1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
La première année de développement de l'opposition de gauche internationale apparaît rétrospectivement comme celle de tous les espoirs et des plus grandes possibilités : l'expérience et la rigueur de Rosmer se combinant avec la fougue et les mille et une idées de Molinier, c'était - et Trotsky l'avait bien compris - un explosif comme seuls les révolutionnaires savent en préparer.
Son ambition n'était certes pas de faire renaître l'Internationale communiste des années vingt et de regagner, en gros ou en détail, les pionniers communistes exclus les uns après les autres par Staline et les siens. Il n'avait d'ailleurs probablement aucune illusion sur une génération qui avait déjà beaucoup donné dans des circonstances particulièrement difficiles. Mais il voulait redresser, reconstruire une Internationale en train d'être détruite et savait que cette tâche ne pourrait être accomplie par les jeunes générations que si celles-ci disposaient de l'aide de la meilleure partie - ces piliers qui permettraient d'assurer la continuité, militants dont la parole et l'exemple transmettraient l'héritage. De ce point de vue, les résultats des seize premiers mois du séjour en Turquie étaient assez extraordinaires.
Sans égaler l'Opposition russe qui avait ses grands et prestigieux personnages historiques, Rakovsky, le révolutionnaire européen et les intrépides vieux-bolcheviks qu'étaient L.S. Sosnovsky, N.I. Mouralov, V.D. Kasparova et K.I. Grünstein, elle avait aussi nombre de figures imposantes et de combattants de la première heure.
Chen Duxiu, en Chine, était plus encore. Peng Shuzhi avait été l'organisateur du parti et Zheng Chaolin l'un de ses principaux journalistes. Leonetti avait été un proche collaborateur de Gramsci, et Tresso le disciple de son rival Bordiga. A l'exception de Joaquim Maurin - qui avait, lui aussi, rompu avec le stalinisme -, tous les anciens dirigeants du P.C. espagnol d'une certaine stature politique et morale, d'Andrés Nin et Juan Andrade à Garda Palacios et Esteban Bilbao, venaient à l'Opposition de gauche. Vétéran du mouvement ouvrier en Europe, Arne Swabeck avait été le porte-drapeau du communisme et du syndicalisme de combat à Chicago. L'ancien vétéran « wobbly » - des fameux partisans des I.W.W., ces syndicalistes révolutionnaires à l'américaine - Cannon avait été l'un des authentiques Américains qui avaient commencé la construction du parti aux Etats-Unis. Maurice Spector à vingt ans, avait présidé le parti canadien qu'il représentait à Moscou à vingt-quatre ...
Nombre de ces militants avaient inscrit leur nom, tout jeunes, dans les légendaires combats de la révolution et des batailles ouvrières. Ainsi les frères Dunne aux Etats-unis, ainsi le Belge Léon Lesoil, devenu communiste sous l'uniforme, à Vladivostok, en pleine intervention. Ainsi Anton Grylewicz. organisateur des grèves de 1917 dans les usines d'armement de Berlin, adjoint du préfet de police de la révolution en 1918, un des responsables de l'organisation, à Moscou, de l'insurrection allemande d'octobre 1923.
De plus, de même que l'Opposition de gauche russe avait subi un échec quand elle n'avait pas réussi, en 1928, à entraîner avec elle une fraction significative de « zinoviévistes » dans le parti russe, de même l'Opposition de gauche internationale avait échoué en ne réussissant pas à conserver dans ses rangs le Leninbund, qui avait été en quelque sorte le refuge de la gauche allemande. Pourtant on peut dire que Trotsky ne négligea, pendant les années de son dernier exil, aucun des anciens zinoviévistes qui n'avaient pas capitulé à l'instar de leurs chefs de file en U.R.S.S. Gardant pendant des années le contact avec des hommes comme Alois Neurath, Michalec et même Treint, il ne perdit non plus jamais de vue Ruth Fischer, ni Maslow - qu'il devait lui-même gagner finalement à Paris en 1934 - et confia à Sedov la mission de conquérir Werner Scholem2.
C'est qu'il espérait construire avec l'aide de ces hommes et de ces femmes, le pont qui permettrait d'armer la jeune génération communiste de l'expérience révolutionnaire de ses anciens de 1917 et des révolutions d'après-guerre.
Il devait cependant apparaître très vite que le bilan de l'Opposition de gauche en dehors de l'U.R.S.S. n'était pas de la même valeur que celui de l'Opposition russe. En Union soviétique, la jeune génération, celle de 1917, avait suscité en son sein une pléiade de militants et de combattants, théoriciens et soldats, révolutionnaires de la tête aux pieds, comme il se plaisait à le dire. Les Iakovine, V.B. Eltsine, Poznansky, Solntsev, étaient incontestablement en tous points dignes de leurs aînés. Il n'en était pas de même en Occident, où les partis communistes n'avaient jamais, même de loin, été des organisations comparables au Parti bolchevique et étaient passés presque directement, de partis socialistes ou socialistes de gauche qu'ils étaient primitivement, à l'état de partis bureaucratisés par la « bolchevisation» à l'époque de Zinoviev. Dès les premiers mois de 1930, à propos de la section allemande, Max Shachtman parlait à Trotsky de l'état d'esprit zinoviéviste « de basse politique, de démagogie et d'intrigue », et, sans généraliser abusivement, il faut admettre que la formule était bien, en effet, susceptible de s'appliquer à nombre d'éléments en rupture à cette époque, à l'intérieur des P.C. du monde, avec leurs directions staliniennes.
* * *
Les premières manifestations de cet état de choses apparaissent, à la stupéfaction initiale de Trotsky, dans les rangs de l'opposition allemande, avant même l'exclusion du Leninbund de sa minorité : c'est ainsi que conflits personnels et luttes fractionnelles empêchent, à l'automne 1929, la sortie de l'hebdomadaire oppositionnel en langue allemande qui eût pu changer complètement, au cours des semaines et mois suivants, le rapport de forces dans cette organisation3.
Damien Durand a scrupuleusement analysé cette explosion de fièvre fractionnelle dont le départ lointain a été la demande de Trotsky à Landau de se rendre à Berlin à l'été de 1929. A cette époque, Trotsky n'a aucune liaison solide en Allemagne, aucun contact autre que sa direction avec le Leninbund, et il a été, en revanche, frappé de la qualité des contributions de Landau à la discussion internationale. Le départ de Vienne de Landau et son installation à Berlin règlent plusieurs problèmes d'un seul coup. Trotsky va disposer en Allemagne d'un informateur et d'une possibilité d'intervention, et il peut espérer que les luttes fractionnelles entre Landau et Frey s'éteindront à Vienne avec le départ d'un des deux protagonistes.
L'imbroglio commence quand, à la fin de septembre 1929, il se trouve lui-même en contact, non plus seulement avec Landau, mais avec des hommes du Leninbund qui se sont découverts dans l'intervalle : Anton Grylewicz, Josef Cohn, dit Joko et l'Autrichien Richard Neumann ; entre ces hommes, les antagonismes personnels l'emportent rapidement sur les problèmes politiques, et Trotsky se voit adresser des reproches qui sont pour lui inimaginables4.
Neumann écrit que le comportement de Landau relève du psychiatre5, Joko évoque la formation qu'il a reçue « dans les funestes combats de cliques des fractions autrichiennes » et parle de son influence « maléfique6 ». En octobre, soulignant que Landau accumule « les catastrophes », il précise à l'adresse de Trotsky: « C'est grâce à l'autorité que vous lui avez conférée7. »
Or c'est bien au nom de Trotsky que Jakob Frank a suggéré à Landau de s'installer à Berlin8, et c'est bien sur les fonds des droits d'auteur de Trotsky détenus par Mme Pfemfert que Landau est rétribué. D. Durand souligne cependant que le mandat de Landau n'était qu'un mandat d'information et de contact9. Or ses adversaires disent qu'il s'est présenté en mandataire, fondé de pouvoir de l'Opposition russe.
Une intervention énergique de Trotsky calme les choses pour un temps. Mais tout s'embrase à nouveau avec le séjour à Berlin, à cheval sur la fin de l'année 1929 et le début de 1930, de Jakob Frank, qui fait adopter par la minorité du Leninbund une demande à Trotsky de « rappeler » Landau et l'obliger à abandonner tout travail en Allemagne10. Landau qui, dans l'intervalle, s'est lié à Berlin avec l'opposition de Wedding, annonce son retrait du travail de la minorité du Leninbund11. Roman Well, dans une des premières manifestations des gens de Leipzig, distribue bons et mauvais points, réclame l'introduction à la direction de « sang frais » de nouveaux militants, qu'il est de toute évidence prêt à patronner12. Une fois de plus, Trotsky limite les dégâts en « acceptant » le retrait de Landau et en se refusant à tout « rappel ». Apparemment personne ne songe à examiner de plus près le rôle de J. Frank et de Weil ...
Dans ces conditions, la minorité du Leninbund, absorbée dans le conflit, affaiblie par ces querelles aussi violentes qu'obscures, laisse finalement le champ libre à Urbahns, qui se prépare à l'exclure.
Damien Durand a étudié dans le détail les pourparlers d'unification entre minorité du Leninbund et opposition de Wedding13. Comme Trotsky l'a décelé presque tout de suite, Roman Weil combat en fait l'unification et couvre les traces de cette politique par toutes sortes d'accusations contre Landau et les gens de Wedding. Les deux groupes s'accusent mutuellement de désinformation et de déloyauté, voire de provocation, d'employer émissaires et correspondances secrètes : on est au bord de la rupture quand les minoritaires du Leninbund annoncent qu'ils veulent publier, avant la fusion, leur propre organe public.
Shachtman et Naville, venus pour la conférence d'unification, trouvent une situation dramatique: à leur arrivée, on en est à la rupture car les gens de Wedding souhaitent que Schwalbach rapporte en leur nom à la place de Landau, et Grylewicz considère cette proposition comme une provocation14.
La conférence se déroule dans une atmosphère de discussions oiseuses et d'accusations mutuelles parfois sibyllines15. Joko taxe Landau de malhonnêteté et clame qu'il existe « d'autres choses déshonorantes » que de « voler des petites cuillères en argent16 ». Sacha Müller et Weber sont accusés d'avoir détourné de l'argent des publications de Trotsky en Allemagne. Shachtman, écrit à Trotsky qu'il a vu dans la conférence « un terrible tumulte, proche du scandale, des accusations, des contre-attaques, des insultes, des calomnies17… Naville et lui doivent menacer de partir « si les querelles de personnes et les mesquineries de groupes ne cessent pas immédiatement18… Indifférents au choix de leur délégué pour la conférence internationale, les dirigeants de la nouvelle opposition allemande se chamaillent à propos de son nom.
Stoïque, sans écrire un mot plus haut que l'autre, sans jamais lancer d'accusation personnelle et en s'en tenant toujours aux principes et à la volonté de construire une organisation, Trotsky a réussi à tenir dans cette mauvaise tempête et à obliger les Allemands à s'unir. Mais il n'est pas, dans ce domaine, au bout de ses peines.
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Impliqué personnellement dans la crise allemande par les accusations lancées contre son prétendu « représentant », il a réussi, sans peine, à se dégager. Mais il ne va pas en être de même avec la seconde crise, infiniment plus grave que la crise allemande, qui frappe en 1930 le cœur de l'opposition internationale, l'opposition française, le groupe même de La Vérité, et aboutit au départ de Rosmer, à son retrait de toutes les activités de cette opposition dont il a été le porte-drapeau dans ses deux premières années19.
La mémoire collective des partisans de Trotsky a mis à l'origine de cette crise-là la personnalité de Raymond Molinier et l'a appelée « l'affaire Molinier », ce qui ne nous semble pas historiquement tout à fait exact.
Au point de départ se trouve en effet une tension entre Trotsky et Rosmer qui ne cesse de s'accroître, à partir d'octobre 1929, sur la question de la convocation de la conférence internationale. Ainsi que l'a pertinemment relevé Gérard Roche, c'est le 13 octobre 1929 que Trotsky a envoyé à Rosmer un projet d'appel en ce sens, lequel n'a été finalement publié dans La Vérité que le 21 février 1930. Dans l'intervalle, Trotsky, qui a souligné l'urgence de cette publication, est revenu à la charge plusieurs fois, rongeant son frein comme le prouve une lettre où il parle de « retard inadmissible », qu'il n'a finalement pas expédiée20.
C’est en réalité cette divergence entre Trotsky et Rosmer sur l'importance de la conférence et de la discussion internationale qui s'est manifestée dans le déroulement de la conférence elle-même. L'ordre du jour proposé par Rosmer ne prévoit nulle place pour une discussion de la situation mondiale ni, par conséquent, sur les perspectives de l'Opposition de gauche internationale. Et, alors que Shachtman a apporté de Prinkipo un projet de résolution générale rédigé par Trotsky, pour le soumettre à la conférence, Rosmer, Naville et lui ont finalement décidé de ne pas le proposer21.
Trotsky, déçu du résultat de la conférence, l'est aussi par la ligne de Rosmer dont il imagine qu'il agit sous une certaine influence de Naville. C’est ici qu'intervient la personnalité de Raymond Molinier.
Ce dernier était resté par la force des choses à l'écart du lancement et des premiers numéros de La Vérité. Arrêté pour insoumission, il a fait de la prison militaire et ne s'est tiré de ce mauvais pas qu'en se faisant réformer pour maladie mentale - un épisode que Trotsky n'apprécie pas, bien qu'il ne s'exprime pas en public à ce sujet.
Gérard Roche a relevé les phrases de la correspondance de Rosmer, qui, après le retour de Molinier au travail militant commencent à suggérer à Trotsky l'existence de difficultés internes résultant de tensions entre les groupes de Raymond Molinier et Pierre Naville :
« En septembre 1929. Rosmer signale : "Entre Naville-Gérard et le groupe Molinier, ça ne va pas et on se regarde d'un mauvais œil". Ses préférences sont claires: "Côté Naville-Gérard, on est très bien, très actif, très dévoué. on accepte toutes les besognes", mais du côté Molinier "on est très gentil, mais on n'est pas très capable politiquement"22. »
Or Trotsky n'est pas non plus d'accord avec cette double appréciation. Il juge Naville trop intellectuel, comprend mal son passé surréaliste, le juge éloigné de la mentalité ouvrière, lui reproche une attitude hautaine avec d'autres militants, ses conceptions d'organisation qui le rapprochent, dit-il, même du « souvarinisme23 » et forge pour toutes ces faiblesses le néologisme de « navillisme », Ljova et Frankel, qui sont tous deux hostiles à Naville et en liaison avec Molinier, l'encourageant avec prudence dans cette attitude24.
Malgré les critiques et les reproches qu'il lui adresse ponctuellement, Trotsky continue en revanche d'apprécier Raymond Molinier et son efficacité pratique. Il balaie toutes les rumeurs à son sujet, dont Rosmer lui a dit au printemps qu'elles émanaient des staliniens.
En réalité, comme le montre clairement sa correspondance de Harvard avec Ljova et Frankel, Molinier s'est bel et bien fixé comme objectif d'écarter Rosmer. Curieusement, c'est pourtant ce dernier qui ouvre les hostilités lors de la constitution de l'Opposition française en Ligue communiste et de l'élection d'une commission exécutive dans laquelle ne figure pas Raymond Molinier. Trotsky est d'autant plus mécontent que Gérard Rosenthal proche de Naville, entre, lui, dans la direction et la discussion se mène, sur un ton tout à fait calme et naturel, dans la correspondance personnelle entre Trotsky et Rosmer25.
L'affaire explose dans l'organisation avec la catastrophe qui s'abat sur le groupe indochinois de Paris et l'expulsion de France de dix-neuf militants dont Ta Thu Thau. C'est le résultat de manifestations contre la répression en Indochine dont l'une a été menée par surprise devant l'Elysée: toute l'action des militants indochinois a été menée en dehors du contrôle de la direction26.
Tout semble se dérouler désormais sur le modèle allemand. Ce sont les partisans de Molinier, Pierre Frank, membre du C.E. en tête qui portent la question devant une assemblée générale de la région parisienne, et Rosmer riposte en privant Molinier de sa responsabilité de secrétaire régional : ce dernier résiste et refuse de se soumettre27. Rosmer se retourne alors vers Trotsky en lui écrivant que Molinier utilise son nom dans son combat de clique :
« R.L. a pris cette attitude parce qu'il prétend avoir votre appui. [...] Il a pu finalement mobiliser d'excellents camarades qui sont, comme nous, fixés sur ses capacités politiques, mais qui le considèrent comme votre homme de confiance.28 »
Il précise ses accusations contre un homme qui, effectivement, finance en partie le mouvement de l'opposition à partir de l'activité, souvent contestable, d'un « Institut de recouvrement » :
« La place d'hommes d'affaires dans un groupement communiste n'est possible que s'ils comprennent exactement ce qu'ils y peuvent faire ; s'ils prétendent jouer un rôle politique de premier plan - surtout quand ils sont illettrés - ça ne peut plus marcher.29 »
Sans doute Rosmer espère-t-il, à ce moment-là, un mot de Trotsky disant que Molinier n'est pas son homme de confiance, ce qui, pour lui, le réduirait à ses seules forces. Mais Trotsky s'y refuse énergiquement. Il répond à Rosmer que Molinier, bien sûr, n'est pas son « homme de confiance », mais que c'est une erreur de l'évincer et une, plus grave encore, que de protéger et renforcer Naville. Il ajoute :
« Il s'agit du régime de la Ligue et de sa politique. Il s'agit des divergences sérieuses qui avaient commencé bien avant "la question de R.M." et sans rapport avec celle-ci. […] Je ne peux accepter l'écrasement de M[olinier] sans abdiquer les idées que je défendais et défends contre N[aville], sous une certaine "neutralité" de votre part30. »
C'est donc au tour de la section française de l'opposition, après l'allemande, d'être le théâtre d'une lutte qui « n'est pas politique », mais n'en est pas moins acharnée. Marguerite Rosmer écrit à Trotsky qu'il prend Molinier pour un révolutionnaire alors qu'il n'est qu' « un agité » ; elle parle « des déformations et mensonges de son cerveau de demi-fou », de « sottises et de bluff ». Elle l'accuse même de « racoler des camarades », d' « acheter les uns et les autres [...] pour s'assurer une majorité31 ». Rosmer ajoute que c'est un « illettré » et, comme « gagneur d'argent », « d'un genre inavouable32 ». Naville et lui assurent à Trotsky qu'il a été mal informé, intoxiqué par son entourage, une « information déloyale et malhonnête33 » transmise par Frankel et Sedov34…
Rosmer, effondré nerveusement et physiquement, doit finalement prendre un congé de deux mois. Trotsky, par lettre, l'adjure affectueusement de calquer son attitude sur la sienne, de ne pas prendre l'affaire au tragique, mais de passer à l'ordre du jour ; au cours de l'été, il reçoit Naville, Molinier et l'Ukrainien Mill et leur fait conclure « la paix de Prinkipo » rapidement dépassée35. En septembre, Marguerite revient à la charge contre celui qu'elle qualifie de « menteur, bluffeur, avec une mentalité d'homme d'affaires sans scrupule36 ». Rosmer a baissé les bras. L'assemblée de la région parisienne de la Ligue l'a désavoué et a exigé que Molinier reprenne son poste. Ulcéré de n'avoir pas eu le soutien de Trotsky, il s'en va ; pendant quelques mois il collabore un peu à la Gauche communiste, une scission qui se réclame de lui. Entre Trotsky et lui, le silence s'installe pour des années.
Indépendamment de la façon, sans doute très déroutante pour lui, dont Rosmer ne s'était finalement pas battu, on peut penser que sa rupture constituait pour Trotsky un coup sérieux, peut-être plus sur le plan personnel que sur le plan politique. Rosmer était son ami. Il l'avait choisi pour un travail d'une importance historique et ne comprenait pas pourquoi il l'abandonnait après avoir engagé et perdu seul une bataille obscure.
On peut cependant douter qu'il aurait pu employer, à propos de cette affaire, le ton serein des dernières lettres qu'il lui a consacrées, s'il avait connu la correspondance de Molinier que nous connaissons aujourd'hui : lettre à Sedov du 9 janvier 193037 où il parle de son projet de « débarquer Naville », réunion fractionnelle en juin avec Pierre Frank, Sénine - un agent suspect à cet égard - et Mill, demande à Sénine de raconter par lettre à Trotsky une conversation avec Naville sans avoir l'air de « moucharder38 », remise à Trotsky - par l'intermédiaire de Jeanne - d'un document émanant du syndicaliste Dommanget, comme s'il émanait de l'oppositionnel Gourget39. On ajoutera seulement que rien, dans cette correspondance, n'indique un quelconque intérêt pour les questions internationales que Trotsky reprochait à Rosmer de sous-estimer.
La première séquelle de cette crise est ce que l'on a appelé « l'affaire Mill ». C'est en effet Raymond Molinier qui a amené dans son sillage l'Ukrainien Okun, qui porte ce pseudonyme. Membre du groupe juif, revenu de Prinkipo à l'été de 1930 comme secrétaire administratif de l'Opposition internationale, ce brouillon médiocre qui semble avoir aspiré à jouer un rôle important, finit par se prendre les pieds dans ses propres manœuvres et palinodies et par livrer au G.P.U. une partie des archives du secrétariat en échange d'une autorisation de retour et d'une amnistie. Il avait alors rompu depuis longtemps avec Molinier et tenté de soutenir Rosmer. Trotsky le dénonça dans un texte public40.
* * *
Organisation internationale, l'Opposition de gauche ne peut plus connaître de crise vraiment nationale. Dès 1931, une nouvelle crise secoue l'Opposition allemande : elle est - au moins dans l'esprit de Trotsky et partiellement dans les intentions d'une partie de ses protagonistes - étroitement liée à celle de la section française avec la perspective, redoutée par Trotsky, d'un bloc entre la fraction allemande de Landau et celle qu'il attribue à Naville et Rosmer.
Au point de départ, des querelles fractionnelles des deux groupes autrichiens auxquels est venu s'ajouter un troisième, le « groupe intérieur » animé par Jakob Frank - dont on connaît le rôle ambigu. Ce dernier, qui a longtemps tenté de profiter du prestige d'ancien collaborateur de Trotsky, revient, lui aussi, au Parti communiste en dénonçant dans l'organe viennois du P.C., en juin, ce qu'il appelle « la banqueroute du trotskysme41 ». Dans l'intervalle, le passage d'un militant de Mahnruf au groupe Frey, accusé par ceux qu'il quitte d'avoir agi en tant que « policier infiltré » a donné le signal de la mêlée générale42.
Deux fractions s'affrontent désormais ouvertement au sein de l'opposition allemande, celle de Landau, qui recherche l'alliance avec Rosmer ou Naville, celle de Well, que soutient le groupe Molinier, baptisé par Trotsky « aile marxiste » dans le cours de la discussion syndicale en France.
Trotsky assure ne trouver entre les deux fractions qui s'affrontent en Allemagne aucune divergence principielle. Ce qui oppose les deux moitiés presque égales de l'opposition allemande, c'est, selon lui, une « dispute formelle de caractère presque terminologique ». Maurice Stobnicer, historien de l'opposition de gauche allemande, se demande si on ne peut résumer cette bataille par sa formule d'un « conflit sans divergences entre un militant ouvrier quelque peu mégalomane et un provocateur stalinien43 ».
Le débat, en tout cas, ne mérite pas ce nom. C'est un affrontement verbal d'une violence extrême, une dénonciation mutuelle permanente. Le dialogue de chacune des deux parties avec Trotsky ne donne guère de résultats. Weil bat en retraite dès qu'il sent qu'il est allé trop loin et risque de se découvrir en tant qu'agent aux yeux de Trotsky ; Landau et lui, finalement, se dérobent à une véritable confrontation.
C'est Trotsky, comme on sait, qui a fait Landau, et l'a mis dans le bain de l'opposition allemande. Il compte encore sur lui à la conférence d'unification et même dans les mois qui suivent, car l'homme a d'indéniables qualités de dirigeant politique. Mais il commence à s'alarmer. Il en vient à penser que Landau est au fond un élément d'un contexte très négatif pour le développement de l'opposition. Cet homme appartient à une génération qui n'a d'expérience de lutte prolongée ni au sein du parti ni dans la classe ouvrière ; il est venu en outre à l'opposition dans une période de recul ouvrier qui alimente, dit-il, sectarisme et sentiments de cercles.
Pour lui, le défaut majeur de Landau est son mépris pour ce qu'il appelle « les questions de principe ». Molinier et Mill, pour avoir condamné en 1930 les calomnies lancées par Mahnruf contre le militant passé à Frey, deviennent ses bêtes noires. En outre, Landau tente tout pour se rapprocher de ceux qui, en France, le combattent. Trotsky l'avertit publiquement :
« Le camarade Landau a besoin d'une nouvelle orientation. Il lui faut se réorienter, sinon les qualités qui sont les siennes se révéleront plus néfastes que positives pour le mouvement révolutionnaire44. »
L'adversaire de Landau, c'est désormais Roman Weil, le dirigeant du groupe le plus solide de l'opposition allemande, celui de Leipzig, qui s'est peu à peu imposé au détriment des anciens de la minorité du Leninbund de Berlin. L'homme - nous le savons maintenant - est au service de Staline et chargé d'une mission d'information et de sabotage. Une analyse de détail de son comportement politique fait apparaître son objectif, qui est d'empêcher le développement de l'opposition et d'y provoquer ou plutôt d'y envenimer les crises, sans pour autant attirer l'attention de Trotsky sur ces pratiques et en essayant de jouir de sa confiance.
De ce point de vue, l'homme du G.P.U. dans l'opposition allemande commet, au début de 1931, une incontestable erreur en écrivant qu'il est nécessaire de combattre pour l'exclusion de ses rangs de Kurt Landau45. Trotsky réagit immédiatement, écrit à l'ensemble des sections qu'il n'accepte ni le ton, politiquement injustifiable, de la lettre de Weil, ni l'objectif qu'il fixe. Weil recule aussitôt : Landau, d'ailleurs, va faire le travail scissionniste pour deux. La position de Trotsky est celle de la conciliation :
« Je suis pour ma part convaincu qu'il faut tout faire - en dehors des concessions de principe - pour conserver la possibilité d'un travail en commun. [...] Du fond du cœur, voici ce que je conseille : tout en restant fermes sur la ligne politique, agir avec la plus grande douceur, la tolérance et le maximum de tact dans tous les conflits et malentendus46. »
Le recul de Weil, après l'échec de son initiative, laisse pratiquement Trotsky seul face à Landau. Il ne personnalise pas le débat pour autant. Dans une lettre à toutes les sections en février 1931, il commence par évoquer l'histoire et le caractère malsain de l'atmosphère du parti allemand, sa décomposition interne, qui ne peuvent que se refléter dans l'opposition. Il donne là-dessus son témoignage :
« J'ai observé au cours des dernières années, non seulement dans le Leninbund, mais aussi dans l'organisation des bolcheviks-léninistes, des méthodes qui n'ont rien de commun avec le régime d'une organisation prolétarienne révolutionnaire. Plus d'une fois je me suis interrogé dans mon étonnement : pensent-ils que ces méthodes sont des méthodes d'éducation bolchevique ? Comment des ouvriers allemands intelligents peuvent-ils tolérer déloyauté et absolutisme dans leur organisation ? J'ai tenté d'exprimer mes objections dans des lettres à quelques camarades, mais j'ai été convaincu que les éléments fondamentaux qui m'apparaissent à moi élémentaires pour un révolutionnaire prolétarien ne trouvaient aucun écho chez certains des dirigeants de l'opposition qui ont développé une psychologie nettement conservatrice [...], sensibilité extrême, souvent maladive pour tout ce qui concerne leur propre cercle et la plus totale indifférence à tout le reste du monde47. »
Or c'est, aux yeux de Trotsky, Kurt Landau qui incarne le mieux ce type de responsables. Et Trotsky de retourner maintenant contre lui l'accusation qu'il a auparavant lancée contre Weil. Car c'est Landau qui prépare désormais ouvertement l'exclusion de Weil, dont il a déjà exclu des partisans à Hambourg, à travers une « épuration » nécessaire de la section allemande.
Trotsky défend Weil et « l'organisation de Leipzig » contre Landau, affirme le droit de cette organisation de se former elle-même son opinion, que Landau appelle « fédéralisme », son droit à critiquer la formule de Trotsky sur les « éléments de double pouvoir» en U.R.S.S., critique que Landau juge « centriste48 ». Il pense que Landau est beaucoup plus préoccupé du développement de sa fraction internationale que de son organisation. Trotsky ne prend pas pour autant la responsabilité de la politique de Weil, dont il rappelle qu'il l'a stigmatisée quand elle aboutissait à la revendication d'exclure Landau, c'est-à-dire d'organiser délibérément la scission. Il appelle donc à la fin de toutes représailles, révocations et exclusions, la révision des sentences prises, la préparation démocratique d'une conférence nationale, tout cela avec la collaboration du secrétariat international.
Les jeux, pourtant, sont faits. Landau comprend qu'il n'a pas d'appui international et ne peut renverser sur ce terrain le rapport des forces. Il exclut purement et simplement ses adversaires. Un faux témoignage de Sénine et d'un de ses complices, le Soviétique Lepoladsky, de la délégation commerciale de Berlin, connu dans l'opposition sous le nom de Melev, va servir à une tentative d'entraîner Trotsky plus loin contre Landau. Les deux compères rapportent de prétendues menaces de ce dernier contre l'exilé de Prinkipo sur la base de documents qu'il détient49. Trotsky, qui s'émeut de l'interruption presque totale de l'arrivée de correspondances d'U.R.S.S., accepte pendant un temps la version fabriquée à Berlin ou Moscou selon laquelle le courrier est détenu et littéralement volé par Landau et ses amis. Pierre Frank répercute la calomnie et c'est seulement une enquête de Sedov qui permet de dégager la responsabilité de Landau de ce qui est en réalité un vol organisé par Staline50.
La scission de Landau, qui s'en va en mai 1931 avec Der Kommunist et une bonne moitié de l'opposition allemande, laisse à l'ordre du jour la question Weil. Ce dernier vient à Prinkipo avec Sénine, à l'été 1931, et les relations semblent s'améliorer. Pourtant, il tend de plus en plus vers les positions staliniennes et la conciliation à leur égard. On lui reproche ses longues absences inexpliquées. Sedov, et Trotsky avec lui, s'interrogent, conscients qu'il existe un problème, mais ne sachant pas vraiment à qui ils ont à faire. Sedov fait venir de Berlin, pour l'épauler face à Weil, un jeune médecin de Leipzig, le docteur Erwin H. Ackerknecht, dit Bauer51. Le transfert à Berlin du secrétariat international a pour résultat que ce dernier compte désormais dans ses rangs deux agents du G.P.U., Weil et Sénine, qui font à eux deux presque toutes les décisions. Une longue discussion à Copenhague avec Sénine induit Trotsky à penser que l'homme est un militant de bonne foi influencé par le stalinisme.
Mais cette illusion est vite dissipée. Weil jette le masque à la fin de 1932. Dans la feuille d'information de la direction, il déclare « radicalement faux » un article de Trotsky sur l'U.R.S.S.52. Puis, au secrétariat international, il accuse Sedov et Bauer de mal informer Trotsky, plaide pour un rapprochement avec la direction stalinienne, dont il assure qu'elle est en train de redresser sa ligne, alors que l'opposition russe, selon lui, n'existe plus53. Trotsky réagit aussitôt :
« Si Weil maintient les positions qu'il a exprimées le 15 décembre, il ne doit pas rester vingt-quatre heures de plus dans nos rangs54. »
Quand ce message arrive à Berlin, les deux agents ont déjà jeté le masque en publiant un faux numéro de Die permanente Revolution qui annonce la dissolution de l'organisation de l'opposition allemande et son ralliement à la ligne du K.P.D. :
« La majorité de l'opposition de gauche [...] déclare qu'elle rompt définitivement, sur les plans politique et d'organisation, avec le mouvement trotskyste. [...] Les perspectives de Trotsky concernant l'Union soviétique et l'Allemagne ont fait faillite. L'opposition trotskyste en Allemagne est morte. Au nom de la majorité de l'organisation, nous proclamons ici sa liquidation. Fidèles soldats de l'armée mondiale de la révolution prolétarienne, nous revenons à la seule organisation du prolétariat, le K.P.D., le parti de Lénine, Liebknecht et Luxemburg. [...] L'histoire de toutes les luttes fractionnelles à l'intérieur et à l'extérieur de l'Internationale communiste a donné raison à l'Internationale. Il n'y a pas de place, en dehors d'elle pour un groupe prétendant lutter sur le terrain de la lutte des classes révolutionnaire. Chaque oppositionnel doit avoir le courage de le reconnaître et d'en tirer les conclusions qui s'imposent55. »
L'échec ponctuel de cette provocation à grand spectacle - la majorité des prétendus « signataires » ne sont même pas informés - ne doit pas dissimuler l'état d'épuisement et de démoralisation dans lequel cette succession de crises a jeté les militants oppositionnels allemands au moment pourtant où la classe tout entière est confrontée au danger mortel de l'arrivée au pouvoir des bandes hitlériennes.
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En réalité, les échecs se sont accumulés depuis 1930 sur le plan de la construction de l'organisation internationale de l'opposition de gauche. L'Allemagne, centre stratégique de la lutte de classes en Europe, n'a pas été le seul pays où l'opposition n'a pas été capable de tenir les promesses qu'avaient légitimement laissé entrevoir ses débuts.
Le drame est que ce genre de crises explose généralement au moment où l'opposition, pour devenir un facteur agissant dans le sens d'un règlement positif de la crise à l'intérieur du mouvement ouvrier, devrait garder sa confiance en elle et son homogénéité. Or c'est le contraire qui se produit.
Ainsi, Trotsky considère que l'Espagne est entrée en avril 1931, avec la chute de la monarchie et l'abdication d'Alphonse XIII, dans une période authentiquement pré-révolutionnaire, et il ne parle plus que de « révolution espagnole ». Il a nourri de grands espoirs quand son vieux camarade et ami Andrés Nin, ancien secrétaire de l'Internationale syndicale rouge, a été expulsé d'Union soviétique en 1930 et est revenu en Espagne ou, plus précisément, en Catalogne. Mais il apparaît alors que Nin a beaucoup de réticences à l'égard de la ligne d'« opposition » et de « redressement » d'un parti communiste « officiel » tout à fait fantomatique. Il a commencé par un bout de chemin avec son vieux camarade Joaquin Maurin, pionnier du P.C.E. comme lui, exclu à la tête de la fédération catalano-baléare du parti, et qui s'est engagé, lui, sur ce qu'on peut appeler la voie du « deuxième parti ».
Quand il s'est attelé à la construction de l'opposition, il a eu un vif incident avec Molinier, qui n'a pas tenu des engagements d'aide financière. Les échanges ont été très vifs avec Trotsky. La publication par les Espagnols d'articles de Landau après sa rupture, le soutien qu'ils ont apporté à Mill dont ils ont même fait leur candidat pour le secrétariat international ont gravement détérioré les relations personnelles entre Trotsky et Nin et créé les conditions de l'explosion d'une crise sévère56. En 1932, Lacroix fonde une opposition qui tourne rapidement aux pires excès fractionnels. Le malheureux va finir par offrir, moyennant finances, ses services au P.C.E. - qui refuse57. Il rejoint finalement le P.S.O.E. en dénonçant... le trotskysme.
En Belgique, van Overstraeten a quitté l'activité militante en 1930 pour se consacrer à la peinture, et ses camarades de l'ancienne majorité, avec Hennaut, ont fait scission en 1931 pour se rapprocher de l'ultra-gauche. Les bordiguistes, ulcérés de l'accueil fait au groupe des « trois » - leurs vieux adversaires -, se tiennent à l'écart. Autrichiens et Tchécoslovaques se livrent à d'obscures batailles fractionnelles et à des attaques personnelles furieuses, finissant par lasser même la patience à laquelle Trotsky s'oblige. Les liens avec la Hongrie semblent rompus.
Pourtant, si les groupes entrés dans l'organisation internationale s'y épuisent vite, le courant qui porte vers elle des oppositions nées dans les P.C. n'est pas tari. C'est ainsi que le groupe polonais d'opposition, né chez les ouvriers juifs de Varsovie, contacté par Ehrlich-Stein, d'origine polonaise, adhère en 1932. En Grèce, l'organisation archiomarxiste - séparée du P.C. grec depuis 1921 - rejoint l'Opposition internationale de 1932 et délègue à Berlin son principal dirigeant, Mitsos Yotopoulos, qui entre dans le secrétariat international, au lendemain d'un séjour à Prinkipo, sous le nom de Vitte.
En Chine, l'année 1931 a été celle d'une grande occasion manquée et d'un premier succès. L'occasion manquée, c'est l'exécution, en février, d'un groupe de dirigeants exclus du P.C., groupés autour du responsable du Jiangsu, He Mengxiong. Des rumeurs persistantes attribuent à Wang Ming, homme de Staline, la responsabilité d'avoir dénoncé au Guomindang la tenue de la réunion clandestine à la suite de laquelle ils ont été arrêtés58. Le premier succès, c'est, au début mai, l'unification de l'opposition chinoise59.
Mais ici, c'est la répression qui porte les coups les plus durs. Trois semaines plus tard, un coup de filet policier décapite l'organisation en arrêtant six des dirigeants sur huit. Chen Duxiu réussit à tenir dans la clandestinité la plus rigoureuse, mais il est finalement arrêté à son tour, le 15 octobre 1932, en même temps que Peng Shuzhi60. L'opposition chinoise est détruite pour des années et ne renaîtra jamais que sous la forme de petits groupes actifs pendant de brèves périodes.
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Dans ce tableau plutôt sombre, une lueur pour Trotsky. Il a été invité en novembre 1932, pour le quinzième anniversaire de la révolution russe à se rendre à Copenhague pour en parler devant un auditoire réuni par les Etudiants socialistes danois. Parti de Prinkipo le 14 novembre, il traverse la France dans la journée du 21, en train, arrive à Copenhague le 23, prononce sa conférence au Stadium de la ville le 27.
Devant son auditoire, il s'efforce de répondre aux trois questions61 que, selon lui, se posent les hommes qui pensent, à propos de la révolution d'Octobre:
« 1. Pourquoi et comment cette révolution a-t-elle abouti ? Plus concrètement, pourquoi la révolution prolétarienne a-t-elle triomphé dans un des pays les plus arriérés d'Europe ?
2. Qu'a apporté la révolution d'Octobre ?
3. A-t-elle fait ses preuves62 ? »
Il interpelle ceux qui parlent de désillusion et de déception. Oui, la révolution d'Octobre a installé « un Etat de transition, chargé du lourd héritage du passé, en outre sous la pression des Etats capitalistes63 ». Mais la première lampe fabriquée par Edison était-elle bonne ?
A ceux qui demandent si les résultats de la révolution justifient le nombre des victimes, il répond que la question est « stérile et profondément rhétorique » :
« On aurait autant de raisons, face aux difficultés et aux peines de l'existence humaine, de demander si cela vaut la peine d'être sur terre. Lénine écrivit à ce propos : "Et le sot attend une réponse"... Les méditations mélancoliques n'ont pas empêché l'homme d'engendrer et de naître. Même en ces jours de crise mondiale sans précédent, les suicides ne constituent heureusement qu'un faible pourcentage. Et les peuples n'ont pas l'habitude de chercher refuge dans le suicide : ils cherchent dans la révolution l'issue aux insupportables fardeaux64. »
Il situe la révolution d'Octobre dans l'histoire mondiale:
« La technique a libéré l'homme de la tyrannie des anciens éléments : la terre, l'eau, le feu, et l'air, pour le soumettre aussitôt à sa propre tyrannie. L'homme cesse d'être l'esclave de la nature pour devenir celui de la machine et, pis encore, de la loi de l'offre et de la demande. La crise mondiale actuelle témoigne d'une manière particulièrement tragique combien ce dominateur fier et audacieux de la nature demeure l'esclave des puissances aveugles de sa propre économie. La tâche historique de notre époque consiste à remplacer le jeu déchaîné du marché par un plan raisonnable, à discipliner les forces productives, à les contraindre à agir harmonieusement, en servant docilement les besoins de l'homme65... »
Il conclut :
« L'anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l'homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse a soulevé le couvercle du puits poétiquement appelé "l'âme" de l'homme, Et qu'est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu'une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l'océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, on doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l'âme et les soumettre à la raison et à la volonté.
« Quand il en aura fini avec les forces anarchiques de sa propre société, l'homme s'intégrera dans les mortiers, les cornues du chimiste. Pour la première fois, l'humanité se considérera elle-même comme une matière première et, dans le meilleur des cas, comme une semi-fabrication physique et psychique, Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans celui de la liberté, également en ce sens que l'homme d'aujourd'hui, plein de contradictions et dysharmonieux, fraiera la voie à une nouvelle race plus heureuse66. »
Pendant ces quelques jours s'est tenue avec sa participation une conférence des principaux militants européens de l'opposition de gauche à laquelle ont pris part nombre d'Allemands et des militants déjà connus de lui, P. Frank, Frankel, Raymond Molinier, les Naville, Rosenthal. Il a fait la connaissance des Italiens Blasco (Tresso) et Leonetti, du Belge Léon Lesoil, de l'Anglais Harry Wicks...
Reparti le 2 décembre au matin, il traverse la France avec Lev Sedov qui l'accompagne jusqu'à Marseille : là, ont lieu de vifs incidents avec la police française qui veut l'embarquer de force sur un vieux rafiot, le Campidoglio. Il fait scandale et finalement s'en sort parce qu'on lui octroie un visa italien de transit. Aux journalistes fascistes qui l'assiègent pour lui arracher une déclaration lors de son arrêt à Milan, il réplique en saluant le peuple italien pour la grandeur de son passé et de son avenir67.
Il arrive chez lui le 12 décembre au matin. L'expédition a coûté très cher. Mais il en a rapporté des éléments pris sur le vif pour ses compagnons de combat et beaucoup de rancœur à l'égard des Espagnols qui ne se sont pas dérangés,
Mais les lendemains de Copenhague sont des jours sombres de tragédie personnelle et politique, peut-être les plus sombres de la vie de l'exilé.
Références
1 Outre le travail déjà cité de D. Durand pour la période qui va jusqu'à la conférence d'avril 1930, on doit se reporter ici à deux autres thèses portant sur l'Allemagne, Wolfgang Alles, Zur Politik und Geschichte der deutschen Trotzkisten ab 1930. Mannheim, 1978, et Maurice Stobnicer, Le Mouvement trotskyste allemand sous la république de Weimar. Paris, Vincennes, 1980. Préparé par moi, avec l'aide de Gérard Roche, le Léon Trotsky. Alfred et Marguerite Rosmer. Correspondance 1929-1939, Paris, 1982, apporte des documents essentiels pour « la crise française » notamment.
2 Correspondance Trotsky-Sedov 1931-1938, en préparation sur la base des archives de Harvard, Hoover et Amsterdam, passim.
3 Durand, op. cit., pp. 313-315.
4 Ibidem, pp. 315-321.
5 Neumann à Trotsky, 21 septembre 1929, A.H., 3930.
6 Joko à Trotsky, 18 octobre 1929, A.H., 2091.
7 Ibidem, 18 octobre 1929, A.H., 2053.
8 Frank à Landau, 13 août 1929, A.H., 11959.
9 Durand, op. cit., p. 320.
10 Résolution du 30 décembre 1929, A.H., 14726.
11 Landau à Trotsky, 7 janvier 1930, A.H., A.H., 2561.
12 Weil à Trotsky, 7 janvier 1930, A.H., 5238.
13 Durand, op. cit., pp. 444-449.
14 Shachtman à Trotsky, 3 avril 1930, A.H., 5034.
15 Procès-verbal de la conférence, 30 mars 1930, A.H., 16207.
16 Ibidem.
17 Shachtman à Trotsky, 3 avril 1930, A.H., 5034.
18 Ibidem.
19 Un bon résumé de cette crise se trouve dans Gérard Roche, « La Rupture de 1930 entre Trotsky et Rosmer, "affaire Molinier" ou divergences politiques ? », Cahiers Léon Trotsky, n° 9, janvier 1982, pp. 9-20.
20 Ibidem, pp. 9-10.
21 Ibidem, pp. 10-11.
22 Ibidem, p. 12.
23 Van, op. cit., p 46.
24 Roche, op. cit., p. 13.
25 Trotsky à Rosmer, 26 juin 1930, A.H., 9867.
26 Roche, op. cit., p. 13.
27 Ibidem, p. 14.
28 Rosmer à Trotsky, 24 juin 1930, A.H., 4412.
29 Ibidem.
30 Trotsky à Rosmer, 26 juin 1930, A.H., 4412.
31 Marguerite Rosmer à Trotsky, 27 juin 1930, A.H., 4480.
32 Rosmer à Trotsky, 2juillet 1930, A.H., 4415.
33 Naville à Trotsky, 20 juillet 1930, A.H., 3500.
34 P. Broué, Note dans la correspondance Trotsky/Rosmer, p. 169, n. 1.
35 G. Roche, op. cit., pp. 15-16.
36 M. Rosmer à Trotsky, 27 septembre 1930, A.H., 4482.
37 Molinier à Sedov, 9 janvier 1930, A.H., 12802.
38 Melev, déclaration, 1er juin 1931, A.H., 15030.
39 P. Broué, Correspondance, n. 2, p. 177.
40 Trotsky, « Mill agent stalinien », Biulleten Oppositsii, n° 31, décembre 1932, p.28.
41 J. Frank, La Banqueroute du Trotskysme, Die rote Fahne (Vienne), 26 janvier 1931.
42 Keller, Gegen den Strom, Vienne, 1978, p. 108.
43 M. Stobnicer, Le Mouvement trotskyste allemand sous la République de Weimar, Paris VIII, thèse, 1980, p. 142.
44 Trotsky, « Problèmes de la section allemande », 31 janvier 1931, Bulletin international, n° 5, mars 1931.
45 Ibidem, p. 46.
46 Ibidem.
47 Trotsky, « La Crise de l'Opposition allemande » (17 février 1931), Bulletin international, n° 6, p. 9 sq.
48 Landau (non signé), « Courants centristes., Der Kommunist. février 1931.
49 Melev, cf. n. 32.
50 Correspondance, passim.
51 Témoignage d'E.H. Ackerknecht.
52 Mitteilungsblatt der R.L., 1er janvier 1933, à propos de l'article de Die Permanente Revolution, 2e semaine décembre 1932, à propos de l'ingénieur Campbell.
53 Trotsky au secrétariat international, 4 janvier 1931, A.H., 4979.
54 Ibidem.
55 Die Permanente Revolution. 3e semaine janvier 1933, faux numéro réalisé par R.Well.
56 On trouvera les principaux textes dans La Révolution espagnole 1930-1939, Paris, 1975.
57 Lacroix au C.C. du P.C.E., 15 janvier 1933, archives du P.C.E.
58 North, Moscow and Chinese Communists, Stanford, 1953, p. 150.
59 Wang, op. cit., pp. 148-150.
60 Feigon, op. cit., p. 216.
61 Discours de Copenhague, « Défense de la Révolution russe », 27 novembre 1932, A.H., T 3469-3472, trad. fr. IVe Internationale, n°7/10, octobre/novembre 1957, pp. 55-70.
67 Rosenthal, op. cit., p. 137.