à
cause de la perfidie avec laquelle il lui avait caché une
telle lettre, il laisse Liebknecht lui monter la tête contre
nous. Le lendemain tous deux arrivent en trombe chez Dietz et
l'intimidèrent si bien qu'il télégraphia de
suspendre la diffusion de la Neue Zeit. Par chance c'était
trop tard. » (Fr. Engels' Briefwechsel mit K. Kaustsky, pp.
273 - 274).
[12] Il s'agit sans doute des lettres de Bebel et de Schippel envoyées par Kautsky à Engels.
[13] Dans sa lettre du 6-02-1891, Kautsky écrivait à ce propos à Engels : « Pour autant que j'ai pu le constater, l'article a, dans le parti ou bien suscité une vive joie ou du moins à fait une impression profonde, de sorte que ceux pour lesquels il est désagréable n'osent pas prendre position contre lui et font contre mauvaise fortune bon cur. Jusqu'ici la presse du parti n'a soufflé mot. En dehors de Eichhoff [qui avait collaboré avec Marx pour son histoire de la I° Internationale] dans la Schwäbische Tagwacht qui a parlé de l'article et l'a présenté comme un document important que nul ne devait manquer de lire, et du Vorwärts, aucun journal du parti n'a signalé l'article, ni à plus forte raison n'en a parlé. Mon jugement sur l'esprit qui règne dans le parti s'appuie sur le fait qu'en dehors de Bebel et de Liebknecht, je n'ai entendu jusqu'ici aucune voix de désapprobation, mais plutôt une série d'approbations. » (l.c., p. 273).
[14] Cette lettre n'a pas été retrouvée, et pour cause.
[15] P. Lafargue avait envoyé à K. Kautsky un article intitulé La théorie de la valeur et de la plus-value de Marx et les économistes bourgeois (paru dans Le Socialiste n° 93 en 1892) pour qu'il soit publié dans la Neue Zeit, Kautsky avait trouvé que l'article, au titre prometteur, était superficiel voire bâclé et demandait à Engels de tirer un peu l'oreille à Lafargue qui, en général, était un précieux collaborateur de la Neue Zeit. Cf. la lettre d'Engels à Lafargue du 6-03-1891, in : Correspondance, tome III. 1891-1895, Éditions Sociales, p. 24.
[16] La publication de la critique du programme de fusion avec les Lassalléens devait immanquablement remettre à l'ordre du jour la question des rapports du marxisme et du lassallisme dans la social-démocratie allemande. Ce n'est pas par hasard si Marx et Engels exprimèrent leur opposition à Lassalle de manière sans cesse plus tranchante au fur et à mesure que les années passaient. En effet, si les confusions et les insanités lassalléennes pouvaient passer tant que la grande industrie n'avait pas encore créé un véritable prolétariat moderne en Allemagne, où subsistaient alors une ambiance essentiellement petite bourgeoise, il ne pouvait en être de même dans les années 1880, où non seulement ce prolétariat existait, mais avait encore acquis une grande expérience de la lutte. Il s'agissait donc d'empêcher que le Parti lui-même injecte aux masses le poison lassalléen, au lieu de forger sa conscience révolutionnaire.
[17] Kautsky envoya aussitôt la, seconde lettre du 23 février adressée à Kautsky mais destinée à Bebel; le 21-03-1891 (un mois après !), il écrivit à ce sujet à Engels,. « Toujours rien de neuf d'Afrique, cest-à-dire de Berlin, August (Bebel) ne m'a pas répondu non plus, bien que ma lettre posait plusieurs questions concernant la rédaction et qu'en général il réponde aussitôt aux lettres. Or il a bien reçu la lettre puisqu'il a réglé avec Dietz certains points concrets qui y étaient soulevés. Je ne le comprends pas ». Dans sa lettre à Kautsky, Engels écrivait le 2 avril 1891 : « Enfin reçu une lettre de Bebel, tout à fait amicale avec diverses réserves, mais tout à fait le vieux ton cordial, et le désir de voir clore l'affaire ».
[18] Jamais la social-démocratie allemande n'aura vraiment éclairé les ouvriers allemands sur le véritable Lassalle, et elle continuera jusqu'à bout de s'appeler le parti de Marx et de Lassalle. Elle mettait ainsi en évidence sa dualité sociale-démocrate, non encore communiste. Le reproche d'Engels s'appliquait à Kautsky lui-même, celui-ci étant responsable de la revue théorique du parti, la Neue Zeit. Par exemple, dans son article Nos programmes paru dans la Neue Zeit n° 21, Kautsky fit tout pour diminuer l'effet des critiques de Marx et vanter les « grands services » rendus par Lassalle au mouvement, en écrivant par exemple : « L'attitude vis-à-vis de Lassalle est autre pour Marx que pour la social-démocratie, dont l'appréciation n'est pas celle de Marx... Pourrions-nous jamais oublier un homme, dont les uvres — pour nous, les anciens du parti et aussi pour l'immense majorité des jeunes - guidèrent nos débuts dans notre étude du socialisme et allumèrent nos premiers enthousiasmes pour le socialisme ? Nous lisons attentivement et méditons tout ce que Marx a dit de son élève Lassalle, mais nous ne devons pas oublier que Lassalle fut également un de nos maîtres et un de nos meilleurs combattants » (un modèle pour Kautsky, qui devait lui aussi finir dans la trahison !).
[19]
Nous extrayons les données suivantes de l'ouvrage d'un
Lassalléen « fervent » - n'écrit-il pas à
l'intention des fonctionnaires et élèves du parti ?
(Richard Lipinski, Die Sozialdemokratie von ihren Anfängen
bis zur Gegenwart. Eine gedrängte Darstellung für
Funktionäre und Lernende. Verlag J.H.W. Dietz Nachf. Berlin
1927) sur la manière dont Lassalle combina la création
de « son », Association Générale des
Ouvriers allemands. Trois de ses « admirateurs » lui
écrivirent une lettre, afin qu'il daignât prendre la
direction... du mouvement ouvrier allemand. Voici des passages de la
supplique : « Le mouvement ouvrier qui s'est mis en avant avec
une force irrésistible, qui subit des préjudices par
l'erreur, mais ne peut être opprimé par aucune
puissance, a besoin - s'il doit conduire à des résultats
considérables et satisfaisants - de la direction la plus
clairvoyante et la plus forte. Il a besoin de l'intelligence la plus
élevée et d'un esprit absolument puissant dans lequel
tout se concentre et duquel tout part.
« Tous trois qui sommes vos amis, nous
nous sommes constitués spontanément en Comité -
et nous nous sommes préoccupés de cette affaire; nous
ne trouvons en Allemagne qu'un homme que nous désirerions
voir à la tête d'un mouvement aussi important, nous ne
trouvons qu'un seul homme qui soit à la hauteur d'une tâche
aussi difficile, qu'un seul homme à qui nous puissions avoir
une confiance parfaite au point que nous désirions lui
soumettre tout le mouvement afin qu'il en soit le Guide (Führer)
et cet homme c'est vous...
« Naturellement ces lignes sont de
nature absolument privée et uniquement l'expression de notre
attachement à vous. Nous ne pouvons rien d'autre que vous
prier de vous mettre à la tête du mouvement et d'en
prendre la direction en main. Mais nous pouvons et devons ajouter
que la plus grande partie de ceux qui ont lu votre brochure pensent
comme nous. Mais comme sa lecture a entraîné
l'enthousiasme le plus tempétueux, elle (sic !) gagnera aussi
les ouvriers dans toute l'Allemagne, et tous reconnaîtrons en
vous leur Guide avec joie et confiance. » Et Lipinski de
poursuivre : « Ils invitèrent Lassalle à parler
à Leipzig. Lassalle répondit le 13 décembre
qu'en général il était disposé à
satisfaire leurs demandes et à prendre dans ses mains la
direction du mouvement ouvrier. » (pp. 140-141).
Tout cela n'a évidemment rien à
voir avec le principe marxiste, selon lequel « l'émancipation
de la classe ouvrière doit être luvre des
travailleurs eux - mêmes » (Statuts de la I°
Internationale).
[20] Pour utiliser la période de diffusion légale de la presse socialiste après l'interdiction des écrits de Marx-Engels en Allemagne, et pour contrecarrer les effets nocifs de la presse socialiste, vulgaire, duhringienne ou lassalléenne, voir les écrits petits bourgeois de la presse sociale-démocrate elle - même, Engels dut interrompre la publication des livres Il et lll du Capital pour publier des textes marxistes à l'intention des masses ouvrières. De mars à avril 1891 seulement, Engels réédita en Allemagne des travaux aussi fondamentaux que la Guerre civile en France, Travail salarié et Capital, Socialisme scientifique et le socialisme utopique.
[21] À l'étranger, en Italie. par exemple, la publication de la critique du programme de Gotha prépara l'adoption ultérieure par, les partis européens du programme d'Erfurt, et Engels écrivait le 7 mars 1891 à F. Turati : « Je vous remercie non moins des sentiments bienveillants que vous avez bien voulu exprimer à l'occasion de la publication de l'article de Marx dans la Neue Zeit. Par cette publication j'ai rempli un simple devoir vis-à-vis de la mémoire de Marx, d'une part, et du parti allemand, de l'autre. » (Cf. Le ripercussioni in Italia della critica del programma di Gotha, in : Karl Marx, Friedrich Engels : Scritti italiani a cura di Gianni Bosio, Edizioni Avanti, 1955.)
[22] Sorge avait donné le conseil suivant à Engels : Segui il tuo corso, e lascia dir le genti ! (Suis ton chemin et laisse dire les gens. Cf. Dante : La Divine Comédie. Purgatoire, chant I.)
[23] Le 30 mars 1891, A. Bebel avait écrit à Engels : « Je signale expressément que nul ne s'est élevé contre la publication elle - même (la critique de Marx). » Il expliquait son long silence par le fait qu'après la publication du texte de Marx, il n'avait pas voulu écrire « parce que j'étais agacé par la forme dans laquelle cette publication s'était faite et, plus tard j'ai eu trop à faire avec le travail parlementaire. »
[24] Allusion à la résolution du congrès de 1889 de la II° Internationale sur le 1° mai.
[25] Dans sa lettre du 5 mai 1875 à Bracke, Marx avait défini la tactique suivante : « se contenter tout simplement de conclure un accord pour l'action contre l'ennemi commun. En revanche, si l'on élabore un programme de principe (qu'il vaut mieux remettre à un moment où une longue activité commune en aura préparé le terrain), c'est pour poser des jalons qui signalent, aux yeux du monde entier, à quel niveau en est le mouvement du parti ».
[26] En conséquence, Engels écrivait : « Le malheur c'est qu'on ne peut écarter Liebknecht qu'en occasionnant des dommages encore plus grands que ceux qu'il cause actuellement. Je leur ai conseillé de le pensionner de manière aussi honorable que possible, mais il y oppose une résistance, sans parler des autres difficultés » (à Fr.-A. Sorge, 18-06-1892).
[27] Engels montre que les principes ont une force sociale fondamentale. Les adversaires eux-mêmes ont compris l'importance des principes, puisque les Lassalléens, au prix de leur organisation réelle, ont tout sauvé en sauvant leurs principes. À ce propos : lors du Concordat signé avec l'État italien en 1928, l'État pontifical perdit pratiquement tous ses biens temporels, et un cardinal vint se lamenter auprès du pape. Celui-ci rétorqua très simplement : Mais homme de peu de foi, il nous reste tout le royaume des Cieux - et ce n'est pas rien ! »
[28] Allusion à ce que l'on appelait non sans grandiloquence la « Marseillaise du travailleur allemand » composée par Jacob Audorf, dont le refrain disait : « Ne comptons pas les adversaires, ne comptons pas les périls ! Suivons seulement la carrière audacieuse, dans laquelle nous conduit Lassalle ! » C'est exactement le style du maître lui-même qui disait par exemple la veille de sa mort : « Sans la puissance suprême on ne peut rien faire, mais je suis trop vieux et trop grand pour des jeux d'enfant... Je crains que les événements se déroulent lentement, lentement, et mon âme de feu n'éprouve aucune joie à ces maladies d'enfant et ces procès chimiques ! »
[29]
Engels fait allusion à un scandale qui avait éclaté
en mars 1891 : le secrétaire d'État Bötticher
avait reçu 300 000 marks de Bismarck en paiement des dettes
de son beau-père. Bismarck lui-même avait tiré
cet argent du fonds constitué par les biens séquestrés
de l'ancienne famille royale du Hanovre et destiné à
corrompre les journalistes. Le Vorwärts publia à
cette occasion plusieurs articles (24, 25 et 29 mars 1891) sur la
corruption des classes dominantes.
Engels tenait en grande estime l'ouvrage de
Rudolph Meyer dénonçant en général, la
corruption en Allemagne à l'époque héroïque
&'développement bourgeois après 1871, livre qui
fut - évidemment interdit par les autorités de
l'époque : Politische Gründer und die Corruption in
Deutschland, Verlag von E. Bidder 1877. Cet ouvrage est
aujourd'hui pratiquement introuvable : l'exemplaire que nous avons
pu, voir provient de l'ancienne bibliothèque de «
l'Association nationale contre là social-démocratie ».
Ce livre lui servait sans doute d' « arme secrète »
contre le mouvement ouvrier !
[30] Engels fait allusion aux discours au Reichstag des parlementaires sociaux-démocrates A. Bebel, P. Singer, Wilhelm Liebknecht, en février et avril 1891 lors des débats sur la loi dérogatoire sur la législation des métiers, qui représentait une partie constitutive de ce que le gouvernement prussien appelait « la législation de protection ouvrière ». La loi fut adoptée le 8 mai 1891, les sociaux-démocrates ayant voté contre. Bebel publia ensuite un article dans la Neue Zeit, où il soumettait la loi à une analyse critique et lui opposait les revendications que la social-démocratie avait posées à l'occasion des débats sur la législation de protection ouvrière, sapant ainsi la politique soi - disant ouvrière de l'Empereur et des couches. réactionnaires du gouvernement prussien, défenseurs contre la bourgeoisie industrielle du « socialisme féodal d'État ».
[31]
Engels fait allusion à la grande grève des mineurs de
la Ruhr qui fut si mal comprise et mal conseillée par la
social-démocratie allemande, mais ne fut pas sans effet sur
la chute de Bismarck lui-même. Bebel, dont l'attitude fut un
peu moins négative que celle de Liebknecht, pensait néanmoins
que le moment choisi pour la grève était mauvais...
parce que la crise économique sévissait alors (?!!),
que les mineurs étaient mal organisés (alors que
c'était justement le moment le plus favorable pour les amener
au mouvement et les organiser) et que les patrons cherchaient
manifestement l'occasion d'une provocation (ce qui n'était
sûr de réussir, étant donné l'attitude
anti-patronale et anti-bourgeoise en général des
milieux du kaiser de l'époque auxquelles finalement certains
grévistes s'adressèrent pour un compromis). La
défaillance de la social-démocratie était
particulièrement grave dans cette crise, décisive à
bien des égards. Elle avait ici encore oublié
l'enseignement de Marx, selon lequel les grèves et les luttes
syndicales sont l' «école de guerre » du
socialisme; cf. Marx-Engels, Le syndicalisme, Petite
Collection Maspéro, tome 1°, pp. 36, 53, 99-100, 125,
131-132, 134, 138, et tome II, p. 165.
Dans sa lettre du 30-03-1891 à
Kautsky, Engels déplorait que « nos gens à
Berlin ne voient tout que de leur point de vue. Ils oublient ainsi
qu'ils ne doivent pas exiger des mineurs une discipline telle
qu'elle a été imposée aux vieux soldats du
parti par la loi anti-socialiste et que tout nouveau bataillon
d'ouvriers qui vient à nous l'est par des grèves
menées avec passion, sans calculs, car nécessaires,
voire inévitables dans les circonstances données.
J'écrirai à Bebel à ce sujet [cette lettre n'a
jamais pu être retrouvée]. On ne saurait recueillir
uniquement les côtés agréables du mouvement, il
faut accepter aussi les choses vouées sur le moment à
l'échec ».