1929

Brochure dont le titre français était "La Défense de l'U.R.S.S. et l'opposition".
(Archives publiées grâce au soutien de l'Institut Léon Trotsky)


Œuvres – septembre 1929

Léon Trotsky

Quelle est la voie du Leninbund ?
(L'Ultra-Gauche et le Marxisme)

7 septembre 1929


Les groupes dans l'Opposition de gauche

Nous avons établi l'existence de trois tendances dans le mouvement communiste international, à savoir la droite, le centre et la gauche (marxiste). Mais cette classification n'épuise pas la question car elle omet les ultra-gauches. Et pourtant ils continuent à exister, agissent, commettent des erreurs et menacent de discréditer la cause de l'Opposition.

A vrai dire, il n'existe plus désormais ou presque plus d'ultra-gauches de la variété se déclarant naïvement pour l'"offensive" révolutionnaire, à laquelle Lénine a consacré son célèbre ouvrage. De même peu d'ultra-gauches du groupement de 1924-25 sont demeurés dans l'Opposition (les Maslow et autres). L'expérience des défaites n'a pas manqué de laisser son empreinte. Mais il s'en faut de beaucoup que tous les ultra-gauches aient assimilé les leçons de ces années. Quelques uns se sont libérés de leurs préjugés, tout en conservant l'esprit révolutionnaire. Mais d'autres ont perdu leur esprit révolutionnaire tout en conservant leurs préjugés. En tout cas, il reste pas mal d'ultra-gauches infestés de scepticisme. Ils manifestent volontiers un radicalisme formel dans toutes les occasions où ils ne se trouvent pas obligée d'agir. Mais, dans les questions pratiques, il tendent le plus souvent vers l'opportunisme.

Alors que le réformisme constitue un ennemi irréconciliable, l'ultra-gauchisme représente une maladie interne qui empêche de lutter contre l'ennemi. Il faut à tout prix nous en débarrasser.

Pendant plusieurs mois, J'ai essayé par lettre d'obtenir de la direction du Leninbund une déclaration claire sur les questions les plus fondamentales de la politique communiste. Mes efforts ont été vains. Les divergences se sont révélées trop grandes. Il ne reste plus qu'à les rendre publiques et les discuter sérieusement. C'est d'autant plus nécessaire que le comité de rédaction des publications du Leninbund a déjà entamé la discussion après qu'il fût devenu évident que des divergences, non seulement sérieuses, mais positivement décisives, s'étaient manifestées à l'intérieur de l'Opposition communiste de gauche sur le conflit sino-soviétique. Des groupes se sont déjà formés sur cette question. Naturellement il y aura encore des changements de position individuels. Un certain nombre de camarades qui ont pris une position erronée vont rectifier. D'autres vont au contraire aggraver leur erreur et aller jusqu'à son terme logique, c'est-à-dire qu'ils vont rompre complètement avec la position marxiste. Il en est toujours ainsi dans les discussions approfondies quand des divergences qui étaient restées jusque là non formulées sont soumises à l'épreuve de grande événements.

A quelque chose malheur est bon. Il y a beaucoup trop de manifestations de stagnation idéologique et de routine dans les cercles dispersés de l'opposition. Une discussion approfondie des grandes divergences politiques permettra aux éléments et groupes viables de l'Opposition de trouver plus facilement leur place et accélérera ainsi le processus de cristallisation idéologique autour de pôles réels et non pas fictifs.

Le formalisme substitué au marxisme

Dans la question du conflit sino-soviétique il existe deux points de vue fondamentaux qui se rattachent aux problèmes les plus importants de la révolution mondiale et de la méthode marxiste.

L'expression la plus achevée en son genre du point de vue formel gauchiste a été donnée par Louzon. La tâche lui est a été facilitée par toute sa formation. Le camarade Louzon n'est pas un marxiste, mais un formaliste. Il est beaucoup plus à l'aise en géographie, en technologie, en statistiques qu'avec la dialectique matérialiste de la société de classe. On peut glaner dans ses articles beaucoup d'information, mais il est impossible d'apprendre quelque chose sur le terrain politique. Louzon est beaucoup plus attiré par la "justice" nationale abstraite que par la lutte réelle des peuples opprimés pour leur libération. Louzon produit des preuves élaborées que le Chemin de fer de l'Est chinois a été construit par le tsarisme pour une politique de rapine et de pillage. Il a une carte qui montre que ce chemin de fer traverse le cœur de la Mandchourie. Il prouve par des faits statistiques que la Mandchourie a été colonisée par des paysans chinois au cours des dernières décennies. Ainsi, il est question d'un chemin de fer russe sur une terre chinoise, à côté des chemins de fer que construisent d'autres états impérialistes. Où est la différence ? demande Louzon. Et de conclure qu'il n'y en a pas, ou pratiquement pas. Le traité de 1924 était un traité impérialiste. Lénine, lui, aurait rendu le chemin de fer à la Chine, c'est certain. Louzon en est absolument sûr.

Pour savoir si une politique a dans un territoire donné un caractère impérialiste, il suffit, selon Louzon, de considérer quelle est la population dans ce territoire : " Que la Mandchourie du Nord soit peuplée de Russes, la politique du tsar et de l'Union soviétique est légitime ; mais qu'elle soit peuplée de Chinois, et ce n'est plus qu'une politique de vol et d'asservissement. " (La Révolution prolétarienne, 1er août 1929)

A lire cela, on n'en croit pas ses yeux. La politique du tsar et celle de l'Etat ouvrier ne sont analysées que du point de vue national et sont du coup totalement identifiées. Louzon proclame que la politique du tsar dans les provinces russes est légitime. Or pour nous la politique du tsar en Sibérie n'était pas moins criminelle, pillarde et oppressive qu'en Mandchourie. La politique des bolcheviks, pour le meilleur ou pour le pire, applique les mêmes principes en Mandchourie, en Sibérie et à Moscou. Camarade Louzon, outre les nations, il existe des classes. Le problème national considéré séparément et en dehors des rapports de classes, c'est une fiction, un mensonge, un nœud coulant autour du cou du prolétariat !

La méthode de Louzon n'est pas du marxisme, c'est du pur schématisme. Il en est puni du fait que les publications social-démocrates développent toutes, presque sans exception, la même ligne de pensée et arrivent exactement à la même conclusion. La résolution de la IIème Internationale, élaborée sous la direction d'Otto Bauer, reproduit intégralement les idées de Louzon. Comment pourrait-il en être autrement ? La social-démocratie est, par nécessité, formaliste. Elle se nourrit d'analogies entre le fascisme et le communisme. Pour elle, tous ceux qui "nient" la démocratie ou la violent sont à placer sur le même plan. Le critère suprême c'est la "démocratie", que les réformistes placent (sur le papier) au-dessus des classes. Louzon agit exactement de la même façon avec le principe d'auto-détermination nationale. C'est d'autant plus étrange que Louzon en tant que syndicaliste, serait plutôt enclin à "rejeter" formellement la démocratie. Mais il arrive souvent aux penseurs formalistes que, tout en rejetant un tout, ils s'inclinent respectueusement devant une partie. L'auto-détermination nationale est un des éléments de la démocratie. La lutte pour l'auto-détermination nationale, comme la lutte pour la démocratie en général, joue un rôle considérable dans la vie des peuples, en particulier dans la vie du prolétariat. C'est vraiment un mauvais révolutionnaire, celui qui ne sait pas utiliser les institutions et formes démocratiques, y compris le parlementarisme, dans 1'intérêt du prolétariat. Mais du point de vue prolétarien, ni la démocratie dans son ensemble, ni l'auto-détermination nationale en tant que partie intégrante de la première, ne sont à placer au-dessus des classes ; et ne constituent le critérium suprême de la politique révolutionnaire. C'est la raison pour laquelle nous considérons les analogies social-démocrates entre fascisme et bolchevisme comme du charlatanisme. Pour la même raison, considérer comme équivalents le traité sino-russe de 1924 et un traité impérialiste sur la base des lois de la symétrie, nous considérons que c'est commettre… l'erreur la plus grossière.

A qui Louzon aurait-il voulu céder le Chemin de Fer de l'Est chinois en 1924 ? Au gouvernement de Pékin ? Mais il n'avait ni mains pour le prendre, ni jambes pour y aller. Le gouvernement de de Pékin n'était qu'une pure fiction. La réalité était le maréchal Zhang Suolin [1] , chef des Hung Hu Tzu [2] , dictateur-bourreau de la Mandchourie, agent du Japon, ennemi mortel du mouvement national-révolutionnaire qui a explosé violemment en 1925 et s'est transformé en 1926 en une expédition du Sud contre le Nord, c'est-à-dire en dernière analyse en une expédition contre Zhang Suolin [3] . Livrer le chemin de fer au maréchal de la Mandchourie aurait signifié en réalité faire une alliance avec lui contre la révolution chinoise en train de se développer. Cela n'aurait pas valu mieux que la livraison d'artillerie et de munitions à la Pologne blanche en 1920 pendant sa guerre contre la République soviétique. Ce n'aurait pas été remplir un devoir révolutionnaire, mais la plus ignominieuse trahison de la révolution chinoise, la vraie, celle qui est accomplie par les classes, et non pas son fantôme abstrait qui hante la tête de Louzon et d'autres formalistes comme lui.

Empêtré dans les contradictions, Louzon en vient à reprocher au gouvernement soviétique d'avoir signé un traité le 20 septembre 1924 avec Zhang Suolin, "le militariste le plus réactionnaire qui ait jamais gouverné la Chine". Oui, c'était le plus réactionnaire. De toute évidence, au lieu de conclure avec lui un traité qui a protégé le chemin de fer de ce réactionnaire extrémiste, ce qu'il aurait fallu faire, selon Louzon, c'était tout simplement lui en faire cadeau.

Naturellement, le traité de 1924, qui a abrogé tous les privilèges impérialistes de la Russie, n'a donné aucune garantie absolue contre Zhang Suolin, car les troupes de ce derniers étaient en Mandchourie alors que les troupes soviétiques étaient loin. Mais aussi loin soient-elles, elles n'en existent pas moins. Zhang Suolin, parfois, se lançait dans des expéditions et d'autres fois battait en retraite. Il revendiquait, par exemple, que le chemin de fer transporte ses troupes contre-révolutionnaires sans conditions. Mais le chemin de fer, en vertu du traité, mit toutes sortes d'obstacles sur sa route. Il fit arrêter le directeur du chemin de fer, puis recula. Pour de bonnes et solides raisons, il n'avait pas confiance en ses seules forces. Mais le Japon, pour diverses raisons, s'abstint de le soutenir activement, mais le surveilla et attendit. Tout cela fut extrêmement avantageux pour la révolution chinoise, qui se développa du Sud vers le Nord.

Aide révolutionnaire ou intervention impérialiste ?

Pour pouvoir démontrer de façon plus frappante le vide total du formalisme de Louzon, abordons la question d'un autre point de vue. Tout le monde sait que, pour se maintenir dans un pays arriéré, les impérialistes arment fréquemment une tribu contre une autre, une province contre une autre, une classe contre une autre. C'est ainsi qu'agit, méthodiquement, par exemple, l'Amérique, pour s'ouvrir la voie en Amérique du Sud. Par ailleurs, tout le monde sait que le gouvernement soviétique a donné une aide importante à l'armée nationaliste chinoise dès les premiers jours de sa formation et surtout pendant son expédition du Nord. Les social-démocrates du monde entier poussaient les hauts cris en chœur avec leurs bourgeoisies respectives à propos de l'"intervention" militaire soviétique en Chine, ne la considérant que comme la couverture révolutionnaire de la vieille politique de l'impérialisme tsariste. Louzon est-il ou non d'accord ? Cette question vaut pour tous ses émules. Nous, bolcheviks, nous pensons exactement le contraire: c'était le devoir élémentaire du gouvernement soviétique que de venir en aide à la révolution chinoise, avec des idées, des hommes, de l'argent, des armes. Que la direction de Staline-Boukharine ait causé à la révolution chinoise des dommages politiques qui pèsent beaucoup plus lourd que le soutien matériel est une question à part que nous allons traiter. Mais ce n'est pas à cause de la ligne Staline-Boukharine sur la question chinoise que les mencheviks accusent le gouvernement soviétique d'impérialisme, mais pour son intervention dans les affaires chinoises, pour son aide à la révolution chinoise. En intervenant, camarade Louzon est-ce que le gouvernement soviétique a commis un crime ou rendu un service ? Personnellement il me semblerait difficile de dire qu'il y a eu ici des services rendus car l'intervention constituait la réalisation d'un devoir élémentaire qui découlait des intérêts des révolutions russe et chinoise. Et maintenant je vous demande si ç'aurait été acceptable que le gouvernement soviétique, tout en aidant le Sud de la main gauche, livre, avec la droite le Chemin de fer de la Chine orientale aux Nordistes, contre lesquels cette guerre était menée ?

Nous répondons : dans la mesure où le gouvernement soviétique ne pouvait transférer son chemin de fer du Sud au Nord, il était dans l'obligation, pour faciliter à la révolution son offensive contre les militaristes du Nord, de conserver solidement entre ses mains son chemin de fer de façon à empêcher les impérialistes et les militaristes d'en faire une arme contre la révolution chinoise. C'est ainsi que nous autres, nous comprenons notre devoir révolutionnaire à l'égard d'une lutte réaliste pour une auto-détermination nationale réelle en Chine.

En même temps que cette question, une autre était posée. Il fallait conduire la politique en matière de chemin de fer de façon à permettre aux masses chinoises, au moins leurs couches avancées, de saisir clairement les objectifs d'émancipation et les tâches du gouvernement chinois à l'égard de la Chine. J'ai traité cette question dans un article antérieur où j'ai cité les décisions de la commission du comité central du parti russe, formulée par moi et adoptée en avril 1926. La substance de ces décisions était : nous considérons le Chemin de fer de l'Est chinois comme l'une des armes de la révolution mondiale et, plus précisément, des révolutions russe et chinoise. L'impérialisme mondial peut évidemment, directement ou indirectement, nous arracher ce chemin de fer. Pour éviter des conséquences plus graves, nous pouvons nous trouver obligés de le livrer aux impérialistes exactement comme nous avons été obligés de signer la paix de Brest-Litovsk. Mais jusque là, tant que nous en avons la possibilité et la capacité, nous le protégerons de l'impérialisme, en nous préparant à le remettre à la révolution chinoise victorieuse. Dans ce but, nous établirons immédiatement des écoles pour les cheminots chinois afin de les éduquer non seulement techniquement, mais politiquement.

 Mais c'est précisément ce qui met en fureur la réaction chinoise. Une dépêche de Reuter reproduit cette déclaration de l'actuel ministre des affaires étrangères, Wang [4] :

"L'unique issue pour la Chine est l'unification de toutes les nations pour résister effectivement à l'impérialisme rouge,, autrement la Chine va périr dans les tentacules du communisme".

On voit qu'il ne s'agit pas du tout ici de combattre l'impérialisme en général. Au contraire, le gouvernement chinois fait appel à l'impérialisme pour qu'il l'aide contre "l'impérialisme rouge" qui, pour lui, s'identifie au péril du communisme. Pouvait-on souhaiter une formulation plus claire, plus précise et plus calculée ?

Louzon a essayé de prouver que les sympathies des Etats impérialistes étaient du côté du gouvernement soviétique contre la Chine.

En réalité, ce qu'il a prouvé, c'est seulement que, sur des questions précises, l'attitude de l'Union soviétique à l'égard des impérialistes était contradictoire. Dans la mesure où l'impérialisme repose sur l'inviolabilité des droits de propriété, il est également obligé de reconnaître le même droit au gouvernement soviétique. Si ce n'était pas le cas, par exemple, il ne pourrait même pas y avoir de commerce entre la République soviétique et les pays capitalistes, Mais si on en venait à faire la guerre, alors le prétexte de la guerre, à savoir la question de la propriété du chemin de fer serait complètement rejeté au second plan. Les impérialistes n'aborderaient cette question que du point de vue de la lutte contre le danger de ce qu'ils appellent l'"impérialisme rouge" c'est-à-dire la révolution prolétarienne internationale.

Il ne serait pas inutile de rappeler à cette occasion la conduite des émigrés blancs en Extrême-Orient. Même le New York Times du 17 août 1929 a écrit à ce sujet :

"Ici (dans les milieux gouvernementaux de Washington) on concède la possibilité que les Russes blancs puissent avoir provoqué les incidents (de frontière) du côté chinois qui ne se seraient sans doute pas produits autrement". Selon Louzon, ce dont il s'agit, c'est de l'auto-détermination nationale de la Chine. Tchiang Kai-chek apparaît comme l'incarnation du progrès démocratique, le gouvernement soviétique comme celle de l'agression impérialiste. Mais les émigrés blancs, pour une raison obscure, se rangent du côté de l'auto-détermination nationale chinoise contre l'impérialisme russe. Ce simple fait ne démontre-t-il pas combien Louzon s'est désespérément embrouillé en remplaçant la politique de classe par la géographie et l'ethnographie ? Les bandits blancs qui ont tué des soldats de l'Armée rouge sur les frontières d'Extrême-Orient, avaient à leur façon une meilleure compréhension de la politique que Louzon. Ils ne se sont pas perdus dans les détails secondaires mais ont réduit la question à l'essentiel : la lutte de la bourgeoisie mondiale contre la révolution.

La Substitution du Pacifisme au Bolchevisme

Abandonnant le point de vue de classe pour une point de vue national abstrait, les ultra-gauches dérivent nécessairement d'une position révolutionnaire à une position purement pacifiste. Louzon raconte comment en leur temps les troupes soviétiques se sont emparé du chemin de fer sibérien et comment, plus tard, l'Armée rouge, "conformément à la politique anti-impérialiste de Lénine, l'armée rouge s'arrêta soigneusement aux frontières de la Chine. Il n'y eut pas de tentative pour reprendre le territoire du chemin de fer d'Orient chinois." (La Révolution prolétarienne, p. 228) Il apparaît ainsi que le devoir suprême de la révolution prolétarienne est de baisser son pavillon devant les frontières nationales. C'est en cela que consiste selon Louzon l'essence de la politique anti-impérialiste de Lénine ! On rougit de honte à lire cette philosophie de "la révolution dans un seul pays". L'Armée rouge s'est arrêtée à la frontière de la Chine parce qu'elle n'était pas assez forte pour franchir sa frontière et se heurter à l'inévitable déchaînement de l'impérialisme japonais. Si l'Armée rouge avait été assez forte pour lancer une telle offensive, elle aurait été tenue de le faire. Si l'Armée rouge avait renoncé à une offensive révolutionnaire contre les forces de l'impérialisme et dans l'intérêt de ouvriers et paysans chinois et de la révolution prolétarienne mondiale, ce n'aurait pas été la r6alisation de la politique de Lénine mais une vile trahison de l'A.B.C. du marxisme. Où est donc le malheur de Louzon et de ses pareils ? En ce qu'il a substitué une politique nationale-pacifiste à la politique internationaliste révolutionnaire. Cela n'a absolument rien de commun avec Lénine.

En son temps, l'Armée rouge a envahi la Géorgie menchevique et aidé les ouvriers géorgiens à renverser la domination de la bourgeoisie. Jusqu'à présent, la IIème Internationale ne nous l'a pas pardonné. La Géorgie est habitée par des Géorgiens ; l'Armée rouge était composée essentiellement de Russes. De quel côté Louzon se range-t-il dans ce vieux conflit ?

Et qu'en est-il de la marche sur Varsovie à l'été de 1920 ? Louzon sait peut-être que j'y étais opposé. Mais mes objections étaient d'un caractère purement pratique. Je craignais que les masses laborieuses de Pologne ne réussissent pas à se soulever à temps (la guerre avance en règle générale plus vite que la révolution) et j'estimais dangereux de laisser notre base trop en arrière. Cette prévision a été confirmée par les événements; la marche sur Varsovie fut une erreur. Mais c'était une erreur pratique, pas une erreur de principe. Si les conditions avaient été favorables, il aurait été de notre devoir immédiat de prêter assistance armée à la révolution en Pologne comme partout ailleurs. Ce fut pourtant précisément à cette époque précisément que Lloyd George, Bonar Law et autres nous accusèrent pour la première fois d'impérialisme rouge. Cette accusation a été alors reprise par la social-démocratie et, de là, imperceptiblement elle fit le voyage vers les ultra-gauches.

Contre l'intervention "révolutionnaire", Louzon avance hors de propos le vieil argument incontestable "L'émancipation des travailleurs ne peut être que l'œuvre des travailleurs eux-mêmes". A l'échelle nationale ? Seulement dans le cadre d'un seul pays ? Les ouvriers d'un pays peuvent-ils aider les grévistes d'un autre ? Peuvent-ils envoyer des armes aux insurgés ? Peuvent-ils envoyer une armée s'ils en ont une ? Peuvent-ils le faire pour aider une insurrection ou pour la préparer, de même que les grévistes envoient des détachements pour débaucher les ouvriers dans les usines restées en arrière .

Pourquoi Louzon n'ose-t-il pas aller jusqu'au bout ?

Tout en adoptant une position nationale-démocratique, Louzon s'abstient pourtant d'en tirer les conséquences jusqu'au bout. Car, s'il est vrai que le gouvernement chinois combat pour la libération nationale contre l'impérialisme soviétique, alors le devoir de tout révolutionnaire n'est pas de donner à Staline des conférences philosophiques sur la morale, mais d'aider activement Tchiang Kai-chek.

De la position de Louzon, si on la prend au sérieux, découle que chacun a le devoir immédiat d'aider la Chine – par la force des armes si possible – à conquérir son indépendance nationale contre les héritiers du tsarisme. C'est clair comme le jour. Louzon lui-même mentionne à très juste titre le fait que le gouvernement soviétique a aidé Kemal [5] contre l'impérialisme. Louzon exige que des principes identiques soient appliquée à la Chine. C'est tout à fait juste : contre l'impérialisme, on a le devoir de secourir même le bourreau Tchiang Kai-chek. Mais c'est précisément à cet endroit que Louzon s'arrête indécis. Il semble sentir que la conclusion qui découle de sa position doit être quelque chose comme : "Travailleurs du monde, venez à l'aide du gouvernement chinois qui défend son indépendance contre les attaques de l'Etat soviétique !" Pourquoi donc Louzon s'arrête-t-il en chemin ? Parce que cette simple conclusion conséquente transformerait simplement nos formalistes ultra-gauches en agents de l'impérialisme et avocats politique de ces Gardes-blancs russes qui combattent maintenant les armes à la main pour la  "libération" de la Chine. Cette inconséquence fait honneur à l'instinct politique des "ultra-gauches", mais pas à leur logique politique.

Peut-on admettre les "concessions" socialistes ?

A ce point, le camarade Urbahns et ceux qui lui sont proches par la pensée dans la direction du Leninbund entrent dans cette controverse. Sur cette question, comme la plupart des autres, ils essaient d'être au milieu. Ils publient un article de R.P. [Rfeinz Pächter], un disciple de Korsch, un autre de Louzon et encore un de Paz, un article erroné des camarades belges, un article marxiste de Landau et un article de moi.

Ensuite et enfin, la rédaction dévoile sa philosophie éclectique, empruntée pour les deux tiers à Louzon et Korsch et un tiers à l'Opposition de gauche. Rhétoriquement, tout cela se couvre de la formule : "Notre accord avec Trotsky n'est pas à 100%". S'appuyant essentiellement sur Louzon, Urbahns ne s'en tient pas cependant à la géographie et à l'ethnographie. Mais ses efforts pour apporter un point de vue de classe, c'est-à-dire pour compléter Louzon par Marx, n'aboutissent qu'à des résultats réellement tristes.

Ecoutons ce que dit l'article-programme de Die Fahne des Kommunismus (l'organe théorique du Leninbund) :

"Le chemin de fer représente jusqu'à présent une concession chinoise à un gouvernement étranger qui, vue du côté de la Chine (?) ne présente une différence que de degré (?) avec toutes les autres concessions dont les puissances impérialistes sont propriétaires". (Sur le conflit russo-chinois, nº31, p.245)

C'est encore du pur Louzon. Urbahns enseigne aux révolutionnaires allemands à apprécier les faits "du côté de la Chine". Et ce qui est nécessaire, c'est de les apprécier du c8té prolétarien. Les frontières nationales n'épuisent pas la question.

D'abord, il est tout à fait stupide de soutenir que l'Etat prolétarien ne doit pas en général posséder d'entreprises (de "concessions") dans d'autres pays. Ici, Urbahns, dans les pas de Louzon, revient tout simplement sur une route qui conduit à la théorie du socialisme dans un seul pays. La question d'un Etat ouvrier implantant des entreprises industrielles dans un pays arriéré n'est pas seulement une question économique mais une question de stratégie révolutionnaire. Si la Russie soviétique n'y est pas encore parvenue, ce n'est pas à partir de considérations principielles, mais du fait de sa faiblesse technique. Des pays socialistes avancés c'est-à-dire hautement industrialisés comme l'Angleterre, l'Allemagne, la France seront dans tous les sens intéressés à construire de chemins de fer, à créer des usines et des "fabriques de grains" dans les pays arriérés, les anciennes colonies, etc. Bien entendu, ils ne pourront le faire, ni par la force, ni à titre de dons magnanimes. Ils devront recevoir en échange certains produits coloniaux. Le caractère de ce type d'entreprises socialistes, leur administration, leurs conditions de travail auraient à élever l'économie et la culture des pays arriérés avec l'aide du capital, de la technique et de l'expérience des Etats prolétariens plus riche, au bénéfice des uns et des autres. Ce n'est pas de l'impérialisme, ni de l'exploitation, ni de la soumission : c'est, au contraire, la transformation socialiste de la vie économique du monde. Il n'existe aucune autre voie.

Par exemple, lorsqu'en Angleterre, on aura établi la dictature du prolétariat, ce pays ne sera nullement obligé de faire don à la bourgeoisie hindoue des concessions britanniques existantes. Ce serait la politique la plus stupide possible, qui aboutirait à renforcer la puissance des capitalistes indiens et des féodaux alliés à eux face au prolétariat et la paysannerie indiennes, et cela retarderait pour longtemps la développement de la révolution socialiste en Inde. Non ! L'Etat ouvrier, ayant proclamé l'entière liberté des colonies, devrait immédiatement exempter les concessions de tous les privilèges nationaux, quels qu'ils soient, en en terminant de la politique de la matraque des uns, et des humiliations subies par les autres. En même temps, sans abandonner les concessions, l'Etat ouvrier aura le devoir de les transformer non seulement en véhicules de la construction économique de l'Inde mais aussi de sa reconstruction socialiste à venir. Naturellement cette politique, également indispensable pour la consolidation de l'Angleterre socialiste ne pourrait être menée qu'en accord complet avec l'avant-garde du prolétariat indien et offrirait d'évidents avantages aux paysans indiens.

Essayons maintenant, avec Urbahns, d'examiner la question "du côté de l'Inde". Pour la bourgeoisie indienne, les "concessions" socialistes se révèleront bien pires que les concessions capitalistes, ne serait-ce que parce qu'elles vont réduire impitoyablement ses profits au bénéfice des ouvriers et paysans indiens. En revanche, pour ces derniers, les concessions socialistes deviendront de puissantes bases de soutien, une sorte de bastion socialiste où l'on pourrait rassembler les forces pour préparer la révolution socialiste. Naturellement, dès que la prolétariat indien aura pris le pouvoir, les anciennes concessions passeront entre ses mains. Les rapports entre le prolétariat indien et le prolétariat britannique seront réglés non par la mémoire de la propriété bourgeoise mais par les principes supérieurs de la division internationale du travail et de la solidarité socialiste.

Ainsi donc, il n'existe pas de côté "simplement indien" ou " simplement chinois". Il y a le côté de Tchiang Kai-chek. Il y a le côté des ouvriers chinois avancés. Il y a les infinies nuances de la petite bourgeoisie. Quand Urbahns essaie de voir la question "du côté chinois", il prend en réalité les lunettes d'un petit-bourgeois chinois incapable, dans une situation difficile, de prendre position et de choisir son camp.

Erreurs de principe dans l'appréciation des révolutions chinoise et russe.

Jusque là, Urbahns se borne pour l'essentiel à répéter les errements de Louzon. Puis il veut "aller plus loin". Si l'on écarte de l'éditorial de Die Fahne des Kommunismus ses réserves, équivoques et autres échappatoires , son fond se résume dans la formule suivante : puisque la révolution nationale a triomphé en Chine, tandis qu'en Russie la contre-révolution a vaincu (ou a virtuellement vaincu, ou doit inéluctablement vaincre), qu'en découle-t-il ? L'article ne répond pas nettement. Sa philosophie éclectique lui permet précisément d'éluder une réponse claire.

J'estime indispensable pour exposer ce qui suit, de placer ici  les affirmations préliminaires suivantes :

1 . Le camarade Urbahns [*] a une conception erronée du caractère de la révolution russe et de l'étape qu'elle est en train de traverser. Il ne comprend pas la signification de Thermidor

2 . Le camarade Urbahns a une conception erronée, du mécanisme de classe de la révolution chinoise et de sa condition actuelle.

3 . De ses appréciations sociales fausses il tire des conclusions politiques erronées et extrêmement dangereuses.

4 . Le fait que, de même que Louzon et autres ultra-gauches, il ne pousse pas ses conclusions jusqu'au bout, démontre son inconséquence mais ne diminue en rien le danger de sa position fausse.

A cette étape, je suis obligé de citer un long passage de Die Fahne des Kommunismus dont l'éditorial s'efforce d'expliquer les conditions qui ont créé en Chine un "mouvement de libération nationale" de caractère révolutionnaire, dont la pointe était évidemment dirigée contre les impérialistes et dans lequel le prolétariat chinois voyait ses intérêts représentés.

Cette résolution s'est arrêtée au stade bourgeois;, elle a amené la dictature militaire de Tchiang Kai-chek, noyé dans le sang la révolution prolétarienne chinoise et lessoulèvements paysans révolutionnaires qui attentaient à la propriété privée et a rapproché la bourgeoisie chinoise des objectifs de la révolution bourgeoise. L'un de ces objectifs est l'unification nationale (..) Les concessions impérialistes sont une écharde douloureuse dans la chair de l'unification nationale de la Chine (…) Les Chinois cherchent à s'en débarrasser en négociant avec les puissances impérialistes; à l'égard de la Russie soviétique, qu'ils considèrent comme un adversaire bien plus faible, ils cherchent à y arriver par l'agression armée. En outre (!), ce qui sert de règle(massagebend) au gouvernement militaire chinois, c'est qu'une concession russe est, du point de vue de classe, un facteur plus (?) dangereux que les concessions accordées aux "frères ennemis" capitalistes. Tout le monde aurait dû prévoir ce conflit car il ne pouvait y avoir dans la Chine de la révolution bourgeoise aucune coexistence pacifique entre les intérêts chinois et russes. Seule une révolution chinoise victorieuse aurait pu réaliser une telle collaboration dans la vie. Et même si cette révolution s'achevait par le triomphe d'une Chine uniquement ouvrière et paysanne…" (nº 31, p. 245).

Je ne me souviens pas d'avoir rencontré, dans une ou deux dizaines de lignes, semblable galimatias, pareille confusion dans les idées. En tout cas, cela ne m'est pas arrivé souvent. Il faudrait une page entière pour débrouiller chaque ligne. Je vais essayer de le faire le plus brièvement possible en laissant de côté les contradictions secondaires.

Dans sa première partie, le passage ci-dessus traite des concessions impérialistes, entre autres le Chemin de fer de l'Est chinois, qui, assure-t-on, constitue une écharde dans la chair de l'indépendance nationale chinoise. La république soviétique est ici mise entre parenthèses au milieu des états capitalistes. Dans une seconde partie, il est dit qu'"en outre", ce qui sert également de règle (!) est que la concession russe soit plus (!) dangereuse du point de vue de classe. Et finalement il en sort une synthèse de ces deux explications qui s'excluent mutuellement, à savoir que les intérêts de la Chine et de la Russie sont inconciliables en général. Comment ? Pourquoi ? Il découle de la première partie de ce passage que l'impérialisme russe est incompatible avec l'unité nationale de la Chine. De la seconde, que les intérêts de la Russie ouvrière sont incompatibles avec ceux de la Chine bourgeoise.

Laquelle de ces deux explications diamétralement opposées Urbahns choisit-il ? Au lieu de choisir entre elles, il combine les deux. Comment y arrive-t-il ? A l'aide ce petit mot, "en outre" (dabei). Cinq lettres et voilà le problème résolu.

Que les intérêts de la république soviétique et de la Chine bourgeoise étaient inconciliables, chacun, assure Urbahns, devrait l'avoir prévu. Très bien. Cela signifie qu'il ne s'agit~pas du tout du chemin de fer ou du traité de 1924, n'est-ce pas ? Le caractère inconciliable des relations entre la Chine actuelle et la république soviétique ne fait que refléter le caractère inconciliable des contradictions même de la Chine actuelle. Si Urbahns avait dit que que la bourgeoisie chinoise, qui repose sur les baïonnettes, hait la république soviétique dont la seule existence est source d'agitation révolutionnaire en Chine, c'eût été juste. Il eût fallu seulement fallu ajouter que sa propre peur des masses opprimées, la bourgeoisie chinoise la désigne comme "impérialisme soviétique".

Urbahns affirme que la révolution bourgeoise a triomphé en Chine. C'est ce que pense la social-démocratie internationale. Ce qui a triomphé en Chine n'était pas la révolution bourgeoise , mais la contre-révolution bourgeoise. Ce n'est pas du tout la même chose.

Urbahns parle de l'écrasement des ouvriers et des paysans comme d'un détail intérieur de la révolution bourgeoise. Il va même jusqu'à affirmer que les ouvriers chinois ont vu leurs intérêts de classe représentés (vertreten) dans la révolution nationale, c'est-à-dire dans le Guomindang où l'Internationale communiste les avait fait entrer, à coups de matraque. Ce point de vue est un point de vue stalinien, c'est-à-dire social-démocrate.

La révolution bourgeoise, dans la mesure où elle était possible en Chine, sous la forme d'une étape distincte, a eu lieu en 1911. Mais son seul résultat a été de démontrer qu'une révolution bourgeoise, quel que soit son degré d'achèvement, était impossible en Chine. C'est-à-dire que l'unification nationale de la Chine, son émancipation de l'impérialisme (le problème agraire) sont impensables sous la direction de la bourgeoisie. La seconde révolution chinoise (1925-27) a montré par son cours tout entier ce que les marxistes voyaient très clairement d'avance, à savoir que la solution véritable des problèmes posée par la révolution bourgeoise en Chine n'est possible que par la dictature du prolétariat s'appuyant sur l'alliance des ouvriers et des paysans contre l'alliance de la bourgeoisie nationale avec l'impérialisme. Mais cette révolution ne peut pas s'arrêter à l'étape bourgeoise. Elle se transforme en révolution permanente, c'est-à-dire qu'elle devient un chaînon de la révolution socialiste internationale dont elle devient inséparable et partage le sort. Voilà pourquoi la contre-révolution, qui l'a emporté avec l'aide de Staline-Boukharine, a écrasé impitoyablement le mouvement des masses populaires et établi non un régime démocratique, mais un régime militaire-fasciste.

La question de la Révolution permanente en Chine

Dans la première partie du passage que nous avons cité, le journal du camarade Urbahns dit que la révolution bourgeoise l'a emporté en Chine. Dans la seconde moitié, il assure que la collaboration de la Chine avec la Russie soviétique ne serait possible que dans le cas d'une "révolution chinoise victorieuse". Qu'est-ce que cela signifie ? Car enfin, si l'on en croit Urbahns, la révolution bourgeoise n'a-telle pas triomphé en Chine ? N'est-ce pas précisément pour cela qu'elle s'efforce de retirer de sa chair l'écharde impérialiste ? Dans ce cas, de quelle "autre" révolution Urbahns parle-t-il ? De la révolution prolétarienne ? Absolument pas. "Même si cette révolution s'achevait par le triomphe d'une Chine uniquement ouvrière et paysanne". Que signifie ce "même" ? Il ne peut que signifier qu'il ne s'agit pas ici de révolution prolétarienne.

Alors, quelle révolution ? Cela veut-il dire qu'Urbahns – comme Boukharine et Radek – prévoit la possibilité d'une dictature, en Chine, qui ne soit ni bourgeoise ni prolétarienne, mais une dictature spéciale, ouvrière et paysanne. Il faudrait le dire plus clairement, plus courageusement, plus fort, sans chercher à se cacher derrière le petit mot "même". L'orientation stalino-boukharinienne vers le Guomindang avait son origine précisément dans cette philosophie d'une dictature non-bourgeoîse et non-prolétarienne. C'est précisément là-dessus que Radek et Smilga ont trébuché la première fois. Staline, Boukharine et Zinoviev et, sur leurs traces, Radek et Smilga croient qu'entre l'impérialisme mondial d'un côté, et l'Etat ouvrier de l'autre, une dictature révolutionnaire petite-bourgeoise est possible. Et Urbahns, après les expériences du kérenskysme russe et du Guomindang chinois, tant de droite que de gauche, chante timidement un air d'accompagnement à Radek sur cette question dont dépend le destin de tout l'Extrême-Orient. Ce n'est pas pour rien qu'Urbahns réimprime l'article très superficiel et profondément vulgaire de Radek sur la révolution permanente, tout en se taisant sur sa propre attitude à l'égard de cette question. [**]

Il ne s'agit pas aujourd'hui de reproduire des passages de textes plus ou moins malhonnêtement ressassés de 1905 sur la révolution permanente. Les Zinoviev, Maslow et autres, ont consacré assez d'efforts à ce travail de falsification. Il s'agit de toute la ligne stratégique pour les pays de l'Orient et pour toute une époque. Il faut dire clairement si une dictature démocratique des ouvriers et des paysans est concevable et en quoi exactement elle se distinguerait de la dictature du Guomindang d'un côté et de la dictature du prolétariat de l'autre. Cela nous amène à la question de savoir si la paysannerie peut avoir une politique indépendante dans la révolution – une politique indépendante à l'égard de la bourgeoisie et à l'égard du prolétariat. Le marxisme, enrichi par l'expérience des révolutions russe et chinoise répond : "Non, non et non". Ou bien la classe paysanne, à la suite de ses dirigeants et des intellectuels petits-bourgeois, marche avec la bourgeoisie, et ce que nous avons dans ce cas, c'est la politique des s.r., le kerenskysme ou le Guo-mindanguisme, ou bien, suivant ses couches inférieures, les éléments prolétariens ou semi-prolétariens du village, la paysannerie marche avec le prolétariat industriel. Dans ce cas, c'est la voie du bolchevisme, c'est-à-dire la voie de la Révolution d'Octobre (c'est-à-dire de la révolution permanente).

C'est sur cette question – et cette question précisément – que Staline et Boukharine ont cassé le cou du parti communiste chinois et de la révolution chinoise. Zinoviev, Radek, Smilga, Préobrajensky erraient entre stalinisme et marxisme, ce qui les a conduits à capituler ignominieusement. Pour les pays d'Orient, cette question trace la ligne de démarcation entre menchevisme et bolchevisme. Le fait que les Martynov d'aujourd'hui se servent comme feuilles de vigne de lambeaux de citations de 1905 – exactement les mêmes que Staline, Kamenev, Rykov et autres ont utilisé pour se couvrir contre Lénine en 1917 – c'est là une mascarade qui ne peut abuser que des sots ou des ignorants [***] . En Chine, l'Internationale communiste a réalisé dans la vie l'alliance Martynov-Boukharine-Staline, avec en accompagnement des vociférations enragées contre la révolution permanente. C'est aujourd'hui la question fondamentale pour les pays d'Orient et par conséquent une des questions essentielles pour l'Occident. Le camarade Urbahns a-t-il là-dessus une opinion ? Non, il n'en a pas. Il cherche à se couvrir d'un petit mot particulier ou, ce qui est pire, se dissimule derrière un article de Radek qu'il imprime "au cas où"...

Est-ce Thermidor ou une répétition de Thermidor dans le Parti ?

Si le camarade Urbahns est mal parti avec la révolution chinoise, la situation est pire encore, si possible, quand il en vient à la révolution russe. Je fais ici référence avant tout à la question de la nature de classe de l'Etat soviétique. La formule de Thermidor est évidemment une formule conventionnelle comme toute analogie historique. Quand j'ai employé pour la première fois cette formule contre Zinoviev et Staline, j'ai souligné tout de suite son caractère tout à fait conventionnel. Mais elle est entièrement légitime, compte tenu des différences entre les deux époques et les deux structures de classe. Thermidor signale la première étape victorieuse de la contre-révolution, c'est-à-dire le passage du pouvoir des mains d'une classe à une autre, au cours duquel ce transfert, bien que nécessairement accompagné d'une guerre civile est néammoins masqué politiquement par le fait que la lutte se déroule entre les fractions d'un parti qui était uni la veille. Thermidor en France a été précédé d'une période de réaction qui s'est développée alors que le pouvoir demeurait aux mains des plébéiens, du petit peuple des villes. Thermidor paracheva cette période préparatoire de la réaction par une catastrophe entièrement politique à la suite de quoi les plébéiens perdirent le pouvoir. Thermidor ne signifie donc pas une période de réaction en général, c'est-à-dire une période de reflux, d'affaissement, d'affaiblissement des positions révolutionnaires. Thermidor a une signification beaucoup plus précise. Il indique le transfert direct du pouvoir entre les mains d'une classe différente à la suite duquel la classe révolutionnaire ne peut reprendre le pouvoir sauf par une insurrection armée. Et pour que celle-ci se produise, il faut une situation révolutionnaire nouvelle, dont l'apparition dépend de tout un ensemble complexe de causes intérieures et extérieures.

Dès 1923, l'Opposition marxiste a établi le début d'un chapitre nouveau dans la révolution, celui de l'affaissement idéologique et politique qui pouvait signifier à l'avenir Thermidor. C'est alors que nous avons pour la première fois employé ce mot. Si la révolution allemande l'avait emporté en Allemagne à la fin de 1923 – et c'était parfaitement possible – la dictature du prolétariat en Russie aurait été épurée et consolidée sans convulsions internes. Mais la révolution allemande s'est terminée par une des plus terribles capitulations de l'histoire ouvrière. La défaite de la révolution allemande a donné une puissante impulsion à tous les processus de réaction à l'intérieur de la république des soviets. De là, la lutte dans le parti contre "la révolution permanente" et "le trotskysme" a mené à la création de la théorie du socialisme dans un seul pays et ainsi de suite. Les ultra-gauches en Allemagne n'ont pas compris qu'on avait dépassé un point de rupture. De la main droite, ils soutenaient la réaction dans le parti communiste soviétique, et de la gauche ils menaient en Allemagne une politique d'offensive formelle, ignorant la défaite de la révolution allemande et le reflux qui commençait. Comme les centristes du P.C.U.S., les ultra-gauches allemands (Maslow, Fischer, Urbahns) ont aussi couvert leur politique fausse par une lutte contre le "trotskysme" qu'ils dépeignaient comme un "liquidationnisme" – parce que les mêmes voyaient la situation révolutionnaire non pas derrière eux mais devant. L'étiquette de trotskysme était dans ce cas accolée à la capacité d'apprécier une situation et de distinguer correctement ses différentes phases. Il serait très utile, permettez-moi de l'ajouter en passant, qu"Urbahns consente enfin à dresser le bilan théorique de toute cette lutte qui a perturbé les ouvriers allemands et pavé la route pour la victoire de fonctionnaires idiots, d'aventuristes et de carriéristes.

Le cours erroné de l'ultra-gauche de 1924-25 tendit à affaiblir plus encore les positions du prolétariat européen et accéléra ainsi le recul réactionnaire en Union soviétique. L'exclusion du parti de l'Opposition, les arrestations et exécutions constituèrent des moments extrêmement importants de tout ce processus. Elles signifiaient que le parti s'affaiblissait de plus en plus et que par conséquent la capacité de résistance du prolétariat soviétique diminuait aussi. Mais tout cela ne signifiait pas encore – il s'en fallait de beaucoup – que le pouvoir était passé des mains de la classe ouvrière à une autre classe.

Le fait que le prolétariat soviétique n'avait pas eu la force d'empêcher l'écrasement de l'Opposition en tant qu'organisation constituait naturellement un symptôme très alarmant. Mais, par ailleurs tout en écrasant l'Opposition de gauche, Staline se trouva obligé de plagier des parties de son programme dans tous les domaines, de diriger son feu à droite et de transformer une manœuvre interne au parti en zigzag très accentué et prolongé vers la gauche [6] . Cela montre qu'en dépit de tout le prolétariat est encore suffisamment puissant pour exercer une pression et que l'appareil d'Etat demeure sous sa dépendance. C'est sur ce fait capital que l'Opposition russe doit continuer à baser sa propre politique qui est une politique de réforme, pas de révolution.

Même avant la destruction de l'Opposition en tant qu'organisation, nous avons dit et écrit plus d'une fois qu'après l'élimination de la Gauche, la droite va présenter sa note au centre. Ces éléments qui avaient soutenu Staline dans sa lutte contre nous, commenceraient à faire pression avec une force redoublée dès que la barrière de la Gauche serait enlevée. C'est ce que nous avons prédit. Nous l'avons, plus d'une fois, exprimé ainsi : "La queue de Thermidor va s'abattre sur la tête centriste". Cela s'est déjà produit et cela se renouvellera encore. J'ai en vue non Boukharine ou Tomsky, mais les puissantes forces thermidoriennes dont les droitiers ne sont que le pâle reflet dans le parti.

Malgré l'écrasement de l'Opposition comme organisation et l'affaiblissement du prolétariat, la pression de son intérêt de classe combinée avec la pression des idées de l'Opposition se sont révélées assez puissantes pour obliger l'appareil centriste à entreprendre un zigzag prolongé à gauche. Et c'est précisément ce zigzag à gauche qui a créé les prémisses politiques des dernières séries de capitulations.

La composition du groupe des capitulards est naturellement très diversifiée, mais le rôle dirigeant est joué par ceux qui, auparavant, se représentaient le processus d'affaissement comme absolument rectiligne et qui avaient tendance à chaque nouvelle phase à proclamer que Thermidor avait déjà été réalisé. A la veille de notre exclusion du parti, le zinoviéviste Safarov clamait à Moscou, puis à Berlin : "Il est minuit moins cinq" – c'est-à-dire cinq minutes avant Thermidor. Cinq minutes passèrent – et Safarov capitula. Mais avant Safarov, quand Zinoviev et moi-même fûmes exclus du comité central, Radek voulait proclamer que Thermidor était commencé. J'essayai de lui démontrer qu'il ne s'agissait que d'une répétition dans le parti en vue de Thermidor, peut-être même pas une répétition générale, mais en tout cas pas Thermidor lui-même, c'est-à-dire que ce n'était pas un coup d'Etat contre-révolutionnaire accompli par des classes. Depuis 1926, Smilga soutenait que la politique de Staline-Boukharine ("Paysans, enrichissez-vous", le comité anglo-russe, le Guomindang), ne pouvait tourner que dans une seule direction, à droite. Il soutenait que la révolution d'Octobre avait épuisé ses ressources internes et qu'une aide ne pouvait venir que de l'extérieur, mais qu'il ne l'espérait pas dans les années à venir.

Il écrivit des thèses là-dessus. La possibilité d'une rupture entre les centristes et la droite, d'un brusque tournant des centristes vers la gauche, sous la pression des forces internes, était totalement absente de sa perspective. Sur la question de Thermidor et des deux partis, Radek et Smilga occupaient une position d'extrême-"gauche" à l'intérieur de l'Opposition. C'est pourquoi les événements les ont surpris et pourquoi ils ont si facilement capitulé.

Cette brève revue historique devrait rendre clair au lecteur que la question de savoir si "Trotsky va trop loin" ou "pas assez loin"  dans la question de Thermidor (comme Urbahns la formule), ne comporte rien de nouveau. Il y a longtemps que nous avons étudié tout ce cycle de questions et que nous les avons de nouveau passées en revue à chaque nouvelle phase.

Le 26 mai 1928, j'écrivais d'Alma-Ata au camarade exilé Mikhail Okoudjava, un des vieux-bolcheviks géorgiens, ce qui suit :

"Dans la mesure où le nouveau cours de Staline se fixe des tâches, il constitue indiscutablement une tentative de se rapprocher de notre position. Mais ce qui est décisif en politique, ce n'est pas seulement le quoi, mais aussi le comment et le qui. Les principales batailles qui décideront du destin de la révolution sont encore dans l'avenir (..) Nous avons toujours pensé, et nous l'avons dit plus d'une fois, que le processus d'affaissement politique de la fraction dirigeante ne pouvait être décrite comme une courbe descendante régulière. Cet affaissement après tout ne se produit pas dans un vide politique mais dans une société de classes, avec de profondes frictions internes. La masse fondamentale du parti n'est pas du tout monolithique; elle représente simplement, pour sa majeure partie, de la matière première pour la politique. Les processus de différenciation politique en son sein sont inévitables sous l'impact des impulsions de classe, de droite comme de gauche. Les graves événements qui se sont récemment produits dans le parti et dont vous et moi subissons les conséquences ne sont que l'ouverture de la future marche des événements.

De même que l'ouverture d'un opéra donne d'avance les thèmes musicaux de l'opéra tout entier et les résume, de même, précisément, notre "ouverture" politique, non seulement donne d'avance les mélodies qui trouveront à l'avenir leur pleine expression avec la collaboration des cuivres, des contrebasses, des tambours et d'autres instruments d'une sérieuse musique de classe. Le développement des événements confirme indiscutablement que nous avons et que nous aurons raison non seulement contre les girouettes et les renégats, les Zinoviev, Piatakov et les autres, mais aussi contre nos chers amis de la "gauche", ces brouillons ultra-gauches qui ont tendance à prendre l'ouverture pour l'opéra lui-même, c'est-à-dire à croire que tous les processus de base dans le parti et l'Etat ont déjà été accomplis et que Thermidor, dont ils ont pour la première fois entendu parler par nous, est déjà un fait accompli.

Ce n'est pas une attaque, camarade Urbahns, c'est un fait.

L'Erreur du camarade Urbahns dans la question de Thermidor

La source de bon nombre de conclusions erronées du camarade Urbahns réside dans le fait qu'il croit que Thermidor est déjà accompli. Bien sûr, il n'en tire pas toutes les conclusions nécessaires. Mais les quelques conclusions qu'il a eu le temps de tirer sont suffisantes, si elles s'enracinent, pour ruiner la cause du Leninbund.

Dans un article consacré à ma déportation d'Union soviétique, Die Fahne des Kommunismus écrivait que "la domination stalinienne ne peut plus être désormais considérée comme représentant la classe ouvrière et qu'elle doit donc être combattue par tous les moyens" (ler février 1929).

Ce même article établissait une identité entre la déportation de Trotsky et l'exécution de Robespierre et de ses compagnons. En d'autres termes, on déclarait Thermidor achevé.

Si cette formulation de la question avait été lancée au plus chaud des circonstances, il n'aurait pas valu la peine de s'en occuper. La lutte politique est inconcevable sans exagérations, erreurs isolées commises dans des évaluations sommaires, manques de mesure, etc. Il ne faut pas s'occuper des détails, mais de la ligne fondamentale. Malheureusement la direction du Leninbund s'emploie avec obstination à transformer cette erreur en une ligne fondamentale. Volkswille du 11 février reproduit une résolution sur la situation en Russie en rapport avec ma déportation. Cette résolution affirme nettement que c'est Thermidor (Das ist der Thermidor) et poursuit en ajoutant : "De là découle la nécessité pour le prolétariat russe de lutter contre le régime stalinien pour toutes les libertés afin de pouvoir être équipé pour affronter la contre-révolution ouverte qui s'annonce".

L'article leader de Volkswille du 12 février assure qu'"avec l'exil de Trotsky a été tirée le dernier trait sous la révolution de 1917". Il n'est pas étonnant qu'avec une telle position Urbahns soit obligé de déclarer plus souvent encore qu'il n'est "pas d'accord à 100% avec l'Opposition russe, parce que l'Opposition russe "ne va pas assez loin". Hélas, Urbahns lui-même a continué à aller toujours plus loin, dans la voie de son erreur initiale.

Urbahns, comme Radek, a transformé l'analogie avec Thermidor, qui est très importante dans le sens de classe, en une analogie formelle et en partie personnelle. Radek disait : l'exclusion de l'Opposition du comité central équivaut à l'élimination du gouvernement du groupe de Robespierre. La guillotine ou l'exil à Alma-Ata, ce n'est qu'une question de technique. Urbahns dit : l'écrasement de l'Opposition et la déportation de Trotsky équivalent à l'envoi à la guillotine du groupe de Robespierre. La grande analogie historique est ici remplacée par une comparaison médiocre et arbitraire d'un caractère personnel et épisodique.

La révolution russe du XXème siècle, est incontestablement plus large et plus profonde que la Révolution française du 18ème siècle. La classe révolutionnaire sur laquelle repose la révolution d'Octobre est bien plus nombreuse, bien plus homogène, compacte et résolue que ne l'étaient les plébéiens des villes de France. La direction de la Révolution d'Octobre dans tous ses courants est plus expérimentée et perspicace que ne l'étaient ou ne pouvaient l'être les groupes dirigeants de la Révolution française. Enfin, les changements politiques, économiques, sociaux et culturels qui ont été accomplis par la dictature bolchevique ont beaucoup plus de portée à long terme que ceux qui ont été accomplis par les Jacobins. S'il a été impossible d'arracher le pouvoir aux mains des plébéiens sans une guerre civile, bien qu'ils fussent affaiblis par le développement des contradictions de classes et la bureaucratisation des Jacobins – et Thermidor a été une guerre civile dans laquelle les Jacobins ont été vaincus – comment quelqu'un pourrait-il penser ou croire que le pouvoir peut passer des mains du prolétariat à celles de la bourgeoisie russe de façon pacifique, tranquille, imperceptible, bureaucratique ? Une telle conception de Thermidor n'est que du réformisme renversé.

Les moyens de production, autrefois propriété des capitalistes, restent jusqu'à présent aux mains de l'Etat soviétique. La terre a été nationalisée. Les exploiteurs sont encore exclus des soviets et de l'armée. Le monopole du commerce extérieur demeure un bastion contre l'intervention économique du capitalisme. Ce ne sont pas là des détails. Mais ce n'est pas tout. Par la puissance de son attaque, l'Opposition a forcé les centristes à donner un certain nombre de coups – qui bien entendu ne sont pas mortels et loin d'être décisifs – aux forces de classe thermidoriennes et aux tendances qui les reflètent dans le parti. On ne peut pas fermer les yeux là-dessus. La politique de l'autruche est, de façon générale, une politique médiocre.

Le zigzag à gauche stalinien est aussi peu un dernier pas vers la suppression finale du danger thermidorien que la déportation des Oppositionnels a été le bilan de la révolution d'Octobre. La lutte continue, les classes n'ont pas encore dit leur dernier mot. Le centrisme reste le centrisme, les bolcheviks doivent rester des bolcheviks, les capitulards ne méritent que du mépris. Quant à ceux qui embrouillent tout, les militants ultra-gauche, il faut rappeler à l'ordre !

Le ler mai 1928, Arbeiter Stimme, organe de l'Opposition communiste autrichienne (le groupe du camarade Frey) dans un article intitulé "Malgré Staline, la Russie soviétique est un Etat prolétarien", développait les idées suivantes :

"Il est des questions politiques qui servent de pierres de touche [...] Et, pour les Oppositions communistes de gauche qui apparaissent aujourd'hui sous la forme de toutes sortes de groupes et avec toutes les nuances possibles il existe une telle pierre de touche : c'est la question du caractère prolétarien de la Russie soviétique [...] Il existe dans l'Opposition communiste de gauche des éléments qui, dans leur indignation contre la politique stalinienne dans toutes ses formes, jettent l'enfant avec l'eau de la baignoire. Chez certains commence à se former l'idée que si la politique de Staline persiste la Russie se transformera par une simple évolution en un Etat bourgeois [...] Toute dégénérescence en Russie soviétique est la conséquence du travail de sape auquel se livre la bourgeoisie, secondée en cela, objectivement, par le cours stalinien. Par cette voie, la bourgeoisie s'efforce de préparer la chute du pouvoir soviétique. Mais renverser la dictature prolétarienne et prendre réellement le pouvoir, cela, la bourgeoisie ne peut le faire que par un soulèvement violent [...] Nous combattons le cours stalinien. Mais la Russie soviétique est bien différente de Staline. Malgré toute la dégénérescence, contre laquelle nous luttons et lutterons de la façon la plus résolue, tant que les ouvriers ayant une conscience de classe sont armés, la Russie soviétique demeure pour nous un Etat prolétarien que, dans notre propre intérêt,  nous défendons inconditionnellement, dans la paix comme dans la guerre, malgré Staline et précisément pour battre Staline qui est incapable de la défendre avec sa politique[...] Quiconque n'est pas résolument ferme sur la question du caractère prolétarien de la Russie soviétique, nuit au prolétariat, nuit à la révolution, nuit à l'Opposition communiste de gauche".

Cette formule est absolument irréprochable du point de vue théorique. Le camarade Urbahns aurait mieux fait de la reproduire dans l'organe du Leninbund que d'y publier des articles korschistes ou semi-korschistes [7] .

Pas le Centrisme en général, un certain type de centrisme

L'article de l'organe du Leninbund que nous analysons essaie d'attaquer notre position d'un autre bout. "Bien que le centrisme, m'objecte l'auteur, soit un courant et une tendance à l'intérieur de la classe ouvrière, il n'a qu'une différence de degré avec un autre courant et tendance à l'intérieur de la classe ouvrière, précisément le réformisme. Tous les deux, bien que de façon différente, servent l'ennemi de classe" (Die Fahne des Kommunismus, 319 p. 246)

En apparence, cela sonne de façon très persuasive. Mais en réalité, la vérité marxiste a été transformée en abstraction et, du coup, en contre-vérité. Il ne suffit pas de dire que le centrisme en général ou le réformisme en général constituent un courant à l'intérieur de la classe ouvrière. Il faut analyser précisément quelle fonction est remplie par un centrisme donné, dans une classe ouvrière donnée, un pays donné, à une époque donnée. La vérité est toujours concrète.

En Russie, le centrisme est au pouvoir. En Angleterre, le réformisme gouverne aujourd'hui. L'un et l'autre – le camarade Urbahns nous l'enseigne – représentent un courant à 1'intérieur de la classe ouvrière et ils ne diffèrent que dans une certaine mesure (graduell) ; tous deux servent, même si c'est différemment, l'ennemi de classe. Bien, prenons-en note. Mais quelle tactique en découle, disons, en cas de guerre ? Les communistes doivent-ils être défaitistes en Russie comme les communistes en Angleterre ? Ou, au contraire, doivent-ils être, dans les deux pays, des partisans de la défense nationale, pas absolus à vrai dire, mais formulant des réserves ?

Après tout, défaitisme et défensisme sont les lignes d'une politique de classe et ne peuvent pas être affectées par des distinctions secondaires entre centrisme russe et réformisme britannique. Mais peut-être ici le camarade Urbahns va-t-il lui-même rappeler certaines choses et faire les corrections nécessaires ? En Angleterre, les usines, les chemins de fer, la terre appartiennent aux exploiteurs et l'Etat gouverne des colonies, c'est-à-dire qu'il demeure un état esclavagiste, les réformistes défendent là l'Etat bourgeois existant, et le font sans grande habileté et sans grande finesse, la bourgeoisie les considère avec une certaine méfiance et un peu de mépris, les surveille jalousement, continue de leur aboyer des ordres, prête à les chasser à tout moment. Mais, bien ou mal, les réformistes britanniques au pouvoir défendent les intérêts intérieures et extérieurs du capitalisme. Et, bien entendu, c'est vrai aussi de la social-démocratie allemande.

Mais que défend le centrisme soviétique ? Il défend le système social qui a pris son origine dans l'expropriation politique et économique de la bourgeoisie. Il défend ce système social très pauvrement, très maladroitement, éveillant méfiance et désillusion dans le prolétariat (qui n'a malheureusement pas autant d' expérience que la bourgeoisie britannique). Il affaiblit la dictature, aide les forces de Thermidor, mais, du fait de la situation objective, le centrisme stalinien représente néanmoins un régime prolétarien et non impérialiste. Ce n'est pas, camarade Urbahns, une différence de "degré" mais une différence entre deux régimes de classe.

Quiconque perdra de vue cette différence fondamentale est perdu lui-même pour la révolution.

Un "kérenskysme à rebours"

Mais alors, m'objecte Urbahns, que signifie donc ce que vous avez dit vous-même du stalinisme, que c'est du kerenskysme à rebours ? Si invraisemblable que cela paraisse, c'est précisément de cette formule qu'Urbahns tente de déduire la conclusion que Thermidor a déjà été réalisé. En fait, ce qui, de toute évidence, découle de ma formule, c'est une conclusion diamétralement opposée. Le kerenskysme était une forme de domination bourgeoise. Il était la dernière forme possible de domination bourgeoise dans une période où la révolution prolétarienne était en marche. Il était une forme de domination vacillante, irrésolue, sans avenir, mais il était tout de même la domination de la bourgeoisie. Pour que le prolétariat prenne le pouvoir, il a fallu, ni plus ni moins, une insurrection armée, la révolution d'Octobre.

Si le stalinisme est un kerenskysme à rebours, cela signifie que le centrisme dirigeant est, sur la route de Thermidor, la dernière forme de domination du prolétariat, affaiblie par ses contradictions internes et externes et les erreurs de sa direction, l'insuffisance de sa propre activité. Mais il est néammoins une forme de domination prolétarienne. Les centristes peuvent être remplacés soit par les bolcheviks soit par les thermidoriens. Une autre interprétation est-elle réellement concevable ?

Au surplus, je rappelle qu'une autre interprétation est concevable. De ma formule du "kerensysme à rebours", les staliniens avaient tiré la conclusion que l'Opposition prépare une insurrection armée contre le règne du centrisme, exactement comme en notre temps nous avons préparé une insurrection contre le kerenskysme. Mais c'est bien évidemment une interprétation frauduleuse, dictée non par le marxisme, mais par les exigences du G.P.U., et qui ne peut résister à la moindre approche de la critique.

C'est précisément parce que le centrisme est du kerenskysme à rebours que c'est la bourgeoisie et pas le prolétariat qui a besoin d'une insurrection armée pour le pouvoir. C'est précisément parce que Thermidor n'a pas encore été accompli que le prolétariat peut encore réaliser cette tâche par le moyen d'une profonde réforme intérieure de l'Etat soviétique, des syndicats et, avant tout, du parti.

Etat prolétarien ou Etat bourgeois ?

Il faut reconnaître que, dans l'article que nous examinons, il semble qu'il y ait un recul d'un demi-pas sur la question de Thermidor. Mais cela n'arrange guère les choses. La Russie soviétique, un Etat bourgeois ? L'article répond : non. "Y a-t-il encore une dictature prolétarienne en Russie ? L'article répond de nouveau : non. Alors qu'avons-nous ? Un Etat en dehors des classes ? Un Etat au-dessus des classes ? A cela l'article répond nous avons en Russie un gouvernement qui "en apparence sert d'intermédiaire entre les classes, mais qui, en réalité, représente les intérêts de la classe économiquement la plus forte" (nº 32, p.246, souligné par moi). Sans dire nettement quelle classe il considère comme la plus forte, l'article ne laisse cependant aucun doute qu'il fait référence à la bourgeoisie. Mais, après tout, un gouvernement qui apparaît comme intermédiaire entre les classes, mais qui, en réalité, représente les intérêts de la bourgeoisie, est un gouvernement bourgeois. Au lieu de le dire nettement, l'auteur recourt à des circonlocutions qui n'attestent pas de sa franchise intellectuelle. Il n'existe pas de gouvernements en dehors des classes. A l'égard de la révolution prolétarienne, Thermidor signifie le transfert du pouvoir des mains du prolétariat à celles de la bourgeoisie. Il ne peut rien signifier d'autre. Si Thermidor a été accompli, cela veut dire que la Russie est un Etat bourgeois.

Mais est-il vrai que, dans la république soviétique, la bourgeoisie est "la classe économiquement la plus forte" ? Non, c'est absurde" Il semble que l'auteur ne prenne pas du tout en considération le fait qu'en faisant une telle affirmation il enterre non pas Staline, mais la révolution d'Octobre. Si la bourgeoisie est déjà économiquement plus forte que le prolétariat, si le rapport de forces change en sa faveur "à pas de géant" (mit Reisen) comme l'affirme l'article, alors il est absurde de parler du maintien ultérieur de la dictature du prolétariat, même si elle a survécu, à titre de vestige, jusqu'à aujourd'hui. Heureusement, cependant, le fait de présenter la bourgeoisie soviétique comme la classe économiquement la plus forte relève de la haute fantaisie et rien de plus.

Urbahns va nous répondre que l'article vise non seulement la bourgeoisie de l'intérieur, mais la bourgeoisie mondiale. Mais cela n'arrange pas du tout les choses. La bourgeoisie mondiale est économiquement beaucoup plus forte que l'Etat soviétique. Personne ne le discute. C'est pourquoi la théorie du socialisme dans un seul pays est une vulgaire utopie national-réformiste. Mais ce n'est pas ainsi que nous posons la question. Le rôle de producteur et le rôle politique du prolétariat mondial intervient comme un facteur très important dans le rapport des forces… La lutte se déroule à l'échelle mondiale et le destin de la révolution d'Octobre s'y décide. Les ultra-gauches pensent-ils que cette lutte soit désespérée ? Alors, qu'ils le disent ! Les changements du rapport des forces mondial dépendent dans une certaine mesure également de nous. En déclarant ouvertement, ou de façon quelque peu voilée, que la Russie d'aujourd'hui est un Etat bourgeois et en refusant, entièrement ou aux trois quarts, de le soutenir contre l'impérialisme mondial, les ultra-gauches apportent bien entendu un peu d'eau au moulin de la bourgeoisie.

Ce qui distingue la république soviétique de Staline de celle de Lénine ce n'est pas un pouvoir bourgeois ni un pouvoir au-dessus des classes, mais les éléments d'un double pouvoir. L'analyse de cette situation a été faite depuis longtemps par l'Opposition russe. Le gouvernement centriste, avec sa politique, a apporté l'aide maximum à la bourgeoisie mondiale pour se définir et pour créer ses organes officieux de pouvoir, les canaux par l'intermédiaire desquels influencer le pouvoir. Mais, comme dans toute lutte des classes sérieuse, l'épreuve a lieu autour de la propriété des moyens de production. Ce problème a-t-il été réglé en faveur de la bourgeoisie ? Pour faire semblables affirmations, il faut avoir perdu la tête ou n'en avoir simplement jamais eu. Les ultra-gauches font eux-mêmes abstraction, simplement du contenu socio-économique de la révolution. Ils consacrent toute leur attention à l'écale du fruit et ignorent le noyau. Bien entendu, si l'écale est gâtée – et il en est ainsi – le noyau est menacé. Toute l'activité de l'Opposition est pénétrée de cette idée. Mais de là à fermer les yeux sur le noyau socio-économique de la République soviétique, il y a un gouffre. Les moyens les plus importants de production ont été pris par le prolétariat le 7 novembre 1917 et ils sont encore entre les mains de l'Etat ouvrier. Ne l'oubliez pas, ultra-gauches !

Si Thermidor est accompli, que doit être notre politique ?

Si Thermidor est accompli, si la bourgeoisie est déjà "la classe économiquement la plus forte", cela signifie que le développement économique a définitivement quitté les voies socialistes pour passer sur les voies capitalistes. Mais i1 faut avoir alors le courage d'en tirer les conclusions tactiques nécessaires.

Quelles significations peuvent avoir des lois restreignant la location de terres, l'embauche de main d'œuvre, etc., si le développement économique dans son ensemble est sur la voie du capitalisme ? Dans ce cas, les restrictions ne sont qu'une utopie petite-bourgeoise réactionnaire, un obstacle absurde au développement des forces productives. Un marxiste doit appeler les choses par leur nom et reconnaître la nécessité d'abolir les restrictions réactionnaires.

Quelle est la signification du monopole du commerce extérieur du point de vue du développement capitaliste ? Il est purement réactionnaire. Il gène le libre afflux des marchandises et des capitaux. Il empêche la Russie d'entrer dans le système des canaux de circulation de l'économie mondiale. Un marxiste est obligé de reconnaître la nécessité d'abolir le monopole du commerce extérieur.

On peut en dire autant des méthodes d'économie planifiée dans leur ensemble. Leur droit à l'existence et au développement ne se justifie que du point de vue d'une perspective socialiste.

Tout ce temps l'Opposition russe a toujours demandé, comme elle le fait encore, plus de mesures de restriction systématiques contre l'enrichissement capitaliste ; elle réclame le maintien et le renforcement du monopole du commerce extérieur et un développement aussi complet que possible de l'économie planifiée. Cette plate-forme économique ne prend tout son sens qu'en liaison avec la lutte contre la dégénérescence du parti et des autres organisations du prolétariat. Il suffit pourtant d'admettre que Thermidor est accompli pour que les bases même de la plate-forme de l'0pposition deviennent un non-sens. Urbahns se tait là-dessus. Il semble qu'il ne prenne pas en considération l'interdépendance de tous les éléments fondamentaux du problème. Mais en revanche, il se console, et d'autres avec lui, en disant qu'il n'est pas "à 100 % d'accord" avec l'Opposition russe. Maigre consolation !

Démocratie prolétarienne ou Démocratie bourgeoise ?

Si le camarade Urbahns et ceux qui pensent comme lui ne tirent pas toutes les conclusions qui découlent d'un "accomplissement" de Thermidor, ils en tirent quelques-unes. Nous avons déjà lu ci-dessus que la classe ouvrière russe devait reconquérir "toutes les libertés". Mais là aussi, les ultra-gauches s'arrêtent, hésitants, au seuil. Ils n'expliquent pas à quelles libertés ils pensent et en général ne font qu'effleurer le sujet en passant. Pourquoi ?

Dans la lutte contre le bureaucratisme stalinien, qui exprime et facilite la pression des classes ennemies, l'0pposition russe réclame la démocratie dans le parti, les syndicats et les soviets, sur une base prolétarienne. Elle dénonce implacablement la révoltante falsification de la démocratie, qui, sous l'étiquette d'"autocritique", est en train de ronger et de décomposer les fondations même de la conscience révolutionnaire de l'avant-garde prolétarienne. Mais pour l'Opposition, la lutte pour la démocratie de parti n'a de sens que sur la base de la reconnaissance de la dictature du prolétariat. Ce serait du don-quichottisme, pour ne pas dire de l'idiotie, que de lutter pour la démocratie dans un parti en train de réaliser la domination d'une classe ennemie. Dans ce cas on ne pourrait pas parler d'une démocratie de classe dans le parti et les soviets , mais d'une démocratie "en général", c'est-à-dire bourgeoise dans le pays, contre le parti au pouvoir et sa dictature. Les mencheviks ont plus d'une fois accusé l'Opposition de "ne pas aller assez loin", parce qu'elle n'exige pas la démocratie dans le pays. Mais les mencheviks et nous, occupons les côtés opposés de la barricade et aujourd'hui – en fonction du danger thermidorien – nous sommes plus hostiles les uns aux autres et plus irréconciliables que jamais. Nous combattons pour la démocratie prolétarienne précisément pour protéger le pays de la Révolution d'Octobre des "libertés" de la démocratie bourgeoise, c'est-à-dire du capitalisme.

C'est seulement de ce point de vue qu'il faudrait aborder la question du vote secret. La revendication de l'Opposition russe a pour objectif de donner au noyau prolétarien la possibilité de se redresser d'abord dans le parti, puis dans les syndicats afin de pouvoir, à l'aide de ces deux leviers, de consolider alors ses positions de classe dans les soviets. Pourtant le camarade Urbahns et quelques-uns de ses proches camarades de pensée ont cherché à interpréter cette revendication de l'Opposition, qui demeure entièrement dans le cadre de la dictature, comme un mot d'ordre démocratique général. Quelle monstrueuse erreur ! Ces deux positions n'ont rien de commun, elles sont mortellement hostiles l'une à l'autre.

S'exprimant de façon vague à propos des "libertés" en général, Urbahns a désigné l'une d'elles, la liberté de s'organiser. Selon les ultra-gauches, le prolétariat soviétique devrait conquérir le "droit de s'organiser". Que le bureaucratisme stalinien tienne à la gorge les syndicats plus solidement maintenant, au moment du zigzag à gauche, que jamais auparavant, c'est incontestable.

Que les organisations syndicales doivent être en mesure de défendre les intérêts des ouvriers contre les déformations grandissantes du régime de la dictature, il y a longtemps que l'Opposition a répondu à cette question en paroles et dans l'action. Mais il faut avoir une conception claire des objectifs et des méthodes de la lutte contre la bureaucratie centriste. Il ne s'agit pas de conquérir "la liberté de coalition" contre un gouvernement d'ennemi de classe, mais de lutter pour un régime sous lequel les syndicats bénéficieraient – dans le cadre de la dictature – de la liberté nécessaire pour corriger leur propre Etat en paroles et dans l'action. En d'autres termes, il s'agit de cette "liberté" dont jouissent, par exemple, la puissante alliance des capitalistes industriels et agrariens à l'égard de leur propre Etat capitaliste, sur lequel ils font une pression énorme et, comme on le sait, non sans succès, mais il ne s'agit pas du tout de cette "liberté" que les organisations prolétariennes ont ou cherchent à arracher vis-à-vis de l'état bourgeois. Et ce n'est pas du tout la même chose !

La liberté de coalition signifie une liberté (dont nous connaissons parfaitement le caractère)de mener la lutte de classes dans une société dont l'économie repose sur l'anarchie capitaliste, tandis que sa politique demeure dans le cadre de la prétendue démocratie. Le socialisme, d'un autre côté, est impensable non seulement sans l'économie planifiée au sens étroit du terme mais aussi sans la systématisation de tous les rapports sociaux. Un des éléments les plus importants de l'économie socialiste, c'est la réglementation des salaires et, de façon générale, des rapports des travailleurs avec la production et l'Etat. Nous avons souligné ci-dessus le rôle que les syndicats doivent jouer dans cette réglementation. Mais il n'a rien de commun avec celui des syndicats dans les Etats bourgeois, où la "liberté de coalition" n'est pas seulement un reflet, mais un élément actif de l'anarchie capitaliste. Il suffit de se rappeler le rôle économique de la grève des mineurs anglais en 1926. Ce n'est pas pour rien que les capitalistes, avec les réformistes, mènent maintenant une lutte désespérée st acharnée pour la paix industrielle.

Pourtant Urbahns lance le mot d'ordre de liberté de coalition précisément au sens démocratique général. Et en effet, il serait impossible dans tout autre sens. Urbahns formule la même revendication pour la Russie et la Chine et pour les Etats capitalistes d'Europe. Ce serait tout à fait juste, à un détail près cependant : qu'on ait reconnu Thermidor comme un fait accompli. Mais, dans ce cas, c'est déjà Urbahns qui "ne va pas assez loin" . Avancer la liberté de coalition comme revendication isolée est une caricature d'une politique. La liberté de coalition est inconcevable sans liberté de réunion, liberté de la presse et toutes les autres "libertés" auxquelles la décision de la conférence de février (Reichausschuss) du Leninbund fait référence de façon vague et sans commentaire. Et toutes ces libertés sont impensables en-dehors du régime de la démocratie, c'est-à-dire en dehors du capitalisme. Il faut apprendre à aller jusqu'au bout de ses idées.

Même quand il recule devant la critique marxiste, Urbahns ne combat pas les korschistes, mais les marxistes.

Comme j'avais relevé que nous combattions la fraction stalinienne, mais que nous défendions jusqu'au bout la république soviétique, Die Fahne des Kommunismus m'a expliqué qu'il serait inadmissible de "soutenir (?) inconditionnellement (?) la politique stalinienne (?) y compris sa politique étrangère" et que je devrais moi-même l'admettre à condition d'aller jusqu'au bout de mes idées (nº 31, p.246). Il n'est guère surprenant que j'aie donc attendu avec intérêt la conclusion de cet article dans le numéro 32. Il devait donner les conclusions tactiques des contradictions théoriques qui débordaient de la première partie de l'article et enseignerait en outre aux gens comment aller jusqu'au bout de leur pensée.

Entre la première et la seconde partie de l'article, quelques choses ont commencé à être élucidées. Il semble que, dans cet intervalle, Urbahns et ses amis aient apparemment eu le temps de recevoir la résolution du bureau de la IIème Internationale, qui ne pouvait manquer d'avoir sur eux un effet calmant, puisque l'accord entre les arguments d'Otto Bauer et ceux de Louzon et Paz était tout à fait étonnant.

Quoi qu'il en soit, dans le seconde partie de l'article, Die Fahne des Kommunismus en vient à la conclusion qu'il faut défendre la république soviétique même dans son conflit avec la Chine. C'est digne d'éloges. Mais l'étonnant est que cet article, quand il en vient à sa conclusion, ne polémique ni contre les korschistes, ni contre les ultra-gauches, ni contre Louzon, ni contre Paz, mais contre l'Opposition russe. Il semblerait que la question de savoir s'il faut ou non défendre l'Union soviétique soit si importante en elle-même que des circonstances de second et de troisième ordre doivent s'effacer devant ce problème. C'est une règle élémentaire de politique. Mais Urbahns et ses amis se comportent très différemment. Au moment le plus critique du conflit sino-soviétique, ils ont publié les articles d'ultra-gauches qui, comme je l'ai démontré plus haut appellent à soutenir Tchiang Kai-chek contre la république soviétique. Ce n'est que sous la pression des marxistes que la rédaction de Die Fahne, six semaines après l'explosion du conflit, S'est prononcée pour la défense de l'U.R.S.S. Mais, ici aussi, ils luttent non contre ceux qui nient le devoir élémentaire de la révolution, qui est de se défendre, mais contre Trotsky. Toute personne d'une certaine maturité devra en venir à la conclusion que la question de la défense de la révolution d'Octobre n'a aux yeux d'Urbahns qu'un rôle de second plan dans toute cette affaire et que son souci principal est de démontrer qu'il n'est pas "à 100 %" d'accord avec l'Opposition de gauche. Il ne vient évidemment jamais à l'idée d'Urbahns que quiconque essaie de prouver son indépendance par des moyens aussi artificiels et négatifs ne fait en réalité que démontrer son complet défaut d'indépendance intellectuelle.

"Outre les sympathies pour la Russie soviétique et les communistes du peuple chinois anéantis par la politique de Staline", est-il écrit dans la deuxième partie de l'article, "le fait que la Russie ait recours à la guerre sur la question du Chemin de fer de l'Est quand elle n'a pas levé le petit doigt au moment oÙ Tchiang Kai-chek et ses hordes militaires noyaient dans le sang les ouvriers et les paysans pauvres, a certainement joué un rôle dans l'attitude du peuple chinois à l'égard de cette guerre" (Die Fahne des Kommunismus nº 32, p.250). Ce qui est vrai là-dedans et qui a été dit depuis longtemps se mlte ici à quelque chose de nouveau et de faux. Les crimes de la direction centriste en Chine sont absolument sans exemple. Staline et Boukharine ont poignardé la révolution chinoise. C'est un fait historique qui pénétrera de plus en plus dans la conscience de l'avant-garde prolétarienne mondiale. Mais accuser la république soviétique de ne pas être intervenue les armes à la main dans les événements de Shanghai et Hankou ne consiste qu'à substituer la démagogie sentimentale à la politique révolutionnaire. Aux yeux de Louzon, toute intervention, et d'autant plus une intervention militaire, dans les affaires d'un autre pays, est de "l'impérialisme". C'est bien entendu une absurdité pacifiste. Mais non moins absurde est la revendication directement opposée que la république soviétique, avec ses forces actuelles, dans la situation internationale actuelle, vienne réparer à l'aide des baïonnettes bolcheviques les dommages causés par sa politique menchevique. La critique doit être dirigée selon des lignes réelles, pas fictives, autrement l'Opposition ne va jamais gagner la confiance des ouvriers.

Mais qu'en serait-il si la république soviétique décidait d'entrer en guerre sur ta question du chemin de fer de l'Est chinois ? Comme je l'ai déjà dit, si les choses en arrivaient là, ce fait en lui-même aurait démontré que ce qui était en question, ce n'était pas le Chemin de Fer de l'Est chinois, mais quelque chose d'infiniment plus important. Il est vrai que le chemin de fer chinois, même à lui seul, est un enjeu infiniment plus sérieux que la tête d'un archiduc qui a servi de prétexte à la guerre de 1914. Mais enfin, il ne s'agit tout de même pas de la seule question du chemin de fer. La guerre en Orient, indépendamment de son prétexte immédiat, deviendrait inévitablement, dès le lendemain même, une lutte contre "l'impérialisme" soviétique, c'est-à-dire contre la dictature du prolétariat, et la violence du conflit sera beaucoup plus grande que celle de la guerre qui, provoquée par le meurtre d'un archiduc, est devenue une guerre contre le militarisme prussien.

Il semble que les choses aillent maintenant dans la direction dtun accord entre Moscou et Nankin qui pourrait se terminer par le rachat de la ligne par la Chine avec l'aide de banques étrangères. Cela signifierait en réalité le transfert du contrôle des mains de l'Etat ouvrier vers les mains du capital financier. J'ai déjà dit que cette cession du chemin de fer de l'Est chinois n'est pas exclue. Mais il faudrait la considérer alors non comme la réalisation du principe de l'auto-détermination nationale mais comme l'affaiblissement de la révolution prolétarienne au profit de la réaction capitaliste.

On ne peut cependant pas douter que ce sont précisément Staline et compagnie qui s'efforceront de dépeindre cet abandon de positions comme la réalisation de la justice nationale, en harmonie avec l'impératif catégorique, avec l'Evangile selon Kellogg [8] et Litvinov et les articles de Louzon et Paz publiés dans l'organe du Leninbund.

Les tâches pratiques en cas de guerre

Les tâches pratiques de l'Opposition dans le cas d'une guerre entre la Chine et la Russie soviétique sont traités par un article de façon peu claire, équivoque, évasive.

"Dans le cas d'une guerre entre la Chine et la Russie soviétique pour le Chemin de Fer de l'Est chinois, écrit Die Fahne, l'opposition léniniste se prononce contre Tchiang Kai-chek et les impérialistes qui le soutiennent." (nº 32, p. 250) La confusion ultra-gauche a amené les choses au point que des "marxistes-léniniste" se sentent obligés de déclarer : "nous prenons position contre Tchiang Kai-chek". Mais pour qui sont-ils ?

"Dans une telle guerre", réplique l'article, "l'Opposition léniniste mobilisera toutes les forces du prolétariat dans chaque pays pour une grève générale, partant de l'organisation de la résistance à la fabrication des armements à tout type de transports, etc." C'est là la position de la neutralité pacifiste. Pour Urbahns, la tâche du prolétariat international ne consiste pas à aider la république soviétique contre l'impérialisme, mais à empêcher tout type de transport de munitions, c'est-à-dire non seulement vers la Chine, mais aussi vers la république soviétique. Est-ce bien là votre pensée ? Ou bien n'avez-vous pas dit ce que vous pensiez, mais autre chose ? N'êtes-vous pas arrivé, à pousser votre pensée "jusqu'au bout" ? Si c'est cela, dépêchez-vous de vous corriger, la question est suffisamment importante. La formule juste doit être celle-ci : nous faisons tout notre possible pour empêcher les expéditions d'armes à la Chine contre-révolutionnaire et faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour faciliter l'acquisition d'armes par la république soviétique.

La défense de l'U.R.S.S. signifie-t-elle la réconciliation avec le centrisme ?

Pour montrer en quoi le point de vue du Leninbund diffère de celui de l'Opposition russe, Urbahns fait deux révélations :

1) Si, au cas d'une guerre entre la république soviétique et la Chine, un Etat impérialiste intervient dans la guerre du côté de la Russie, les communistes de cet Etat bourgeois ne devraient pas faire la paix civile avec leur bourgeoisie, en accord avec l'enseignement de Boukharine, mais devraient s'orienter vers le renversement de leur bourgeoisie.

2) En défendant la république soviétique dans la guerre avec la contre-révolution chinoise, l'Opposition ne doit pas se réconcilier avec le cours stalinien, mais mener contre lui une lutte résolue. Il en suit que c'est prétendument ce qui constitue la différence entre la position du Leninbund et la nôtre. En réalité, c'est du confusionnisme et je crains bien qu'il soit conscient. Ces deux thèses, tirées par les cheveux, ne s'appliquent pas au conflit sino-soviétique en tant que tel, mais de façon générale à toute guerre contre la république soviétique. Urbahns dissout un problème spécifique dans des généralités. Ni Louzon ni Paz n'ont jusqu'à présent nié le devoir du prolétariat international de défendre la république soviétique, dans le cas où elle serait attaquée, par exemple, par l'Amérique et la Grande-Bretagne qui réclameraient le paiement des dettes tsaristes, l'abolition du monopole du commerce extérieur, la dénationalisation des banques et des usines, etc. La discussion s'est élevée au sujet du caractère spécifique du conflit sino-soviétique. C'est précisément à propos de cette question que les ultra-gauches ont manifesté leur incapacité à évaluer des faits complexes et particuliers d'un point de vue de classe.

Et c'est précisément à eux que le Leninbund a ouvert tout grand les colonnes de ses publications. C'est précisément en rapport avec leur mot d'ordre de "Bas les Pattes devant la Chine !" que Die Fahne s'est abstenu d'exprimer sa propre opinion pendant six semaines et, quand il n'a plus été possible de garder le silence, s'est borné à des formules incohérentes et équivoques.

Que vient faire ici la théorie de Boukharine ? Qu'est-ce que la question de suspendre la lutte avec le centrisme stalinien a à voir avec cela ? Qui l'a proposé ? Qui en a parlé ? De quoi s'agit-il ? Pourquoi était-ce nécessàire ?

C'est nécessaire pour insinuer que l'Opposition russe – pas les capitulards et les renégats, mais l'Opposition russe – est encline à conclure la paix avec le centrisme, en prenant comme prétexte cette guerre. Comme j'écris pour des camarades étrangers non informés ou médiocrement informés, je juge nécessaire de rappeler, même brièvement, comment l'Opposition russe a posé la question de son attitude à l'égard du cours stalinien dans les conditions de la guerre.

Au moment de la rupture des relations anglo-soviétiques, l'Opposition russe, rejetant avec mépris le mensonge de ceux qui l'accusaient de défaitisme ou de défensisme sous conditions, déclara dans un document officiel que, pendant la guerre, toutes les divergences d'opinion seraient posées avec plus d'acuité encore qu'en temps de paix. Une telle déclaration, faite au pays de la dictature révolutionnaire, au moment de la rupture des relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne' n'a besoin d'aucun commentaire et donne, en tout cas, des garanties infiniment plus sérieuses que tels ou tels petits articles écrits ici ou là.

Une lutte féroce se déclencha en 1927 sur cette question. Urbahns et ses camarades de pensée ont-ils jamais entendu parler de la "thèse Clemenceau" ? Ayant cette thèse entre les mains, l'appareil central, pendant des mois, agita tout le parti pendant des mois. Toute l'affaire était que, comme exemple d'une opposition patriotique dans le camp des impérialistes, j'avais cité la clique de Clemenceau qui, malgré la paix civile proclamée par la bourgeoisie, lutta de 1914 à 1917 contre les autres fractions de la bourgeoisie et assura la victoire de l'impérialisme français. Je demandais si on pouvait trouver alors, dans le camp de la bourgeoisie, un imbécile qui, sur cette base, accusait Clémenceau de défaitisme ou de défensisme sous conditions. C'est là la fameuse "thèse Clemenceau" qui fut soumise à la critique dans des centaines d'articles et des dizaines de milliers de discours.

On vient de publier à Paris mon livre "La Révolution défigurée".  Il contient entre autres mon discours au plénum commun du comité central et de la commission centrale de contrôle du ler août 1927. Voilà ce que je disais de la question qui nous intéresse aujourd'hui :

"Les plus grands événements de l'histoire humaine sont la révolution et la guerre. Nous avons mis à l'épreuve la politique centriste dans la révolution chinoise.

La plus grande épreuve de l'histoire après la révolution, c'est la guerre. Nous le disons d'avance : en présence des événements de la guerre, la politique stalino-boukharinienne, politique de zigzags, de restrictions mentales, d'équivoques, politique de centrisme, ne peut pas prévaloir. Cela se rapporte à toute la direction de l'Internationale communiste. A présent, l'unique examen que subissent les dirigeants des partis communistes frères consiste à répondre à la question "Etes-vous prêts à voter nuit et jour contre le trotskysme ?" La guerre les mettra en présence d'exigences comportant autrement plus de responsabilités. Il n'y aura plus de place pour l'attitude intermédiaire de Staline. Voilà pourquoi – permettez-moi de vous le dire en toute franchise – les bavardages sur la poignée d'oppositionnels, sur les généraux sans troupes, etc. nous semblent simplement ridicules. Les bolcheviks ont déjà entendu cela plus d'une fois en 1914 et 1917. Nous voyons trop clairement ce que sera demain et nous le préparons […] Au point de vue de la politique intérieure, le lent glissement du centrisme ne trouvera pas davantage de place en présence de la guerre. Toutes les discussions se condenseront, les contradictions entre les classes s'accentueront, présenteront leur côté le plus tranchant. Il faudra alors donner des réponses claires et précises […] La politique centriste intermédiaire ne peut se maintenir en cas de guerre. Elle devra pencher soit à droite, soit à gauche, autrement dit, soit vers la voie de Thermidor, soit vers celle de l'Opposition. (Bruits divers) "

Et voici comment je concluais précisément ce discours : "Pour la Patrie socialiste ? Oui ! Pour la cours stalinien ? Non !!! Et quand, précisément à propos de ces mots, Urbahns et ses amis me conseillent, deux ans plus tard, de réfléchir sur cette question jusqu'au bout et de comprendre qu'il n'est pas possible de se réconcilier avec le centrisme en temps de guerre, je ne puis que hausser les épaules.

Comment la discussion a été menée

A quelque chose, malheur est bon. Le conflit sino-soviétique a de nouveau montré qu'à l'intérieur de l'opposition marxiste il est indispensable d'établir une démarcation idéologique irréconciliable, non seulement à l'égard de la droite, mais aussi de la gauche. Les philistins vont ricaner sur le fait que nous, petite minorité, nous nous occupons tout le temps de nous délimiter à l'intérieur. Mais cela ne va pas nous troubler. Précisément parce que nous sommes une petite minorité dont toute la force réside dans la clarté idéologique, nous devons être particulièrement implacables à l'égard des amis douteux de la droite ou de la gauche. Pendant plusieurs mois, j'ai essayé d'obtenir de la direction du Leninbund des éclaircissements au moyen de lettres privées. Je n'ai pas abouti. Pendant ce temps, les événements eux-mêmes posaient brutalement une des questions les plus importantes. Les divergences apparaissaient ouvertement. La discussion commençait.

Ets-ce un bien ou un mal ? L'article dans Die Fahne des Kommunismus m'instruit sur les avantages de la discussion et souligne le mal causé par l'absence de discussion dans l'Internationale communiste. J'ai déjà entendu exprimer ces idées là une ou deux fois, je ne me rappelle plus si c'était par le camarade Urbahns ou quelqu'un d'autre. Mais il y a discussions et discussions. Il aurait été infiniment mieux si le conflit sino-soviétique n'avait pas pris le Leninbund à l'improviste. On a eu beaucoup de temps pour se préparer. La question de Thermidor et de la défense de l'U.R.S.S. n'est pas une question nouvelle. C'est une chance qu'il n'y ait pas eu de guerre. Mais supposons qu'il y en ait eu une ? Tout cela n'est pas dit comme argument contre la discussion, mais contre une direction qui garde le silence sur des questions importantes jusqu'à ce qu'elles éclatent ouvertement contre son gré. Le fait est que Leninbund, au moins à son sommet, s'est révélé non préparé à répondre à une question posée par la vie elle-même. Il ne reste qu'à ouvrir une discussion. Mais jusqu'à présent, je n'ai pas trouvé dans les publications du Leninbund d'indice d'une discussion intérieure dans l'organisation elle-même. Les rédacteurs de Die Fahne des Kommunismus ont fait un choix unilatéral des articles ultra-gauches de publications oppositionnelles, faisant du ridicule article d'un "sympathisant" korschiste la base de toute la discussion. La rédaction elle-même se tenait sur la touche, comme si elle voulait voir d'abord ce qui allait résulter de tout ça. En dépit de l'extrême gravité du problème, Urbahns a perdu semaine après semaine, se bornant à reproduire des articles étrangers dirigés contre le point de vue marxiste. Ce n'est qu'après la parution de mon premier article, c'est-à-dire six semaines après le début du conflit sino-soviétique en Extrême-Orient, que la rédaction de Die Fahne des Kommunismus jugea opportun de s'exprimer. Mais même alors ils ne se sont pas pressés. Le bref article de la rédaction a été divisé en deux livraisons. Les conclusions politiques étaient renvoyées encore à une semeine ultérieure. Pourquoi ? Peut-être était-ce pour faire de la place aux calomnies de Radek contre l'Opposition russe qui ont paru dans le même numéro ? Mais quelle était la ligne du Leninbund sur la question majeure de la politique internationale au cours des six ou sept dernières semaines ? Personne ne le sait. Ce n'est pas bon. De telles méthodes affaiblissent le Leninbund et rendent le plus grand service possible non seulement à Thaelmann mais aussi à Brandler.

Pour quiconque connaît l'histoire de l'Opposition russe, il est clair qu'Urbahns exprime de façon ambiguë les opinions même que les staliniens ont si perfidement et de mauvaise attribuées à l'Opposition russe. Tout en dissimulant de façon malhonnête nos documents aux travailleurs, les staliniens ont répété inlassablement et imprimé à des dizaines de millions d'exemplaires que l'Opposition russe considère la révolution d'Octobre comme perdue, Thermidor comme accompli et qu'elle dirige son cours vers une démocratie bourgeoise. Il est indiscutable que les succès organisationnels de Staline ont été dans une large mesure assurés par la diffusion inlassable de ces mensonges. Combien doit être grand l'étonnement et parfois la véritable indignation des Oppositionnels russes quand ils découvrent sous une forme à demi-voilée dans les publications du Leninbund cet amical conseil de s'engager dans la voie sur laquelle les staliniens les poussent depuis longtemps.

La question est d'autant plus aiguë qu'il se trouve chez les ultra-gauches de petits messieurs qui se murmurent à l'oreille que l'Opposition russe elle-même pense que Thermidor est un fait accompli, mais s'abstient de le dire pour des considérations "diplomatiques". Comme il faut être loin d'une position révolutionnaire pour admettre, même un instant, qu'il puisse exister une duplicité aussi révoltante chez des révolutionnaires. Nous pouvons dire une chose : "Le poison du cynisme zinoviéviste et maslowiste a laissé ses traces dans les rangs des ultra-gauches." Plus vite l'Opposition se débarrassera de semblables éléments, mieux ce sera.

Dans l'article programmatique que nous avons analysé, et qui semble résumer les résultats de la "discussion", on note plusieurs fois, par allusions, que, sur diverses questions, Urbahns aurait eu raison, tandis que tous les autres avaient tort (déclaration de l'Opposition du 16 octobre 1926 ; question de la création du Leninbund non en tant que fraction mais comme parti indépendant présentant ses propres candidats ; questions du premier mai et du premier août 1929, etc.). A mon avis, il aurait été préférable que cet article ne soulevât pas ces questions parce que chacune d'elle indique une erreur particulière du camarade Urbahns, qu'il n'a pas encore jusqu'à présent réussi à comprendre. Et je ne fais même pas référence à la position radicalement fausse de 1923-1926, où Urbahns, sur les traces de Maslow et autres, soutenait la réaction dans le parti communiste soviétique et menait un cours ultra-gauche en Allemagne. Si nécessaire, je suis prêt à revenir à toutes ces questions et à montrer le lien qui existe entre les erreurs d'Urbahns, montrer qu'elles ne sont pas accidentelles mais qu'elles ont leur origine dansune certaine méthode de pensée que je ne puis appeler marxiste. En pratique, la politique d'Urbahns consiste en des oscillations entre Korsch et Brandler ou en combinant mécaniquement Korsch et Brandler.

Le danger du sectarisme et de l'étroitesse d'esprit nationale.

Nous avons analysé dans cette brochure des divergences d'opinion qu'on peut qualifier de stratégiques. En comparaison, les divergences sur les questions intérieures allemandes peuvent apparaÎtre plus comme des divergences sur la tactique bien qu'elles aussi puissent être ramenées à deux lignes différentes. Mais il faut analyser séparément ces questions.

Il n'est néammoins pas douteux qu'au fond de nombre des erreurs du camarade Urbahns se trouve son attitude erronée à l'égard du parti communiste officiel. Considérer le parti communiste – pas son appareil de fonctionnaires, mais son noyau prolétarien et les masses qui le suivent – comme une organisation finie, morte et enterrée, c'est tomber dans le sectarisme. En tant que fraction révolutionnaire, le Leninbund aurait pu jouer un grand rôle. Mais il a lui-même coupé le chemin de son propre développement par ses prétentions pour le moins injustifiées, à jouer le rôle d'un deuxième parti.

Etant, donné la confusion idéologique du Leninbund, ses efforts pour devenir "un parti" le plus vite possible le conduisent à accepter dans ses rangs des éléments qui ont complètement rompu avec le marxisme et le bolchevisme. Dans son désir de conserver ces éléments, la direction du Leninbund s'abstient consciemment de prendre une position claire sur toutes sortes de questions, ce qui, bien entendu, ne fait qu'aggraver la confusion et approfondir le malaise.

Il existe aujourd'hui nombre de groupes "de gauche" et de groupuscules qui piétinent, sauvegardant leur indépendance, s'accusant les uns les autres de ne pas aller assez loin, se targuant de n'être pas à 100% d'accord l'un avec l'autre, publiant de temps en temps de petits journaux et se satisfaisant de cette existence illusoire, sans terrain sous les pieds : sans point de vue qui leur soit propre, sans aucune perspective. Mesurant leur propre faiblesse, ces groupes, ou plus exactement leurs dirigeants, craignent par-dessus tout de tomber sous "l'influence" ou d'être obligés d'être d'accord avec quelqu'un d'autre . Car, dans ce cas, que deviendrait leur douce indépendance à la mesure des 64 mètres cubes qu'il faut pour une salle de rédaction ?

Il existe encore un autre danger lié à cela.

Dans l'Internationale communiste, la direction idéologique du parti russe a été depuis longtemps remplacée par la domination de l'appareil et la dictature de la caisse. Bien que l'Opposition de droite ne soit pas moins énergique que la Gauche dans sa protestation contre la dictature de l'appareil, nos positions sur cette question sont néammoins diamétralement opposée.

L'opportunisme est par nature nationaliste, puisqu'il repose sur les besoins locaux et temporaires du prolétariat et non sur ses tâches historiques. Les opportunistes trouvent intolérable le contrôle international et réduisent autant que possible leurs liens internationaux à d'innocentes formalités, imitant ainsi la IIème Internationale. Les brandlériens salueront la conférence de l'Opposition de droite en Tchécoslovaquie, ils échangeront des notes amicales avec le groupe de Lovestone aux Etats-Unis et ainsi de suite, à la condition qu'aucun groupe n'empêche les autres de mener une politique opportuniste à leur propre goût national. Tout cela est dissimulé sous les apparences de la lutte contre le bureaucratisme et la domination du parti russe.

L'Opposition de gauche ne peut rien avoir de commun avec ces subterfuges. L'unité internationale n'est pas pour nous un motif décoratif mais l'axe même de nos vus théoriques et de notre politique. Or il existe bon nombre d'ultra-gauches – et pas seulement en Allemagne – qui, sous le drapeau de la lutte contre la domination bureaucratique de l'appareil stalinien mènent à moitié consciemment une lutte pour scissionner l'Opposition communiste en groupes nationaux indépendants et les libérer du contrôle international.

L'Opposition russe n'a pas moins besoin de liens internationaux et de contrôle international que toute autre section nationale. Mais j'ai très peur que la conduite du camarade Urbahns ne soit pas dictée par son désir d'intervenir activement dans les affaires russes, ce dont on ne pourrait que se réjouir, mais au contraire par son désir de tenir l'Opposition allemande à l'écart des Russes.

Nous devons veiller avec soin à ce que, sous le couvert de lutte contre le bureaucratisme, ne s'enracinent pas à l'intérieur de l'Opposition de gauche des tendances à l'isolationnisme nationaliste et au séparatisme nationaliste qui, à leur tour, conduiront inévitablement à la dégénérescence bureaucratique – non plus seulement à une échelle internationale mais à une échelle nationale –.

Si l'on se demande, après mûre réflexion, de quel côté l'Opposition de gauche est actuellement menacée du danger de bureaucratisme et d'ossification, il sera clair que ce n'est pas du côté de ses relations internationales. L'internationalisme hypertrophié de l'I.C. n'a pu se produire – sur la base de l'ancienne autorité du parti communiste russe – que grâce à l'existence du pouvoir d'Etat et de finances d'Etat. Ces "dangers" n'existent pas pour l'Opposition de gauche. Mais il y en a d'autres à leur place. La politique fatale de la bureaucratie provoque des tendances centrifuges déchaînées, nourrit le désir de se replier dans des coquilles nationales et, par conséquent sectaires ; car, en restant dans le cadre national, l'Opposition de gauche ne peut être que sectaire.

Conclusions

1 . Il faut adopter une position claire sur la question de Thermidor et le caractère de classe de l'Etat soviétique actuel. Il faut condamner implacablement les tendances korschistes.

2 . Il faut adopter la position de la défense résolue et inconditionnelle de l'U.R.S.S. contre les dangers extérieurs, ce qui n'exclut pas, mais, au contraire, suppose une lutte irréductible contre le stalinisme, en temps de guerre plus encore qu'en temps de paix.

3 . Il nous faut rejeter et condamner le programme de lutte pour la "liberté de coalition" et les autres "libertés" en U.R.S.S. – parce que c'est le programme de la démocratie bourgeoise. A ce programme de démocratie bourgeoise, il nous faut opposer les mots d'ordre et méthodes de la démocratie prolétarienne, dont l'objectif, dans la lutte contre le centrisme bureaucratique, est de régénérer et de fortifier la dictature du prolétariat.

4 . Il est nécessaire d'adopter tout de suite une position nette sur la question chinoise, pour ne pas être surpris à la phase suivante. Il faut prendre position soit pour la "dictature démocratique", soit pour la révolution permanente en Chine.

5 . Il faut bien comprendre que le Leninbund est une fraction et non un parti. Il en découle une politique précise à l'égard du parti (surtout pendant les élections).

6 . Il faut condamner les tendances au séparatisme national. Nous devons nous engager énergiquement sur la voie de l'unification internationale de l'Opposition de gauche sur la base d'une unité dans principes.

7 . Il faut admettre que Die Fahne des Kommunismus, sous sa forme actuelle, ne correspond pas à son intitulé d'organe théorique de la Gauche communiste. Il est urgent de fonder en Allemagne, par les efforts réunis de la Gauche allemande et internationale, un organe marxiste sérieux, capable de donner des appréciations correctes de la situation intérieure allemande, en rapport avec la situation internationale et les tendances du développement de celle-ci.

Ces quelques points, qui sont loin d'épuiser toutes les questions. me semblent les plus importants et les plus urgents.

Constantinople, 7 septembre 1929


Notes de Trotsky

[*] Ici et plus loin, je nomme simplement le camarade Urbahns pour être bref. Je vise la majorité de la direction du Leninbund et de la rédaction de ses organes. D'ailleurs, dans la Volkswille, il n'est pas rare de trouver cette expression : " La direction du Leninbund et le camarade Urbahns... "

[**] A ce propos, l'article de Radek reproduit un commérage absolument monstrueux ; il prétend qu'à Alma-Ata, j'aurais empêché la divulgation des pourparlers engagés par Boukharine avec Kamenev, parce que j'aurais été désireux de faire bloc avec la droite. D'où cela est-il sorti ? De la tabatière de Yaroslavsky ? Ou bien du bloc-notes de Menjinsky ? Il est fort douteux que Radek ait inventé cela tout seul. Mais le camarade Urbahns a tellement de place dans son journal qu'il imprime, en plus des romans dé Sinclair, les papotages de Yarolavsky-Radek. Si le camarade Urbahns m'avait loyalement demandé des renseignements, je lui aurais expliqué que j'avais été averti des pourparlers engagés entre Boukharine et Kamenev presque à la date où j'ai connu les déclarations équivoques d'Urbahns concernant un bloc avec Brandler. J'ai réagi alors en écrivant un article où je déclarais qu'il était absolument inadmissible d'accepter des blocs sans principe entre l'opposition dé gauche et celle de droite. Cet article fut publié quelques mois après par Brandler et ensuite reproduit dans la Volkswille.

[***] Martynov fut, pendant vingt ans (1903-1923), le principal théoricien du menchevisme. Il entra dans le parti bolchevik lorsque Lénine tomba malade et que commença la campagne contre le " trotskysme ". En 1923, Martynov accusa de trotskysme la Révolution d'Octobre jusqu'à la NEP. Actuellement, c'est le principal théoricien de l'Internationale Communiste. Il est resté ce qu'il avait toujours été. Mais il dissimule la ligne qu'il a toujours., suivie derrière des citations de Lénine. Pour la sélection et la falsification des textes de Lésine, il existe plusieurs fabriques.


Notes

[1] Zhang Suolin (1873-1928), un seigneur de la guerre, contrôlait Pékin et les provinces mandchoues.

[2] Il s'agit d'une bande de brigands mandchous dont Zhang avait été le chef avant d'entrer dans l'armée en 1905.

[3] Cette expédition, menée par l'armée du gouvernement du Sud sous la direction de Tchiang Kai-chek, est connue comme "la campagne du Nord".

[4] Wang Jengting, connu comme C.T. Wang (1882-1961) avait reçu une formation universitaire aux Etats-Unis.

[5] Mustapha Kemal (1881-1938), avait pris en pleine crise d'après-guerre le pouvoir en Turquie et menait une vigoureuse politique d'indépendance nationale ; il était allié à l'U.R.S.S.

[6] Trotsky fait allusion ici à la politique des "mesures d'urgence"  pour la collecte des grains, de février à juin 1928.

[7] Trotsky fait allusion à l'article de Pächter.

[8] Frank Kellogg (1856-1937) était le secrétaire d'Etat américain et Mlaksim M. Wallach, dit Litvinov (1876-1951) le commissaire du peuple soviétique aux affaires étrangères.


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