1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Succès de la social-démocratie allemande
En Allemagne, il se prépare une petite polémique pour le congrès [1]. Monsieur Schippel - que Liebknecht a couvé et d'autres littérateurs veulent attaquer la direction du parti et - constituer une opposition [2]. C'est ce que l'on ne saurait vraiment pas interdire après l'abolition de la loi anti-socialiste. Le parti est si grand qu'une liberté absolue de discussion dans son sein est une nécessité. Il n'est pas possible autrement d'assimiler et d'éduquer les nombreux éléments nouveaux qui ont afflué ces trois dernières années et qui parfois sont encore assez verts et bruts. On ne peut pas traiter comme des enfants de l'école le nouveau renfort de 700 000 hommes (en comptant simplement les électeurs) qui nous sont venus ces 3 dernières années; il faut pour cela des discussions et même aussi un peu de chamaillerie - c'est ce qui permet le mieux de surmonter cet état. Le danger de scission n'existe pas le moins du monde : douze années de pression ont amené ce résultat. Mais ces littérateurs super-intelligents qui veulent à toute force satisfaire leur colossale folie des grandeurs, intriguer et manuvrer avec tous les moyens dont ils disposent, apportent à la direction du parti une peine et une irritation à laquelle elle n'est pas habituée, et celle-ciréagit avec une colère plus grande qu'ils ne le méritent. C'est pourquoi le Comité central du parti n'a pas mené très adroitement le combat : Liebknecht se démène comme un beau diable et n'a plus que dés « fiche dehors » à la bouche, et Bebel lui-même, par ailleurs si plein de tact, a publié une lettre assez peu avisée dans un mouvement de colère. Et voilà ces messieurs les littérateurs qui crient qu'on opprime la libre expression de l'opinion, etc. Les principaux organes de la nouvelle opposition sont la Berliner Volkstribune (Schippel), la Sächsische Arbeiter - Zeitung de Dresde et la Volksstimme de Magdebourg, notamment chez les nouveaux venus qui se laissent séduire par les grands mots. Je verrai certainement Bebel et Liebknecht avant le congrès ici et je ferai mon possible pour les convaincre que toute cette manie de « fiche dehors » [3] est peu politique, dès lors qu'on ne se fonde pas sur des preuves frappantes d'actes nuisibles au parti, mais simplement sur les accusations de ceux qui ont la manie de faire opposition. Le plus grand parti d'Allemagne ne peut pas subsister sans que toutes les nuances puissent s'exprimer, et il faut éviter jusqu'à l'apparence d'une dictature à la Schweitzer. Je n'aurai pas de difficultés avec Bebel, mais Liebknecht est à ce point sous l'influence de chaque situation donnée du moment qu'il est capable de rompre tous ses engagements, et ce toujours avec les meilleures raisons du monde.
En tout cas, je souhaite vous voir avant le congrès [4]. Votre projet a diverses faiblesses, le plus grave en est qu'il prête à mon avis trop facilement à alimenter d'inutiles et de perpétuelles criailleries du fait que le comité central fixe lui-même si c'est en accord avec la fraction ses émoluments. J'ai reçu aujourd'hui la Sächsische Arbeiter Zeitung dans laquelle messieurs les littérateurs critiquent le projet. Bien des choses sont absolument puériles dans cette critique, mais ils ont eu l'instinct de renifler les quelques points faibles. Par exemple que chaque circonscription électorale peut envoyer jusqu'à 3 délégués. N'importe quel Bahlman ou Höchberg pourrait donc envoyer chacun trois délégués à partir de circonscriptions électorales où mille voix à peine se sont exprimées pour nous, à condition simplement d'y mettre son argent. Bien sûr, il est de règle que la question de l'argent apparaisse indirectement comme le régulateur des délégations. Mais il ne me semble pas sage de faire dépendre d'elle seule la proportionnalité du nombre des délégués avec le nombre des membres du parti représentés.
En outre, suivant le § 2 - d'après les termes de celui-ci - , une coopérative de trois hommes d'un quelconque village perdu peut t'exclure du parti, jusqu'à ce que le comité directeur te réhabilite. En revanche, le congrès du parti ne peut exclure personne, mais agir, simplement comme instance d'appel.
Dans tout parti actif, ayant des représentants parlementaires, la fraction forme une puissance très importante. Elle dispose de ce pouvoir, qu'il soit reconnu expressément ou non par les statuts. On peut donc se demander s'il était avisé de lui donner par dessus le marché dans les statuts une position grâce à laquelle elle domine absolument le comité central, comme il ressort des § 15-18. Surveillance du comité central, d'accord, mais plainte à déposer devant une commission indépendante, dont dépendrait la décision, voilà qui serait sans doute meilleur.
Vous avez reçu depuis trois ans une masse d'un million en renfort. Ces nouveaux n'ont pas pu bénéficier d'assez de lecture et d'agitation durant la loi anti-socialiste [5], afin d'arriver à la hauteur des anciens militants. Nombre d'entre eux n'ont que la bonne volonté et les bonnes intentions, dont l'enfer est pavé, comme on sait. Ce serait miracle s'ils n'avaient pas le zèle intempestif de tous les néophytes. Ils constituent un matériau tout à fait propre à se laisser prendre et à se laisser fourvoyer par les littérateurs et les étudiants qui se pressent maintenant à l'avant-scène et vous font opposition. C'est le cas aussi à Magdebourg, par exemple. Cela recèle un danger qu'il ne faut pas sous-estimer. Il est clair que vous en viendrez à bout en un tour de main à ce congrès, mais préoccupez-vous de ce que des ferments ne soient pas posés pour de futures difficultés. Ne faites pas d'inutiles martyrs, montrez que la liberté de critique règne, et s'il faut ficher dehors, alors seulement dans les cas où vous êtes en présence de faits tout à fait éclatants et - parfaitement démontrables - des faits patents de bassesse et de trahison ! C'est ce que je pense. Je t'en dirai plus oralement.
Ton F.E.
Il y a eu une révolte d'étudiants dans le parti allemand. Depuis deux-trois ans, une foule d'étudiants, de littérateurs et d'autres jeunes bourgeois déclassés a afflué au parti, arrivant juste à temps pour occuper la plupart des places de rédacteurs dans les nouveaux journaux qui pullulent, et, comme d'habitude, ils considèrent l'université bourgeoise comme une école de Saint-Cyr socialiste qui leur donne le droit d'entrer dans les rangs du parti ouvrier avec un brevet d'officier, sinon de général. Ces messieurs font tous du marxisme, mais de la sorte que vous avez connue en France il y a dix ans et dont Marx disait : « Tout ce que je sais c'est que je ne suis pas marxiste, moi ! » Et probablement il dirait de ces messieurs ce que Heine disait de ses imitateurs : j'ai semé des dragons et j'ai récolté des puces.
Ces braves gens dont l'impuissance n'est égalée que par leur arrogance, ont trouvé un soutien dans les nouvelles recrues du parti à Berlin - le berlinisme spécifique, fait de toupet, lâcheté, rodomontades, bagout, tout à la fois, paraît être pour un moment remonté à la surface; c'était le chorus de MM. les étudiants.
Ils ont attaqué les députés sans motifs sérieux, et personne ne pouvait s'expliquer cette soudaine explosion : les députés, ou leur majorité, ne faisaient pas assez cas de ces petits gredins. Il est vrai que Liebknecht a mené la polémique, au nom des députés et du comité central, avec une rare maladresse, Mais voilà Bebel, qui était le principal point de mire et qui, dans deux réunions, à Dresde et Magdebourg met à la raison deux de leurs journaux; la réunion de Berlin fut interdite par la police qui en cachette poussait ou faisait pousser en avant l'opposition. Mais c'en est terminé à présent, et le congrès n'aura plus à s'occuper de tout cela. Ce petit incident a eu pour effet salutaire de mettre en évidence l'impossibilité de donner aux Berlinois le rôle de leaders. Encore s'ils étaient Parisiens - mais nous en avons assez et trop, déjà avec vos Parisiens.
Lorsque ces messieurs [6] commencèrent à faire du vacarme contre la direction du parti et la fraction parlementaire, je je me demandai avec étonnement: que veulent-ils au juste ? Quel peut bien être leur but ? Pour autant que je pouvais le constater, il n'y avait aucune raison pour toute cette gigantesque exhibition. Le comité directeur du parti avait peut-être trop attendu pour se manifester à propos de la fête du 1° mai. Mais il ne faut pas oublier qu'il se composait de cinq hommes, dont quatre habitaient des lieux éloignés les uns des autres, et il fallait du temps pour se mettre d'accord. Mais, lorsqu'il s'est prononcé, il a dit ce qui était juste et la seule chose qui correspondait à la situation. Les événements de Hambourg [7] lui ont donné amplement raison.
Divers membres de la fraction ou du comité central ont certainement commis des incongruités lors du débat. C'est ce qui arrive toujours et partout, et la faute en incombe aux individus, non à l'ensemble. La fraction s'est rendue responsable dans son projet relatif à l'organisation de quelques infractions au code de l'étiquette démocratique. Mais il faut tenir compte de ce qu'il n'était aussi bien qu'un simple projet que le congrès du parti était libre d'accepter, de rejeter ou d'améliorer. La conférence londonienne de l'Internationale de 1871 a également commis de semblables péchés de forme, et messieurs les bakouninistes se sont aussitôt mis en devoir de les attaquer pour avoir une, base formelle à leurs attaques contre le Conseil général. Malgré cela, chacun sait aujourd'hui que la véritable démocratie se trouvait dans le Conseil général et non chez les bakouninistes qui avaient construit tout un appareil secret de conjuration pour mettre l'Internationale à leur service.
Lorsque au moment des subventions à la navigation à vapeur [8] la fraction parlementaire de cette époque ne savait pas ce qu'elle voulait et avait essayé de faire de la rédaction du Sozialdemokrat le bouc émissaire de ses propres indécisions, j'ai pris position avec toute l'énergie nécessaire pour la rédaction contre la fraction parlementaire. Je ferais encore la même chose, si la fraction parlementaire ou le comité central du parti faisait de nouveau quelque chose qui mît véritablement en danger le parti. Mais il ne saurait être question de cela aujourd'hui, les [Le manuscrit s'interrompt ici].
À la rédaction du « Sozialdemokrat »
Le soussigné demande instamment que l'on publie la lettre suivante qui a été envoyée hier à l'actuelle rédaction du « Sächsische Arbeiter Zeitung ».
Dans son article d'adieu (n° 105 du 31 août 1890), la rédaction sortante du « Sächsische Arbeiter Zeitung » prétend que le socialisme petit bourgeois parlementaire est majoritaire en Allemagne, mais que des majorités deviennent souvent très vite des minorités :
« ... et c'est ainsi que la rédaction sortante du « Sächs. Arb. Ztg » souhaite, avec Frédéric Engels, qu'après avoir surmonté autrefois le naïf socialisme d'État de Lassalle, la tendance parlementaire si avide de succès au sein de l'actuelle social-démocratie soit bientôt surmontée elle aussi par le bon sens du prolétariat allemand ».
La rédaction sortante m'a réservé dans ce texte une grande surprise. Mais aussi à elle-même peut-être ! J'ignorerai tout jusqu'ici de l'existence d'une majorité de socialistes parlementaires petit bourgeois au sein du parti allemand. Quoi qu'il en soit, que la rédaction sortante « souhaite » tout ce qu'il lui plait, mais sans moi !
Si j'avais encore eu le moindre doute sur la nature de l'actuelle révolte des littérateurs et des étudiants dans notre parti allemand, il devrait disparaître devant l'impudence pyramidale de cette tentative de me rendre solidaire des jongleries de ces messieurs.
Tous mes rapports avec la rédaction sortante se limitent à ceci : il y a quelques semaines, la rédaction sortante, sans que je lui demande rien m'a envoyé son journal, mais je n'ai pas cru utile de lui dire ce que j'y ai trouvé. Maintenant je suis bien obligé de le lui dire, et ce publiquement.
Sur le plan théorique, j'y trouvai - et, en gros, cela s'applique aussi à tout le reste de la presse de l' « opposition » - un « marxisme » atrocement défiguré, qui se caractérise, premièrement, par une incompréhension quasi totale de la conception que l'on prétend précisément défendre; deuxièmement par une grossière méconnaissance de tous les faits historiques décisifs; troisièmement, par la conscience de sa propre supériorité incommensurable qui caractérise si avantageusement les littérateurs allemands. Marx lui-même a prévu cette sorte de disciples, lorsqu'il a dit à la fin des années 1870 d'un certain « marxisme » qui s'étalait chez maints Français : « Tout ce que je sais, c'est que moi je ne suis pas marxiste » (en fr.).
Sur le plan pratique, j'y trouvai que l'on se haussait carrément au dessus de toutes les difficultés réelles des luttes du parti et que, dans son imagination, on « sautait les difficultés » avec un total mépris de la mort, qui fait certes honneur au courage indompté de nos jeunes auteurs, mais qui, si on le transférait de l'imagination dans la réalité, serait capable d'enterrer le parti le plus fort où l'on se compte par millions, sous les tirs bien mérités de tous nos adversaires. Enfin, qu'une petite secte ne doit pas impunément se livrer à une telle politique de lycéens, c'est ce que ces messieurs ont aussi, appris par des épreuves non négligeables.
Tous les griefs qu'ils ont accumulés depuis des mois contre la fraction ou la direction du parti se ramènent dans le meilleur des cas à de simples bagatelles. Mais s'il plait à ces messieurs de faire des chiures de mouches, ce n'est absolument pas une raison pour que les ouvriers allemands avalent des couleuvres pour les en remercier.
En somme, ils ont récolté ce qu'ils avaient semé. Abstraction faite de l'ensemble du contenu, toute la campagne avait été engagée avec de tels enfantillages, avec une telle mystification naïve de soi-même sur son importance propre, ainsi que sur l'état de choses et les idées ayant cours dans le parti, que l'issue en était claire dès le début. Que ces messieurs en retiennent la leçon ! Certains ont écrit des choses qui justifiaient toute sorte d'espoirs. La plupart d'entre eux pourraient faire quelque chose, s'ils étaient moins imbus de la perfection du niveau de développement qu'ils ont atteint pour l'heure.
Qu'ils sachent et admettent que leur « formation académique » - qui nécessite de toute façon une sérieuse révision critique - ne leur confère aucun diplôme d'officier qui leur permettrait d'être élevés au grade correspondant au sein de notre parti; que, dans notre parti, chacun doit faire son service à la base; que des postes de confiance dans le parti ne se conquièrent pas par le simple talent littéraire et les connaissances théoriques, même si les deux conditions sont incontestablement réunies, car il faut encore être familiarisé avec les exigences de la lutte militante, savoir manier les armes les plus diverses dans la pratique politique, inspirer une confiance personnelle, faire preuve d'un zèle et d'une force de caractère à toute épreuve, et enfin, s'incorporer docilement dans les rangs de ceux qui combattent. En somme, il faut que ceux qui « ont été formés dans les universités sachent apprendre davantage des ouvriers que ceux-ci n'ont à apprendre d'eux. »
Londres, le 7 septembre 1890.
Frédéric Engels.
Notes
[1]
Le succès des élections de 1890 amena au parti
social-démocrate allemand toute une masse d'éléments
plus ou moins incertains et opportunistes, qui devaient gagner
encore en importance avec l'abolition de la loi anti-socialiste
ouvrant une période où l'engagement socialiste était
moins risqué. C'est en menant une politique ferme de classe
que l'on eût pu assurer le mieux la sélection
inévitable de cette masse, et non avec des méthodes
toutes faites de facilité ou de discipline mécanique à
la Liebknecht, qui réprimera plus tard les éléments
révolutionnaires.
La fraction parlementaire dont le crétinisme
démocratique attribuait les récentes victoires à
ses vertus propres, et non à la nature révolutionnaire
du prolétariat et à la ferme politique suivie sous le
régime de la loi anti-socialiste - passa la première à
l'attaque. En août 1890, la fraction parlementaire
sociale-démocrate élabora un projet de nouveau statut
d'organisation du parti qu'il soumit à la discussion des
militants avant la tenue du congrès de Halle (16-17 octobre
1890). Ce projet prévoyait que la fraction exercerait un
droit de surveillance et de contrôle sur le comité
central du parti. Les parlementaires voulaient s'octroyer ce droit -
véritable dictature personnelle contre la dictature des
principes impersonnels qui sont la règle de vie du parti, et
commandent les militants de la base au sommet - parce qu'ils
tenaient leur mandat d'une masse plus grande d'ouvriers que
les dirigeants véritables du parti, mis à leur poste
par leurs luttes réelles dans le mouvement, luttes qui leur
confèrent une expérience et donnent une «
garantie » de leur volonté et de leur savoir-faire
révolutionnaires. Ces parlementaires défendaient, à
leur manière, le lieu commun crassement bourgeois qui oppose
toujours le « bon sens » du grand nombre à l'«
influence néfaste de la minorité des meneurs » :
la droite du mouvement ouvrier - les sociaux-démocrates -
opposent continuellement la masse au parti, voire la nation (les
électeurs de toutes les classes dites « populaires »)
à la classe. Lorsqu'elle parle de classe, elle s'efforce de
la saisir dans les consultations les plus vastes possibles qui
outrepassent toujours les limites restreintes du parti, puis elle
cherche à faire admettre que les rouages et principes
fondamentaux du parti ne doivent pas être déterminés
par les seuls militants, mais par ceux qui occupent des sièges
au parlement, et sont désignés par un corps plus
vaste. Dans ces conditions, les fractions parlementaires
représentent toujours l'extrême-droite des partis
qu'elles représentent.
Toute la dégénérescence
de la social-démocratie et sa transformation en corps de
moins en moins révolutionnaire - moins même que la
masse inorganisée elle-même - , provient de ce qu'elle
abandonna - outre la revendication de la violence – la notion
marxiste du parti, en faisant de l' « ouvriérisme ».
d'une part, et de l'électoralisme, d'autre part, cest-à-dire
une prétendue politique des masses « sociale-démocrate
» au sens péjoratif que lui donna plus tard Lénine.
Bref, elle cessa de fonctionner comme avant-garde précédant
la classe, et devint l'expression mécanique des masses à
travers le système électoral et corporatif (syndical)
qui donne le même poids et le même effet aux milieux les
moins conscients (au détriment des plus conscients) et les
plus dominés parles intérêts limités.
suscités par la société de production
capitaliste. La réaction la plus saine contre cette politique
social-démocrate se développa sur la base d'une saine
et stricte conception du parti - chez les bolchéviks, par
exemple. Cf. Sur le Parti communiste : thèses,
discours et résolutions de la Gauche communiste d'Italie
(I° partie : 1917-1925, in : Fil du Temps, n° 8, pp.
89-91.
[2]
Sous le régime de la loi anti-socialiste déjà,
Engels avait dénoncé le danger que représentait,
en plus de la fraction parlementaire opportuniste, la bande de
littérateurs qui s'était insinuée dans le parti
pour y débiter sa camelote. A présent que la presse
sociale-démocrate allait devenir pléthorique, les
éléments « cultivés », tout
imprégnés de philistinisme allaient remplir les
journaux et les revues d'une littérature qui prenait des
égards pour tout le monde. Or, en concluait Engels, «
cela signifie un envahissement progressif du parti par la
philanthropie, I'humanisme, le sentimentalisme, comme s'appellent
tous les vices anti-révolutionnaires des Schippel, Freiwald,
Quarck, Rosus etc. Ces gens qui, par principe, ne veulent rien
apprendre et ne font que de la littérature pour la
littérature et à propos de littérature (9
dixièmes de ce qui s'écrit aujourd'hui en Allemagne
est écrit pour d'autres écrits !) Ils remplissent
évidemment bien plus de pages par an que ceux qui bûchent
et ne font des livres qu'après avoir travaillé,
cest-à-dire dominé la littérature ad hoc,
et n'écrivent que des choses qui valent la peine d'être
lues » (Engels à K.
Kautsky. le 19-07-1884). Ce danger
était d'autant plus grand pour la social-démocratie
que l'Allemagne de cette époque était un pays
essentiellement imprégné de la traditionnelle
idéologie petite bourgeoise.
L'opposition des littérateurs se
cristallisa autour du groupe « des Jeunes » qui utilisa
le mécontentement justifié des ouvriers contre les
actions opportunistes de la fraction parlementaire sociale-démocrate
avec des phrases creuses d'un pseudo-extrémisme
révolutionnaire, tout aussi bavard et stérile que les
beaux discours au parlement. Un exemple en est l'appel publié
fin mars 1890 par les représentants berlinois de ce groupe,
parmi lesquels Max Schippel, appelant les ouvriers à cesser
le travail le 11 mai 1890.
A ce sujet, Engels écrivait à
P. Lafargue le 10 février 1891 : « Quant à ce
qui s'est passé au Congrès à propos du 1°
mai, je l'ignore; mais quoi que vous disiez, les Allemands seraient
simplement fous s'ils voulaient s'entêter en ce moment à
fêter le 1°, et non le 3, dimanche. Le différend
est d'ailleurs naturel : c'est l'opposition entre le Sud et le Nord.
Vous autres méridionaux, vous sacrifiez tout à la
forme, les septentrionaux la méprisent trop, s'en tenant
uniquement au fond. Vous aimez les effets théâtraux,
eux les négligent, trop peut-être. Cependant, pour eux,
le 1° mai signifie les lock-outs de Hambourg de l'année
dernière, mais répétés cette fois dans
tout le pays et dans des conditions encore beaucoup moins
favorables; cela signifie une dépense de 2 à 300 000
marks, l'épuisement de tous les fonds relevant directement ou
indirectement du parti, la désorganisation de tous nos
syndicats et, en conséquence, le découragement
général. Reconnaissez que ce serait payer un peu cher
l'effet théâtral d'une manifestation simultanée.
»
En octobre 1891, le congrès d'Erfurt
expulsa l'opposition des « Jeunes » suscitée par
ceux-là mêmes qui la couvèrent, les Liebknecht
et Cie : la droite était débarrassée de ses
critiques maladroits et verbeux de la « gauche ».
[3] Le centralisme démocratique implique le système de la divergence d'opinions entre les tendances au sein du parti, et il est normal qu'il en soit ainsi tant que le parti est social-démocrate, et non encore communiste, cest-à-dire unitaire et lié par les principes admis par tous. Le centralisme démocratique va de pair avec la lutte des fractions et l'exclusion éventuelle de la fraction minoritaire. Pour un parti qui serait communiste, Marx et Engels ne concevaient pas d'autre centralisme qu'organique, excluant l'autocritique, le terrorisme disciplinaire et répressif, cf. par exemple : Marx-Engels, Le parti de classe, III, pp. 88-91. Un bon parti produit de bons militants et exclut, sans formalités coercitives, les éléments corrompus et arrivistes, ou du moins les mesures disciplinaires deviennent de plus en plus exceptionnels à mesure que le parti se développe et se renforce. Si c'est le contraire qui se produit et, pire encore, si les questions disciplinaires se multiplient - comme ce fut le cas en 1924, 1925, etc. - cela signifie simplement que la direction ne remplit pas correctement sa fonction, qu'elle a perdu toute influence réelle sur la base, si bien qu'elle peut d'autant moins obtenir la discipline qu'elle chante plus fort les louanges d'une rigueur disciplinaire parfaitement artificielle : l'organisation, comme la discipline, n'est pas un point de départ, mais un aboutissement.
[4]
Le premier congrès de la social-démocratie allemande
après la chute de la loi anti-socialiste se tint à
Halle du 12 au 18 octobre 1890, et 413 délégués
y prirent part. Le parti se donna à ce congrès le nom
de Parti social-démocrate d'Allemagne. Les délibérations
portèrent essentiellement sur le nouveau statut de
l'organisation. Sur proposition de W. Liebknecht, le parti décida
d'élaborer un nouveau programme avant le prochain congrès
de 1891 et de le déposer trois mois avant la date de sa
réunion, afin que les organisations locales du parti et la
presse puissent le discuter. Le congrès aborda, en outre, des
questions relatives à la presse du parti et la position à
adopter face aux grèves et aux boycotts.
À l'occasion du congrès de
Halle, divers chefs de la social-démocratie allemande, dont
Bebel et Liebknecht, se réunirent avec des invités
étrangers. Conformément aux recommandations d'Engels,
cette conférence adopta une résolution sur la tenue
d'un congrès unitaire socialiste en 1891 à Bruxelles.
Le comité exécutif suisse mis en place par le congrès
de fondation de la Il° Internationale en 1889 devait s'entendre
avec le conseil général du Parti ouvrier belge pour
convoquer ensemble le second congrès de l'Internationale
ouvrière à Bruxelles le 16 août 1891. Toutes les
organisations ouvrières du monde devaient être appelées
à ce congrès. Les possibilistes eux-mêmes
pouvaient donc y assister, pour autant qu'ils reconnaissaient la
pleine souveraineté de ce congrès. Cf. à ce
propos la lettre d'Engels à P. Lafargue du 15-09-1890, in :
Correspondance, tome II, pp. 410-412 (la lettre d'Engels du
19-09-1890 sur ce même congrès manque dans ce recueil,
bien qu'elle figure dans les uvres de Marx-Engels en
russe et en allemand).
[5]
A la tentative du rapprochement entre anarchistes et
social-démocrates, vient s'ajouter bientôt un autre
mauvais coup porté au marxisme - le soutien apporté au
socialisme petit-bourgeois de Dühring. Engels condamne tout
d'abord le démocratisme de Liebknecht qui défend un
individu particulièrement dangereux pour la social-démocratie
allemande étant la survivance massive en Allemagne de
l'idéologie de la petite bourgeoisie pour la seule raison que
Bismarck en avait fait une victime de l'arbitraire policier. Le
privatdozent Düring avait commencé en 1872 à
critiquer certains professeurs réactionnaires en même
temps que le statut suranné des universités allemandes
- ce qui le mit au centre des attaques du corps professoral
réactionnaire. Après avoir recommencé ses
attaques en 1877, Dühring fut traduit devant le conseil de
discipline universitaire, qui lui interdit en juillet 1877
d'enseigner.
Pour contrecarrer l'influence de Dühring
dans le mouvement ouvrier allemand, Engels sera amené à
écrire tout un volume pour réexposer le point de vue
marxiste véritable tant ses élucubrations petites
bourgeoises étaient pernicieuses.
On ne peut manquer d'être frappé
par la concordance entre les erreurs des dirigeants
sociaux-démocrates allemands (qui révèlent les
faiblesses du mouvement) et les, points d'attaque de Bismarck.
Celui-ci non seulement saura exploiter habilement Dühring et
les autres confusionnistes au sein du mouvement ouvrier en leur
laissant pleine liberté d'agitation, tandis qu'il interdira,
d'abord, l'Anti-Dühring d'Engels, puis toute l'uvre
subversive. de Marx-Engels tant que durera la loi anti-socialiste.
Bismarck prend même sein le cas échéant de
s'appuyer sur une fraction au sein du parti ouvrier pour mieux
toucher l'ennemi numéro un des classes dirigeantes
allemandes.
[6] La rédaction de la Sächsische Arbeiter Zeitung fut dominée pendant une courte période par l'opposition dite des « Jeunes ». Ils furent écartés de ce poste par la direction du Parti social-démocrate fin août 1890.
[7]
De mai à juillet 1890, les ouvriers du bâtiment
avaient fait grève à Hambourg pour réclamer la
journée de neuf heures et une augmentation de salaire. Les
grévistes ne purent obtenir gain de cause sur leurs
revendications. Les patrons furent simplement contraints de renoncer
à interdire aux ouvriers de s'inscrire à un syndicat.
A propos des lock-outs de Hambourg, Engels
écrit le 2 février 1891 à Paul Lafargue le
passage suivant d'après les indications fournies par R.
Fischer : « L'affaire des cigariers hambourgeois montre à
l'évidence qui tient les atouts en main en ce moment. Les
cigariers hambourgeois sont nos troupes d'élite : il n'y
avait pas de jaunes et la lutte durait depuis des semaines, parce
que les patrons lockoutaient leurs ouvriers pour les obliger à
sortir de leur syndicat. Au bout du compte, ce seront les petits
fabricants qui paieront les pots cassés. Mais cela coûte
aux ouvriers une centaine de mille marks de leurs propres fonds -
sans compter les cotisations des autres villes qui envoient de
l'argent pour soutenir la grève. » Les patrons avaient
tenté de briser les organisations syndicales des cigariers
par un lock-out déclenché le 24 novembre 1890. La
somme énorme de 170 000 marks fut collectée par la
commission générale des syndicats allemands pour
soutenir les grévistes. La grève s'acheva le 13 mars
1891 sans que les ouvriers aient obtenu le moindre avantage
matériel, mais les patrons ne réussirent pas à
détruire le syndicat de leurs ouvriers.
Remarquons que le 1° mai 1890, la loi
anti-socialiste était encore en vigueur et le gouvernement ne
cherchait qu'un prétexte pour intervenir avec la force,
surtout après la victoire électorale des
sociaux-démocrates allemands. Il s'agissait d'éviter
toute provocation permettant au gouvernement de reprendre
l'initiative.
[8]
La polémique engagée par Bernstein dans le
Sozialdemokrat avec l'appui d'Engels est en quelque sorte le
rebondissement de l'affaire Kayser, député
social-démocrate qui s'était déclaré
favorable au projet de loi de Bismarck, tendant à taxer
fortement les importations de fer, de bois, de céréales
et de bétail. En 1879, Engels avait dénoncé
Kayser qui voulait voter « de l'argent à Bismarck comme
pour le remercier de la loi anti-socialiste ». L'affaire des
subventions maritimes était plus grave encore. Premièrement,
la fraction parlementaire social-démocrate commençait
à s'engager dans une politique de collaboration avec l'État
existant et effectuait ainsi ses premiers pas dans la voie d'une
politique de réformes. Deuxièmement, avec les
subventions à la navigation à vapeur pour des lignes
transocéaniques, la bourgeoisie nationale se lançait
dans la politique impérialiste et jetait les bases d'un
immense Empire colonial. En effet, Bismarck projetait rien moins que
la création de lignes de liaison maritimes avec les
territoires d'outre - mer au moyen de subventions de l'État.
La majorité opportuniste se préparait donc à
soutenir par ce biais l'expansion coloniale de sa bourgeoisie, et la
fraction parlementaire eut le front, à l'occasion de cette
affaire, de vouloir contrôler la politique du parti tout
entier. Les menaces de scission au sein de la social-démocratie
avaient à présent un fondement politique de première
importance.
Lors du premier débat, le député
social-démocrate Blos avait déclaré que son
groupe voterait pour le projet gouvernemental à condition
qu'en soient exclues les lignes avec l'Afrique et Samoa et que pour
toutes les autres (vers l'Asie orientale et l'Australie) les grands
navires soient strictement construits par les chantiers allemands et
des mains... allemandes. Bebel se trouva en minorité dans la
fraction. Le reste du groupe parlementaire, conduit pas Dietz,
Frohme, Grillenberger etc. avait l'intention de voter pour le projet
de subvention parce qu'il développait les relations
internationales (?!?!). Sous leur pression, le groupe adopta une
résolution selon laquelle la question des subventions n'était
pas une question de principe, si bien que chaque membre de la
fraction pouvait voter à sa guise.
Engels dut intervenir pour soutenir Bebel et
la rédaction du Sozialdemokrat. Celui-ci publia
pendant des semaines des lettres et résolutions émanant
de militants de la base contre l'opportunisme des parlementaires
sociaux-démocrates. et leur prétention de sériger
en puissance dominante dans le parti. Finalement. toute la fraction
vota unanimement contre le projet de subvention maritime, et les
protestations de la base aboutirent à faire reconnaître
par tous que le Sozialdemokrat était l' « organe
de tout le parti ». Nous traduisons la déclaration des
députés parlementaires fidèlement, dans le
style qui leur est propre.