1930 |
41 La mort de Lénine et le déplacement du pouvoir
On m'a demandé plus d'une fois, on me demande encore : Comment avez-vous pu perdre le
pouvoir ? Le plus souvent, cette question montre que l'interlocuteur se représente assez
naïvement le pouvoir comme un objet matériel qu'on aurait laissé tomber, comme une
montre ou un carnet qu'on aurait perdu. En réalité, lorsque des révolutionnaires qui
ont dirigé la conquête du pouvoir arrivent à le perdre «sans combat» ou par
catastrophe à une certaine étape, cela signifie que l'influence de certaines idées et
de certains états d'âme est décroissante dans la sphère dirigeante de la révolution,
ou bien que la décadence de l'esprit révolutionnaire a lieu dans les masses mêmes, ou
bien enfin que l'un et l'autre milieu sont à leur déclin.
Les cadres dirigeants de ce parti sortis de l'action clandestine étaient animés par des
tendances révolutionnaires que les leaders de la première période de la révolution
formulèrent le plus clairement et le mieux, qu'ils mirent en pratique le plus
complètement et avec le plus de succès. C'est cela qui, précisément, fit d'eux les
leaders du parti, et par l'intermédiaire du parti, les leaders de la classe ouvrière et,
par la classe ouvrière, les conducteurs du pays. C'est par cette voie que certains hommes
concentrèrent le pouvoir entre leurs mains.
Mais les idées de la première période de la révolution perdaient insensiblement de
leur influence sur les esprits de la sphère du parti qui possédaient le pouvoir
immédiat pour gouverner le pays. Dans le pays même, des processus avaient lieu que l'on
peut englober sous le terme général de réaction. Ces processus atteignirent plus ou
moins la classe ouvrière, et notamment, les éléments ouvriers du parti. La sphère qui
composait l'appareil du pouvoir eut alors des desseins nouveaux, distincts, auxquels elle
s'efforça de subordonner la révolution. Entre les leaders qui traçaient la ligne
historique de la classe et qui savaient voir par-dessus l'appareil, et cet appareil
lui-même --énorme, lourd à manier, de composition hétérogène, qui absorbe facilement
le communiste moyen,-- une disjonction commença à s'esquisser. D'abord elle fut de
caractère plus psychologique que politique. Les journées de la veille étaient encore
trop récentes. Les mots d'ordre d'Octobre ne s'étaient pas encore effacés dans les
mémoires. L'autorité personnelle des leaders de la première période était grande.
Mais, sous le couvert des formes traditionnelles, une nouvelle psychologie se formait. Les
perspectives internationales s'estompaient. Le travail quotidien absorbait totalement les
hommes. De nouvelles méthodes, qui devaient servir à atteindre les buts fixés naguère,
créaient de nouveaux desseins et, avant tout, une nouvelle psychologie. Pour nombre et
nombre de gens, une situation temporaire apparut comme une station terminus. Un type
nouveau se forma.
Les révolutionnaires, en fin de compte, sont faits de la même matière sociale que tous
les autres hommes. Mais ils doivent avoir certaines particularités personnelles
saillantes qui ont permis au processus historique de les distinguer des autres et de les
grouper séparément. La vie commune, le travail théorique, la lutte sous un certain
drapeau, la discipline collective, la trempe acquise sous le feu des dangers forment peu
à peu le type révolutionnaire. On a pleinement le droit de parler du type psychologique
du bolchevik pour l'opposer, par exemple, à celui du menchévik. Avec une suffisante
expérience, on distingue même, à vue d'oeil, un bolchevik d'un menchévik, et le
pourcentage des erreurs n'est pas élevé.
Cela ne signifie pourtant pas que, dans un bolchevik, tout ait toujours été du
bolchevisme.
Transformer une certaine conception du monde en chair et en os, lui subordonner tous les
aspects de sa conscience et combiner avec elle un monde de sentiments personnels --cela
n'est pas donné à tous, c'est plutôt le privilège d'un petit nombre. Dans la masse
ouvrière, cela est compensé par l'instinct de classe qui, dans les époques critiques,
atteint à une grande subtilité.
Il y a, cependant, dans le parti et dans l'Etat, un grand nombre de révolutionnaires qui,
quoique sortis en majorité de la masse, se sont depuis longtemps détachés d'elle et
qui, par leur situation, s'opposent à elle. L'instinct de classe, en eux, s'est déjà
évaporé. D'autre part, il leur manque une stabilité théorique et la largeur de vue
pour embrasser le processus dans son ensemble. Dans leur psychologie, il subsiste un bon
nombre d'endroits non défendus, à travers lesquels --lorsque la situation change--
pénètrent librement des influences idéologiques hétérogènes et hostiles.
Dans les périodes de lutte clandestine, de soulèvements, de guerre civile, les
éléments de cette sorte n'étaient que des soldats du parti. Dans leur conscience, une
seule corde résonnait, et elle était au diapason du parti. Mais lorsque la tension fut
moindre, lorsque les nomades de la révolution en vinrent à se fixer sur place, en eux se
réveillèrent, s'animèrent et se développèrent les traits de caractère de l'homme du
commun, les sympathies et les goûts de fonctionnaires contents d'eux-mêmes.
Fréquemment, certaines observations qui échappaient à Kalinine, à Vorochilov, à
Staline, à Rykov, donnèrent de l'inquiétude. D'où cela vient-il ? me demandai-je. De
quel trou cela sort-il ? Arrivant à telle ou telle séance, je trouvais des groupes en
conversations qui cessaient souvent en ma présence. Dans ces causeries il n'y avait rien
qui fût dirigé contre moi. Il n'y avait rien de contraire aux principes du parti. Mais
l'état d'esprit était celui d'une tranquillisation morale, de la satisfaction de
soi-même, d'un contentement trivial. Les gens éprouvaient tout à coup le besoin de se
confesser entre eux de ce nouvel état d'esprit, et il est à propos de dire que les
bavardages malveillants prenaient là leur large place. Auparavant, ces hommes en auraient
éprouvé de la gêne non seulement devant Lénine et moi, mais devant eux-mêmes. Quand
la vulgarité se révélait, par exemple dans une parole de Staline, Lénine, sans relever
sa tête penchée très bas sur un papier, promenait de côté et d'autre un regard
en-dessous, comme pour voir si quelqu'un d'autre que lui avait compris à quel point le
propos de Staline était intolérable. En de tels cas, il suffisait d'un bref coup d'oeil
ou d'une intonation pour que notre solidarité à Lénine et à moi nous apparût
incontestable dans ces jugements psychologiques.
Si je n'ai pas pris part aux distractions qui entraient de plus en plus dans les moeurs de
la nouvelle sphère dirigeante, ce n'est pas par moralité; c'est simplement parce que je
n'avais pas envie de subir les épreuves du pire ennui. Aller en visite les uns chez les
autres, être assidu à des représentations de ballets, assister à des beuveries
collectives dans lesquelles on médisait des absents, cela ne me séduisait pas du tout.
La nouvelle sphère supérieure sentait que ce genre de vie ne me convenait pas. Elle ne
tâchait même pas de m'y engager. C'est pour cette même raison que bien des causeries de
groupes cessaient dès que j'apparaissais et que les causeurs se séparaient, un peu
confus pour eux-mêmes, avec une certaine hostilité à mon égard. Et cela marqua, si
l'on veut, que je commençais à perdre le pouvoir.
Je me borne ici au côté psychologique de l'affaire, laissant à part les dessous
sociaux, c'est-à-dire les modifications anatomiques de la société révolutionnaire. En
fin de compte, ce sont, bien entendu, ces modifications qui décident. Mais on est obligé
de prendre un contact immédiat avec leurs reflets psychologiques. Les événements
internes se développaient relativement lentement, facilitant les processus moléculaires
de la dégénérescence de la sphère supérieure et ne laissant presque pas de place pour
que les deux positions inconciliables pussent s'affronter devant les masses. A cela, il
faut encore ajouter que le nouvel état d'esprit resta longtemps et reste encore masqué
par des formules traditionnelles. Il n'en était que plus difficile de déterminer
jusqu'à quelle profondeur allait le processus de dégénérescence. Le complot de
Thermidor, à la fin du XVIIIe siècle, préparé par la marche même de la révolution,
avait éclaté d'un seul coup et avait pris la forme d'un dénouement sanglant. Notre
Thermidor à nous traîna en longueur. La guillotine fut remplacée, du moins pour un laps
de temps qu'on ne saurait déterminer, par le mensonge. La falsification du passé,
systématique, organisée selon la méthode de la «chaîne», devint l'instrument d'une
transformation de l'armement idéologique du parti officiel. La maladie de Lénine, et
l'expectative où l'on se tenait pour le cas où il reviendrait à la direction,
créèrent une situation provisoire indéterminée qui dura, avec un intervalle, près de
deux ans. Si le mouvement révolutionnaire avait été en période ascendante, les
atermoiements auraient profité à l'opposition. Mais la révolution essuyait alors, dans
le plan international, défaites sur défaites, et les ajournements profitèrent au
réformisme national, fortifiant automatiquement la bureaucratie de Staline contre moi et
mes amis politiques. La campagne engagée contre la théorie de la révolution permanente,
campagne due à de vrais philistins, à des ignorants, persécution tout simplement bête,
provint précisément de ces sources psychologiques. Jacassant devant une bouteille ou
revenant d'un spectacle de ballets, tel fonctionnaire content de lui-même, disait à tel
autre non moins satisfait: «Trotsky n'a en tête que la révolution permanente.» A cela
se rattachent les accusations qui ont été portées contre moi de n'avoir pas le
sentiment de l'équipe, d'être un individualiste, un aristocrate. «On ne peut pas tout
faire et agir tout le temps pour la révolution; il faut aussi songer à soi»-- cet état
d'esprit se traduisait ainsi: «A bas la révolution permanente!» La protestation
élevée contre les exigences théoriques du marxisme et les exigences politiques de la
révolution prenaient graduellement, pour ces gens-là, la. forme d'une lutte contre le
«trotskysme». Sous cette enseigne, le petit bourgeois se dégageait dans le bolchevik.
Voilà en quoi consista la perte par moi du pouvoir, et ce qui détermina les formes dans
lesquelles cette perte eut lieu.
J'ai raconté comment, sur son lit de mort, Lénine avait dirigé son coup contre Staline
et ses alliés, Dzerjinsky et Ordjonikidzé. Lénine appréciait hautement Dzerjinsky. Il
y eut entre eux un refroidissement lorsque Dzerjinsky comprit que Lénine ne le jugeait
pas capable de diriger un travail d'économie. C'est précisément ce qui poussa
Dzerjinsky dans la direction de Staline. Alors, Lénine estima nécessaire de frapper sur
Dzerjinsky comme sur l'appui de Staline. Quant à Ordjonikidzé, Lénine voulait l'exclure
du parti pour avoir démontré des qualités de général-gouverneur. Le billet dans
lequel Lénine promettait aux bolcheviks de Géorgie de les soutenir sans réserves contre
Staline, Dzerjinsky et Ordjonikidzé, était adressé à Mdivani. Le sort de ces quatre
montre le plus clairement quel revirement a été fait par la fraction stalinienne dans le
parti. Après la mort de Lénine, Dzerjinsky fut placé à la tête du conseil supérieur
de l'économie publique, c'est-à-dire à la tête de toute l'industrie d'Etat.
Ordjonikidzé, que Lénine voulait exclure du parti, fut mis à la tête de la commission
centrale de contrôle. Staline ne resta pas seulement, malgré Lénine, secrétaire
général du parti, mais il obtint de l'appareil des pouvoirs inouïs. Enfin, Boudou
Mdivani, avec qui Lénine se solidarisait contre Staline, est actuellement enfermé dans
la prison de Tobolsk. Le même «regroupement» a été fait dans toute la direction du
parti, du haut en bas. Bien plus: dans tous les partis de l'Internationale sans exception.
Entre l'époque des épigones et celle de Lénine, il n'y a pas seulement un abîme
idéologique, il y a aussi un changement d'organisation très achevé.
Staline a été l'instrument principal de cette transformation. Il a du sens pratique, de
la persévérance, de l'insistance dans la poursuite des buts qu'il s'est assignés.
L'étendue de ses vues politiques est extrêmement limitée. Son niveau théorique est
tout à fait primitif. Son ouvrage de compilateur, Les Bases du Léninisme, dans
lequel il a essayé de payer son tribut aux traditions théoriques du parti, foisonne en
erreurs d'écolier. Comme il ne connaît pas les langues étrangères, il est forcé de
suivre la vie politique des autres pays uniquement d'après ce qui lui en est rapporté.
Par sa formation d'esprit, cet empirique entêté manque d'imagination créatrice. Pour la
sphère supérieure du parti (dans les cercles plus larges, on ne le connaissait pas en
général) il a toujours paru créé pour jouer des rôles de deuxième et de troisième
ordre. Et le fait qu'il joue maintenant le premier rôle est caractéristique, non pas
tant pour lui que pour la période transitoire du glissement politique. Déjà Helvétius
disait: «Toute époque a ses grands hommes, et, quand elle ne les a pas, elle les
invente.» Le stalinisme est, avant tout, le travail automatique d'un appareil sans
personnalité au déclin de la révolution.
*
**
Lénine expira le 21 janvier 1924. La mort ne fut pour lui qu'une délivrance de ses
douleurs physiques et morales. Il n'a pu ressentir son impuissance, avant tout la
privation de la parole alors qu'il était en pleine conscience, que comme une humiliation
intolérable. Déjà, il ne pouvait plus supporter les médecins, leur ton protecteur,
leurs petites plaisanteries banales, les phrases mensongères qu'ils prononçaient pour
donner de l'espoir. Tant qu'il fut capable de parler, il posait, d'un air indifférent,
des questions aux docteurs pour vérifier; il les surprenait sans qu'ils s'en
aperçussent, dans leurs contradictions, obtenait de plus amples explications et jetait
lui-même un coup d'oeil dans les livres de médecine. Comme en toute autre affaire, il
s'efforçait d'arriver avant tout à la clarté. Le seul des médecins qu'il tolérait
bien était Fédor Alexandrovitch Guétier. C'était un bon médecin, absolument dépourvu
de l'esprit de courtisanerie; il avait pour Lénine et Kroupskaïa une véritable
affection d'homme à homme. En cette période, alors que Lénine n'admettait pas auprès
de lui d'autres docteurs, Guétier ne trouvait aucun obstacle quand il venait le voir.
Guétier fut aussi l'ami intime et le médecin de notre famille pendant toutes les années
de la révolution. Grâce à quoi nous eûmes toujours les rapports les plus consciencieux
et les plus réfléchis sur l'état de santé de Vladimir Ilitch, rapports qui
complétaient et corrigeaient les ternes bulletins officiels.
J'ai demandé plus d'une fois à Guétier si, dans le cas où Lénine guérirait, ses
facultés mentales conserveraient leur vigueur. Guétier répondait à peu près ainsi :
la tendance à la fatigue sera plus grande, la netteté du travail ne sera pas celle
d'autrefois, mais le virtuose restera un virtuose.
Dans l'intervalle entre la première et la deuxième crise, ce diagnostic fut entièrement
confirmé. A la fin des séances du bureau politique, Lénine donnait l'impression d'un
homme absolument épuisé. Tous les muscles du visage étaient relâchés, l'éclat des
yeux s'éteignait et même son front puissant se ternissait, ses épaules tombaient
lourdement; --l'expression de son visage et de tout son corps pouvait se résumer en un
seul mot: lassitude. En ces minutes inquiétantes, Lénine me semblait condamné. Mais
quand il avait passé une bonne nuit, il retrouvait toute sa force de pensée. Les
articles qu'il a écrits d'une crise à l'autre sont au niveau de ses meilleurs écrits.
La lymphe qui nourrissait la source était la même, mais elle se raréfiait. Cependant,
même après la deuxième crise, Guétier ne nous ôtait pas le dernier espoir. Mais ses
appréciations devenaient de plus en plus attristantes. La maladie se prolongeait. Sans
haine mais sans pitié, les forces aveugles de la nature enfonçaient le grand malade dans
une impuissance sans issue. Lénine ne pouvait pas et ne devait pas vivre en invalide.
Pourtant, tous, nous ne perdions pas l'espoir de le voir guérir.
Son mauvais état de santé se prolongeait cependant.
«Sur les instances des médecins, écrit N. I. Sédova, on transféra L. D. à la
campagne. Là, Guétier le visitait souvent, le traitant avec des soins et une tendresse
sincères. Guétier ne s'intéressait pas à la politique, mais il souffrait profondément
pour nous, ne sachant comment exprimer sa sympathie. La persécution engagée contre nous
le prit à l'improviste. Il ne comprenait pas, attendait et se tourmentait. A
Arkhanguelskoïé il me parla avec émotion de la nécessité d'emmener L. D. à Soukhoum.
A la fin des fins, nous nous y décidâmes. C'est un long voyage, par Bakou, Tiflis,
Batoum; il fut encore plus long parce que la voie ferrée était encombrée de neige. Mais
le voyage agissait plutôt comme un calmant. A mesure que nous nous éloignions de Moscou,
nous nous détachions un peu des circonstances pénibles que nous avions vécues dans les
derniers temps. Cependant, mon sentiment était d'emmener un grand malade. J'étais dans
une incertitude accablante, me demandant quelle serait notre vie à Soukhoum, si ceux qui
nous entoureraient seraient des amis ou des ennemis ?»
Le 21 janvier nous trouva en gare de Tiflis, en route vers Soukhoum. J'étais avec ma
femme dans le compartiment de travail de mon wagon et, comme toujours, en cette période,
j'avais de la fièvre. Après avoir frappé, mon fidèle collaborateur Sermux, qui
m'accompagnait jusqu'à Soukhoum, entra. A sa façon d'entrer, à sa face d'un gris
verdâtre, à ses yeux vitreux qui m'évitaient, à la façon dont il me tendit un papier,
je pressentis une catastrophe. C'était un télégramme déchiffré de Staline,
m'annonçant la mort de Lénine. Je passai le papier à ma femme qui avait déjà eu le
temps de comprendre tout...
Les autorités de Tiflis reçurent bientôt le même télégramme. La nouvelle de la mort
de Lénine se répandait rapidement par ondes. J'obtins la liaison par fil direct avec le
Kremlin. J'eus cette réponse: «Funérailles samedi, de toutes façons n'arriverez pas,
conseillons suivre traitement.» Il n'y avait donc plus à choisir. En réalité, les
obsèques n'eurent lieu que le dimanche et j'aurais pu parfaitement arriver à temps à
Moscou. Si invraisemblable que cela puisse paraître, on me trompa sur la date des
funérailles. Les conspirateurs avaient justement calculé qu'il ne me viendrait pas à
l'idée de vérifier leurs dires et que, plus tard, on pourrait toujours inventer une
explication. Je rappelle que je ne fus informé de la première crise de maladie de
Lénine que le surlendemain. C'était une méthode. Le but était de gagner du temps.
Les camarades de Tiflis me demandaient de dire immédiatement mon mot sur la mort de
Lénine. Mais je n'avais plus qu'un seul besoin : celui de rester seul. Je ne pouvais
prendre la plume en main. Le texte bref du télégramme de Moscou bourdonnait dans ma
tête. Les camarades qui s'étaient réunis attendaient, cependant, un écho. Ils avaient
raison. J'écrivis des lignes d'adieu: Lénine est mort. Lénine n'est plus... Je transmis
par fil direct ces quelques lignes écrites à la main.
«Nous arrivâmes tout à fait épuisés écrit ma femme. C'était la première fois que
nous voyions Soukhoum. Les mimosas étaient en fleurs, ils étaient nombreux. Des palmiers
superbes. Des camélias. Nous étions en janvier et, à Moscou régnaient les gelées les
plus dures. Les habitants de l'Abkhazie nous accueillirent très amicalement. Dans le
réfectoire de la maison de repos, deux portraits étaient suspendus l'un à côté de
l'autre, l'un enveloppé d'un crêpe, celui de Vladimir Ilitch, l'autre étant celui de L.
D. Nous avions envie d'enlever ce dernier, mais nous ne nous y décidâmes pas, craignant
de faire quelque chose dans le genre d'une manifestation.»
A Soukhoum, je restai couché de longues journées, sur un balcon, face à la mer. Bien
que ce fût le mois de janvier, le soleil brillait clair et chaud au ciel. Entre le balcon
et la mer étincelante s'élevaient des palmiers. La sensation constante de la fièvre
s'ajoutait à la pensée bourdonnante de la mort de Lénine. Je revoyais en esprit les
étapes de ma vie, mes rencontres avec Lénine, les dissentiments, les polémiques, les
rapprochements, le travail commun. Certains épisodes revenaient, d'une clarté
fantastique. Peu à peu, tout l'ensemble se dessina avec une netteté de plus en plus
grande. Je me représentai bien plus clairement les «disciples» qui avaient été
fidèles au maître dans les petites choses mais non dans les grandes. Avec le souffle de
la mer, de tout mon être, je me pénétrai de l'assurance en la justesse de mes vues
historiques contre les épigones...
27 janvier 1924. Au-dessus des palmiers, au-dessus de la mer, un calme régnait sous la
voûte bleue. Tout à coup des salves éclatèrent. Le tir pressé venait de quelque part
d'en bas, du côté de la mer. C'était le salut de Soukhoum au chef dont on célébrait
les obsèques à cette heure. Je pensais à lui, et à celle qui avait été sa compagne
pendant de longues années et qui s'était assimilé le monde entier à travers lui;
maintenant, elle l'ensevelissait et ne pouvait pas se sentir autrement que très seule
parmi les millions d'hommes qui s'affligeaient autour d'elle, mais autrement qu'elle, non
comme elle. Oui, je pensais à Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa. J'avais envie de lui
dire, de l'endroit où j'étais, un mot de salutation affectueuse, de sympathie, un mot
caressant. Mais je ne m'y décidai pas. Toute parole semblait trop légère devant le
poids de l'événement. Je craignais que cela n'eût un ton conventionnel. Je fus ému au
plus profond, d'un sentiment de gratitude, lorsque, quelques jours plus tard, sans m'y
attendre, je reçus de Nadejda Konstantinovna, la lettre suivante :
«Cher Lev Davidovitch,
«Je vous écris pour vous raconter qu'environ un mois avant sa mort, parcourant votre
livre, Vladimir Ilitch s'arrêta au passage où vous donnez une caractéristique de Marx
et de Lénine, et me pria de lui relire encore une fois ces lignes, et les écouta très
attentivement, et ensuite voulut les revoir encore une fois de ses yeux.
«Et voici ce que je veux encore vous dire : les sentiments que Vladimir Ilitch a conçus
pour vous lorsque vous êtes venu chez nous à Londres, arrivant de Sibérie, n'ont pas
changé jusqu'à sa mort.
«Je vous souhaite, Lev Davidovitch, de garder vos forces et votre santé et je vous
embrasse bien fort. N. Kroupskaïa.»
Dans le petit livre que Vladimir Ilitch examina un mois avant sa mort, j'établissais un
parallèle entre Lénine et Marx. Je connaissais trop bien l'attitude de Lénine à
l'égard de Marx, attitude toute pleine de l'affection reconnaissante du disciple et --de
fougue dans le sentiment de la distance. Les rapports du maître à l'élève devinrent,
par la marche de l'histoire, ceux du théoricien précurseur au premier praticien. Dans
mon article, je modifiais ce qu'il y avait de traditionnel dans le sentiment de la
distance. Marx et Lénine, qui sont, historiquement, si étroitement liés et, en même
temps, si différents, furent pour moi deux sommets de la puissance spirituelle de
l'homme. Et je fus heureux d'apprendre que Lénine, peu avant sa fin, avait lu avec
attention, peut-être avec émotion, ce que j 'avais écrit de lui, car les dimensions de
Marx étaient à ses yeux celles d'un Titan quand il s'agissait de mesurer une
personnalité.
Ce n'était pas avec une moindre émotion que je lisais la lettre de Kroupskaïa. Elle
évoquait deux points extrêmes de ma liaison avec Lénine: la journée d'octobre 1902
où, après mon évasion de Sibérie, de grand matin, je tirai Lénine de son dur petit
lit de Londres, et la fin de décembre 1923, quand Lénine, par deux fois, lut mon
appréciation sur l'oeuvre de sa vie. Entre ces deux extrémités, vingt années
s'étaient écoulées, d'abord de travail en commun, puis d'une lutte acharnée de
fractions, puis encore de travail commun sur une base historique plus élevée. Selon
Hegel: thèse, antithèse, synthèse. Et Kroupskaïa certifiait que l'attitude de Lénine
à mon égard, malgré une période prolongée d'antithèse, restait ce qu'elle avait
été à Londres: c'est-à-dire un soutien chaleureux, un attachement amical. Mais,
déjà, sur une base historique plus haute. Même s'il n'existait aucun autre document,
tous les volumes entassés par les falsificateurs ne l'emporteraient pas devant le
jugement de l'histoire sur le petit billet que m'écrivit Kroupskaïa quelques jours
après la mort de Lénine.
Je trouve encore ceci dans les notes de ma femme :
«Les journaux nous arrivèrent avec des retards considérables à cause des encombrements
de neige, et ils nous apportaient des discours de deuil, des articles nécrologiques. Les
amis attendaient L. D. à Moscou, pensaient qu'il reviendrait sur ses pas; il ne vint à
l'idée de personne que Staline, par son télégramme, lui avait coupé le chemin du
retour. Je me souviens d'une lettre de mon fils que nous reçûmes à Soukhoum. Il avait
été tout secoué par la mort de Lénine; enrhumé, avec 40° de fièvre, il était
allé, couvert d'une veste qui n'était pas du tout chaude, à la Salle des Colonnes faire
ses adieux et il avait attendu, attendu sans fin, dans l'impatience de nous voir arriver.
On sentait, dans sa lettre, de l'étonnement, de l'amertume et un certain ton de
reproche.»
Une délégation du comité central, composée de Tomsky, de Frounzé, de Piatakov et de
Goussev, vint me trouver à Soukhoum pour s'entendre avec moi sur certaines modifications
dans le personnel du commissariat de la Guerre. Au fond, ce n'était plus que pure
comédie. Le renouvellement du personnel de la Guerre s'était fait depuis longtemps, à
toute vapeur, derrière moi, et il ne s'agissait que de garder un certain décorum.
Le premier coup porté à l'intérieur du commissariat de la Guerre tomba sur Skliansky.
C'est avant tout sur lui que Staline se dédommagea de ses insuccès sous Tsaritsyne, de
son échec sur le front du Midi, de son aventure sous Lvov. L'hydre de la chicane releva
la tête. Pour saper les positions sous Skliansky, et l'on avait en vue les miennes, on
avait placé au commissariat de la Guerre, quelques mois auparavant, Unschlicht, un
intrigant ambitieux et dénué de talent. Skliansky fut déplacé. On lui substitua
Frounzé qui, jusqu'alors, avait commandé les troupes en Ukraine. Frounzé était un
caractère sérieux, son autorité dans le parti, par suite des années de bagne qu'il
avait faites autrefois, était plus grande que la toute jeune autorité de Skliansky. En
outre, pendant la guerre, Frounzé avait manifesté des qualités incontestables de
capitaine de guerre. Comme administrateur militaire, il était incomparablement plus
faible que Skliansky. Il se laissait entraîner par des schémas abstraits, il comprenait
mal les hommes et tombait facilement sous l'influence des spécialistes, principalement
sous celle des spécialistes de deuxième ordre.
Mais je voudrais dire ce que je sais encore de Skliansky. On le renvoya brutalement aux
travaux d'économie --brutalement, c'est-à-dire dans la manière stalinienne toute pure,
sans même l'avoir entendu. Dzerjinsky, qui était heureux de se défaire d'Unschlicht,
son adjoint à la Guépéou et d'acquérir pour l'industrie un administrateur de première
classe tel que Skliansky, mit ce dernier à la tête du trust du drap. Skliansky haussa
les épaules tout simplement et entra, tête baissée, dans sa nouvelle tâche. Quelques
mois après, il décida d'aller faire une tournée aux Etats-Unis pour voir, s'instruire
et acheter des machines. Avant son départ, il vint chez moi faire ses adieux et me
demander des conseils. Nous avions travaillé coude à coude pendant les années de la
guerre civile. Mais nous avions beaucoup plus parlé des compagnies de marche, des statuts
militaires, des promotions accélérées du commandement, des réserves de cuivre et
d'aluminium pour les usines de guerre, des vestes militaires et de l'assaisonnement des
plats de l'armée que de questions concernant uniquement le parti. Nous n'avions pas assez
de temps, l'un et l'autre. Lorsque Lénine tomba malade, lorsque l'intrigue des épigones
allongea ses tentacules jusqu'au commissariat de la Guerre, j'évitai les conversations
sur les thèmes qui intéressaient le parti, particulièrement avec les travailleurs du
dit commissariat. La situation était trop peu définie, les dissentiments étaient encore
trop peu marqués, la création de fractions dans l'armée comportait de trop grands
dangers. Ensuite je fus malade. Au cours de l'entrevue que j'eus avec Skliansky, pendant
l'été de 1925, alors que je n'étais plus à la tête du commissariat de la Guerre, nous
parlâmes de bien des choses, sinon de tout.
--Dites-moi, me demanda Skliansky, qu'est-ce que c'est que Staline ?
--Skliansky connaissait par lui-même suffisamment Staline. Il voulait obtenir de moi une
définition de cette personnalité et l'explication de ses succès. Je réfléchis.
--Staline, dis-je, est la plus éminente médiocrité de notre parti.
Cette définition, pour la première fois, au cours de cette conversation, m'apparut dans
toute sa signification non seulement psychologique mais sociale. A la mine de Skliansky,
je vis tout de suite que j'avais aidé mon interlocuteur à percevoir quelque chose
d'important.
--Savez-vous, me dit-il, ce qui est frappant dans la dernière période, c'est de voir,
dans tous les domaines, surgir la médiocrité dorée et satisfaite d'elle-même. Et, tout
cela trouve son chef en Staline. D'où vient cela ?
--C'est une réaction après la grande tension sociale et psychologique des premières
années de la révolution. La contre-révolution victorieuse peut avoir ses grands hommes.
Mais à son premier degré, Thermidor, elle a besoin de médiocrités qui ne voient pas
plus loin que le bout de leur nez. Leur force est dans leur aveuglement politique, elle
est celle du cheval de moulin qui croit monter alors qu'en réalité il ne fait que
tourner la meule de haut en bas. Un cheval qui n'a pas d'oeillères est incapable de ce
travail.
Dans cette conversation, j'arrivai pour la première fois avec une entière clarté, je
dirais même avec une certitude toute physique, au problème de Thermidor. Nous nous
entendîmes avec Skliansky pour reprendre notre conversation quand il rentrerait
d'Amérique. Quelques semaines s'écoulèrent et l'on reçut un télégramme annonçant
que Skliansky, au cours d'une promenade en barque, s'était noyé dans un lac, en
Amérique. La vie est inépuisable en méchantes inventions.
L'urne qui contenait les cendres de Skliansky fut apportée à Moscou. Personne ne doutait
qu'elle ne fût placée dans la muraille du Kremlin, sur la Place Rouge qui est devenue le
Panthéon de la révolution. Mais le secrétariat du comité central décida de la
déposer dans un cimetière de banlieue. Ainsi, l'on n'avait pas oublié la visite
d'adieux que m'avait faite Skliansky et l'on en tenait compte. La haine s'était reportée
sur l'urne funéraire. En outre, il entrait dans le plan de la lutte générale menée
contre la direction qui avait assuré la victoire dans la guerre civile de diminuer
l'importance de Skliansky. Je ne pense pas que Skliansky, durant sa vie, se soit demandé
où il serait enterré. Mais la décision du comité central prit un caractère de vilenie
politique et personnelle. Surmontant ma répugnance, je donnai un coup de téléphone à
Molotov. Cependant, la consigne fut maintenue implacablement. L'histoire reviendra à sa
manière sur cette question comme sur d'autres.
*
**
La fièvre me revint pendant l'automne de 1924. Vers ce temps-là, la discussion reprit
avec une nouvelle vigueur. Cette fois elle était provoquée d'en haut, d'après un plan
élaboré d'avance. A Léningrad, à Moscou, en province, il y eut des centaines et des
milliers de conférences secrètes pour préparer ce que l'on appelait «la discussion»,
c'est-à-dire pour engager systématiquement et méthodiquement une persécution qui, dès
ce moment-là, visait non plus l'opposition mais moi-même en personne. Lorsque le travail
clandestin de préparation fut terminé, sur un signal donné par la Pravda, la
campagne contre le trotskysme s'ouvrit simultanément sur tous les points du territoire,
du haut de toutes les tribunes, à toutes les pages et dans toutes les colonnes de la
presse, dans tous les coins, dans les moindres fissures. Ce fut, en son genre, un
spectacle imposant. La calomnie prit des apparences d'éruption volcanique. La large masse
du parti fut ébranlée. Je gisais, en proie à la fièvre, et je me taisais. La presse et
les orateurs ne faisaient pas autre chose que de dénoncer le trotskysme. Personne ne
pouvait dire exactement ce que ce mot signifiait. De jour en jour, on évoquait des
épisodes du passé, on citait des articles de polémique de Lénine qui avaient été
écrits vingt ans auparavant, embrouillant, déformant et altérant les textes, et surtout
les présentant comme s'ils dataient de la veille. Personne n'y comprenait rien. Si tout
cela avait été de la réalité, Lénine aurait pourtant dû en savoir quelque chose. La
révolution d'Octobre ne s'était-elle pas produite après tout cela? Et après notre coup
d'Etat, n'y avait-il pas eu la guerre civile? Trotsky n'avait-il pas été avec Lénine le
fondateur de l'Internationale communiste? Et les portraits de Trotsky ne figuraient-ils
pas partout à côté de ceux de Lénine? Et tant d'autres, tant d'autres questions...
Cependant la calomnie se déversait comme une lave froide. Mécaniquement, elle pesait sur
les consciences et d'une façon encore plus accablante sur les volontés.
On cessa de considérer Lénine comme un leader révolutionnaire pour ne plus voir en lui
que le chef d'une hiérarchie ecclésiastique. On édifia, sur la Place Rouge, en dépit
de mes protestations, un mausolée indigne et offensant pour la conscience
révolutionnaire. Les livres officiels publiés sur Lénine devinrent autant de
mausolées. Sa pensée fut découpée en citations destinées à la prédication du
mensonge. A l'aide du cadavre embaumé, on combattit le vivant Lénine et on combattit
Trotsky. La masse en fut étourdie, abasourdie, terrorisée. Ce que cuisinèrent les
ignorants fut servi en telle abondance que, par la quantité, cela acquit une certaine
valeur politique. Cela assourdissait, cela écrasait, cela démoralisait. Le parti se vit
condamné au silence. Un régime de pure dictature sur le parti fut instauré. En d'autres
termes le parti cessa d'être un parti.
Le matin, on m'apportait au lit les journaux. Je parcourais les télégrammes, les titres
d'articles, je jetais un coup d'oeil sur les signatures. Je connaissais suffisamment bien
ces gens-là, je savais ce qu'ils pensaient d'eux-mêmes, ce qu'ils étaient capables de
dire et ce qu'ils avaient l'ordre de dire. En majorité, c'étaient des hommes que la
révolution avait déjà complètement épuisés.
Il y avait parmi eux des fanatiques bornés qui se laissaient tromper. Il y avait des
jeunes gens qui, désireux de faire carrière, se hâtaient de prouver qu'ils étaient
indispensables. Tous se contredisaient entre eux et se contredisaient eux-mêmes. Mais la
calomnie n'arrêtait pas de rugir furieusement dans les journaux, de hurler avec rage,
couvrant ainsi ses contradictions et son inanité. Elle l'emportait par la puissance du
nombre.
«Le deuxième accès de la maladie de L. D. --écrit N. I. Sédova-- coïncide avec la
monstrueuse persécution qui fut engagée contre lui et que nous vécûmes comme la
maladie la plus terrible. Les pages de la Pravda semblaient immenses,
interminables; chaque ligne, chaque lettre de ce journal apportaient un mensonge. L. D. se
taisait. Mais combien lui coûtait ce silence! Des amis venaient le voir pendant la
journée et, parfois, la nuit. Je me rappelle que quelqu'un demanda à L. D. s'il n'avait
pas lu le journal du matin. Il répondit qu'en général il ne lisait pas les journaux. En
effet, il les prenait entre les mains, y jetait un coup d'oeil distrait et les rejetait.
Il semblait qu'il lui fût suffisant de les regarder pour connaître leur contenu. Il
connaissait trop bien les cuisiniers qui préparaient ce plat, lequel était d'ailleurs
toujours le même, chaque jour. Lire un journal de cette période, disait-il, c'était
comme si l'on avait voulu «se fourrer dans la gorge une brosse à nettoyer les verres de
lampe». Cet effort aurait pu être fait si L. D. s'était décidé à répondre. Mais il
se taisait. Sa bronchite se prolongeait à cause de son état de pénible nervosité. Il
avait fortement maigri et pâli. En famille, nous évitions de parler de la persécution,
mais nous étions aussi incapables de parler d'autre chose. Je me rappelle dans quel
sentiment j'allais chaque jour à mon travail au commissariat de l'Instruction publique.
C'était comme si j'avais dû passer sous les verges. Cependant, pas une fois on ne se
permit à mon adresse une attaque ou une allusion désagréable: Si je rencontrais le
silence hostile d'un petit nombre d'autorités supérieures, j'avais sans aucun doute les
sympathies de la majorité des travailleurs de l'endroit. Dans le parti, il y avait comme
deux existences distinctes: une vie intérieure, dissimulée, et une autre toute en
apparences, en démonstrations, qui était en complète contradiction avec la première.
Rares étaient ceux qui avaient l'audace de manifester ce que sentait et pensait
l'écrasante majorité, laquelle cachait ses sympathies sous des votes monolithiques.»
A cette même période se rattache la publication d'une lettre que j'avais adressée à
Tchkhéidzé contre Lénine. Cet épisode se rapporte à avril 1913: il fut provoqué par
ce fait que le journal bolchevique légal qui paraissait à Pétersbourg s'appropria le
titre de mon périodique de Vienne: Pravda, rabotchaia gazeta. Cela nous amena à
un des conflits aigus dont est si riche la vie de l'émigration. J'écrivis à
Tchkhéidzé, qui, pendant un certain temps, avait occupé une situation intermédiaire
entre les mencheviks et les bolcheviks, une lettre dans laquelle je donnais cours à mon
indignation contre le centre bolchevique et contre Lénine. Deux ou trois semaines plus
tard, j'aurais sans aucun doute censuré moi-même ma lettre qui, un an ou deux après,
n'était plus pour moi qu'une simple curiosité. Mais cette lettre eut son sort. Le
département de la police l'intercepta. Mon épître resta dans les archives de la police
jusqu'à la révolution d'Octobre. Après notre coup d'Etat, elle fut transmise aux
archives de l'Institut d'Histoire du Parti. Lénine était parfaitement au courant de
cette lettre. Pour lui comme pour moi, c'était de la neige d'antan, et rien de plus. En
avait-on assez écrit, de toutes sortes de lettres, pendant les années de l'émigration!
En 1924, les épigones tirèrent ce document des archives et le jetèrent à la tête du
parti, lequel, à cette époque, se composait aux trois quarts de nouveaux venus. Ce n'est
pas par hasard que l'on choisit, pour le faire, les mois qui suivirent immédiatement la
mort de Lénine. Cette condition était indispensable pour deux raisons: en premier lieu,
Lénine ne pouvait plus se relever pour donner à ces messieurs les noms qu'ils
méritaient; en second lieu, les masses populaires étaient toutes pleines de l'affliction
que leur avait causée la mort du chef. N'ayant aucune notion du passé du parti, les
masses lurent les déclarations hostiles de Trotsky à l'égard de Lénine. Elles en
furent abasourdies. Il est vrai que cela datait de douze ans, mais la chronologie n'était
plus rien devant des citations détachées de leur contexte. L'usage qui fut fait par les
épigones de ma lettre à Tchkhéidzé constitue une des plus grandes tromperies qu'on ait
notées dans l'histoire. Les documents apocryphes qu'établirent les réactionnaires
français pendant l'affaire Dreyfus ne sont rien en comparaison de ce faux politique dont
se rendirent coupables Staline et ses complices.
La calomnie ne peut être une force que si elle correspond à un besoin historique. Je me
disais en moi-même: il y a donc quelque chose de changé dans les rapports sociaux ou
dans les opinions politiques si la calomnie trouve de si formidables débouchés. Il faut
analyser à fond le contenu de la calomnie. Etant alité, j'en avais suffisamment le
temps. D'où venait que l'on accusât Trotsky de chercher à «dépouiller le moujik»
--formule que les agrariens réactionnaires, les socialistes-chrétiens et les fascistes
dirigent toujours contre les socialistes et, d'autant plus, contre les communistes ? D'où
venait cette persécution furieuse contre l'idée marxiste de la révolution permanente?
D'où venait cette fanfaronnade nationaliste, la promesse d'édifier le socialisme dans un
seul pays? Quelles étaient les couches de la population qui réclamaient de telles
fadaises réactionnaires? Enfin, d'où venait, et pourquoi, cet abaissement du niveau
théorique, cet abêtissement politique? Je feuillette dans mon lit mes articles
d'autrefois et je tombe sur les lignes suivantes, écrites par moi, en 1909, lorsque la
réaction stolypinienne battait son plein :
«Lorsque la courbe du développement historique est ascendante, l'opinion publique
devient plus pénétrante, plus hardie, plus intelligente. Elle saisit au vol les faits et
c'est au vol qu'elle les rattache par le fil de la généralisation... Mais lorsque la
courbe politique est en décroissance, la sottise s'empare de l'opinion. Le précieux
talent de la généralisation politique disparaît on ne sait où, sans laisser de traces.
La sottise devient insolente, montre les dents et se moque de toute tentative de
généralisation. Sentant qu'elle a du champ derrière elle, elle commence à instrumenter
par ses propres moyens.» Un des principaux moyens qu'elle emploie, c'est la calomnie.
Je me dis : nous passons par une période de réaction. Ce qui a lieu, c'est un
déplacement politique des classes, c'est une modification dans la conscience des classes.
Après la grande tension, il y a reflux. Jusqu'à quel point ira-t-il? En tout cas, il
n'ira pas jusqu'à l'extrême. Mais nul ne saurait indiquer d'avance la limite. Elle sera
déterminée dans la lutte des forces intérieures. Il importe avant tout de comprendre ce
qui se passe. Les profonds processus moléculaires de la réaction se font jour. Ils
essaient de liquider ou du moins d'affaiblir l'état de dépendance de l'opinion publique
à l'égard des idées, des mots d'ordre et des figures vivantes d'Octobre. Voilà le sens
de ce qui se passe. Ne tombons pas dans le subjectivisme. Ne faisons pas les capricieux,
ne nous vexons pas à constater que l'histoire mène son affaire par des voies
compliquées et embrouillées. Comprendre ce qui se passe, c'est déjà assurer à moitié
la victoire. Rira bien qui rira le dernier.