1894 |
Source : Société Nouvelle, nº 110, 113, Bruxelles, 1894. |
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Le Socialisme en Danger ?
Ferdinand Domela Nieuwenhuis
Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. Dans tous les pays se révèle la même divergence de conception; dans tous les pays deux courants se manifestent : on pourrait les intituler parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et révolutionnaire, ou encore autoritaire et libertaire.
Cette divergence d'idées fut un des points principaux discutés au Congrès de Zurich en 1893 et, quoique l'on ait adopté finalement une résolution ayant toutes les caractéristiques d'un compromis, la question est restée à l'ordre du jour.
Ce fut le Comité central révolutionnaire de Paris qui la présenta comme suit :
" Le Congrès décide :
" L'action incessante pour la conquête du pouvoir politique par le parti socialiste et la classe ouvrière est le premier des devoirs, car c'est seulement lorsqu'elle sera maîtresse du pouvoir politique que la classe ouvrière, anéantissant privilèges et classes, expropriant la classe gouvernante et possédante, pourra s'emparer entièrement de ce pouvoir et fonder le régime d'égalité et de solidarité de la République sociale. "
On doit reconnaître que ce n'était pas habile. En effet, il est naïf de croire que l'on puisse se servir du pouvoir politique pour anéantir classes et privilèges, pour exproprier la classe possédante. Donc, nous devons travailler jusqu'à ce que nous ayons obtenu la majorité au Parlement et alors, calmes et sereins, nous procéderons, par décret du Parlement, à l'expropriation de la classe possédante. O sancta simplicitas ! Comme si la classe possédante, disposant de tous les moyens de force, le permettrait jamais. Une proposition de même tendance, mais formulée plus adroitement, fut soumise à la discussion par le parti social-démocrate allemand. On y disait que " la lutte contre la domination de classes et l'exploitation doit être politique et avoir pour but la conquête de la puissance politique. "
Le but est donc la possession du pouvoir politique, ce qui est en parfaite concordance avec les paroles de Bebel à la réunion du parti à Erfurt :
" En premier lieu nous avons à conquérir et utiliser le pouvoir politique, afin d'arriver " également " au pouvoir économique par l'expropriation de la société bourgeoise. Une fois le pouvoir politique dans nos mains, le reste suivra de soi. "
Certes, Marx a dû se retourner dans son tombeau quand il a entendu défendre pareilles hérésies par des disciples qui ne jurent que par son nom. Il en est de Marx comme du Christ : on le vénère pour avoir la liberté de jeter ses principes par dessus bord. Le mot " également " vaut son pesant d'or. C'est comme si l'on voulait dire que, sous forme d'appendice, le pouvoir économique sera acquis également. Est-il possible de se figurer la toute-puissance politique à côté de l'impuissance économique ? Jusqu'ici nous enseignâmes tous, sous l'influence de Marx et d'Engels, que c'est le pouvoir économique qui détermine le pouvoir politique et que les moyens de pouvoir politique d'une classe n'étaient que l'ombre des moyens économiques. La dépendance économique est la base du servage sous toutes ses formes. Et maintenant on vient nous dire que le pouvoir politique doit être conquis et que le reste se fera " de soi ".
Alors que c'est précisément l'inverse qui est vrai.
Oui, on alla même si loin qu'il fut déclaré :
" C'est ainsi que seul celui qui prendra une part active à cette lutte politique de classes et se servira de tous les moyens politiques de combat qui sont à la disposition de la classe ouvrière, sera reconnu comme un membre actif de la démocratie socialiste internationale révolutionnaire. "
On connaît l'expression classique en honneur en Allemagne pour l'exclusion des membres du parti : hinausfliegen (mettre à la porte). Lors de la réunion du parti à Erfurt, Bebel répéta ce qu'il avait écrit précédemment (voir Protokoll, p. 67) :
" On doit en finir enfin avec cette continuelle Norglerei [1] et ces brandons de discorde qui font croire au dehors que le parti est divisé; je ferai en sorte dans le cours de nos réunions que toute équivoque disparaisse entre le parti et l'opposition et que, si l'opposition ne se rallie pas à l'attitude et à la tactique du parti, elle ait l'occasion de fonder un parti séparé. "
N'est-ce pas comme l'empereur Guillaume, parlant des Norgler et disant : Si cela ne leur plaît pas, ils n'ont qu'à quitter l'Allemagne ? – Moi, Guillaume, je ne souffre pas de Norglerei, dit l'empereur. – Moi, Bebel, je ne souffre pas de Norglerei dans le parti, dit le dictateur socialiste.
Touchante analogie !
On voulait appliquer internationalement cette méthode nationale; de là cette proposition. Ceci accepté et Marx vivant encore, il aurait dû également " être mis à la porte " si l'on avait osé s'en prendre à lui. La chasse aux hérétiques aurait commencé, et dorénavant la condition d'acceptation eût été l'affirmation d'une profession de foi, dans laquelle chacun aurait dû déclarer solennellement sa croyance à l'unique puissance béatifique : celle du pouvoir politique.
Opposée à ces propositions, se trouva celle du Parti social-démocrate hollandais, d'après laquelle " la lutte de classes ne peut être abolie par l'action parlementaire ".
Que cette thèse n'était pas dépourvue d'intérêt, cela a été prouvé par Owen, un des collaborateurs du journal socialiste anglais Justice, lorsqu'il écrivit dans ce journal que les principes affirmés par les Hollandais sont incontestablement les plus importants " parce qu'ils indiquent une direction que, j'en suis convaincu, le mouvement socialiste du monde entier sera forcé de suivre à bref délai. "
On connaît le sort qui fut réservé à ces motions. Celle de la Hollande fut rejetée, mais ne restera pas sans influence, car les Allemands ont abandonné les points saillants de leur projet; finalement, un compromis fut conclu d'une manière toute parlementaire, auquel collaborèrent toutes les nationalités. Nous sommes fiers que seule la Hollande n'ait pris aucune part à ce tripatouillage, préférant chercher sa force dans l'isolement et ne rien dire dans cette avalanche de phrases.
Cependant, il est tout à fait incompréhensible que l'Allemagne ait pu se rallier à une résolution dont le premier considérant est complètement l'inverse de la proposition allemande. On en jugera en comparant les deux textes :
La lutte contre la domination et l'exploitation doit être politique et avoir pour but la conquête de la puissance politique.
Considérant que l'action politique n'est qu'un moyen pour arriver à l'affranchissement économique du prolétariat,
Le Congrès déclare, en se basant sur les résolutions du Congrès de Bruxelles concernant la lutte des classes :
Néanmoins, le Congrès déclare qu'il est nécessaire que, dans cette lutte, le but révolutionnaire du mouvement socialiste soit mis à l'avant-plan, ainsi que le bouleversement complet, sous le rapport économique, politique et moral, de la société actuelle. L'action politique ne peut servir en aucun cas de prétexte à des compromis et unions sur des bases nuisibles à nos principes et à notre homogénéité.
Il est vrai que cette résolution, issue elle-même d'un compromis, ne brille pas, dans son ensemble, par une suite d'idées logique. Le premier considérant était une duperie, car il cadre avec nos idées. Plus loin quelques concessions sont faites à celles des autres, là où il est dit clairement que la conquête et l'exercice des droits politiques sont recommandés aux ouvriers, et enfin, pour contenter les deux fractions des socialistes, de manière que chacune puisse donner son approbation, on parle aussi bien d'un but d'agitation que du moyen d'obtenir des réformes urgentes.
En fait, on n'a rien conclu par cette résolution; on avait peur d'effaroucher l'une ou l'autre fraction, et l'on voulait pouvoir montrer à tout prix une apparence d'union; cela était le but du Congrès et cela n'a pas réussi.
Beaucoup d'Allemands n'auraient pas dû, non plus, approuver la dernière partie de la proposition, car on s'y déclare sans ambages pour le principe de la législation directe par le peuple, pour le droit de proposer et d'accepter (initiative et référendum), ainsi que pour le système de la représentation proportionnelle.
Ce qui se trouve de nouveau en complète opposition avec les idées du spirituel conseiller Karl Kautsky, qui écrivait :
" Les partisans de la législation directe chassent le diable par Belzébub, car accorder au peuple le droit de voter sur les projets de loi n'est autre chose que le transfert de la corruption, du parlement au peuple. "
Voici sa conclusion :
" En effet, en Europe, à l'est du Rhin, la bourgeoisie est devenue tellement affaiblie et lâche, qu'il semble que le gouvernement des bureaucrates et du sabre ne pourra être anéanti que lorsque le prolétariat sera capable de conquérir la puissance politique; comme si la chute de l'absolutisme militaire conduisait directement à l'acceptation du pouvoir politique par le prolétariat. Ce qui est certain, c'est qu'en Allemagne comme en Autriche, et dans la plupart des pays d'Europe, ces conditions, nécessaires à la marche régulière de la législation ouvrière, et, avant tout, les institutions démocratiques nécessaires au triomphe du prolétariat, ne deviendront pas une réalité. Aux États-Unis, en Angleterre et aux colonies anglaises, dans certaines circonstances en France également, la législation par le peuple pourra arriver à un certain développement; pour nous, Européens de l'Est, elle appartient a l'inventaire de l'État de l'avenir. " [2]
Est-ce que des gens pratiques comme les Allemands qui tâchent toujours de marcher avec l'actualité, vont se passionner maintenant pour " l'inventaire de l'État de l'avenir " et devenir des fanatiques et des rêveurs ?
On est donc allé bien plus loin qu'on ne l'aurait voulu.
Quoique notre proposition ait été rejetée, nous avons la satisfaction d'être les initiateurs qui ont fait jouer, aux partisans du courant réactionnaire un rôle bien plus révolutionnaire qu'ils ne le voulaient. 1° Ils ont reconnu que l'action politique n'est qu'un moyen pour obtenir la liberté économique du prolétariat; 2° ils ont accepté la législation directe par le peuple. Ils se sont donc écartés totalement du point de départ primitif de leur proposition, pour se rapprocher de la nôtre. Et quand Liebknecht dit : " Ce qui nous sépare, ce n'est pas une différence de principes, c'est la phrase révolutionnaire et nous devons nous affranchir de la phrase ", nous sommes, en ce qui concerne ces derniers mots, complètement d'accord avec lui, mais nous demandons qui fait le plus de phrases : lui et les siens qui se perdent dans des redondances insignifiantes, ou nous, qui cherchons à nous exprimer d'une manière simple et correcte ?
Il paraît toutefois que le succès, le succès momentané doit permettre de donner le coup de collier; du moins en 1891, lors de la réunion du parti à Erfurt, Liebknecht s'exprima comme suit [3] :
" Nos armes étaient les meilleures. Finalement, la force brutale doit reculer devant les facteurs moraux, devant la logique des faits. Bismarck, écrasé, gît à terre, et le parti social-démocratique est le plus fort des partis en Allemagne. N'est-ce pas une preuve péremptoire de la justesse de notre tactique actuelle ? Or, qu'est-ce que les anarchistes ont réalisé en Hollande, en France, en Italie, en Espagne, en Belgique ? Rien, absolument rien ! Ils ont gâté ce qu'ils ont entrepris et fait partout du tort au mouvement. Et les ouvriers européens se sont détournés d'eux. "
On pourrait contester beaucoup dans ces phrases. Faisons remarquer d'abord l'habitude de Liebknecht d'appeler anarchiste tout socialiste qui n'est pas d'accord avec lui; anarchiste, dans sa bouche, a le sens de mouchard. C'est une tactique vile contre laquelle on doit protester sérieusement. Et si nous retournions la question en demandant ce que l'Allemagne a obtenu de plus que les pays précités, on ne saurait nous répondre. Liebknecht le sait pertinemment. Un instant avant de prononcer les phrases mentionnées plus haut, il avait dit [4] :
" Le fait que jusqu'ici nous n'avons rien réalisé par le Parlement n'est pas imputable au parlementarisme, mais à ce que nous ne possédons pas encore la force nécessaire parmi le peuple, à la campagne. "
En quoi consiste alors la suprématie de la méthode allemande ? D'après Liebknecht, les Allemands n'ont rien fait, et les socialistes dans les pays précités non plus. Or, 0 = 0. Où se trouve maintenant le résultat splendide ? Et quel tableau Liebknecht ne trace-t-il pas de cette démocratie sociale qui n'a absolument rien fait ?
Remarquez comment la loi du succès est sanctionnée de la manière la plus brutale. Nous avons raison, car nous eûmes du succès. Ce fut le raisonnement de Napoléon III et de tous les tyrans. Et un tel raisonnement doit servir d'argument à la tactique allemande !
Ce succès, dont on se vante tant est, d'ailleurs, très contestable. Qu'est-ce que le parti allemand ? Une grande armée de mécontents et non de social-démocrates. Bebel ne disait-il pas à Halle, en 1890 [5] :
" Si la diminution des heures de travail, la suppression du travail des enfants, du travail du dimanche et du travail de nuit sont des accessoires, alors les neuf dixièmes de notre agitation deviennent superflus. "
Chacun sait maintenant que ces revendications n'ont rien de spécifiquement socialiste; non, tout radical peut s'y associer. Bebel reconnaît que les neuf dixièmes de l'agitation se font en faveur de revendications non essentiellement socialistes; or, si le parti obtient un aussi grand nombre de voix aux élections, c'est grâce à l'agitation pour ces revendications pratiques, auxquelles peuvent s'associer les radicaux. Conséquemment, les neuf dixièmes des éléments qui composent le parti ne revendiquent que des réformes pareilles et le dixième restant se compose de social-démocrates. Quelle proposition essentiellement socialiste a été faite au Parlement par les députés socialistes ? Il n'y en a pas eu. Bebel dit à Erfurt [6] :
" Le point capital pour l'activité parlementaire est le développement des masses par rapport à nos antagonistes, et non la question de savoir si une réforme est obtenue immédiatement ou non. Toujours nous avons considéré nos propositions à ce point de vue. "
C'est inexact. Si cela était, il n'y aurait aucune raison pour ne pas renseigner les masses sur le but final de la démocratie sociale. Pourquoi alors proposer la journée de dix heures de travail pour 1890, de neuf heures pour 1894 et de huit heures pour 1898, quand à Paris il avait été décidé de travailler d'un commun accord pour obtenir la journée de huit heures ?
Non, la tactique réglementaire ne cadre pas avec un mouvement prolétarien, mais avec un mouvement petit-bourgeois et les choses en sont arrivées à un tel point que Liebknecht ne sait plus se figurer une autre forme de combat. Voici ce qu'il disait à Halle [7] :
" N'est-ce pas un moyen de combat anarchiste que de considérer comme inadmissible toute agitation légale ? Que reste-t-il encore ? "
Ainsi, pour lui, plus d'autre agitation que l'agitation légale. Dans tout cela apparaît la peur de perdre des voix. Ce qui ressort incontestablement du rapport du comité général du parti au congrès d'Erfurt [8] :
" Le comité du parti et les mandataires au Parlement n'ont pas donné suite au désir exprimé par l'opposition que les députés au lieu de se rendre au Parlement, aillent faire la propagande dans la campagne. Cette non-exécution des devoirs parlementaires n'aurait été accueillie favorablement que par nos ennemis politiques; d'abord, parce qu'ils auraient été délivrés d'un contrôle gênant au Parlement et ensuite parce que cette attitude de nos députés leur aurait servi de prétexte de blâme à notre parti auprès de la masse des électeurs indifférents. Conquérir cette masse à nos idées est une des exigences de l'agitation. En outre, il est avéré que les annales parlementaires sont lues également dans les milieux qui sont indifférents ou n'ont pas l'occasion d'assister aux réunions social-démocratiques. Le but d'agitation que poursuivent les antagonistes de l'action parlementaire que l'on trouve dans nos rangs, sera atteint dans toute son acception par une représentation active et énergique des intérêts du peuple travailleur au Parlement et sans fournir à nos ennemis le prétexte gratuit d'accusation de manquer à nos devoirs. "
A ce sujet, M. le Dr Muller fait observer avec beaucoup de justesse dans sa très intéressante brochure [9] :
" On reconnaît donc que la peur d'être accusé, par les masses électorales indifférentes, de négliger leurs devoirs parlementaires et de risquer ainsi de ne pas être réélus, constitue une des raisons invitant les délégués à se rendre au Parlement et à y travailler pratiquement. Évidemment. Quand on a fait accroire aux électeurs que le parlement pouvait apporter des améliorations, il est clair que les social-démocrates doivent s'y rendre. Mais que la classe ouvrière puisse obtenir du Parlement des améliorations valant la peine d'être notées, les chefs eux-mêmes n'en croient rien et ils l'ont dit assez souvent. Et on se permet d'appeler " agitation " et " développement de la masse " cette duperie, cette fourberie envers les travailleurs. Nous prétendons que cette espèce d'agitation et de développement fait du tort et vicie le mouvement au lieu de lui être utile. Si l'on prône continuellement le Parlement comme une revalenta, comment veut-on faire surgir alors des " masses indifférentes " les social-démocrates qui sont bien les ennemis mortels du parlementarisme et ne voient dans les réformes sociales parlementaires qu'un grand humbug des classes dirigeantes pour duper le prolétariat ? De cette manière la social-démocratie ne gagne pas les masses, mais les masses petit-bourgeoises gagnent, c'est-à-dire corrompent et anéantissent, la social-démocratie et ses principes. "
Personne ne l'a senti et exprimé plus clairement que Liebknecht lui-même, mais, à ce moment-là, c'était le Liebknecht révolutionnaire de 1869 et non pas le Liebknecht " parlementarisé " de 1894. Dans son intéressante conférence sur l'attitude politique de la social-démocratie, spécialement par rapport au Parlement, il s'exprima comme suit :
" Nous trouvons un exemple instructif et avertisseur dans le parti progressiste. Lors du soi-disant conflit au sujet de la Constitution prussienne, les beaux et vigoureux discours ne manquèrent pas. Avec quelle énergie on protesta contre la réorganisation en paroles ! Avec quelle " opinion solide " et quel " talent " on prit la défense des droits du peuple ... en paroles ! Mais le gouvernement ne s'inquiéta guère de toutes ces réflexions juridiques. Il laissa le droit au parti progressiste, garda la force et s'en servit. Et le parti progressiste ? Au lieu d'abandonner la lutte parlementaire, devenue, en ces circonstances, une sottise nuisible, au lieu de quitter la tribune, de forcer le gouvernement au pur absolutisme et de faire un appel au peuple,... il continua sereinement, flatté par ses propres phrases, à lancer dans le vide des protestations et des réflexions juridiques et à prendre des résolutions que tout le monde savait sans effet. Ainsi la Chambre des députés, au lieu d'être un champ clos politique, devint un théâtre de comédie : Le peuple entendait toujours les mêmes discours, voyait toujours le même manque de résultats et il se détourna, d'abord avec indifférence, plus tard avec dégoût. Les événements de l'année 1866 devenaient possibles. Les " beaux et vigoureux " discours de l'opposition du parti progressiste prussien ont jeté les bases de la politique " du sang et du fer " : ce furent les oraisons funèbres du parti progressiste même. Au sens littéral du mot, le parti progressiste s'est tué à force de discourir.
Eh bien ! comme fit un jour le parti progressiste, ainsi fait aujourd'hui le parti social-démocratique. Combien piètre a été l'influence de Liebknecht sur un parti qui, malgré l'exemple avertisseur bien choisi cité par lui-même, a suivi la même voie ! Et au lieu de montrer le chemin, il s'est laissé entraîner dans le " gouffre " du parlementarisme, pour y sombrer complètement.
Que restait-il du Liebknecht révolutionnaire qui disait si justement que " le socialisme n'est plus une question de théorie mais une question brûlante qui doit être résolue, non au Parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille, comme toute autre question brûlante " ?
Toutes les idées émises dans sa brochure mériteraient d'être répandues universellement, afin que chacun puisse apprécier la différence énorme qu'il y a entre le vaillant représentant prolétarien de jadis et l'avocat petit-bourgeois d'aujourd'hui.
Après avoir dit que " avec le suffrage universel, voter ou ne pas voter n'est qu'une question d'utilité, non de principes ", il conclut :
" Nos discours ne peuvent avoir aucune influence directe sur la législation ;
" Nous ne convertirons pas le Parlement par des paroles;
" Par nos discours nous ne pouvons jeter dans la masse des vérités qu'il ne soit possible de divulguer d'une autre manière.
" Quelle utilité pratique offrent alors les discours au Parlement ? Aucune. Et parler sans but constitue la satisfaction des imbéciles. Pas un seul avantage. Et voici, de l'autre côté, les désavantages :
" Sacrifice des principes; abaissement de la lutte poltique sérieuse à une escarmouche parlementaire ; faire accroire au peuple que le Parlement bismarckien est appelé à résoudre la question sociale.
" Et pour des raisons pratiques, nous devrions nous occuper du Parlement ? Seule la trahison ou l'aveuglement pourrait nous y contraindre. "
On ne saurait s'exprimer plus énergiquement ni d'une façon plus juste. Quelle singulière inconséquence ! D'après ses prémisses et après avoir fait un bilan qui se clôturait au désavantage de la participation aux travaux parlementaires, il aurait dû conclure inévitablement à la non-participation; pourtant il dit : " Pour éviter que le mouvement socialiste ne soutienne le césarisme, il faut que le socialisme entre dans la lutte politique. " Comprenne qui pourra comment un homme si logique peut s'abîmer ainsi dans les contradictions !
Mais ils sont eux-mêmes dans l'embarras. Apparemment le parlementarisme est l'appât qui doit attirer les... ...et pourtant ils donnent à entendre qu'il a son utilité.
De là cette indécision sur les deux principes. Ainsi, à la réunion du parti à Erfurt, Bebel disait [10] :
" La social-démocratie se trouve envers tous les partis précédents, pour autant qu'ils obtinrent la suprématie, dans une tout autre position. Elle aspire à remplacer la manière de produire capitaliste par la manière socialiste et est forcée conséquemment de prendre un tout autre chemin que tous les partis précédents, pour obtenir la suprématie. "
Voilà pourquoi l'on conseille de prendre la route parlementaire, suivie déjà par tous les autres partis, en la faisant passer peut-être par un tout autre chemin.
Singer le comprit également lorsqu'il disait à Erfurt [11] :
" En supposant même qu'il soit possible d'obtenir quelque chose de sensé par l'action parlementaire, cette action conduirait à l'affaiblissement du parti, parce qu'elle n'est possible qu'avec la coopération d'autres partis. "
Isolément, les députés social-démocratiques ne peuvent rien faire, et " un parti révolutionnaire doit être préservé de toute espèce de politique qui n'est possible qu'avec l'assistance d'autres partis. " Qu'ont-ils donc à faire dans un Parlement pareil ?
Le Züricher Socialdemokrat écrivait en 1883 :
" En général, le parlementarisme ne possède en soi rien qui puisse être considéré sympathiquement par un démocrate, et surtout par un démocrate conséquent, c'est-à-dire un social-démocrate. Au contraire, pour lui il est antidémocratique parce qu'il signifie le gouvernement d'une classe : de la bourgeoisie notamment. "
Et plus tard on affirme que " la lutte contre le parlementarisme n'est pas révolutionnaire, mais réactionnaire ".
C'est-à-dire tout à fait l'inverse.
Le danger d'affaiblissement était apparent et si le gouvernement n'avait eu la gentillesse de troubler cet état de choses par la loi contre les socialistes, – s'il y avait eu un véritable homme d'État à la tête, il n'aurait pas poursuivi, mais laissé faire la social-démocratie, – qui sait où nous en serions maintenant ? Avec beaucoup de justesse, le journal pré-mentionné écrivait en 1881 :
" La loi contre les socialistes a fait du bien à notre parti. Il risquait de s'affaiblir; le mouvement social-démocratique était devenu trop facile, trop à la mode; il donnait à la fin trop d'occasions de remporter des triomphes aisés et de flatter la vanité personnelle. Pour empêcher l'embourgeoisement – théorique aussi bien que pratique – du parti, il fallait qu'il fût exposé à de rudes épreuves. "
Bernstein également disait, dans le Jahrbuch für Sozialwissenschaft :
" Dans les dernières années de son existence (avant 1878), le parti avait dévié considérablement de la ligne droite et d'une telle manière qu'il était à peine encore question d'une propagande semblable à celle de 1860-1870 et des premières années qui suivirent 1870. " Un petit journal social-démocratique, le Berner Arbeiterzeitung, rédigé par un socialiste éclairé, A. Steck, écrivait encore : " Il n'y en avait qu'un petit nombre qui croyaient que logiquement tout le parti devait dévier, par l'union de la tendance énergique et consciente " d'Eisenach " avec celle des plats Lassalliens. Le mot d'ordre des Lassalliens : " Par le suffrage libre à la victoire ", raillé par les " Eisenachers " avant l'union, constitue maintenant en fait – quoi qu'on en dise – le principe essentiel du parti social-démocratique en Allemagne. "
Il en fut de même que chez les chrétiens où d'abord les tendances étaient en forte opposition. Ne lisons-nous pas que les cris de guerre étaient : " Je suis de Kefas, " " Je suis de Paul, " " Je suis d'Apollo. " Enfin les coins s'arrondirent, l'on se rapprocha, l'on obtint une moyenne des deux doctrines et finalement un jour de fête fut institué en l'honneur de Pierre et Paul. Les partis s'étaient réconciliés, mais le principe était sacrifié.
Remarquablement grande est l'analogie entre le christianisme à son origine et la social-démocratie moderne ! Tous deux trouvèrent leurs adeptes parmi les déshérités, les souffre-douleur de la société. Tous deux furent exposés aux persécutions, aux souffrances, et grandirent en dépit de l'oppression.
Après le pénible enfantement du christianisme, un empereur arriva, un des plus libertins qui aient gravi les marches du trône, – et ce n'est pas peu dire, car le libertinage occupa toujours le trône, – qui, dans l'intérêt de sa politique, se fit chrétien. Immédiatement on changea, on tritura le christianisme et on lui donna une forme convenable. Les chrétiens obtinrent les meilleures places dans l'État et finalement les vrais et sincères chrétiens, tels que les ébionites et d'autres, furent exclus, comme hérétiques, de la communauté chrétienne.
De nos jours également nous voyons comment les plus forts se préparent à s'emparer du socialisme. On présente la doctrine sous toutes sortes de formes et peut-être, selon l'occasion, le soi-disant socialisme triomphera mais de nouveau les vrais socialistes seront excommuniés et exclus, comme hostiles aux projets des social-démocrates appelés au gouvernement.
Le triomphe de la social-démocratie sera alors la défaite du socialisme, comme la victoire de l'église chrétienne constitua la chute du principe chrétien. Déjà les congrès internationaux ressemblent à des conciles économiques, où le parti triomphant expulse ceux qui pensent autrement.
Déjà, la censure est appliquée à tout écrit socialiste : après seulement que Bernstein, à Londres, l'a examiné et qu'Engels y a apposé le sceau de " doctrine pure ", l'écrit est accepté et l'on s'occupe de le vulgariser parmi les co-religionnaires.
Le cadre dans lequel on mettra la social-démocratie est déjà prêt : alors ce sera complet. Y peut-on quelque chose ? Qui le dira ? En tout cas, nous avons donné l'alarme et nous verrons vers quelle tendance le socialisme se développera.
On peut aller loin encore. Un jour Caprivi appela Bebel assez plaisamment " Regierungskommissarius " et quoique Bebel ait répondu : " Nous n'avons pas parlé comme commissaire du gouvernement, mais le gouvernement a parlé dans le sens de la social-démocratie ", cela prouve de part et d'autre un rapprochement significatif.
Rien d'étonnant que le mot hardi " Pas un homme ni un groschen au gouvernement actuel " soit perdu de vue, car Bebel a déjà promis son appui au gouvernement lorsque, à propos de la poudre sans fumée, celui-ci voulut conclure un emprunt pour des uniformes noirs. Quand on donne au militarisme une phalange, il prend le doigt, la main, le bras, le corps entier. Aujourd'hui l'on vote les crédits pour des uniformes noirs, demain pour des canons perfectionnés, après-demain pour l'augmentation de l'effectif de l'armée, etc., toujours sur les mêmes bases.
Oui, l'affaiblissement des principes prit une telle extension à mesure qu'un plus grand nombre de voix s'obtenait aux élections, que la bourgeoisie trouva parfaitement inutile de laisser en vigueur la loi contre les socialistes. On ne sera pas assez naïf pour supposer qu'elle abolit la loi par esprit de justice ! Le non-danger de la social-démocratie permit cette abolition... Et les événements qui suivirent ne prouvèrent-ils pas que le gouvernement avait vu juste ? L'affaiblissement du parti n'a-t-il pas depuis lors marché à pas de géant ?
Liebknecht écrivait en 1874 (Ueber die politische Stellung) :
" Toute tentative d'action au Parlement, de collaboration à la législation, suppose nécessairement un abandon de notre principe, nous conduit sur la pente du compromis et du " parlementage ", enfin dans le marécage infect du parlementarisme qui, par ses miasmes, tue tout ce qui est sain. "
Et la conséquence ? Coopérons quand même à la besogne. Cette conclusion est en opposition flagrante avec les prémisses, et l'on s'étonne qu'un penseur comme Liebknecht ne sente pas qu'il démolit par sa conclusion, tout l'échafaudage de son raisonnement. Comprenne qui pourra. Très instructives sont les réflexions suivantes de Steck pour caractériser les deux courants, parlementaire et révolutionnaire [12] :
" Le courant réformiste arriverait également au pouvoir politique comme parti bourgeois. A cette fin, il ne reste pas tout à fait isolé, évite de proclamer un programme de principes et s'avance, toujours confondu, quoique avec une certaine instabilité, avec d'autres partis bourgeois. Il n'a pas de frontières bien délimitées, ni à droite ni à gauche. Partiellement, par-ci, par-là, et rarement, apparaît son caractère social-démocratique. Presque toujours il se présente comme parti démocratique, parti économique-démocratique ou parti ouvrier et démocratique.
" La démocratie réformiste aspire toujours à la réalisation des réformes immédiates, comme si c'était son but unique. Elle les adapte, suivant leur caractère, à l'existence et aux tendances des partis bourgeois. Elle recherche une alliance avec eux si elle est possible, c'est-à-dire avec les éléments les plus progressistes. De cette manière elle se présente seule comme étant à la tête du progrès bourgeois. Il n'y a aucun abîme entre elle et les fractions progressistes des partis, parce que chez elle non plus n'est mis en avant le principe révolutionnaire du programme social-démocratique. Cette tactique du courant réformiste amène un succès après l'autre; seulement ces succès, mesurés à l'aune de notre programme de principes, sont bien minces, souvent même très douteux. On peut ajouter qu'ils paraissent tout au plus favoriser la social-démocratie au lieu de l'entraîner.
" On ne doit pas se figurer cependant que les détails de cette tactique soient sans importance. Le danger de dévier du but principal social-démocratique est grand, quoique moindre chez les meneurs, qui connaissent bien le chemin, que chez la masse conduite. L'affaiblissement de l'idéal social-démocratique est imminent, et d'autant plus que les conséquences immédiates, à cause du triomphe, seront taxées plus haut que leur valeur.
" Ensuite, il est difficile d'éviter que cet embourgeoisement nuise à la propagande pour les principes de la social-démocratie et l'empêche de se développer. Maintes fois les réformateurs se trouvent forcés, dans la pratique, de renier plus ou moins ces principes.
"Si cette tendance social-démocratique réformiste l'emportait exclusivement, elle arriverait facilement à d'autres conséquences que celles où veut en venir le programme social-démocratique; peut-être, comme il a été dit déjà, le résultat serait-il un compromis avec la bourgeoisie sur les bases d'un ordre social capitaliste adouci et affaibli. Cet état de choses, limitant les privilèges, augmenterait notablement le nombre des privilégiés en apportant le bien-être à un grand nombre de personnes actuellement exploitées et dépendantes, mais laisserait toujours une masse exploitée et dépendante, fût-ce même dans une situation un peu meilleure que celle de la classe travailleuse non possédante.
" Ce ne serait pas la première fois qu'une révolution satisferait une partie des opprimés au détriment de l'autre partie. Il est, d'ailleurs, tout à fait dans l'ordre d'idées des réformateurs de ne pas renverser le capitalisme, mais de le transformer et, en outre, de donner au socialisme seulement le " droit possible " inévitable.
" A l'encontre de la remarque que le prolétariat organisé ne se contentera pas d'une demi-réussite, mais saura, en dépit des meneurs, aller jusqu'au bout de ses revendications, vient cette vérité que selon la marche des événements le prolétariat lui-même sera peu à peu divisé et qu'une soi-disant " classe meilleure " sortira de ses rangs, ayant la force d'empêcher des mesures plus radicales. Un oeil exercé peut déjà apercevoir par-ci par-là des symptômes de cette division.
" Le parti révolutionnaire, au contraire, " veut seulement accomplir la conquête du pouvoir politique au nom de la social-démocratie. En mettant son but à l'avant-plan, il sera forcé, pendant longtemps, de lutter comme la minorité, de subir défaite sur défaite et de supporter de rudes persécutions. Le triomphe final du parti social-démocratique n'en sera que plus pur et plus complet. "
Steck reconnaît également que " Dans le fond, la tendance révolutionnaire est la plus juste ". " Notre parti, dit-il, doit être révolutionnaire, en tant qu'il possède une volonté décidément révolutionnaire et qu'il en donne le témoignage dans toutes ses déclarations et ses agissements politiques. Que notre propagande et nos revendications soient toujours révolutionnaires. Pensons continuellement à notre grand but et agissons seulement comme il l'exige. Le chemin droit est le meilleur. Soyons et restons toujours, dans la vie comme dans la mort, des social-démocrates révolutionnaires et rien d'autre. Le reste se fera bien. "
Maintenant, il existe encore deux points de vue chez les parlementaires, notamment : il y en a qui veulent la conquête du pouvoir politique pour s'emparer par là du pouvoir économique; cela constitue la tactique de la social-démocratie allemande actuelle, d'après les déclarations formelles de Bebel, Liebknecht et leurs acolytes. D'un autre côté se trouvent ceux qui veulent bien participer à l'action politique et parlementaire, mais seulement dans un but d'agitation. Donc, les élections sont pour eux un moyen d'agitation. C'est toujours de la demi-besogne. Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. On commence par proposer des candidats de protestation; si le mouvement augmente, ils deviennent des candidats sérieux. Une fois élus, les députés socialistes prennent une attitude négative, mais, leur nombre augmentant, ils sont bien forcés de présenter des projets de loi. Et s'ils veulent les faire accepter, ce ne sera qu'en proposant des compromis, comme Singer l'a fait remarquer. C'est le premier pas qui coûte et une fois sur la pente on est forcé de descendre. Le programme pratique voté à Erfurt n'est-il pas à peu près littéralement celui des radicaux français ? Les ordres du jour des derniers congrès internationaux portaient-ils un seul point qui fût spécifiquement socialiste ? Le véritable principe socialiste devient de plus en plus une enseigne pour un avenir éloigné, et en attendant on travaille aux revendications pratiques, ce que l'on peut faire parfaitement avec les radicaux.
On se représente la chose un peu naïvement. Voici la base du raisonnement des parlementaires : il faut tâcher d'obtenir parmi les électeurs une majorité; ceux-ci enverront des socialistes au Parlement et si nous parvenons à y avoir la majorité plus un, tout est dit. Il n'y a plus qu'à faire des lois, à notre guise, dans l'intérêt général.
Même, en faisant abstraction de ce fait qu'on rencontre dans presque tous les pays une deuxième ou plutôt une cinquième roue au chariot, c'est-à-dire une Chambre des lords, ou Sénat, ou première Chambre, dont les membres sont toujours les plus purs représentants de l'argent, personne ne sera assez naïf de croire que le pouvoir exécutif sera porté à se conformer docilement aux désirs d'une majorité socialiste des Chambres. Voici comment Liebknecht ridiculise cette opinion [13] :
" Supposons que le gouvernement ne fasse pas usage de son droit, soit par conviction de sa force, soit par esprit de calcul, et qu'on en arrive (comme c'est le rêve de quelques politiciens socialistes fantaisistes) à constituer au Parlement une majorité social-démocratique; que ferait-elle ? Hic Rodhus, hic salta ! Le moment est arrivé de réformer la société et l'État. La majorité prend une décision datant dans les annales de l'histoire universelle : les nouveaux temps sont arrivés ! Oh, rien de tout cela... Une compagnie de soldats chasse la majorité social-démocratique hors du temple et si ces messieurs ne se laissent pas faire docilement, quelques agents de police les conduiront à la Stadtvoigtei [14] où ils auront le temps de réfléchir à leur conduite don-quichottesque.
" Les révolutions ne se font pas avec la permission de l'Autorité; l'idée socialiste est irréalisable dans le cercle de l'État existant : elle doit s'abolir pour entrer dans la vie.
" A bas le culte du suffrage universel et direct !
" Prenons une part énergique aux élections, mais seulement comme moyen d'agitation et n'oublions pas de déclarer que l'urne électorale ne peut donner naissance à l'État démocratique. Le suffrage universel acquerra son influence définitive sur l'État et la société, immédiatement après l'abolition de l'État policier et militaire. "
Les faits sont présentés sobrement mais avec vérité. Il en sera ainsi, en effet. Car personne n'est assez naïf pour croire que la classe possédante renoncera volontairement à la propriété ou que cette réforme puisse être obtenue par décret du Parlement. D'abord, on représente l'action politique comme moyen d'agitation, mais une fois sur la pente, on glisse. Liebknecht, lors de la réunion du parti à Saint-Gall, ne dit-il pas : " Il ne peut exister d'erreur sur le point que, une fois électeurs, nous aurions à donner non seulement une signification agitative mais également positive aux élections et à l'action parlementaire. " Marchons donc pour réaliser ce but d'agitation.
Vollmar, sous ce rapport, fut le plus conséquent parmi les social-démocrates allemands, et ses propositions indiquent de plus en plus la ligne de conduite que ceux-ci devront suivre à l'avenir [15].
Le parlementarisme, comme système, est défectueux même si l'on tâchait de l'améliorer, ce serait peine perdue. L'ouvrage de Leverdays, Les Assemblées parlantes, est sous ce rapport très instructif et la question y est traitée à fond. Pourquoi les parlementaires ne tâchent-ils pas de réfuter ce livre ? Les Chambres ou Parlements ressemblent beaucoup à un moulin à paroles ou, comme dit Leverdays, à " un gouvernement de bavards à portes ouvertes ". Un bon député, ne s'en tenant qu'à sa propre expérience, ses propres intentions et sa propre conviction, devrait être au moins aussi capable que l'ensemble des ministres, aidés par les employés spéciaux de leurs ministères. On doit savoir juger de tout, car les choses les plus diverses et les plus disparates viennent à l'ordre du jour d'un Parlement. Il faut être au moins une encyclopédie vivante. Quel supplice pour le député qui se donne pour devoir – et il doit le faire ! – d'écouter tous les discours.
" A La Haye, à la Gevangenpoort [16], le geôlier vous raconte qu'en des temps plus barbares, les criminels étaient jetés à terre sur le dos, et qu'on faisait tomber de l'eau, goutte à goutte, du plafond sur leur tête. Et le brave homme ajoute toujours que c'est là le plus cruel supplice.
" Eh bien, ce cruel supplice est transporté au Binnenhof [17], et un bon député subit journellement le martyre et le tourment de sentir tomber cette goutte d'eau continuelle, non sur sa tête, mais à son oreille, sous la forme de speeches d'honorables confrères.
" L'orateur peut seul, de temps en temps, prendre haleine : de là probablement le phénomène que celui qui parle tire en longueur ses " prises d'haleine " aux dépens de ses honorables confrères " [18].
On a vu que cela n'allait guère; aussi a-t-on inventé toutes sortes de diversions afin de se rendre la vie supportable. On avait le buffet pour se reposer, on avait le système de " la spécialité ", auquel on se soumettait en parlant et en votant, on avait des membres actifs et votants. Ajoutons à cela qu'il fallait s'enfermer dans les limites d'un parti, car celui qui était isolé et travaillait individuellement, manquait absolument d'influence.
Au sujet des Parlements, on pourrait citer cette parole de Mirabeau : " Ils veulent toujours et ne font jamais. " Leverdays également mérite d'être médité : " Les Hollandais de nos jours, pour résister à la conquête, ne rompraient plus leurs digues comme au temps de Louis XIV. Nos Hollandais de la politique n'ouvrent pas pour noyer l'ennemi la digue à la Révolution. Sauvons la patrie, s'il se peut, mais à tout prix conservons l'ordre ! En d'autres termes, plutôt l'ennemi au dehors que la justice au dedans ! Et c'est ainsi qu'on ment aux peuples pour les livrer comme un bétail. En général, tant que la défense d'un peuple envahi reste aux mains des gens respectables, vous pouvez prédire à coup sûr qu'il est perdu, car ils trahissent. "
Il y a connexion entre liberté économique et liberté politique, de sorte qu'à chaque nouvelle phase économique de la vie correspond une nouvelle phase politique. Kropotkine l'a très bien démontré. La monarchie absolue dans la politique s'accorde avec le système de l'esclavage personnel et du servage dans l'économie. Le système représentatif en politique correspond au système mercenaire. Toutefois, ils constituent deux formes différentes d'un même principe. Un nouveau mode de production ne peut jamais s'accorder avec un ancien mode de consommation, et ne peut non plus s'accorder des formes surannées de l'organisation politique. Dans la société où la différence entre capitaliste et ouvrier disparaît, il n'y a pas de nécessité d'un gouvernement : ce serait un anachronisme, un obstacle. Des ouvriers libres demandent une organisation libre, et celle-ci est incompatible avec la suprématie d'individus dans l'État. Le système non capitaliste comprend en soi le système non gouvernemental.
Les chemins suivis par les deux socialismes n'aboutissent pas au même point; non, ce sont des chemins parallèles qui ne se joindront jamais.
Le socialisme parlementaire doit aboutir au socialisme de l'État. Les socialistes parlementaires ne s'en aperçoivent pas encore. En effet, les social-démocrates ont déclaré à Berlin que social-démocratie et socialisme d'État sont des " antithèses irréconciliables ". Mais l'on commence par les chemins de fer de l'État, les pharmacies de l'État, assurance par l'État, etc., pour en arriver plus tard aux médicaments de l'État, à la moralité de l'État, à l'éducation de l'État. Les socialistes d'État ou socialistes parlementaires ne veulent pas l'abolition de l'État, mais la centralisation de la production aux mains du gouvernement, c'est-à-dire : l'État ordonnateur général (alregelaar) dans l'industrie. Ne cite-t-on pas Glasgow et son organisation communale comme exemple de socialisme pratique ? Émile Vandervelde, dans sa brochure Le Collectivisme, signale le même cas. Eh bien, si c'est là le modèle, les espérances de ce socialisme pratique ne sont pas fort grandes. En effet, l'armée des sans-travail y est immense; la population y vit entassée. Le même auteur cite encore le mouvement coopératif en Belgique, à Bruxelles, à Gand, à Jolimont, et dit qu'on pourrait l'appeler le collectivisme spontané. Tous ces échantillons constituent des exemples plutôt rebutants qu'attirants pour celui qui ne s'arrête pas à la surface, mais veut pénétrer jusqu'au fond les choses. Partout où fleurit le mouvement coopératif, c'est au détriment du socialisme, à moins que, comme à Gand, par exemple, l'on n'appelle les coopérateurs des socialistes. Là également ceux d'en bas règnent en apparence, quand, en réalité, ce sont ceux d'en haut, et la liberté disparaît comme dans les ateliers de l'État.
Liebknecht, voyant le danger, a dit à Berlin [19] :
" Croyez-vous qu'il ne serait pas très agréable à la plupart des fabricants de coton anglais que leur industrie passât aux mains de l'État ? Surtout en ce qui concerne les mines, l'État, dans un délai plus ou moins rapproché, se verra forcé de les reprendre. Et chaque jour le nombre des capitalistes privés qui résistent deviendra plus petit. Non seulement toute l'industrie, mais également l'agriculture pourrait, avec le temps, devenir propriété d'État; cela ne se trouve aucunement en dehors des choses possibles, comme on l'a cru. Si, en Allemagne, on prenait aux grands propriétaires (qui se plaignent toujours de ne pouvoir exister) leurs terres au nom de l'État, en leur octroyant des indemnités convenables et le droit de devenir, en un certain sens, des satrapes de l'État (comme les satrapes de l'ancien royaume des Perses) en qualité de chefs suprêmes des petits bourgeois et des travailleurs de la campagne, pour diriger l'agriculture, – ne serait-ce pas une grande amélioration pour les seigneurs et croyez-vous que cela ne soit venu déjà souvent à l'idée des plus intelligents parmi les nobles ? Évidemment ils s'empresseraient de consentir, car ils gagneraient aussi bien en influence qu'en revenus; mais cela s'aperçoit facilement au fond du socialisme d'État. L'idée ne doit pas être écartée comme étant complètement du domaine des chimères. "
Oh ! quand la classe disparaissante des industriels et des propriétaires s'apercevra que le socialisme est une issue excellente pour eux, afin de faire reprendre par l'État, moyennant indemnité convenable, leur succession à moitié en faillite, ils arriveront en rangs serrés pour embrasser le socialisme pratique. Nous voyons qu'Émile Vandervelde déclare déjà que " la grande industrie doit être le domaine du collectivisme et c'est pourquoi le parti ouvrier demande et se borne à demander l'expropriation pour cause d'utilité publique des mines, des carrières, du sous-sol en général ainsi que des grands moyens de production et de transport. " Ainsi les petits peuvent se tranquilliser, car " la petite industrie et le petit commerce constituent le domaine de l'association libre " et les grands n'ont rien à craindre : si les affaires marchent mal, ils seront contents de s'en défaire contre indemnité. (Cf. le Collectivisme, p. 7.) Kautsky prédit la même chose aux petits bourgeois, dont, avant tout, l'on ne peut perdre les voix aux élections, quand il dit : " La transition à la société socialiste n'a aucunement comme condition l'expropriation de la petite industrie et des petits paysans. Cette transition, non seulement ne leur prendra rien, mais leur apportera au contraire certains profits. " (Das Erfurter Programm in seinem grundsätzlichen Theil erläutert von K. Kautsky, p. 150.) Ce danger, Liebknecht le voit parfaitement bien et la dernière bataille n'est pas livrée entre la social-démocratie et le socialisme d'État; mais il ne voit pas qu'il est impossible que le socialisme parlementaire se contente de l'action parlementaire comme but d'agitation, il doit avoir également un but positif – Liebknecht l'a démontré à la réunion du parti à Saint-Gall – et s'engagera forcément dans le sillage du socialisme d'État. A la réunion du parti à Berlin, Bebel en avait assez et déclara " qu'il n'était aucunement d'accord avec les théories de Liebknecht sur la signification du socialisme d'État ".
Quel galimatias dans la définition de l'État. Liebknecht appelle d'abord le socialisme d'État " eminent staatsbildend " et plus loin il y voit une " staatsstürzende Kraft " [20]. Tantôt l'on dit : " Nous, les socialistes, nous voulons sauver l'État en le transformant et vous, qui voulez conserver la société anarchiste existante, vous ruinez l'État actuel par la tactique que vous suivez "; et encore : " l'État actuel ne peut se rajeunir qu'en conduisant le socialisme sur le chemin de la législation... La social-démocratie constitue justement le parti sur lequel l'État devrait s'appuyer tout d'abord, s'il y avait réellement des hommes d'État au pouvoir ". Quelle différence avec la parole fière : " Le socialisme n'est plus une question de théorie, mais simplement une question brûlante qu'on ne pourra résoudre au Parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille ! " Tantôt Bebel tient " la réforme sociale de la part de l'État pour excessivement importante ", ensuite il lui attribue une valeur éphémère. Une autre fois il considère la chute de la société bourgeoise " comme très proche " et conseille fortement la discussion des questions de principes et puis il est partisan de réformes pratiques, parce que la société bourgeoise est encore solidement constituée et que " la discussion sur des questions de principes ferait naître l'idée que la transformation de la société est prochaine ". On critique ceux qui, dans leur impatience, pensent que la révolution est proche et pourtant Bebel et Engels ont déjà fixé une date, l'an 1898 notamment, comme l'année du salut, l'année de la victoire, par la voie parlementaire, au moyen de l'urne électorale. Est-ce là peut-être le grand " Kladderadatsch " qu'il croit proche ?
Liebknecht parle même de " l'enracinement (hineinwachsen) dans la société socialiste ". Il croit maintenant qu'il est " possible d'arriver, par la voie des réformes, à la solution de la question sociale ". Est-ce que l'État, l'État actuel, peut le faire ? Marx et Engels se trompaient-ils quand ils enseignaient " que l'État est l'organisation des possédants pour l'asservissement des non-possédants " ? Marx ne dit-il pas avec raison " que l'État, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir lui-même, car l'essence du mal gît dans l'existence même de l'État " ! Et Kautsky ne combattait-il pas Liebknecht lorsqu'il écrivait dans la Neue Zeit :
" Le pouvoir politique proprement dit est le pouvoir organisé d'une classe pour en opprimer une autre. ( Manifeste communiste.) L'expression " État de classes " pour désigner l'État existant, nous paraît mal choisie. Existe-t-il un autre État ? On me cite " l'État populaire (Volksstaat) ", c'est-à-dire l'État conquis par le prolétariat. Mais celui-ci également sera un " État de classes ". Le prolétariat dominera les autres classes. Il existera une grande différence en comparaison des États actuels : l'intérêt de classe du prolétariat exige l'abolition de toute différence de classes. Le prolétariat ne pourra se servir de sa suprématie que pour écarter, aussi vite que possible, les bases d'une séparation de classes, c'est-à-dire que le prolétariat s'emparera de l'État, non pour en faire un État " vrai ", mais pour l'abolir; non pour remplir le " véritable " but de l'État, mais pour rendre l'État " sans but ".
Comparez cette citation avec celles de Liebknecht et de Bebel et vous verrez qu'elles se contredisent absolument. L'une est l'essence du socialisme d'État contre laquelle l'autre doit lutter. Il faut choisir pourtant : Ou nous travaillons – comme dit Bebel – à réaliser tout ce qui est possible sur le terrain des réformes et améliorer autant que faire se peut la situation des travailleurs, sur la base des conditions sociales existantes; et ceci constitue la " praktisch eintreten (l'intervention pratique) " par laquelle la social-démocratie allemande obtient aux élections un si grand nombre de voix; – ou l'on part de l'idée que, sur la base des conditions sociales existantes, la situation des travailleurs ne peut être améliorée. Choisit-on la première hypothèse, on prolonge les souffrances du prolétariat, car toutes ces réformes ne servent qu'à fortifier la société existante. Et Bebel veut quand même reconnaître, pour ne pas être en contradiction avec Engels, qu'en dernière instance il faut en arriver a l'abolition de l'État, " la constitution d'une organisation de gouvernement qui ne soit autre chose qu'un guide pour le commerce de production et d'échange, c'est-à-dire une organisation qui n'a rien de commun avec l'État actuel ". En somme, pratiquement on travaille à consolider l'État actuel, et en principe on accorde qu'il faut en arriver à l'abolition de l'État. Cela n'a ni rime ni raison.
Bebel dit au Parlement : " Je suis convaincu que, si l'évolution de la société actuelle se continue paisiblement, de telle façon qu'elle puisse atteindre son plus haut point de développement, il est possible que la transformation de la société actuelle en société socialiste se fasse également paisiblement et relativement vite; c'est ainsi que les Français, en 1870, devinrent républicains et se débarrassèrent de Napoléon, après qu'il eut été battu et fait prisonnier à Sedan. " Quelle autre signification peut-on donner à cette phrase que : Si tout se passe paisiblement, tout se passe paisiblement ? Nommons des hommes capables pour remplir leurs fonctions – c'est le terme employé. – Comme si c'étaient les hommes et non le système qui est défectueux. N'est-on pas forcé de respirer de l'air vicié en entrant dans une chambre dont l'atmosphère est viciée ? C'est la même chose que si l'on disait : Je suis convaincu que, si les oiseaux ne s'envolent pas, nous les attraperons; quand nous leur mettrons du sel sur la queue, nous les attraperons. Quand ... mais voilà justement ce qu'on ne fait pas. Et ces paroles sont dangereuses car elles créent chez les travailleurs l'idée qu'en effet tout peut se passer paisiblement et une fois cette idée ancrée, le caractère révolutionnaire disparaît. Frohme, député allemand, ne dit-il pas que " vernünftigerweise (raisonnablement) " il ne peut venir à l'idée de la social-démocratie allemande de " vouloir abolir l'État " ? Ne lit-on pas dans le Hamburger Echo du 15 novembre 1890 :
" Nous déclarons franchement à M. le chancelier que nous lui dénions le droit de dénoncer la social-démocratie comme un parti menaçant l'État. Nous ne combattons pas l'État, mais les institutions de l'État et de la société qui ne s'accordent pas avec la véritable conception de l'État et de la société et avec sa mission. C'est nous, les social-démocrates, qui voulons ériger l'État dans toute sa grandeur et toute sa pureté. Nous défendons cela sans équivoque depuis plus d'un quart de siècle et M. le chancelier von Caprivi devrait bien le savoir. Là seulement où règne la véritable conception de l'État, existe le véritable amour de l'État. "
Quand nous entendons parler et lisons les définitions du " véritable socialisme " de la " véritable conception de l'État ", nous pensons toujours au temps du " véritable christianisme ". Il est regrettable que, de même qu'il y a eu vingt, cent véritables christianismes qui s'excluaient et s'excommuniaient mutuellement, il existe actuellement vingt et plus de véritables socialismes. Nous aurions dû oublier depuis longtemps ces bêtises, mais, hélas ! cela n'est pas.
Non seulement l'État ne peut être conservé, mais il se montrera a peine sous sa véritable forme à l'avènement du socialisme. Non, cette action possibiliste, opportuniste, réformiste-parlementariste ne sert à rien et étouffe chez les travailleurs l'idée révolutionnaire que Marx tâcha de leur inculquer.
Comme des enfants, nous attribuons, en politique, à des personnages et à des partis corrompus ce qui, en réalité, n'est que le produit de situations générales profondes. Quelles garanties possédons-nous que ces hommes de notre parti feront mieux que leurs devanciers ? Sont-ils invulnérables ? Non. Les autres ont été corrompus et les nôtres le seront également, parce que l'homme est le produit des circonstances et subit par conséquent l'influence du milieu où il vit.
Engels a jugé si sévèrement l'action pratique dans les parlements, que nous ne pouvons comprendre comment il en arrive à ratifier la tactique du parti social-démocrate allemand. Voilà ce qu'il disait : " Une espèce de socialisme petit-bourgeois a ses représentants dans le parti social-démocratique, même en la fraction parlementaire; et d'une telle manière, que l'on reconnaît, il est vrai, comme justes les principes du socialisme moderne et le changement de tous les moyens de production en propriété collective, mais que l'on ne croit à leur réalisation possible que dans un avenir éloigné, pratiquement indéfinissable. C'est tout simplement du replâtrage social et, le cas échéant, on peut sympathiser avec la tendance réactionnaire pour le soi-disant " relèvement des classes travailleuses ".
C'est ce que nous avons toujours affirmé. L'abolition de la propriété privée devient l'enseigne que l'on montre de loin et pendant ce temps on s'occupe des revendications pratiques. Et il est triste de constater que même des hommes comme Liebknecht travaillent dans ce sens. Voici ce qu'il affirmait lors du Congrès international de Paris, en 1889 : " Les réformes pratiques, les réformes immédiatement réalisables et apportant une utilité directe, se mettent à l'avant-plan et elles en ont d'autant plus le droit qu'elles possèdent une force de recrutement pour amener de plus en plus la classe ouvrière dans le courant socialiste et frayer ainsi la route au socialisme. " C'est-à-dire les socialistes sont des agents de recrutement ! Que devient la phrase : " Wer mit Feinden parlamentelt, parlamentirt; wer parlamentirt, paktirt " [21]
De cette manière l'on descend de plus en plus la pente où entraîne cette façon d'agir et l'on arrive à formuler un programme agricole, comme celui admis au Congrès ouvrier de Marseille, en 1892, où figurent " l'abolition des droits de mutation pour les propriétés d'une valeur moindre de 5000 francs " ainsi que " la révision du cadastre, et, en attendant cette mesure générale, la révision en parcelles par les communes ". Un programme pareil a été accepté également par le parti ouvrier belge et le programme des social-démocrates suisses a les mêmes tendances. C'est ce qu'on appelle le socialisme petit-bourgeois.
L'État a toujours été l'instrument de force des oppresseurs contre les opprimés. De là provient que " la classe ouvrière ne peut prendre possession de la machine de l'État, afin de l'utiliser pour ses propres besoins ". Nous lisons dans l'avant-propos de l'adresse d'Engels de 1891 :
" D'après la conception philosophique, l'État est la " réalisation de l'idée " du royaume de Dieu sur terre, le domaine où l'éternelle vérité et l'éternelle justice se réalisent ou doivent se réaliser. Il en résulte une vénération superstitieuse pour l'État et pour tout ce qui est en rapport avec lui, qui se manifeste d'autant plus aisément qu'on s'est habitué, dès l'enfance, à la supposition que les affaires et les intérêts communs de toute la société ne peuvent être soignés autrement qu'ils l'ont été jusqu'ici, c'est-à-dire par l'État et ses employés bien rémunérés. Et l'on croit avoir fait un grand pas en avant lorsqu'on s'est affranchi de la croyance en la monarchie héréditaire et que l'on ne se réclame que de la république démocratique. En réalité l'État n'est autre chose qu'un instrument d'oppression d'une classe sur l'autre, et non moins sous la république démocratique que sous la monarchie; et en tout cas c'est un mal que, dans la lutte pour la suprématie des classes, ne pourra éviter le prolétariat triomphant, pas plus que la Commune n'a pu le faire; tout au plus en émoussera-t-on aussi vite que possible les angles les plus saillants jusqu'au moment où une génération future, élevée dans des conditions sociales nouvelles et libres, sera assez puissante pour se débarrasser du fatras de l'État. "
Engels écrit dans le même sens en plusieurs de ses livres scientifiques et nous croyons rendre service à nos lecteurs en citant ces extraits. Dans son importante brochure : Ursprung der Familie, des Privateigenthums und des Staates [22], pp. 139-140, il dit :
" L'État n'existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui existaient sans État, ignorant complètement l'État et le pouvoir de l'État. À un certain degré de développement économique, lié nécessairement à la séparation en classes de la société, l'État, par suite de cette division, devint une nécessité. Nous approchons maintenant avec rapidité d'un degré de développement dans la production où l'existence de ces classes a non seulement cessé d'être une nécessité, mais constitue un obstacle positif à la production. Ces classes disparaîtront inéluctablement de la même manière qu'elles sont nées jadis. Avec elles disparaîtra également l'État. La société organisera de nouveau la production sur les bases de l'association libre et égale des producteurs et reléguera la machine de l'État à la place qui lui convient : le musée archéologique, à côté du rouet et de la hache de bronze. "
C'est le développement de l'État dans les classes et cette manière de voir est partagée par les anarchistes. Dans son autre brochure : Dühring's Umwalzung der Wissenschaft, pp. 267-268, il dit :
" L'État était le représentant officiel de toute la société, sa personnification en un corps visible, mais seulement en tant qu'il était l'État, de la classe qui représentait elle-même, pour lui, toute la société. Lorsqu'il devient réellement le représentant de toute la société, il devient superflu. Dès qu'il n'y a plus de classes sociales à opprimer, dès que disparaissent la suprématie des classes et la lutte pour la vie, avec ses antagonismes et ses extravagances résultant de l'anarchie dominant la production, il n'y a plus rien a réprimer, rien ne réclamant des mesures d'oppression. Le premier acte posé par l'État représentant en réalité toute la société, – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, – est en même temps le dernier acte posé en sa qualité d'État. L'intrusion d'un pouvoir d'État dans les situations sociales devient superflue successivement sous tous les rapports et disparaît d'elle-même. Au lieu d'un gouvernement de personnes surgit un gouvernement d'affaires réglant la production. L'État n'est " pas aboli ", il se meurt. C'est à ce point de vue-là que doit être considéré " l'État libre populaire ", aussi bien après son droit d'agitation temporaire qu'après sa finale insuffisance scientifique, ainsi que la revendication soi-disant anarchiste affirmant qu'à un certain moment l'État sera aboli. "
Il est curieux de constater qu'Engels, qui combat les anarchistes, est lui-même anarchiste dans sa conception du rôle de l'État. Sa pensée est anarchiste, mais par les liens du passé il se trouve attaché à la social-démocratie allemande.
La nouvelle édition de quelques études, Internationales aus dem Volksstaat (1871-1875), comprend un avant-propos d'Engels dans lequel il dit que dans ces études il s'est toujours à dessein appelé communiste et quoiqu'il accepte la dénomination de social-démocrate, il la trouve hors de propos pour un parti " dont le programme économique est non seulement complètement socialiste, mais directement communiste, et dont le but politique final est la disparition de l'État, donc également de la démocratie ".
Quelle différence y a-t-il avec l'opinion de Kropotkine lorsqu'il dit dans son Étude sur la révolution :
" L'abolition de l'État, voilà la tâche qui s'impose au révolutionnaire, à celui du moins qui a l'audace de la pensée, sans laquelle on ne fait pas de révolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l'évolution de l'humanité qui nous impose à ce moment historique de nous affranchir d'une forme de groupement, rendue, peut-être, nécessaire par l'ignorance des temps passés, mais devenue hostile désormais à tout progrès ultérieur. "
Du reste on s'aperçoit à quel degré l'on veut masquer cette évolution en combattant ceux qui l'ont dénoncée. Quoique l'ancienne Internationale eût écrit dans ses statuts que " la lutte économique doit primer la lutte politique ", les soi-disant marxistes proclament qu'il faut s'emparer du pouvoir politique pour triompher dans la lutte économique. Et la Révolte avait raison lorsqu'elle écrivait à ce propos [23] :
" C'était mentir au principe de l'Internationale. C'était dire aux fondateurs de l'Internationale et surtout à Marx, qu'ils étaient des imbéciles en proclamant la prééminence de la lutte économique sur les luttes politiques. Que pouvaient gagner les meneurs bourgeois dans les luttes économiques ? Une augmentation de salaires ? Mais ils ne sont pas salariés. Une diminution des heures de travail ? Mais ils travaillent déjà chez eux, comme littérateurs ou comme fabricants ! Ils ne pouvaient profiter que de la lutte politique. Ils cherchaient à y pousser les travailleurs. Les préjugés des travailleurs aidant, ils y réussirent. " Et ailleurs : " En effet, l'idée des marxistes est d'empêcher les travailleurs de s'occuper de lutte économique. La lutte économique, c'est bon pour des rêveurs comme Marx et Bakounine. En gens pratiques, ils s'occuperont de votes. Ils feront des alliances, les uns avec les conservateurs, les autres avec Guillaume II, et ils pousseront les leurs au parlement. C'est l'article premier, le point essentiel de la bible marxiste. "
Il paraît même qu'on s'abstient de parler du rôle de l'État; il en résulte que généralement on évite l'écueil par quelques phrases générales, sans approfondir aucunement la question. Ce fut encore Kropotkine qui traita le problème au véritable point de vue dans son Étude sur la Révolution :
" Les bourgeois savaient ce qu'ils voulaient; ils y avaient pensé depuis longtemps. Pendant de longues années, ils avaient nourri un idéal de gouvernement et quand le peuple se souleva, ils le firent travailler à la réalisation de leur idéal, en lui accordant quelques concessions secondaires sur certains points, tels que l'abolition des droits féodaux ou l'égalité devant la loi. Sans s'embrouiller dans les détails, les bourgeois avaient établi, bien avant la révolution, les grandes lignes de l'avenir. Pouvons-nous en dire autant des travailleurs ? Malheureusement non. Dans tout le socialisme moderne et surtout dans sa fraction modérée, nous voyons une tendance prononcée à ne pas approfondir les principes de la société que l'on voudrait dégager de la révolution. Cela se comprend. Pour les modérés, parler révolution c'est déjà se compromettre et ils entrevoient que s'ils traçaient devant les travailleurs un simple plan de réformes, ils perdraient leurs plus ardents partisans. Aussi préfèrent-ils traiter avec mépris ceux qui parlent de société future ou cherchent à préciser l'oeuvre de la révolution. On verra cela plus tard, on choisira les meilleurs hommes et ceux-ci feront tout pour le mieux ! Voilà leur réponse. Et quant aux anarchistes, la crainte de se voir divisés sur des questions de société future et de paralyser l'élan révolutionnaire, opère dans un même sens; on préfère généralement, entre travailleurs, renvoyer à plus tard les discussions que l'on nomme (à tort, bien entendu) théoriques, et l'on oublie que peut-être dans un an ou deux on sera appelé à donner son avis sur toutes les questions de l'organisation de la société, depuis le fonctionnement des fours à pains jusqu'à celui des écoles ou de la défense du territoire – et que l'on n'aura même pas devant soi les modèles de l'antiquité dont s'inspiraient les révolutionnaires bourgeois du siècle passé. "
Il est vrai que c'est peine inutile de chercher à greffer des idées de liberté et de justice sur des coutumes surannées, décrépites. Vouloir élever un monument sur des fondations pourries n'est certes pas oeuvre d'un bon architecte. Herbert Spencer, à ce point de vue dit avec raison : " Les briques d'une maison ne peuvent être utilisées d'une manière quelconque qu'après la démolition de cette maison. Si les briques sont jointes avec du mortier, il est très difficile de détruire leur assemblage. Et si le mortier est séculaire, la destruction de la masse compacte présentera de si grandes difficultés qu'une reconstruction avec des matériaux neufs sera plus économique qu'avec les vieux. "
Beaucoup ne saisissent pas la corrélation existant entre le pouvoir et la propriété. Ce sont là les deux colonnes fondamentales d'un même bâtiment, la société actuelle, or celui qui veut renverser l'une et laisser l'autre debout, ne fait que de la demi-besogne. En fait on n'a jamais osé se heurter à la machine de l'État; on la reprit simplement sans comprendre que l'on introduisait dans ses propres remparts le cheval de Troie. Moritz Rittinghausen, dont l'ouvrage, La Législation directe par le Peuple, mérite d'être lu, mit le doigt sur la plaie lorsqu'il écrivit :
" Si vous vous trompez dans les moyens d'application, dans la question gouvernementale, votre révolution sera bientôt la proie des partis du passé, eussiez-vous les idées les plus saines, les plus justes en science sociale. Mieux vaudrait, nous n'hésitons pas à le dire, mieux vaudrait bien comprendre la nature, l'essence du gouvernement démocratique, sans se soucier beaucoup des réformes que ce gouvernement doit, du reste, nécessairement amener. "
Ici s'applique cette vérité du Nouveau Testament : " Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres; sinon les outres crèvent, le vin s'écoule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves pour conserver les deux ensemble. " L'oubli de ce principe fondamental a amené déjà beaucoup de maux dans le monde, car toujours on a voulu ciseler la nouvelle révolution sur le modèle de vieilles devancières :
" Quand nous jetons un coup d'oeil sur la masse des révolutionnaires, marxistes, possibilistes, blanquistes et même bourgeois – car tous se retrouveront dans la révolution qui germe en ce moment; quand nous voyons que les mêmes partis (qui répondent, chacun à certaines manières de penser, et non à des querelles personnelles, ainsi qu'on l'affirme quelquefois) se retrouvent dans chaque nation, sous d'autres noms, mais avec les mêmes traits distinctifs; et quand nous analysons leurs fonds d'idées, leurs buts et leurs procédés – nous constatons avec effroi que tous ont le regard tourné vers le passé; qu'aucun n'ose envisager l'avenir et que chacun de ces partis n'a qu'une idée : faire revivre Louis Blanc ou Blanqui, Robespierre ou Marat, plus puissants comme force de gouvernement, mais tout aussi impuissants d'accoucher d'une seule idée capable de révolutionner le monde. "
L'on doit bien se convaincre que toutes les révolutions n'ont servi qu'à fortifier et accroître la suprématie et la puissance de la bourgeoisie. Aussi longtemps que l'État, basé sur la loi, existe et développe de plus en plus ses fonctions, aussi longtemps que l'on continuera à travailler dans cette voie, aussi longtemps nous serons esclaves. Si, dans la révolution prochaine, le peuple ne se rend pas compte de sa mission, qui consiste à abolir l'État avec tous ses codes et à empêcher surtout son enracinement dans la société socialiste, tout le sang qui sera versé le sera inutilement et tous les sacrifices de la masse – car c'est elle qui fit toujours les plus grands sacrifices, quoiqu'on n'en parle jamais – ne serviront qu'à élever quelques ambitieux qui ne recherchent que l'application de l'” Ôte-toi de là que je m'y mette ". Nous n'avons cure d'un changement de personnalités; nous voulons le changement complet de l'organisation sociale que nous subissons. De plus en plus sera prouvée la vérité que " l'avenir n'appartient plus au gouvernement des hommes, mais au gouvernement des affaires " (Aug. Comte). Il est indubitable que la décision sur le meilleur système dépendra de la demande : Quel système permet le plus d'expansion de liberté et de spontanéité ? Car si la liberté de vivre à sa guise doit être sacrifiée, une des plus grandes caractéristiques de la nature humaine, l'individualité, disparaîtra.
A ce point de vue tous pourraient marcher d'accord, Engels aussi bien que les anarchistes, si l'on ne se laissait arrêter par des mots. Mais, ce qui s'allie se réunira quand même malgré les séparations et quant à ce qui est opposé, on parvient parfois à l'accorder artificiellement et pour quelque temps, mais cela finit toujours par se désagréger. C'est ce qui nous console et nous fait espérer malgré toutes les controverses et divisions qui s'élèvent entre des personnes qui, en somme, devraient s'entendre.
Considérons encore la question de savoir si des socialistes révolutionnaires et des anarchistes communistes peuvent marcher ensemble. Nous nous en tenons aux termes employés habituellement, quoique nous estimions que communisme et anarchisme sont des conceptions qui s'excluent l'une l'autre. Kropotkine, au contraire, dit dans son beau livre La Conquête du pain, p. 31, que " l'anarchie mène au communisme et le communisme à l'anarchie, l'un et l'autre n'étant que l'expression de la tendance prédominante des sociétés modernes à la recherche de l'égalité ". Il m'a été impossible d'établir l'argumentation nécessaire. Qu'il appelle " le communisme anarchiste le communisme sans gouvernement, celui des hommes libres ", et considère ceci comme " la synthèse des deux buts poursuivis par l'humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique ", on y trouvera facilement à redire, mais une explication plus complète aurait été désirable.
Les anarchistes proprement dits sont de purs individualistes, qui acceptent même la propriété privée et n'excluent ni la production individuelle ni l'échange. De là provient que des hommes comme Benjamin Tucker [24] et d'autres ne considèrent pas Kropotkine et Most comme anarchistes. Pour cette raison nous ferons peut-être mieux de parler dorénavant de communistes révolutionnaires. Ni les socialistes révolutionnaires ni les anarchistes communistes n'y trouveront à redire.
Sur cette question nous ferons de nouveau une enquête, guidé par des hommes qu'apprécient leurs co-religionnaires.
Existe-t-il une divergence de principes entre le socialisme et l'anarchie ?
Le parti social-démocratique allemand, à la réunion de Saint-Gall, vota la résolution suivante :
" La réunion du parti déclare que la théorie anarchiste de la société, en tant qu'elle poursuit l'autonomie absolue de l'individu, est anti-socialiste; qu'elle n'est autre chose qu'une forme partielle des principes du libéralisme bourgeois, quoiqu'elle parte des points de vue socialistes dans sa critique de l'ordre social existant. Elle est surtout incompatible avec la revendication socialiste de la socialisation des moyens de production et du règlement social de la production, et finit dans une contradiction insoluble, à moins que la production ne soit reportée à la petite échelle de la main-d'oeuvre.
" La religion anarchiste et la recommandation exclusive de la politique de violence se basent sur une conception erronée du rôle joué pas la violence dans l'histoire des peuples.
" La violence est aussi bien un facteur réactionnaire qu'un facteur révolutionnaire, plus réactionnaire même que révolutionnaire. La tactique de la violence individuelle n'atteint pas le but et est nuisible et condamnable en tant qu'elle offense les sentiments de justice de la masse !
" Nous rendons les persécuteurs responsables des actes de violence commis individuellement par des personnes poursuivies d'une manière excessive, et nous interprétons le penchant vers ces actes comme un phénomène ayant existé de tout temps en de pareilles situations et que des mouchards payés par la police emploient actuellement contre la classe ouvrière au profit de la réaction. "
Liebknecht, qui prit la parole comme référendaire, distingua trois sortes d'anarchistes : 1° des agents provocateurs; 2° des criminels de droit commun qui entourent leur crime d'un voile anarchiste; 3° les soi-disant défenseurs de la propagande par le fait qui veulent amener ou faire une révolution par des actes individuels.
Après avoir démontré la nécessité d'agiter, d'organiser et d'étudier – gradation qui s'éteint comme une chandelle, comme s'il était possible d'agiter et d'organiser sans études préalables, c'est-à-dire sans savoir pourquoi l'on agite et organise, la série des termes exige : et se révolutionnariser, mais le Liebknecht d'aujourd'hui a craint pour ce mot – il exprime de la manière suivante la différence entre socialisme et anarchie :
" Le socialisme concentre les forces, l'anarchie les sépare et est par conséquent politiquement et économiquement impuissante; elle ne s'accorde pas plus de l'action révolutionnaire que de la grande production moderne. "
Et il trouve que l'anarchisme est et restera antirévolutionnaire.
Nous croyons la question résolue inexactement ainsi. Dans une démonstration scientifique on n'avance guère d'un pas vers la solution avec de grandes phrases. Qu'on pose d'abord la question : Un anarchiste est-il socialiste, oui ou non ? Et ceci, d'après nous, ne se demande même pas. Quel est, en somme, le noyau, la quintessence du socialisme ? La reconnaissance ou la non-reconnaissance de la propriété privée.
Il y a peu de temps parut le premier numéro d'une publication faite pour la propagande socialiste-anarchiste-révolutionnaire, intitulée : Nécessité et bases d'une entente, par Merlino; l'auteur y dit : " Nous sommes avant tout socialistes, c'est-à-dire que nous voulons détruire la cause de toutes les iniquités, de toutes les exploitations, de toutes les misères et de tous les crimes : la propriété individuelle. "
C'est-à-dire que, anarchistes et socialistes, ont le même ennemi : la propriété privée. De même Adolphe Fischer, un de ceux qui furent pendus à Chicago, déclara catégoriquement :
" Beaucoup voudraient savoir évidemment quelle est la corrélation entre anarchisme et socialisme et si ces deux doctrines ont quelque chose de commun. Plusieurs croient qu'un anarchiste ne peut être socialiste, ni un socialiste être anarchiste et réciproquement. C'est inexact. La philosophie du socialisme est une philosophie générale et comprend plusieurs doctrines subordonnées distinctes. À titre d'explication, nous voulons citer le terme " christianisme ". Il existe des catholiques, des luthériens, des méthodistes, des anabaptistes, des membres d'Églises indépendantes et diverses autres sectes religieuses et tous s'intitulent : chrétiens. Quoique tout catholique soit chrétien, il serait inexact de dire que tout chrétien croit au catholicisme. Webster précise le socialisme comme suit : " Un règlement plus ordonné, plus juste et plus harmonieux des affaires sociales. " C'est le but de l'anarchisme; l'anarchisme cherche une meilleure forme pour la société. Donc, tout anarchiste est socialiste, mais tout socialiste n'est pas nécessairement un anarchiste. Les anarchistes, à leur tour, sont divisés en deux fractions : les anarchistes communistes et les anarchistes s'inspirant des idées de Proudhon. L'Association ouvrière internationale est l'organisation représentant les anarchistes communistes. Politiquement nous sommes des anarchistes et économiquement des communistes ou socialistes. En fait d'organisation politique, les communistes anarchistes demandent l'abolition du pouvoir politique; nous dénions à une seule classe ou à un seul individu le droit de régner sur une autre classe ou sur un seul individu. Nous pensons qu'il ne peut y avoir de liberté aussi longtemps qu'un homme se trouve sous la domination d'un autre, aussi longtemps que quelqu'un peut soumettre son semblable, sous quelque forme que ce soit, et aussi longtemps que les moyens d'existence sont monopolisés par certaines classes ou certains individus. Quant à l'organisation économique de la société, nous sommes partisans de la forme communiste ou méthode coopérative de production. "
Nous pourrions citer encore beaucoup d'auteurs qui tous parlent dans le même sens. Il existe donc un point de départ commun pour les socialistes et les anarchistes.
En second lieu, Merlino voudrait une organisation de la production : " Le principe fondamental de l'organisation de la production que chaque individu doit travailler, doit se rendre utile à ses semblables, à moins qu'il ne soit malade ou incapable ... ce principe que tout homme doit se rendre utile par le travail à la société, n'a pas besoin d'être codifié : il doit entrer dans les moeurs, inspirer l'opinion publique, devenir pour ainsi dire une partie de la nature humaine. Ce sera la pierre sur laquelle sera édifiée la nouvelle société. Un arrangement quelconque fondé sur ce principe ne produira pas d'injustices graves et durables, tandis que la violation de ce principe ramènerait infailliblement et en peu de temps l'humanité au régime actuel. "
Conséquemment, nous sommes d'accord sur l'abolition de la Propriété Privée et l'organisation de la Production.
Voici le troisième point : Merlino part de l'idée que " l'expropriation de la bourgeoisie ne peut se faire que par la violence, par voies de fait. Les ouvriers révoltés n'ont à demander à personne la permission de s'emparer des usines, des ateliers, des magasins, des maisons et de s'y installer. Seulement ce n'est là, à peine, qu'un commencement de la prise de possession, un préliminaire : si chaque groupe d'ouvriers s'étant emparé d'une partie du capital ou de la richesse, voulait en demeurer maître absolu à l'exclusion des autres, si un groupe voulait vivre de la richesse accaparée et se refusait à travailler et s'entendre avec les autres pour l'organisation du travail, on aurait sous d'autres noms et au bénéfice d'autres personnes, la continuation du régime actuel. La prise de possession primitive ne peut donc qu'être provisoire : la richesse ne sera mise réellement en commun que quand tout le monde se mettra à travailler, quand la production aura été organisée dans l'intérêt commun. "
Les socialistes furent toujours d'accord sur ce point, mais depuis que le microbe parlementaire a exercé ses ravages parmi les socialistes, il n'en est plus ainsi.
A Erfurt, Liebknecht appela " la violence un facteur réactionnaire ". Comment est-il possible, lorsque Marx, son maître, par lequel il jure, dit si clairement dans son Capital : " La violence est l'accoucheuse de toute vieille société enceinte d'une nouvelle. La violence est un facteur économique ! " Il écrit, en outre, dans les Deutsch-französischen Jahrbücher, " L'arme de la critique ne peut remplacer la critique des armes; la violence matérielle ne peut être abolie que par la violence matérielle; la théorie elle-même devient violence matérielle dès qu'elle conquiert la masse. " Et si cela n'est pas encore assez explicite, que dire de cette citation de Marx dans la Neue Rheinische Zeitung : " Il n'y a qu'un seul moyen de diminuer, de simplifier, de concentrer les souffrances mortellement criminelles de la société actuelle, les sanglantes souffrances de gestation de la société nouvelle, c'est le terrorisme révolutionnaire ".
Engels ajoute dans The Condition of the working class in England : " La seule solution possible est une révolution violente qui ne peut plus tarder d'arriver. Il est trop tard pour espérer encore une solution paisible. Les classes sont plus antagonistes que jamais, l'esprit de révolte pénètre l'âme des travailleurs, l'amertume s'accentue; les escarmouches se concentrent en des combats plus importants, et bientôt une petite poussée suffira pour mettre tout en mouvement : alors retentira dans le pays le cri : Guerre aux palais, paix aux chaumières ! Et les riches arriveront trop tard pour arrêter le courant. "
Marx et Engels reconnaissent donc la violence comme facteur révolutionnaire, et nous avons vu que Liebknecht l'appelle un facteur réactionnaire. N'est-il pas en complète opposition avec les deux premiers ?
Alors, ce Marx était un charlatan, un hâbleur révolutionnaire, un Maulheld pour employer un qualificatif en honneur parmi les militants allemands. Il déclare carrément et sans ambages que la violence est un facteur révolutionnaire, et nulle part nous ne lisons qu'il se soit élevé au point de vue supérieur de quelques socialistes modernes, qui qualifient la violence de facteur réactionnaire.
Aucun révolutionnaire ne considérera la violence comme révolutionnaire sous toutes les formes et dans toutes les circonstances. En ce cas, toute émeute, toute résistance à la police devraient être considérées comme telle. Mais il est excessivement singulier de traiter d'actes réactionnaires la prise de la Bastille et la lutte des travailleurs sur les barricades en 1848 et 1871.
Est-ce que, par hasard, un discours au Parlement constitue un acte révolutionnaire ? C'est possible, comme tout paraît possible aujourd'hui; on parle déjà de révolutionnaires parlementaires; oui, l'on considère les socialistes parlementaires comme les révolutionnaires par excellence. Il y a certains socialistes qui, pour certains faits, témoignent leur reconnaissance à la Couronne; il y en a même, comme Liebknecht et ses codéputés au Landtag saxon, qui jurent fidélité au roi, à la maison royale et à la patrie; sommé de s'expliquer, Liebknecht répondit : " Quant à l'assertion du commissaire du gouvernement par rapport au serment, je suis étonné que le président n'ait pas pris la défense de mon parti; il est reconnu que nous avons une autre conception de la religion, mais cela ne nous exonère pas de l'engagement en prêtant serment. Dans mon parti on respecte la parole donnée, et, comme les socialistes démocrates ont tenu parole, ils sauront tenir leur serment. " Conséquemment, ils ont juré fidélité au roi et à sa maison : ce sont des socialistes royalistes. Il y en a en Hollande qui se trouvent sous le haut patronage du ministre, parce qu'ils appartiennent à la fraction distinguée, comme Bebel et Vollmar, qui poursuit un autre état de choses au moyen de la légalité.
Mais croient-ils donc réellement que la société bourgeoise actuelle aurait pu naître de la société féodale sans chasser les paysans de leurs terres, sans les lois sanglantes contre les expropriés, sans l'abolition violente des anciennes conceptions de la propriété, et pensent-ils que de la société actuelle la société socialiste naîtra sans révolutions violentes ? Il est impossible d'être naïf à ce point-là, et pourtant ils font croire au grand public des inepties pareilles. Liebknecht a dit au Reichstag qu'il " est possible de résoudre la question sociale par le moyen des réformes ". Eh bien, le croit-il, oui ou non ? Si oui, il a renié complètement le Liebknecht de jadis, qui enseigna absolument le contraire. Si non, il en fait accroire au peuple et mène les gens par le bout du nez. Il n'y a pas de milieu.
Mais à quoi sert l'organisation des travailleurs, si ce n'est à en faire une puissance à opposer à la puissance des possesseurs ? Est-ce que cette organisation est également un facteur réactionnaire ? Si nous étions convaincus d'être assez forts, croyez-vous que nous supporterions un jour de plus notre état d'esclavage, de pauvreté et de misère ?
Ce serait un crime de le faire.
La conviction de notre faiblesse, par manque d'organisation, est la seule raison pour laquelle nous subissons l'état de choses actuel.
Les gouvernements le savent mieux que nous. Pourquoi chercheraient-ils toujours à renforcer leur puissance ?
Les partis antagonistes s'organisent et chacun tâche de pousser les autres à une action prématurée afin d'en profiter.
Tout dépend en outre de la conception de l'État. Liebknecht et ses co-antirévolutionnaires prennent une autre voie que Marx. Tandis que celui-ci écrivait : " L'État est impuissant pour abolir le paupérisme. Pour autant que les États se sont occupés du paupérisme, ils se sont arrêtés aux règlements de police, à la bienfaisance, etc. L'État ne peut faire autrement. Pour abolir véritablement la misère, l'État doit s'abolir lui-même, car l'origine du mal gît dans l'existence même de l'État, et non, comme le croient beaucoup de radicaux et de révolutionnaires, dans une formule d'État définie, qu'ils proposent à la place de l'État existant. L'existence de l'État et l'esclavage antiques n'étaient pas plus profondément liés que l'État et la société usurière modernes ", Liebknecht croit qu'il y a nécessité que l'on prenne soin du pauvre, du petit, aussi longtemps qu'il vit et, à ce propos, il prononça au Parlement les paroles suivantes, qui forment un contraste frappant avec les idées de Marx : " Nous pensons que c'est un signe de peu de civilisation que cette grande opposition entre riches et pauvres. Nous pensons que la marche ascendante de la civilisation fera disparaître peu à peu cette opposition, et nous croyons que l'État, duquel nous avons la plus haute conception quant au but qu'il doit atteindre, a la mission civilisatrice d'abolir la distance entre pauvres et riches, et parce que nous attribuons cette mission à l'État, nous acceptons, en principe, le projet de loi présenté. "
Donc, tandis que l'un croit que l'État doit d'abord être aboli, avant de pouvoir faire disparaître l'antagonisme entre riches et pauvres, l'autre est d'avis que l'État a pour mission d'abolir cet antagonisme. Ces deux déclarations sont en complète opposition, ainsi que la suivante :
" Seulement par une législation, non pas chrétienne mais vraiment humaine, civilisatrice, imbue de l'esprit socialiste, réglant les rapports du travail et des travailleurs, s'occupant sérieusement et énergiquement de la solution de la question ouvrière et donnant à l'État son véritable emploi, vous pourrez écarter le danger d'une révolution... En un mot, vous n'éviterez la révolution qu'en prenant le chemin des réformes, des réformes efficaces. Si vous votez la loi avec les amendements que nous y avons proposés, pour en corriger les défauts, vous aurez fait un grand pas dans la voie réformatrice. Par là vous ne saperez pas le socialisme dans ses bases, mais vous lui aurez rendu service, car cette loi est un témoignage en faveur de la vérité de l'idée socialiste. "
Le Dr Muller, après avoir cité ces déclarations, dit avec raison : " Un replâtrage genre socialisme d'État est donc un témoignage en faveur de la vérité de l'idée socialiste ! "
Voilà où l'on en est déjà arrivé ... et l'on entendra bien des choses plus étonnantes. Sans le mouvement des soi-disant " Jeunes ", le parti social-démocratique allemand serait embourbé encore plus profondément dans la vase.
Que l'on craigne l'accroissement du parlementarisme qui subordonne la lutte économique à la lutte politique, cela ressort clairement des questions portées à l'ordre du jour du Congrès international de Zurich. Le parti social-démocratique suisse disait dans sa proposition que " le parlementarisme, là où son pouvoir est illimité, conduit à la corruption et à la duperie du peuple ". Les Américains affirmaient qu'il fallait veiller à ce que le parti social-démocratique conservât fidèlement son caractère révolutionnaire et qu'on ne doit pas imiter le système moderne des détenteurs du pouvoir.
On s'aperçoit clairement que le parlementarisme n'offre pas les garanties suffisantes pour conserver au socialisme son caractère révolutionnaire. Chaque fois que la social-démocratie sera sur le point de sombrer sur les récifs du parlementarisme, les anarchistes-communistes pousseront un cri d'alarme. Et cela nous viendra à propos.
Nous croyons qu'anarchistes et socialistes révolutionnaires peuvent accepter sans arrière-pensée la formule suivante à laquelle les anarchistes, réunis à Zurich, ont déclaré n'y trouver rien à redire :
" Tous ceux qui reconnaissent que la propriété privée est l'origine de tous les maux et croient que l'affranchissement de la classe ouvrière n'est possible que par l'abolition de la propriété privée;
" Tous ceux qui reconnaissent qu'une organisation de la production doit avoir pour point de départ l'obligation de travailler pour avoir un droit de quote-part aux produits résultant du travail en commun;
" Tous ceux qui acceptent que l'expropriation de la bourgeoisie doit être poursuivie par tous les moyens possibles, soit légaux, soit illégaux, soit paisibles, soit violents;
" Peuvent coopérer au renversement de la société moderne et à la création d'une nouvelle. "
Au lieu d'être des antithèses incompatibles, le socialisme révolutionnaire et l'anarchisme peuvent donc coopérer. Nous sommes d'accord avec Teistler lorsqu'il écrit dans sa brochure : Le Parlementarisme et la classe ouvrière (n° 1 de la bibliothèque socialiste de Berlin) :
" La classe ouvrière n'obtiendra jamais rien par la voie politico-parlementaire. Étant une couche sociale opprimée, elle n'exercera aucune influence tant que la domination de classes existera. Et le prolétariat possédera depuis longtemps la suprématie économique quand sera brisée la force politique de la bourgeoisie. Inutile donc de compter qu'il influence la législation. D'ailleurs, la puissance politique ne saurait jamais atteindre le but économique poursuivi par les travailleurs. Car voici comment les choses se passeront en réalité : Dès que le prolétariat aura aboli la forme de production, l'échafaudage politique de l'État de classes s'effondrera. Mais l'organisation politique entière ne peut être modifiée par une action politique. Comment, par exemple, par voie parlementaire, écarter ou rendre sans effet la loi des salaires ? La supposition même est absurde ! La législation économique entière n'est que la sanction, la codification de situations existantes et de choses exercées pratiquement. Seulement quand ils auront déjà acquis un résultat pratique ou quand ce sera dans l'intérêt des classes dominantes, les travailleurs obtiendront quelque chose par la voie parlementaire. En tous cas, le mouvement social constitue la force motrice. C'est pourquoi il est inexcusable de vouloir pousser les travailleurs, du terrain économique sur le terrain purement politique ".
Les socialistes révolutionnaires, avec les anarchistes-communistes si possible, doivent diriger la lutte des classes, organiser les masses et utiliser les grèves comme leur moyen de pouvoir politique, au lieu d'user leurs forces dans la lutte politique. Laissons la politique aux politiciens.
Aussi longtemps qu'existera la puissance du capital, aussi longtemps également le parlementarisme sera un moyen employé par les possesseurs contre les non-possesseurs. Et le capitalisme se montre jusque dans le parti social-démocratique. Nous pourrions en donner nombre d'exemples. Nous pourrions citer la coopérative modèle des socialistes gantois, où règne la tyrannie et où la liberté de la critique est étouffée, oui, punie de la privation de travail ! Et la même crainte qui empêche les ouvriers d'une fabrique, menacés de perdre leur gagne-pain, de témoigner la vérité contre leur patron, ou qui fait même signer une pièce dans laquelle, à l'encontre de la vérité, ils protestent contre une attaque envers le fabricant, cette même crainte empêche là-bas les socialistes de confirmer la vérité que je proclame, moi, parce que je suis indépendant.
Regardez les pays de suffrage universel comme l'Allemagne et la France. Le sort de l'ouvrier y est-il meilleur ? Voyez les États-Unis; les élections y sont la plus grande source de corruption sous la toute-puissance du capitalisme. Un de ces chefs électoraux qui, par la masse d'argent qu'il recevait, a fait élire les deux derniers présidents, Harrison et le respectable (?) Cleveland, fut dénoncé dernièrement et condamné à quelques années de prison. En fait, les États-Unis sont gouvernés par ces tripoteurs à la solde des banquiers et ce sont ceux-là qui indiquent la politique à suivre.
Et nous ne pourrions condamner le pauvre diable qui préfère accepter quelques francs pour son vote plutôt que de souffrir la faim avec femme et enfants. C'est la chose la plus naturelle du monde. Qu'un autre lui donne un peu plus, il deviendra clérical, libéral ou socialiste convaincu. Il est poussé par la faim et dans ce cas nous n'avons pas le courage de le condamner.
A ce sujet, la remarque de Henry George est très juste : " Le millionnaire soutient toujours le parti au pouvoir, quelque corrompu qu'il soit. Il ne s'efforce jamais de créer des réformes, car instinctivement il craint les changements. Jamais il ne combat de mauvais gouvernements. S'il est menacé par ceux qui possèdent le pouvoir politique, il ne se remue pas, il ne fait pas d'appel au peuple, mais il corrompt cette force par l'argent. En réalité, la politique est devenue une affaire commerciale et pas autre chose. N'est-il pas vrai " qu'une société, composée de gens excessivement riches et de gens excessivement pauvres, devient une proie facile pour ceux qui cherchent à s'emparer du pouvoir " ?
Eh bien, si cela est vrai, nous sommes convaincus que la lutte politique ne nous aide pas, ne saurait nous aider. Car, pendant ce temps, l'évolution économique va à la dérive. Une forme démocratique et un mauvais gouvernement peuvent marcher de pair. La base de tout problème politique est la question sociale et ceux qui tendent à s'emparer du pouvoir politique n'attaquent pas le mal à sa source vitale.
Nous devons bien voter et si le parlementarisme n'a rien produit jusqu'ici, c'est parce que nous avons voté mal. Tachez d'avoir des hommes capables de remplir leur mission, crient les charlatans politiques. – Parfaitement, répétons-nous, attrapons les oiseaux en leur mettant du sel sur la queue.
Les collectivistes ont lieu d'être satisfaits de la marche des événements. Émile Vandervelde dit dans sa brochure précitée : " A ne considérer que l'état pécuniaire, la force motrice des deux systèmes serait sensiblement équivalente. Mais il faut tenir compte, en faveur de la solution collectiviste, d'un facteur moral dont l'influence ira toujours grandissant : au lieu d'être les subordonnés d'une société anonyme, ceux qui dirigent actuellement l'armée industrielle deviendraient des hommes publics, investis par les travailleurs eux-mêmes d'un mandat de confiance. "
Mais il oublie d'ajouter que, d'après sa conception, les ouvriers seront tous " les subordonnés d'une grande société anonyme ", l'État notamment, c'est-à-dire qu'il n'y aura pas beaucoup de progrès. Tâchons de ne pas avoir un changement de tyrannie au lieu de son abolition, et par le collectivisme on n'arrivera qu'à transformer le patronat et non à le supprimer. Un État pareil sera infiniment plus tyrannique que l'État actuel.
Platon, dans sa République, fait la réflexion suivante :
" Pour cette raison les bons refusent de gouverner pour l'argent ou l'honneur; car ils ne veulent pas avoir la réputation d'être des mercenaires ou des voleurs, en acceptant publiquement ou en s'appropriant secrètement de l'argent; ils ne tiennent pas non plus aux honneurs. Par la force et les amendes on doit les contraindre à accepter le pouvoir et on trouve scandaleuse la conduite de celui qui recherche une position gouvernementale et n'attend pas jusqu'à ce qu'il soit forcé de l'accepter. Actuellement la plus grande pénitence pour ceux qui ne veulent pas gouverner eux-mêmes, est qu'ils deviennent les subordonnés de moins bons qu'eux, et c'est pour éviter cela, je crois, que les bons prennent le gouvernement en mains. Mais alors ils ne l'acceptent pas comme une chose qui leur fera beaucoup de plaisir, mais comme une chose inévitable qu'ils ne peuvent laisser à d'autres. Pour cette raison je pense que si jamais il devait exister un État exclusivement composé d'hommes bons, on chercherait autant à ne pas gouverner qu'on cherche actuellement à gouverner; et qu'il serait prouvé que le véritable gouvernement ne recherche pas son propre intérêt mais celui de ses subordonnés et que, par conséquent, tout homme sensé préfère se trouver sous la direction des autres que de se charger lui-même du pouvoir. "
Ce qui prouve que Platon avait aussi des tendances anarchistes.
Actuellement, on dit souvent : Quoi qu'il arrive, nous devrons quand même franchir l'étape de l'État socialiste des social-démocrates, pour arriver à une société meilleure. Nous ne disons pas non. Mais si cela devrait être vrai, nous aurions encore beaucoup et longtemps à batailler. Si les symptômes actuels ne nous induisent pas en erreur, nous voyons déjà la petite bourgeoisie, alliée à l'aristocratie des travailleurs, se préparer à reprendre le pouvoir des mains de ceux qui gouvernent aujourd'hui. Ce sera la dictature du quatrième État derrière lequel s'en est déjà formé un cinquième. Et n'allez pas croire que ce cinquième État sera plus heureux sous la domination du quatrième que celui-ci ne l'est sous la domination du troisième. A en juger par quelques faits récents, nous pouvons avoir à ce sujet des appréhensions parfaitement justifiées. Que reste-t-il de la liberté de penser dans le parti officiel social-démocrate allemand ? La discipline du parti est devenue une tyrannie et malheur à celui qui s'oppose à la direction du parti : sans pitié il est exécuté. Quelle liberté y a-t-il dans les coopératives tant prônées de la Belgique ? Nous pourrions citer des faits prouvant qu'une telle liberté est un despotisme pire que celui exercé aujourd'hui [25]. En tout cas, le cinquième État aura la même lutte à soutenir et il faudra un effort énorme pour l'affranchir de la domination du quatrième État. Et s'il se produit encore une domination du cinquième État au détriment du sixième, etc., combien longues seront alors les souffrances du prolétariat ? Une fois un État social-démocratique constitué, il ne sera pas facile de l'abolir et il est bien possible qu'il soit moins difficile de l'empêcher de se développer à sa naissance que de l'anéantir lorsqu'il sera constitué. On ne peut supposer que le peuple, après avoir épuisé ses forces dans la lutte homérique contre la bourgeoisie, sera immédiatement prêt à lutter contre l'État bureaucratique des social-démocrates. Si nous arrivons jamais à cet État-là nous serons pendant longtemps accablés par ses bénédictions. De la révolution chrétienne au commencement de notre ère – qui était d'abord également à tendance communiste – nous sommes tombés aux mains du despotisme clérical et féodal et nous le subissons actuellement à peu près depuis vingt siècles.
Si cela peut être évité, employons-y nos efforts. Liebknecht croyait à Berlin que le socialisme d'État et la social-démocratie n'avaient plus que la dernière bataille à livrer : " Plus le capitalisme marche à sa ruine, s'émiette et se dissout, plus la société bourgeoise s'aperçoit que finalement elle ne peut se défendre contre les attaques des idées socialistes, et d'autant plus nous approchons de l'instant où le socialisme d'État sera proclamé sérieusement; et la dernière bataille que la social-démocratie aura à livrer se fera sous la devise : " Ici, la social-démocratie, là, le socialisme d'État. " La première partie est vraie, la seconde pas. Il est évident qu'alors les social-démocrates auront été tellement absorbés par les socialistes d'État, qu'ils feront cause commune. N'oublions pas que, d'après toute apparence, la révolution ne se fera pas par les social-démocrates, qui pour la plupart se sont dépouillés, excepté en paroles, de leur caractère révolutionnaire; mais par la masse qui, devenue impatiente, commencera la révolution à l'encontre de la volonté des meneurs. Et quand cette masse aura risqué sa vie, la révolution aboutissant, les social-démocrates surgiront tout à coup pour s'approprier, sans coup férir, les honneurs de la révolution et tâcher de s'en emparer.
Actuellement les socialistes révolutionnaires ne sont pas tout à fait impuissants; ils peuvent aboutir aussi bien à la dictature qu'à la liberté. Ils doivent donc tâcher qu'après la lutte la masse ne soit renvoyée avec des remerciements pour services rendus, qu'elle ne soit pas désarmée; car celui qui possède la force prime le droit. Ils doivent empêcher que d'autres apparaissent et s'organisent comme comité central ou comme gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et ne pas se montrer eux-mêmes comme tels. Le peuple doit s'occuper lui-même de ses affaires et défendre ses intérêts, s'il ne veut de nouveau être dupé. Le peuple doit éviter que des déclarations ronflantes, des droits de l'homme se fassent sur le papier, que la socialisation des moyens de production soit décrétée et que ne surgissent en réalité au pouvoir de nouveaux gouvernants, élus sous l'influence néfaste des tripotages électoraux – qui ne sont pas exclus sous le régime du suffrage universel – et sous l'apparence d'une fausse démocratie. Nous en avons assez des réformes sur le papier : il est temps que l'ère arrive des véritables réformes. Et cela ne se fera que lorsque le peuple possédera réellement le pouvoir. Qu'on ne joue pas, non plus, sur les mots " évolution " et " révolution " comme si c'étaient des antithèses. Tous deux ont la même signification; leur unique différence consiste dans la date de leur apparition. Deville, que personne ne soupçonnera d'anarchisme, mais qui est connu et reconnu comme social-démocrate et possède une certaine influence, Deville le déclare avec nous. A preuve son article : " Socialisme, Révolution, Internationalisme " (livraison de décembre de la revue L'Ère nouvelle), dans lequel il écrit : " Évolution et révolution ne se contredisent pas, au contraire : elles se succèdent en se complétant, la seconde est la conclusion de la première, la révolution n'est que la crise caractéristique qui termine effectivement une période évolutive. " Après il cite un exemple que j'ai moi-même rappelé déjà souvent : " Voyez ce qui se passe pour le poussin. Après avoir régulièrement évolué à l'intérieur de la coquille, la petite bête ignore que l'évolution a été décrétée exclusive de toute violence : au lieu d'employer ses loisirs à user tout doucement sa coquille, elle ne fait ni une ni deux et la brise sans façon. Eh bien ! le socialisme, le cas échéant, imitera le poussin : si les événements le lui commandent, il brisera la légalité dans laquelle il se développe et dans laquelle il n'a, pour l'instant, qu'à poursuivre son développement régulier. Ce qui constitue essentiellement une révolution, c'est la rupture de la légalité en vigueur : c'est là la seule condition nécessaire pour la constituer, tout le reste n'est qu'éventuel. "
En effet, la révolution n'est autre chose que la phase finale inévitable de toute évolution, mais il n'y a pas d'antithèse entre ces deux termes, comme on le proclame souvent. Qu'on ne l'oublie pas, pour éviter toute confusion. Une révolution est une transition vive, facilement perceptible, d'un état à un autre; une évolution, une transition beaucoup plus lente et partant moins perceptible.
Résumons-nous et arrivons à établir cette conclusion que le Socialisme est en danger par suite de la tendance de la grande majorité. Et ce danger est l'influence du capitalisme sur le parti social-démocrate. En effet, le caractère moins révolutionnaire du parti dans plusieurs pays provient de la circonstance qu'un nombre beaucoup plus grand d'adhérents du parti ont quelque chose à perdre si un changement violent de la société venait à se produire. Voilà pourquoi la social-démocratie se montre de plus en plus modérée, sage, pratique, diplomatique (d'après elle plus rusée), jusqu'à ce qu'elle s'anémie à force de ruse et devienne tellement pâle qu'elle ne se reconnaîtra plus. La social-démocratie obtiendra encore beaucoup de voix, quoique l'augmentation ne se fasse pas aussi vite que le rêvent Engels et Bebel, – comparez à ce sujet les dernières et les avant-dernières élections en Allemagne, – il y aura plus de députés, de conseillers communaux et autres dignitaires socialistes; plus de journaux, de librairies et d'imprimeries; dans les pays comme la Belgique et le Danemark il y aura plus de boulangeries, pharmacies, etc., coopératives; l'Allemagne comptera plus de marchands de cigares, de patrons de brasserie, etc.; en un mot, un grand nombre de personnes seront économiquement dépendantes du futur " développement paisible et calme " du mouvement, c'est-à-dire qu'il ne se produira aucune secousse révolutionnaire qui ne soit un danger pour eux. Et justement ils sont les meneurs du parti et, par suite de la discipline, presque tout-puissants. Ici également ce sont les conditions économiques qui dirigent leur politique. Quand on voit le parti allemand approuvé chez nous par la presse bourgeoise, qui l'oppose aux vulgaires socialistes révolutionnaires, cela donne déjà à réfléchir. Un de nos principaux journaux écrivait à ce sujet les lignes suivantes, dans lesquelles il y a quelque chose à apprendre pour l'observateur attentif : " Nos socialistes, dans les dernières années, ont pris tant de belles manières, se sont frisés et pommadés si parlementairement, que l'on peut se dire en présence de la lente transformation d'un parti conçu révolutionnairement en un parti non précisément radical, mais qui considère le cadre de la société existante comme assez élastique et suffisant pour enclaver même ce parti, fût-ce avec quelque résistance. Le développement actuel du socialisme allemand est un sujet très important, dont nous n'avons pas à nous occuper pour le moment. Même si le nombre des députés socialistes au Reichstag s'élève à 60-70, il n'y a pas encore de danger politique dont doive s'alarmer l'empire allemand. D'abord, le socialisme prouve sa faiblesse en devenant un parti parlementairement fort, car ses adhérents en attendent alors des résultats plus positifs, que cette fraction parlementaire ne pourra leur donner qu'en devenant encore plus apprivoisée, plus condescendante. En second lieu on peut supposer que les partis non socialistes aplaniront mainte opposition existant actuellement entre eux, et ce à mesure que le socialisme les combattra plus vivement comme un parti ayant de l'influence sur la législature. "
Singer, au nom du parti social-démocratique, a reconnu qu'au Parlement on tâche de formuler ses revendications de telle manière qu'elles puissent être acceptées par les classes dominantes. Ce qui veut dire, en d'autres termes, que l'on devient un parti de réformes. L'idée révolutionnaire est supprimée par la confiance dans le parlementarisme. On demande l'aumône à la classe dominante, mais celle-ci agit d'après les besoins de ses propres intérêts. Lorsqu'elle prend en considération les revendications socialistes, elle ne le fait pas pour les social-démocrates, mais pour elle-même. L'on aboutit ainsi au marécage possibiliste petit-bourgeois et involontairement la lutte des classes est mise à l'arrière-plan.
Cela sonne bien lorsqu'on veut nous faire accroire que la classe travailleuse doit s'emparer du pouvoir politique pour arriver à son affranchissement économique, mais, pratiquement, est-ce bien possible ? Jules Guesde compare l'État à un canon qui est aux mains de l'ennemi et dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un canon est inutile sans les munitions nécessaires et l'adversaire détient celles-ci en réglant en sa faveur les conditions économiques. Comment l'ouvrier, dépendant sous le rapport économique, pourra-t-il jamais s'emparer du pouvoir politique ? Nous verrions plutôt le baron de Münchhausen passer au-dessus d'une rivière en tenant en main la queue de sa perruque que la classe ouvrière devenir maîtresse de la politique aussi longtemps qu'économiquement elle est complètement dépendante.
Mais le danger qui nous menace n'est pas si grand; c'est visiblement une phase de l'évolution; nous n'avons pas à constituer un mouvement selon nos désirs, mais nous avons à analyser la situation; malgré tous les efforts des meneurs pour endiguer le mouvement, le développement économique poursuit sa marche et les hommes seront forcés de se conformer à ce développement, car lui ne se conforme pas aux hommes.
Il n'est pas étonnant que des pays arriérés comme l'Allemagne et l'Autriche soient partisans de cette tendance autoritaire; car lorsque les pays occidentaux comme la France, l'Angleterre, les Pays-Bas et la Belgique avaient déjà bu depuis longtemps à la coupe de la liberté, l'Allemagne ne savait pas encore épeler le mot liberté. Voilà pourquoi le développement politique y est presque nul et tandis qu'elle a rattrapé les autres pays sur le chemin du développement économique, elle reste en arrière pour le développement politique. Celui qui connaît plus ou moins l'État policier allemand, – et ceci concerne encore plus l'Autriche, – sait combien l'on y est encore arriéré. Et quoique Belfort-Bax considère les socialistes allemands comme " les meneurs naturels du mouvement socialiste international ", nous pensons que la direction d'un tel mouvement – il paraît qu'on rêve toujours de direction – ne peut être confiée à un des peuples orientaux. La germanisation du mouvement international, le Deutschland, Deutschland über alles [26] qu'on aime tant à appliquer là-bas, serait un recul, que doivent redouter les peuples occidentaux plus avancés.
Nous envisageons l'avenir avec calme parce que nous avons la conviction que ce ne sont pas nos théories qui provoquent la marche suivie et que l'avenir appartient à ceux qui se seront le mieux rendu compte des événements, qui auront analysé le plus exactement les signes des temps.
Pour nous la vérité est dans la parole suivante : Aujourd'hui le vol est Dieu, le parlementarisme est son prophète et l'État son bourreau; c'est pourquoi nous restons dans les rangs des socialistes libertaires, qui ne chassent pas le diable par Belzébub, le chef des diables, mais qui vont droit au but, sans compromis et sans faire des offrandes sur l'autel de notre société capitaliste corrompue.
Notes
[1] Norglerei, chicane; Norgler, chicaneur.
[2] Der Parlementarismus, die Volksgesetzgegebung und die Sozial-demokratie, pp. 138 et 139.
[3] Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der sozial-demokratischen Partei Deutschlands, p. 205.
[4] Idem, p. 204.
[5] Protokoll Halle, p. 102.
[6] Protokoll Erfurt, p. 174.
[7] Protokoll Halle, pp. 56-57.
[8] Protokoll Erfurt, pp. 40-41.
[9] Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie, p. 38.
[10] Protokoll Erfurt, p. 258.
[11] Idem, p. 199.
[12] « La Politique de la social-démocratie », conférence par A. Steck. (Social-demokrat suisse.)
[13] Ueber die politische Stellung, pp. 11 et 12.
[14] Préfecture.
[16] Ancienne prison pour délinquants politiques.
[17] La place où se trouve la Chambre des députés.
[18] Citation d'un ex-membre, de la Chambre, plein de talent, Dr A. Kuyper.
[19] Protokoll Berlin, p. 179.
[20] Eminent staatsbildend : développant l'État éminemment; staatsstürzende Kraft : force pour renverser l'État.
[21] Celui qui pactise avec ses ennemis, parlemente; celui qui parlemente, pactise.
[22] De l'origine de la Famille, de la Propriété privée et de l'État.
[23] La Révolte, 5° année, n° 5, du 14 au 23 octobre 1891.
[24] Instead of a book by a man too busy to write one.
[25] Voir les procédés dans les coopératives de Gand, où la tyrannie la plus raffinée est exercée.
[26] L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout.