1965 |
"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne." |
Défense du trotskysme (1)
L'économisme et la théorie de l'état
A l'issue de la deuxième guerre mondiale, l'état de décomposition des régimes bourgeois d'Europe était extrême. Seul, l'impérialisme américain émergeait de la guerre avec une puissance inégalée. L'impérialisme allemand, après avoir dominé l'Europe, s'écroulait. Il avait dans une large mesure anéanti le vieil appareil d'état en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Autriche et en Yougoslavie, et son effondrement, entraînait largement celui des états roumain, bulgare et hongrois. L'avance de l'armée « rouge » devait stimuler la lutte des masses de ces pays. Ainsi s'établissait, à l'Est de l'Europe, une situation révolutionnaire qui participait de la crise générale que connaissait le capitalisme dans cette Europe où il est né.
En Europe orientale, les masses prenaient les armes, s'emparaient des terres, s'appropriaient les usines, tendaient à former des comités, embryon d'un pouvoir prolétarien. Le premier souci de la bureaucratie du Kremlin fut de briser l'action autonome des masses, dans tous les pays que l'armée russe occupa, tant par ses propres moyens militaires et bureaucratiques qu'en y utilisant les P.C. afin d'exercer elle-même le pouvoir, derrière une façade de gouvernements autonomes auxquels étaient intégrés les restes des partis bourgeois de ces pays.
Dans cette situation, le « II° congrès mondial » crut pouvoir conclure en 1948 :
« 24. L'Etat des pays du "glacis" reste un Etat bourgeoisLa bureaucratie soviétique a été et reste forcée de maintenir la structure et la fonction bourgeoises de l'Etat, non seulement parce que leur destruction n'est possible qu'à travers la mobilisation révolutionnaire des masses, mais également pour défendre sa propre exploitation particulière des travailleurs de ces pays. Là où elle est forcée de passer à une mobilisation limitée des masses dans des organes potentiels de double pouvoir (comités d'action en Tchécoslovaquie), elle insiste tant par son action que par sa propagande sur le fait que ces organes ont pour fonction non de se substituer aux organes d'Etat, mais seulement de les épauler. Tout en gardant ainsi sa structure et sa fonction bourgeoises, l'Etat des pays du "glacis" présente en même temps une FORME EXTREME DE BONAPARTISME, l'appareil d'Etat stalinisé n'ayant pas seulement acquis une large indépendance par rapport à la bourgeoisie comme par rapport au prolétariat, de par l'équilibre et la prostration progressive de ces deux classes, mais également et surtout de par sa liaison intime avec l'appareil étatique soviétique et le poids dominant que cet appareil possède actuellement en Europe orientale suivant les rapports de forces internationaux. Du caractère bourgeois de l'Etat des pays du "glacis" résulte la nécessité de la destruction violente de sa machine bureaucratique comme condition essentielle pour la victoire de la révolution socialiste dans ces pays. »
- Parce que sa STRUCTURE reste bourgeoise : nulle part la vieille machine bureaucratique de l'Etat bourgeois n'a été détruite. Les staliniens ont seulement occupé la place des couches déterminées de l'appareil étatique bourgeois;
- Parce que sa FONCTION reste bourgeoise. Alors que l'Etat ouvrier défend la propriété collective des moyens de production, issue d'une révolution socialiste victorieuse, l'Etat des pays du "glacis" défend une propriété qui, malgré ses formes diverses et hybrides, reste fondamentalement de nature bourgeoise.
(Thèses sur « l'U.R.S.S. et le stalinisme » adoptées au « 2° congrès mondial ».
« Quatrième Internationale », vol. 6, n° 3-4-5, mars-mai 1948, p. 39.)
Certes, le problème - le premier grand problème théorique posé au mouvement trotskyste international depuis l'assassinat de Trotsky - n'était pas aisé à résoudre. Force nous est pourtant de constater que ces conclusions étaient fausses. En fait, les états du « glacis » représentaient une « forme extrême de bonapartisme », mais dont l'essence sociale était prolétarienne. Leur origine complexe faisait de ces états, à la fois le produit de mouvements révolutionnaires décapités par la bureaucratie, sans être parvenus à instaurer un pouvoir central, et le prolongement de l'état ouvrier dégénéré de l'U.R.S.S., qui accusait ici le côté bourgeois de sa nature contradictoire, renforcé encore par l'utilisation, comme contrepoids au prolétariat, des restes des classes dirigeantes autochtones et de leurs états. Dans le cas où le poids des restes de la bourgeoisie s'avéra trop lourd, une mobilisation extrêmement contrôlée des masses fut nécessaire pour les éliminer, comme en Tchécoslovaquie. Par contre, là où la révolution prolétarienne s'était largement développée, sous la conduite d'un parti d'origine ouvrière, comme en Yougoslavie, la nature de classe prolétarienne de l'état s'y manifestait avec infiniment plus de netteté, encore que cet état fut, lui aussi, atteint de déformations bureaucratiques en raison du caractère bureaucratique du parti dirigeant, de sa formation stalinienne, de la pression exercée par la bureaucratie du Kremlin, enfin de la majorité paysanne de la population.
Dans une situation internationale où la bourgeoisie mondiale, profondément ébranlée, ne pouvait intervenir, et où la classe ouvrière des pays économiquement développés d'Europe occidentale était, soit atomisée comme en Allemagne, soit neutralisée par les appareils réformistes et staliniens en dépit de la crise profonde de l'impérialisme, où, enfin, le prolétariat russe épuisé par la guerre n'était pas en état de mettre en question le pouvoir de la bureaucratie - l'action militaro-bureaucratique du Kremlin s'était avérée suffisamment efficace pour donner à ces états les pires traits, les pires traits bourgeois, de l'état ouvrier dégénéré de l'U.R.S.S.
Chose remarquable, c'est essentiellement sur ce qui subsistait des rapports bourgeois de propriété en Europe orientale que la résolution du « II° congrès mondial » se fondait pour caractériser la nature sociale des états du « glacis ». Cette méthode rompait avec celle de Marx, de Lénine et de Trotsky, selon laquelle il faut partir des processus sociaux et politiques pour analyser la nature de l'état.
C'est ainsi que Trotsky a pu écrire :
« La société bourgeoise a maintes fois changé, au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste; les forces productives, fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l'automatisme économique - nous en sommes encore loin - mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l'économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir.
La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l'économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et entre les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices (que contient en germe, notons-le en passant, l'« autogestion » yougoslave). Les kolkhozes se désagrégeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l'économie et de la culture. »
(« La Révolution trahie ». Voir « De la révolution », p. 603.)
Les origines sociales d'un état et les processus politiques au travers desquels il s'est constitué sont d'une importance capitale; il en est de même des transformations de cet état, particulièrement lorsqu'il est d'origine prolétarienne ; selon qu'il dépérit ou qu'au contraire ses traits bourgeois se renforcent, les processus économiques qui s'y déroulent peuvent paraître « techniquement » semblables, ils n'en expriment pas moins une réalité sociale totalement différente.
C'est pourquoi le renforcement des tendances à l'économie de marché, à la régulation de l'économie à partir de la loi de la valeur, s'accompagnant de la pénétration dans l'état des forces sociales ouvertement pro-bourgeoises surgies de la bureaucratie, a aujourd'hui, en U.R.S.S., une importance infiniment plus grande qu'une analyse « purement économique » ne permettrait de le voir.
Mais revenons aux états du « glacis ». L'erreur commise dans la résolution du « 2° congrès mondial » allait avoir des suites importantes quant à l'apparition et la croissance du « pablisme ». Comme il fallut bien, par la suite, reconnaître la transformation de la structure économique et sociale de ces pays et lui trouver une explication, c'est dans l'action « militaro-bureaucratique » du Kremlin que Pablo trouva le facteur déterminant de cette transformation. La question est extrêmement complexe : en effet, après avoir brisé l'action autonome des masses, c'est effectivement l'action « militaro-bureaucratique » du Kremlin qui a achevé l'expropriation politique et économique de la bourgeoisie. Mais elle n'a pu le faire qu'autant que, préalablement, l'action révolutionnaire des masses avait cassé ce qui subsistait de l'appareil d'état bourgeois, et commencé cette expropriation.
La guerre soviéto-finlandaise de 1939-1940 eut entre autres conséquences celle de provoquer une crise au sein du Socialist Workers Party. Subissant la pression de l'opinion publique petite-bourgeoise unanime à dénoncer l'agression de la méchante U.R.S.S. contre la petite Finlande, une tendance minoritaire se forma, dirigée par Max Schachtman (et James Burnham, dont, l'évolution devait bientôt l'amener de façon accélérée à l'extrême droite de l'éventail politique). Elle remettait en cause les positions programmatiques de la IV° Internationale, d'abord sur la défense inconditionnelle (c'est-à-dire indépendante des crimes du Kremlin) de l'U.R.S.S. contre l'impérialisme, puis sur la nature de l'état soviétique, état ouvrier dégénéré. Trotsky intervint dans cette discussion par une série d'articles, réunis par la suite en volume sous le titre « Défense du marxisme », qui constituent sa dernière grande œuvre. Il y poursuit et y approfondit encore l'analyse de la nature de l'U.R.S.S., état ouvrier dégénéré, et de sa fonction dans la lutte des classes mondiale.
On y trouve notamment la clé qui permet de comprendre ce qui s'est passé dans le « glacis soviétique » d'Europe orientale à l'issue de la deuxième guerre mondiale :
« La résolution (de la minorité), afin de punir les staliniens de leurs crimes incontestables, emboîte le pas aux démocrates petits-bourgeois de toutes nuances, et ne consacre pas un seul mot au fait que l'armée rouge exproprie en Finlande les grands propriétaires terriens, et instaure le contrôle ouvrier, tout en préparant l'expropriation des capitalistes.
Demain, les staliniens étrangleront les ouvriers finlandais. Mais, en ce moment, ils donnent une impulsion gigantesque à la lutte de classe sous sa forme la plus aiguë. Ils sont contraints de donner cette impulsion.
( ... ) Les espoirs qu'éveille l'armée rouge au sein des masses finlandaises s'avéreront illusoires, à moins que n'intervienne la révolution internationale; la collaboration de l'armée rouge avec les pauvres ne durera qu'un temps; le Kremlin tournera bientôt ses armes contre les ouvriers et les paysans finlandais. »
(« In defense of marxism », p. 57.)
La marche des événements a, il est vrai, été différente en Europe orientale, mais la dynamique des forces sociales y est la même. Les mouvements révolutionnaires y précédèrent ou y accompagnèrent l'entrée de l'armée de l'U.R.S.S. : mais ce sont bien ces mouvements qui portèrent le coup décisif aux anciennes classes possédantes et à l'état bourgeois. Et si, dès l'arrivée de l'armée « soviétique », les staliniens commencèrent à « étrangler » les travailleurs, il faut retenir que, dans tous les cas, des actions de masse ont constitué le préalable indispensable à l'expropriation économique et politique de la bourgeoisie; il faut retenir également que les staliniens n'ont pu, à l'étape immédiatement consécutive, étrangler les travailleurs, que parce qu'ils avaient pu empêcher toute victoire de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés.
Ce sont ces deux éléments qui ont donné ses caractéristiques spécifiques à l'évolution de l'Europe orientale : des révolutions inachevées, des états ouvriers caricaturalement déformés, dominés par des appareils bureaucratiques étroitement subordonnés au Kremlin.