1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

4
Succès de la social-démocratie allemande


Et maintenant ?

Der Sozialdemokrat, 8 mars 1890.

Le 20 février 1890 marque le commencement de la fin de l'ère bismarckienne [1]. L'alliance entre les hobereaux et les parvenus de l'argent dans le but d'exploiter les masses populaires allemandes - car ce cartel [2] n'avait au fond pas d'autre ambition - porte ses fruits. Les taxes sur l'eau de vie, les primes pour le sucre, les tarifs douaniers sur les céréales et la viande ont fait passer comme par un coup de baguette magique des milliards de la poche du peuple dans la leur. Les droits protecteurs pour les produits industriels avaient été introduits au moment précis où l'industrie allemande, par ses propres forces et moyens, sous le régime du libre échange, avait conquis une position sur le marché mondial, et ce uniquement pour que les fabricants puissent vendre à l'intérieur à des prix de monopole et à l'extérieur à des prix de rabais.

Tout le système des impôts indirects est conçu pour écraser les masses populaires les plus pauvres sans affecter pratiquement les riches. La charge des impôts a augmenté de manière exorbitante pour couvrir les coûts de l'armement en croissance à l'infini. Or à mesure qu'augmente le réarmement on voit se rapprocher toujours plus la menace d'une guerre mondiale qui risque de « mettre sur le tapis » quatre à cinq millions d'Allemands parce que le rapt de l'Alsace-Lorraine a jeté la France dans les bras de la Russie, faisant du même coup de celle-ci l'arbitre de l'Europe.

Une corruption inouïe de la presse a permis au gouvernement de submerger le peuple d'une vague de nouvelles mensongères, afin de l'effrayer à chaque renouvellement du Reichstag. A la corruption policière pour acheter ou forcer la dénonciation du mari par sa femme et du père par son enfant, vint s'ajouter la pratique, inconnue jusque-là en Allemagne, de l'agent provocateur, si bien que l'arbitraire policier dépasse aujourd'hui de loin celle qui régnait avant 1848. Chaque jour, on bafoue de la manière la plus éhontée toutes les lois existantes dans les tribunaux allemands, et en premier lieu la Cour de justice impériale, et l'on a privé de tous droits la classe ouvrière entière par le truchement de la loi anti-socialiste. Or cela a fait son temps. Si tout ceci a duré tant d'années, c'est grâce à la lâcheté du philistin allemand - mais c'en est fini maintenant. La majorité du cartel s'est désagrégée, irrémédiablement désagrégée, de sorte qu'il n'existe plus qu'un moyen pour la rafistoler ne serait-ce que provisoirement - un coup d'État.

Et que va-t-il se passer maintenant ? Bâcler une nouvelle majorité pour maintenir l'ancien système ? Il y a suffisamment de trouillards parmi les libéraux allemands [3] qui, plutôt que de laisser la voie libre aux méchants sociaux-démocrates, préfèrent jouer eux-mêmes au cartel - et les rêves de capacité de gouverner qui avaient été portés en terre avec Frédéric Il frappent de nouveau contre le couvercle du cercueil. Cependant le gouvernement ne sait que faire du Parti libéral qui n'est pas encore mûr pour une alliance avec les hobereaux de l'Est de l'Elbe, la classe qui règne en Allemagne !

Qu'en est-il du Centre ? Dans celui-ci aussi, on trouve en masse, les hobereaux de Westphalie, de Bavière, etc. qui brûlent du désir de sombrer dans les bras de leurs frères de l'Est de l'Elbe, qui ont voté avec chaleur les impôts favorables aux hobereaux; dans le Centre aussi, il y a suffisamment de réactionnaires bourgeois, qui veulent aller encore plus loin que le gouvernement ne peut se permettre d'aller et qui, s'ils le pouvaient, nous plongeraient de nouveau en plein moyen âge artisanal ! Un parti spécifiquement catholique, comme tout parti spécifiquement chrétien, ne saurait être autre chose que réactionnaire. Dans ces conditions, pourquoi ne constituerait - on pas un nouveau cartel avec le Centre ?

Simplement parce que ce n'est pas le catholicisme qui consolide le Centre [4], mais la haine de la Prusse. Il se compose entièrement d'éléments prussophobes, qui sont les plus forts dans les provinces catholiques, comme c'est normal : paysans rhénans, petits bourgeois et ouvriers, Allemands du Sud, catholiques hanovriens et westphaliens. Il regroupe autour de lui les autres éléments bourgeois et paysans, hostiles à la Prusse : les guelfes et autres particularistes, les Polonais et les Alsaciens [5]. Le jour où le Centre deviendra parti de gouvernement, il se décomposera en sa partie réactionnaire - celle des hobereaux et des artisans corporativistes - et une fraction démocratique et paysanne. Or les messieurs de la première fraction savent qu'ils ne pourront plus se représenter devant leurs électeurs. Malgré cela, on fera la tentative, et la majorité du Centre l'acceptera. Et cela ne peut que nous convenir. Le parti catholique prussophobe n'était qu'un produit de l'ère bismarckienne de la domination du prussianisme spécifique. Avec la chute de celui-ci, il se doit que son représentant tombe aussi.

Nous pouvons donc compter sur une alliance momentanée du Centre et du gouvernement. Cependant le Centre ne se compose pas de nationaux-libéraux - au contraire, c'est le premier parti qui soit sorti victorieux de la lutte contre Bismarck : il l'a même conduit à son Canossa [6]. Un cartel ne peut donc tenir en aucun cas, et Bismarck a absolument besoin d'un nouveau cartel.

Qu'adviendra-t-il alors ? Dissolution, élections nouvelles, appel à la peur devant le raz-de-marée social-démocrate ? Il est trop tard pour cela aussi. Si Bismarck le voulait, alors il n'aurait pas dû souffrir la moindre dissension avec son empereur, et surtout il n'aurait pas dû admettre un instant qu'on l'entoure d'une publicité aussi bruyante.

Tant que le vieux Guillaume vivait l'invincibilité du triumvirat Bismarck, Moltke et Guillaume était assurée et inébranlable. Or Guillaume s'en est allé maintenant, Moltke a été congédié et Bismarck chancelle, qu'il soit congédié ou qu'il s'en aille. Et le jeune Guillaume qui a pris la place du Vieux, a démontré, au cours de son bref gouvernement, notamment par ses fameux décrets [7], qu'un solide philistinisme bourgeois ne pourra jamais se fier à lui et ne voudra pas se laisser régenter par lui. L'homme en lequel le philistin a placé sa confiance ne détient plus le pouvoir, et l'homme qui a le pouvoir entre ses mains ne peut avoir sa confiance. C'en est fait de la vieille confiance en l'éternité de l'ordre impérial instauré en 1871, et nulle puissance au monde ne pourra jamais la rétablir. Le dernier pilier de la politique qui a été menée jusqu'ici, le philistin, est devenu branlant. Aucune dissolution ne peut y remédier.

Un coup d'État ? Mais il défierait non seulement le peuple, mais encore les princes impériaux de leur serment vis-à-vis de la Constitution impériale qui serait dès lors mise en pièces, ce qui signifierait la dissolution de l'Empire.

Une guerre ? Rien n'est plus facile que de la commencer. Mais ce qui suivrait défie tout calcul préalable. Si Guillaume passe le Rhin comme Cresus passa le Halys, un grand Empire sera détruit assurément - mais lequel ? Le sien ou celui de l'ennemi ? La paix ne dure d'ailleurs que grâce à la révolution sans fin dans la production et la technique des armes, qui fait que jamais personne ne peut se dire prêt à la guerre, et grâce à la peur de tout le monde devant les chances absolument imprévisibles d'une guerre qui ne peut plus maintenant se faire qu'à l'échelle du monde entier.

Il ne peut y avoir qu'un seul expédient: un soulèvement provoqué par les brutalités gouvernementales et écrasé avec une violence double et triple, ainsi qu'un état de siège général et de nouvelles élections sous un régime de terreur. Mais cela même ne pourrait accorder qu'un bref délai de grâce. Mais c'est le seul recours - et nous savons que Bismarck fait - partie de ces gens à qui tous les moyens sont bons. Et Guillaume lui-même n'a-t-il pas dit : à la moindre résistance, je fais carrément tirer dans le tas ? Et c'est pourquoi on recourra certainement à ce moyen.

Les ouvriers sociaux-démocrates viennent de remporter une victoire qui est parfaitement méritée par leur résistance sans faille, leur discipline de fer, leur sens de l'humour dans la lutte, leur ardeur infatigable, bien qu'elle leur apparaisse à eux-mêmes tout à fait inattendue et ait plongé le monde dans la stupeur. La progression des voix sociales - démocrates se poursuit à chaque élection nouvelle avec le caractère irrésistible d'un procès naturel; les coups de force, l'arbitraire policier, l'abjection des juges - tout faisait simplement ricochet, et la colonne d'attaque, qui grossissait sans cesse, allait de l'avant, toujours de l'avant et de plus eh plus rapidement. Et à présent, c'est le second parti de l'Empire quant à la force. Dans ces conditions, les ouvriers allemands devraient se gâter eux-mêmes leurs chances, en se laissant entraîner dans un putsch qui n'a aucun espoir de succès - simplement pour sauver Bismarck des affres de la mort ! A un moment où le courage des ouvriers, au-dessus de tout éloge, reçoit le soutien actif de toutes les conditions objectives extérieures, où toute la situation sociale et politique, voire où les ennemis de la social-démocratie eux-mêmes doivent oeuvrer pour elle comme s'ils étaient payés pour cela - à ce moment - là, la discipline et la maîtrise de soi peuvent - elles venir à manquer au point que nous nous précipitions nous-mêmes sur l'épée tendue vers nous ? Il ne saurait en être question. Nos ouvriers ont été à trop bonne école sous le régime de la loi anti-socialiste, et puis, nous avons trop de militants aguerris dans nos rangs et, parmi eux, il y a beaucoup de soldats qui savent résister, l'arme au pied sous un déluge de balles - jusqu'au moment où l'heure de l'attaque aura sonné.


Engels à W. Liebknecht, 9 mars 1890.

Je te félicite, pour tes 42 000 suffrages qui font de toi le premier élu de l'Allemagne (en Fr.). Si un quelconque Kar - , Hell - ou autre Junkerdorf [8] cherche à interrompre maintenant, tu peux lui rétorquer : retirez-vous sous votre prépuce - si vous en avez un - car je représente autant d'électeurs qu'une douzaine de votre espèce !

Nous revenons lentement à un état de dégrisement ici, mais sans gueule de bois, après la longue ivresse du triomphe. J'espérais 1 200 000 voix, et tout le monde me prenait pour un hypertendu. Les nôtres se sont magnifiquement comportés, mais ce n'est que le commencement : de durs combats les attendent encore. Nos succès dans le Schleswig - Holstein, le Mecklembourg et en Poméranie nous assurent maintenant de gigantesques progrès parmi les travailleurs agricoles de l'Est. Maintenant que nous avons les villes et que le fracas de nos victoires retentit jusque dans le domaine campagnard le plus reculé nous pouvons allumer à la campagne un incendie autrement gigantesque que le feu de paille d'il y a 12 ans.

D'ici trois ans, nous pouvons avoir les ouvriers des campagnes, et alors nous aurons les régiments qui forment le noyau de l'armée prussienne. Or pour l'empêcher, il n'y a qu'un moyen, et le seul point sur lequel le petit Guillaume et Bismarck soient encore d'accord, c'est de l'appliquer sans ménagement : un solide mitraillage, dont le résultat sera une panique aiguë. Pour cela, tout prétexte sera bon, et lorsque les « canons » de Puttkamer [9] auront mitraillé les rues de quelques grandes villes, alors ce sera l'état de siège sur toute l'Allemagne; le petit bourgeois retrouvera de nouveau sa bonne confiance et votera aveuglément ce qu'on lui prescrira - et nous serons paralysés pour des années.

C'est ce que nous devons éviter. Nous ne devons pas nous laisser fourvoyer par la série de victoires, ne pas gâcher nos propres cartes, et ne pas empêcher nos ennemis de faire le travail pour nous. Je partage ici ton opinion : il nous faut nous montrer POUR L'INSTANT aussi pacifique et légalitaire que possible, et nous devons éviter tout prétexte de heurt. Cependant, je considère comme déplacées tes philippiques contre la violence, sous toutes ses formes et en toutes circonstances [10] : premièrement, parce qu'aucun adversaire ne te croira jamais - ils ne sont tout de même pas bêtes à ce point ! - et deuxièmement parce que Marx et moi, nous serions des anarchistes d'après ta théorie, car l'idée ne nous est jamais venue de tendre aussi la joue gauche comme de bons quakers. Cette fois-ci tu as carrément passé les bornes.


Engels à Fr.-A. Sorge, 12 avril 1890.

En Allemagne, tout marche au-delà des espérances les plus optimistes. Le jeune Guillaume est littéralement fou, donc on ne peut mieux pour bouleverser complètement le vieil état de choses, ébranler le dernier reste de confiance chez tous les possédants - hobereaux aussi bien que bourgeois - et nous préparer le terrain d'une manière telle que le libéral Frédéric III lui-même ne l'aurait pu. Ses velléités d'amabilité avec les ouvriers - purement bonapartistes et démagogiques, mais liées à des rêves confus de mission princière par la grâce de Dieu [11] - tombent irrémédiablement à plat devant les nôtres. La loi anti-socialiste leur a ouvert les yeux à ce sujet. En 1878 encore, ils auraient pu faire quelque chose avec cela et semer le désordre dans nos rangs, mais c'est impossible aujourd'hui. Les nôtres ont trop eu à sentir la botte prussienne. Quelques poules mouillées comme Monsieur Blos, par exemple, et ensuite quelques-uns des 700 000 hommes qui sont venus à nous dans ces trois dernières années peuvent vaciller un peu mais ils se perdront rapidement dans la masse, et avant que l'année soit passée ils auront leur plus belle déception causée par Guillaume lui-même au sujet de son influence sur les ouvriers, et alors son amour se changera en colère, et ses mamours en molestations.

C'est pourquoi notre politique doit maintenant éviter tout tapage, jusqu'à ce que la loi anti-socialiste soit arrivée à terme le 30 septembre. En effet, on ne peut guère prévoir qu'il y ait un nouvel état d'exception avec le Reichstag qui manquera alors tout à fait de toute espèce de cohésion; mais dès que nous aurons de nouveau une législation ordinaire, tu verras une expansion nouvelle qui éclipsera encore celle qui s'est manifestée le 20 février.

Comme les grâces que fait Guillaume aux ouvriers se complètent pas ses velléités de dictature militaire (tu vois comment toute la racaille princière devient de nos jours nolens volens bonapartiste) et qu'à la moindre résistance il voudra faire tirer dans le tas, nous devons nous préoccuper de lui enlever toute occasion de le faire [12].

Nous avons vu lors des élections que nos progrès à la campagne, notamment là où la grande propriété foncière subsiste avec uniquement de gros paysans, c’est-à-dire dans l'Est, ont été tout à fait énormes. Au Mecklembourg, trois ballottages, en Poméranie vingt-et-un. Les 85 000 voix qui, dans les premiers chiffres officiels, sont encore passées de 1 324 000 au premier tour à 1 427 000 au second, proviennent toutes de circonscriptions rurales, où l'on ne nous attribuait absolument aucune voix. C'est donc la perspective d'une conquête rapide à présent du prolétariat agricole des provinces orientales [13] et avec cela - des soldats des régiments d'élite prussiens. Alors tout l'ordre social ancien sera par terre, et nous serons au pouvoir. Mais les généraux prussiens devraient être des ânes plus grands que je ne le crois s'ils ne savaient pas cela aussi bien que nous; en conséquence, ils doivent brûler du désir de préparer un sérieux mitraillage contre nous afin de nous rendre inoffensifs pour quelque temps. Double raison donc de procéder tranquillement à l'extérieur.

Une troisième raison, c'est que la victoire électorale est montée à la tète des masses - notamment celles que nous venons tout juste de gagner - et elles croient qu'elles peuvent maintenant tout exécuter de vive force. Si on ne tient pas les masses bien en mains, on fera des bêtises. Or les bourgeois font tout ce qui est en leur pouvoir - cf. les propriétaires de mines de charbon [contre les grévistes de la Ruhr] - pour favoriser ces bêtises, voire pour les provoquer. En plus des vieilles raisons, ils en ont encore de nouvelles pour souhaiter que l'on mette un frein aux « grâces » que le petit Guillaume fait aux ouvriers.

Je te prie de ne pas communiquer à Schlüter les passages mis ci-dessus entre crochets. Il a une tendance irrépressible à l'activisme; en outre, je connais les gens de la Volkszeitung qui utilisent sans ménagement tout ce qui leur semble utilisable pour leur journal.

Si notre parti semblera moins subversif en apparence en Allemagne dans le proche avenir, en ce qui concerne aussi le 1° Mai, en voilà les raisons. Nous savons que les généraux aimeraient bien profiter du 1° Mai pour leurs mitraillages. La même intention règne à Vienne et à Paris.

Dans la Arbeiterzeitung de Vienne, les correspondances de Bebel sont particulièrement importantes pour ce qui touche à l'Allemagne. En ce qui concerne la tactique du parti allemand, je ne prends jamais de décision sans avoir au préalable pris connaissance de l'opinion de Bebel, soit dans la Arbeiterzeitung, soit dans sa correspondance. Il a une clairvoyance d'une finesse merveilleuse. Il est dommage qu'il ne connaisse l'Allemagne qu'au travers de sa propre expérience. L'article de cette semaine « L'Allemagne sans Bismarck » est également de lui.


Notes

[1] Aussitôt après la victoire électorale de la social-démocratie et le vote refusant la prorogation de la loi anti-socialiste et avant même la chute de Bismarck, Engels prépara, dans cet article du Sozialdemokrat, le parti au passage à la légalité, en prévenant les sociaux-démocrates contre les velléités gouvernementales de coup de force contre eux et les séductions du légalitarisme.
Cet article, écrit quelques années avant la mort d'Engels, est caractéristique de la tactique de prudence, conseillée à la social-démocratie allemande, dans son dernier grand texte de l'Introduction à « la lutte de classes en France » de 1895. Il faut vraiment être d'une mauvaise foi insigne pour tirer de cette fameuse Introduction la thèse de la possibilité du passage pacifique au socialisme, alors qu'en réalité Engels conseillait momentanément une tactique de repli, précisément parce que l'adversaire disposait d'un rapport de forces favorable du point de vue de l'armement et du nombre, et, de plus, cherchait délibérément le heurt violent tant qu'il était encore le plus fort.
A la suite des grandes grèves de la Ruhr, qui avaient démontré que les tensions créées par le système capitaliste étaient désormais fondamentales en Allemagne, les élections du 20 février avaient confirmé l'évolution inévitable de l'Allemagne vers des rapports non plus bonapartistes, mais bourgeois. Les ouvriers qui avaient voté pour le Centre et la social-démocratie étaient irréductiblement hostiles au système instauré par Bismarck : 40 % de la population du pays avait nettement pris position contre le régime bismarckien, et l'Empire né en 1871 ne pouvait continuer de subsister sous sa forme bonapartiste - à moins que le mouvement politique des ouvriers ne soit écrasé, comme le voulait Bismarck. Mais celui-ci fut renversé le 20 mars.
L'Empereur et les classes réactionnaires au pouvoir furent assez habiles pour se débarrasser du chancelier et sauver tout de même leurs privilèges, sous d'autres noms. L'Empereur savait qu'une politique de répression féroce à la Bismarck eût pu retarder de quelques années la chute du système instauré en 1871, mais pas davantage; il eut l'habileté à la fin de conclure un compromis avec la bourgeoisie et se maintenir à son ombre au gouvernement.
La tentative de Bismarck de perpétuer la loi anti-socialiste sous une forme aggravée ou, par un coup d'État, de mettre hors la loi la social-démocratie en la poussant à des émeutes afin d'utiliser contre elle la mitraille et le canon se heurta même à l'intérieur des partis gouvernementaux à l'opposition des nationaux-libéraux. Contrairement à Bismarck, ceux-ci espéraient - avec Guillaume Il - pouvoir affaiblir la social-démocratie par d'autres moyens, ceux de la corruption et de la dissolution interne.

[2] Après la dissolution du Reichstag par Bismarck en janvier 1887, le parti conservateur allemand, le parti de l'Empire allemand et le parti national-libéral formèrent un cartel électoral. Celui-ci triompha aux élections de février 1887 et obtint une majorité écrasante au Reichstag (220 sièges). En s'appuyant sur ce bloc, Bismarck fit voter des lois réactionnaires (favorisant les grands propriétaires et industriels (lois de protection douanière en faveur des produits des uns et des autres, augmentation d'impôts). Au sein du cartel, les contradictions ne tardèrent pas à s'aggraver cependant : en 1890, il subit une défaite électorale et se désagrégea.

[3] Le parti libéral allemand se forma en 1884 lors d'une fusion entre le parti du congrès et l'aile gauche des nationaux-libéraux. Ce parti défendit les intérêts de la bourgeoisie moyenne et de la petite bourgeoisie, en opposition au gouvernement de Bismarck.

[4] Le Centre était le parti politique des catholiques allemands, créé en été 1870. Il rassemblait la petite bourgeoisie catholique, ainsi que la plupart des paysans et travailleurs catholiques de l'Allemagne méridionale et occidentale ainsi que de Haute-Silésie. Il défendait en gros les intérêts de la grande propriété catholique et du capital industriel. Il s'opposa, d'une part, à Bismarck en raison de, ses tendances anti-prussiennes et particularistes, mais, d'autre part, votait toujours pour les mesures anti-ouvrières. Bismarck trouvait donc un terrain d'entente avec le Centre malgré la base première, anti-prussienne, de celui-ci.

[5] On appelait guelfe le parti de droite du Hanovre allemand, qui s'était formé en 1866 lors de l'annexion du Hanovre par la Prusse. Ce parti se fixa pour but de restaurer la dynastie royale hanovienne et d'obtenir l'autonomie au sein de l'Empire allemand. Ne disposant pas du nombre de sièges suffisant pour former une fraction parlementaire, il s'associa au Centre, comme les petites fractions nationales du Reichstag dont les Alsaciens-Lorrains, les Polonais, qui s'opposaient à Bismarck, et formaient un bloc avec le Centre.

[6] Dans les années 1870, Bismarck engagea la lutte pour instaurer la laïcité, forme la plus classique, au plan idéologique de la domination bourgeoise, dans ce que l'on appelle le « Kulturkampf ». Il se heurta surtout au parti du Centre, qui était non seulement catholique, mais regroupait encore toutes les tendances anti-prussiennes et séparatistes (Polonais, Guelfes, Alsaciens-Lorrains). Bismarck avait déclaré en mai 1872 qu'il ne reculerait pas dans sa lutte et lança la formule « Nous n'irons jamais à Canossa » (allusion à l'humiliant pèlerinage entrepris en 1077 par l'Empereur allemand Henri IV à Canossa, où il implora à genoux que le pape Grégoire VII le relevât de son excommunication). Cependant avec la montée socialiste. Bismarck dut abolir progressivement toutes les lois anti-catholiques pour gagner le Centre au cours des années 1878 à 1887.

[7] Engels fait allusion à l'article du 7-2-1890 de la Arbeiter Zeitung, où faisant allusion à deux décrets récents de l'Empereur, Bebel prévoyait que les classes dominantes ne pouvaient plus tenir les ouvriers en Allemagne par le régime brutal des interdictions, mais par des concessions et des réformes sociales. En effet, craignant un raz-de-marée électoral des sociaux-démocrates, l'Empereur avait promulgué deux décrets « sociaux » au Reichstag le 4 février 1890 en pleine campagne électorale. De manière éhontée, l'Empereur y singeait les mesures proposées au congrès de fondation de la II° Internationale sur la protection ouvrière. Dans son premier décret, il demandait au chancelier de convoquer une conférence internationale avec les autres États, afin de délibérer d'une législation unitaire de protection ouvrière. Cette conférence eut lieu à Berlin en mars 1890. Elle décida de l'interdiction du travail des enfants âgés de moins de douze ans et d'une limitation de la journée de travail, pour les femmes et les jeunes gens, mais ces résolutions n'avaient pas force de loi pour les pays participants.
Dans son second décret, l'Empereur demandait à ses ministres des travaux publics, du commerce et de l'industrie de remanier la législation du travail, afin d'améliorer la situation des ouvriers dans les entreprises publiques et privées.

[8] Liebknecht, candidat des ouvriers concentrés dans les grandes villes, obtint le plus de voix de tous les candidats qui s'étaient présentés aux élections, et Engels oppose ces suffrages obtenus dans les villes industrielles à ceux qui suffisent à faire élire un vulgaire hobereau dans les villages et coins perdus de Prusse (Kar - , Hell - ou autre Junkerdorf).

[9] Dans son discours électoral du 31 janvier 1890 à Stolpe, le ministre de l'Intérieur prussien Puttkammer souligna qu'au cas où la loi anti-socialiste serait abolie, il faisait confiance à l'armée et aux fonctionnaires « si soumis au gouvernement » pour maintenir l'ordre dans le pays. Il déclara ensuite que si le Reichstag ne votait pas les modifications prévues, destinées à - renforcer la loi anti-socialiste, il faudrait décréter le grand état de siège au lieu du petit et qu'à la place du § 28 ce serait les canons (d'après le § 28 de la loi anti-socialiste, le petit état de siège pouvait être décrété pour la durée d'un an dans certains districts et localités). Durant l'état de siège, les réunions étaient soumises à une autorisation préalable de la police; la distribution et la diffusion d'écrits socialistes étaient interdites dans les lieux publics; les personnes accusées de « mettre en danger la sécurité ou l'ordre public » pouvaient être interdites de séjour dans les districts et localités où régnait le petit état de siège; la possession, l'importation, le port ou la vente d'armes étaient interdits ou liés à des conditions très rigoureuses.

[10] Au lendemain de la promulgation de la loi anti-socialiste, Liebknecht avait déjà réagi en philistin devant la violence arbitraire de Bismarck, en déclarant que la social-démocratie renonçait aux moyens violents et révolutionnaires, pour arriver à son but socialiste. Maintenant que s'ouvrait la perspective de la « légalité », il déclarait renoncer à la violence... pour éviter un nouveau coup de force anti-socialiste. Aussitôt Engels lui signale le piège insidieux que lui tendait Bismarck et qui sera fatal au parti social-démocrate allemand de la dernière période le danger révolutionnaire étant écarté, il n'y aura plus de violences anti-socialistes, mais la guerre, cf. Fil du Temps, n° 12 sur la crise actuelle et la perspective de guerre ou de révolution.

[11] Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation professionnelle furent adoptés en seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance-maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti. les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck mais Grillenberger, par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste.
Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi-féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bourgeoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale. » par un Prussien , 7 - 8 - 1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157 - 158.)

[12] Dans son ouvrage intitulé les Plans de coups d'État de Bismarck et de Guillaume Il, 1890 et 1894, Stuttgart - Berlin 1929, E. Zechlin cite la lettre suivante du kaiser à son compère François-Joseph de Vienne : « Le nouveau Reichstag vient d'être élu; Bismarck a été indigné par les résultats et il a voulu aussitôt que possible le faire sauter. Il voulait utiliser à cette fin la loi socialiste. Il me proposa de présenter une nouvelle loi socialiste encore aggravée que le Reichstag repousserait, si bien que ce serait la dissolution. Le peuple serait déjà excité, les socialistes en colère feraient des putschs : il y aurait des manifestations révolutionnaires, et alors je devrais faire tirer dans le tas et donner du canon et du fusil. »
Ce n'est pas par hasard si Engels était appelé le Général dans la social-démocratie allemande, car il ne connaissait pas seulement la force de ses troupes, mais encore parfaitement la tactique que voulait employer l'adversaire, tactique qu'il fallait contrecarrer, si l'on ne voulait pas succomber devant un ennemi implacable et rusé, supérieur en armement et même en nombre.
Le passage au régime bourgeois était - comme Engels l'avait prévu en théorie - particulièrement délicat pour les classes dominantes d’Allemagne.

[13] L'agitation parmi les paysans de l'Est de l'Allemagne était, à côté du soutien des grèves des ouvriers, la seule manifestation active de la lutte de classes au niveau des masses que la social-démocratie allemande pouvait entreprendre durant la longue période de développement pacifique et idyllique du capitalisme. C'est donc là, en quelque sorte, la pierre de touche de l'action et de la pratique de la social-démocratie allemande. En ce qui concerne, par exemple, la grève des mineurs de la Ruhr, la défaillance de la social-démocratie fut pratiquement complète, comme on le verra. En ce qui concerne l'agitation parmi la paysannerie des grands domaines de l'Allemagne orientale qui eût sapé l'ordre et la base des forces les plus réactionnaires de l'État allemand, on peut dire que la défaillance a été encore plus complète, puisque la direction du parti ne prit même pas sur le papier la direction révolutionnaire qu'exigeait la situation et le programme de classe, mais s'engagea d'emblée dans une politique agraire petite-bourgeoise.
La question agraire fut décisive : la révolution allemande devait vaincre ou être battue selon que la paysannerie des provinces orientales soutenait le prolétariat industriel ou restait l'instrument inconscient de la réaction prussienne. Les élections de 1890 qui devaient fournir le bilan de la pénétration socialiste en Prusse orientale, montrèrent que les masses paysannes étaient toutes disposées à passer au socialisme : cf. la lettre d'Engels à Sorge du 12-4-1890. Ce n'est pas le programme agraire adopté au congrès de Francfort par la social-démocratie qui devait inciter les paysans des provinces de l'Est à lui faire confiance. Il eût fallu prendre vis-à-vis des paysans (qui ne demandaient que cela) une position révolutionnaire, en théorie comme en pratique, contre la grande et là petite propriété rurale.


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