1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

42 La dernière période de la lutte à l'intérieur du parti

 

En janvier 1925, je fus relevé de mes fonctions de commissaire du peuple à la Guerre. Cette décision avait été soigneusement préparée par la lutte qui avait précédé. Redoutant les traditions d'Octobre, les épigones craignaient surtout de laisser subsister les traditions de la guerre civile et de ma liaison avec l'armée. Je cédai mon poste militaire sans combattre et même avec un sentiment de soulagement, songeant à enlever à mes adversaires le moyen d'insinuer que je formais le plan d'utiliser l'armée à mes fins. Pour justifier leurs actes, les épigones m'avaient d'abord attribué des desseins fantastiques de cette sorte, et ensuite, finirent par y croire à moitié. Dès 1921 cependant, je m'intéressais personnellement à un autre domaine. La guerre était finie, l'armée qui avait compté 5 300 000 hommes n'en gardait plus que 600 000. Les travaux de la Guerre étaient réduits au train-train bureaucratique. La première place dans le pays était prise par les questions d'économie qui, au moment où se terminèrent les hostilités, absorbaient mon temps et mon attention beaucoup plus que les problèmes militaires.

En mai 1925, je fus nommé président du comité des concessions, chef de la direction électro-technique et président de la direction scientifique et technique de l'industrie. Ces trois domaines n'avaient rien de commun entre eux. On me les avait assignés à mon insu et l'on avait pour cela des raisons spécifiques: il s'agissait de m'isoler du parti, de me surcharger de travaux courants; de me placer sous un contrôle spécial, etc. Je m'efforçai pourtant consciencieusement d'entrer dans ma tâche sur ces nouvelles bases. M'appliquant au travail dans trois institutions que je ne connaissais pas, je m'y jetai la tête la première. Ce qui m'intéressait le plus, c'étaient les instituts scientifiques et techniques, lesquels, grâce à la centralisation de l'industrie, obtinrent chez nous une expansion assez considérable. J'inspectais avec assiduité les innombrables laboratoires, j'assistais avec beaucoup d'intérêt aux expériences, j'écoutais les explications de savants d'élite, j'étudiais, en mes heures de loisir, des manuels de chimie et d'hydrodynamique et je me sentais à demi administrateur, à demi étudiant.

Ce n'est pas en vain qu'en mes jeunes années je m'étais disposé à entrer à la faculté des sciences. Je me reposais en quelque sorte de la politique en étudiant les sciences naturelles et la technologie. Comme chef de la direction électro-technique, je visitais les centrales électriques que l'on était en train de construire et je fis, notamment, un voyage jusqu'au Dniepr où l'on effectuait alors de vastes travaux préparatoires pour la future station hydro-électrique. Deux bateliers, sur un léger canot de pêcheur, me firent descendre les rapides du fleuve à travers les remous, par la route que suivirent au temps jadis les Cosaques Zaporogues. Cela ne présentait, bien entendu, qu'un intérêt sportif. Mais j'étais profondément séduit par l'entreprise même du Dniepr, tant du point de vue économique que sous le rapport technique.

Pour prévenir des erreurs de calcul dans la construction de cette centrale, j'organisai une expertise américaine, qui fut suivie d'une expertise allemande. Je tâchai de rattacher mon nouveau travail non seulement aux problèmes courants de l'économie, mais aux tâches essentielles du socialisme. Luttant contre un esprit national obtus à l'égard des problèmes économiques («l'indépendance» par un isolement où l'on est maître de son sort), je proposai l'élaboration d'un système de coefficient comparatif, concernant notre économie et l'économie mondiale. Ce problème se posait par suite de la nécessité de s'orienter convenablement sur le marché mondial, ce qui devait servir à résoudre les questions de l'importation, de l'exportation et de la politique des concessions. Dans le fond, le problème des coefficients relatifs, posé si l'on avouait la prépondérance des forces productrices mondiales sur toute production nationale, indiquait que j'engageais une campagne contre la théorie réactionnaire du socialisme dans un seul pays.

Sur les problèmes nouveaux que j'avais à résoudre, je faisais des conférences, je publiais des livres et des brochures. Mes adversaires ne pouvaient accepter la bataille sur ce terrain, et ne le voulaient pas. Ils formulèrent, pour eux-mêmes, la situation ainsi : Trotsky s'est fait une nouvelle citadelle. La direction électro-technique et les instituts scientifiques les inquiétèrent dès lors presque autant que le commissariat de la Guerre et l'Armée rouge les avaient alarmés. L'appareil de Staline me suivait à la trace. Toute démarche pratique de ma part donnait lieu à une intrigue compliquée dans la coulisse. Toute généralisation théorique apportait un aliment à la mythologie des ignares inventeurs du «trotskysme». Mon travail pratique fut mis dans des conditions impossibles. Je n'exagérerai pas si je dis qu'une bonne partie du travail créateur de Staline et de son adjoint Molotov eut pour but d'organiser autour de moi un véritable sabotage. Il devint presque irréalisable d'obtenir les ressources indispensables pour les institutions qui dépendaient de moi. Les personnes qui travaillaient dans ces établissements craignaient pour leur sort ou, du moins, pour leur carrière.

La tentative faite par moi pour obtenir des vacances au point de vue politique n'avait donc évidemment pas réussi. Les épigones ne pouvaient plus s'arrêter à moitié chemin. Ce qu'ils avaient déjà fait leur inspirait trop de craintes. Les calomnies lancées la veille pesaient sur eux et exigeaient de leur part, pour aujourd'hui, un redoublement de perfidie. Je finis par demander d'être relevé de la direction électro-technique et de celle des instituts scientifiques et techniques. Le comité principal des concessions donnait tout de même moins de champ aux intrigues, le sort de chaque concession étant décidé au bureau politique.

Pendant ce temps, la vie du parti était arrivée à une nouvelle crise. Dans la première période de la lutte, on m'avait opposé la «troïka». Mais ce triumvirat était lui-même loin de l'unité. Kaménev, de même que Zinoviev, étaient, admettons, plus capables que Staline sur les plans théorique et politique. Mais à l'un et à l'autre, il manquait ce petit rien qui s'appelle du caractère. Les vues internationales, plus étendues que celles de Staline, qu'ils avaient acquises dans l'émigration sous la direction de Lénine, les avaient affaiblis, au lieu de les affermir. Le courant adopté était dans le sens d'un développement national autonome et la vieille formule du patriotisme russe «on les couvrira du bonnet» était maintenant traduite avec zèle dans la langue néo-socialiste. La tentative que firent Zinoviev et Kaménev pour maintenir au moins partiellement les idées internationales fit d'eux, aux yeux de la bureaucratie, des «trotskystes» de deuxième ordre. Ils n'en mirent que plus d'acharnement dans leur campagne contre moi, pour consolider dans cette voie la confiance que leur accordait l'appareil. Mais ce furent de vains efforts. L'appareil découvrait de plus en plus clairement en Staline le plus solide de ses représentants. Zinoviev et Kaménev se trouvèrent bientôt en hostilité directe avec Staline, et quand ils essayèrent de soumettre la discussion intérieure de la «troïka» au comité central, il se trouva que Staline y possédait une majorité inébranlable.

Kaménev passait officiellement pour le dirigeant de Moscou. Mais, depuis l'écrasement de l'organisation moscovite du parti qui avait eu lieu en 1923 (avec la collaboration de Kaménev) lorsque l'organisation s'était prononcée en majorité en faveur de l'opposition, la masse des militants communistes de Moscou gardait un silence morose. Dès que Kaménev fit ses premières tentatives pour résister à Staline, il resta entre ciel et terre. Il en fut autrement à Pétrograd. Les communistes de cette capitale furent prémunis contre l'opposition de 1923 par la lourde toiture de l'appareil de Zinoviev. Mais maintenant, leur tour était venu. Les ouvriers de Léningrad s'émurent de voir le courant pris dans le sens du koulak et du socialisme dans un seul pays. La protestation de classe des ouvriers coïncida avec la Fronde déclarée du haut dignitaire Zinoviev. Ainsi se forma une nouvelle opposition dont fit même partie, dans les premiers temps, Nadejda Kontantinovna Kroupskaïa.

Au grand étonnement de tous et avant tout d'eux-mêmes, Zinoviev et Kaménev se trouvèrent forcés de reprendre, l'un après l'autre, les arguments critiques de l'opposition et furent bientôt relégués au camp des «trotskystes». Il n'est pas étonnant que, dans notre milieu, le rapprochement fait avec Zinoviev et Kaménev ait semblé, pour le moins, paradoxal. Parmi les oppositionnels, un bon nombre se déclarèrent contre ce bloc. Certains d'entre eux, même --à vrai dire, très peu-- jugèrent possible de faire bloc avec Staline contre Zinoviev et Kaménev. Un de mes amis intimes, Mratchkovsky, vieux révolutionnaire et un des meilleurs chefs d'armée dans la guerre civile, se prononça contre tout bloc avec qui que ce fût, donnant de son attitude l'explication classique: «Staline trompera, Zinoviev se dérobera.» Mais, en fin de compte, des questions de cet ordre sont résolues par des appréciations politiques et non psychologiques. Zinoviev et Kaménev reconnurent ouvertement que les «trotskystes» avaient eu raison dans la lutte menée contre eux depuis 1923. Ils adoptèrent les bases de notre plate-forme. En de telles conditions il était impossible de ne pas faire bloc avec eux, d'autant plus qu'ils avaient derrière eux les milliers d'ouvriers révolutionnaires de Léningrad.

Kaménev et moi en dehors des séances officielles, ne nous rencontrâmes pas pendant trois ans, c'est-à-dire à dater de la nuit où Kamenev partant pour la Géorgie, promit de soutenir le point de vue de Lénine et le mien, mais, ayant appris que Lénine était dans un état grave, se rangea du côté de Staline. Dès sa première entrevue avec moi, Kaménev déclara ceci :

--Il suffit que vous vous montriez avec Zinoviev sur une même tribune : le parti trouvera aussitôt son véritable comité central.

Je ne pouvais que rire de cet optimisme bureaucratique. Kaménev, évidemment, sous-estimait le travail de décomposition du parti que la «troïka» avait accompli pendant trois ans. Je le lui indiquai sans aucune indulgence.

Le reflux du mouvement révolutionnaire qui avait commencé à la fin de 1923, c'est-à-dire après la défaite de la révolution allemande prit une extension internationale. En Russie, la réaction contre Octobre battait son plein. L'appareil du parti se rangeait de plus en plus vers la droite. En de telles conditions, il eût été puéril de croire qu'il nous suffisait de nous unir pour que la victoire tombât à nos pieds comme un fruit mûr.

--Il nous faut viser loin, répétai-je des dizaines de fois à Kaménev et à Zinoviev. Il faut que nous nous préparions à une lutte sérieuse, et pour longtemps.

Dans leur premier empressement, mes nouveaux alliés acceptèrent bravement cette formule. Mais ils ne devaient pas y suffire bien longtemps. Leur assurance tombait, non de jour en jour, mais d'heure en heure. Mratchkovsky, dans ses jugements sur les personnes, avait eu tout à fait raison: Zinoviev finalement se déroba. Mais il n'entraîna pas à sa suite tous ceux qui pensaient comme lui, loin de là. Le double revirement de Zinoviev avait, en tout cas, porté un coup irréparable à la légende du trotskysme.

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Au printemps de 1926, nous nous rendîmes, ma femme et moi, à Berlin. A bout de ressources devant la fièvre persistante qui me tenait, les médecins de Moscou, pour ne pas prendre sur eux toute la responsabilité, insistaient depuis longtemps sur la nécessité d'un voyage à l'étranger. Moi aussi, je voulais sortir de l'impasse: la fièvre me paralysait aux moments les plus critiques et était une sûre alliée pour mes adversaires. La question de ce voyage fut examinée au bureau politique. Le bureau se prononça en ce sens que, d'après toutes les données qu'il possédait et l'ensemble de la situation politique, il estimait que mon voyage serait extrêmement dangereux, tout en me concédant la liberté de décider A la résolution était jointe une note du Guépéou rédigée dans ce sens qu'on ne saurait admettre mon voyage à l'étranger. Le bureau politique craignait sans aucun doute qu'au cas où il m'arriverait des aventures désagréables à l'étranger, la responsabilité n'en fût reportée sur lui par le parti. L'idée de m'expédier de force à l'étranger, et encore à Constantinople, n'avait pas encore illuminé le cerveau de policier de Staline. Il se peut aussi que le bureau politique ait craint, de ma part, une action à l'étranger, pour le resserrement de l'opposition du dehors. Quoi qu'il en soit, après avoir pris conseil de mes amis, je décidai de partir.

A l'ambassade d'Allemagne, un accord fut obtenu sans difficulté et, au milieu d'avril, je partis avec ma femme, muni d'un passeport diplomatique délivré au nom de Kouzmenko, membre du commissariat de l'Instruction publique de l'Ukraine. Nous fûmes accompagnés par mon secrétaire Sermux, l'ancien chef de mon train, et par le fondé de pouvoir du Guépéou. Zinoviev et Kaménev me firent des adieux presque touchants : ils n'avaient pas du tout envie de rester en tête à tête avec Staline.

J'avais connu assez bien, dans les années d'avant-guerre, le Berlin du Hohenzollern. Il avait sa physionomie, dont personne ne disait qu'elle était agréable, mais que beaucoup déclaraient imposante. Berlin avait changé. Il n'avait plus maintenant de physionomie du tout, ou, du moins, ne la trouvais-je pas. La ville revenait lentement d'une longue et grave maladie qui avait été accompagnée d'une série d'opérations chirurgicales. L'inflation était déjà liquidée, mais le mark stabilisé n'était encore qu'un moyen d'estimation de l'anémie générale. Dans les rues, dans les magasins, sur les visages des passants, on sentait la pénurie et le désir impatient, parfois dévorant, d'un redressement. La ponctualité et la propreté allemande, pendant les dures années de la guerre, après les défaites et le brigandage de Versailles, avaient été vaincues par l'indigence. La fourmilière humaine réparait avec persévérance, mais sans joie, ses passages, ses couloirs, ses dépôts, écrasée sous la botte de la guerre. Dans le rythme de la rue, dans les mouvements et les gestes des passants, on sentait comme une nuance tragique de fatalisme : rien à faire ; la vie, ce sont les travaux forcés à perpétuité, il faut tout reprendre par le commencement.

Pendant plusieurs semaines je fus livré aux observations des médecins dans une des cliniques particulières de Berlin. A la recherche des origines mystérieuses de ma fièvre, les docteurs me repassaient l'un à l'autre. A la fin des fins, un spécialiste des maladies de la gorge émit l'hypothèse que la cause du mal pourrait bien être dans les amygdales et conseilla d'en faire, en tout cas, l'ablation. Les praticiens du diagnostic et les thérapeutes hésitaient : c'étaient des hommes d'âge qui, pendant la guerre, étaient restés à l'arrière. Le chirurgien, qui avait pour lui toute l'expérience de la guerre, les considérait avec un mépris écrasant. A l'entendre, on fait à notre époque l'ablation des amygdales tout aussi facilement que l'on rase des moustaches. Il fallut accepter.

Les aides voulaient me lier les bras, mais l'opérateur se contenta de l'assurance que je lui donnai de ma fermeté. Tout en me disant des blagues encourageantes, le chirurgien, je le sentais bien, se concentrait sur lui-même, maîtrisant une émotion. Le plus désagréable était de rester immobile, couché sur le dos, et de s'étouffer de son propre sang. L'opération dura de quarante à cinquante minutes. Tout se passa fort bien, si l'on ne tient pas compte de ce fait qu'elle ne servit à rien : quelque temps après, la fièvre revint.

Le temps que je passai à Berlin, ou plus exactement à la clinique, ne fut pas perdu pour moi. Je me jetai sur la presse allemande qui m'avait presque complètement manqué depuis le mois d'août 1914. On m'apportait chaque jour une vingtaine de publications allemandes et quelques périodiques d'autres pays que je laissais tomber sur le plancher au fur et à mesure de la lecture. Les professeurs qui venaient me voir devaient marcher sur un tapis fait de journaux de toutes les tendances possibles. Pour la première fois, en somme, j'eus dans les oreilles la gamme complète de la politique républicaine allemande. A vrai dire, je n'y découvris rien d'inattendu. La république était comme l'enfant trouvé de la défaite militaire; les républicains l'étaient par nécessité, en vertu du traité de Versailles; les social-démocrates étaient les légataires universels de la révolution de novembre qu'ils avaient eux-mêmes étouffée; Hindenburg était un président démocrate. C'est à peu près ainsi que je m'étais représenté les choses. Il n'en était pas moins instructif de voir tout cela de plus près...
Le 1er mai, nous parcourûmes, ma femme et moi, la ville en automobile, nous allâmes dans les principaux quartiers, regardant les cortèges, les pancartes, écoutant les discours; nous atteignîmes l'Alexanderplatz, nous nous mêlâmes à la foule. J'ai vu bien des cortèges de Premier Mai, plus imposants, plus nombreux et plus décoratifs, mais il y avait longtemps que je n'avais eu la possibilité d'avancer dans la masse sans attirer sur moi l'attention, me sentant une parcelle d'un ensemble anonyme, écoutant et observant. Une fois seulement, le collaborateur qui nous accompagnait me dit d'un air circonspect :

--Tenez, là, on vend vos portraits...

Mais, dans ces portraits, personne n'aurait pu reconnaître Kouzmenko, membre d'un commissariat de l'Instruction publique.

Pour le cas où ces lignes tomberaient sous les yeux du comte Westarp, de Hermann Müller, de Stresemann, du comte Reventlow, de Hilferding ou d'autres adversaires de mon admission en Allemagne, je crois nécessaire de porter à leur connaissance qu'alors je ne lançai aucun mot d'ordre répréhensible, que je ne collai pas d'affiches subversives, et que je ne fus en somme qu'un observateur qui, quelques jours après, devait subir une opération.

Nous allâmes aussi à la «fête du vin» en banlieue... Il y avait là une multitude incalculable. En dépit des dispositions toutes printanières de la foule, soutenue par le soleil et le vin, l'ombre grise des années passées s'étendait sur les promeneurs, sur ceux qui s'amusaient ou essayaient de s'amuser. Il suffisait d'y regarder un peu plus attentivement et tous avaient l'air de sortir d'une lente convalescence: la gaîté réclamait d'eux encore trop d'effort. Nous passâmes plusieurs heures dans la foule, observant, causant avec les gens, mangeant des saucisses servies sur des assiettes de carton, et nous bûmes même de la bière dont j'avais eu le temps d'oublier le goût. depuis 1917.

Je revenais rapidement à la santé après l'opération et je prévoyais déjà le jour de mon départ. Mais alors se produisit un incident inattendu qui, jusqu'à présent, n'est pas devenu tout à fait clair pour moi. Huit jours environ avant le départ, se montrèrent dans un corridor de la clinique deux messieurs en civil, de ceux dont les apparences indéterminées marquent tout à fait nettement la profession de policiers. Jetant un coup d'oeil par la fenêtre dans la cour, j'y aperçus au moins une demi-douzaine de messieurs tout pareils, lesquels, tout en étant très différents les uns des autres, avaient en même temps entre eux une ressemblance parfaite. J'attirai là-dessus l'attention de Krestinsky qui, à ce moment-là, se trouvait chez moi. Quelques minutes plus tard, un des internes frappa à ma porte et me déclara, tout ému, que son professeur l'avait chargé de m'avertir: un attentat se préparait contre moi.

--J'espère qu'il n'est pas préparé par la police ? demandai-je, en indiquant les nombreux agents.

Le docteur émit cette hypothèse que la police était venue pour empêcher l'attentat.

Deux ou trois minutes après arriva un commissaire ; il déclara à Krestinsky que la police, effectivement, avait été informée de la préparation d'un attentat contre moi et avait pris des mesures extraordinaires de protection. Toute la clinique s'agita. Les infirmières se transmettaient entre elles la nouvelle, disant et répétant aux malades que Trotsky se trouvait dans la clinique et que, pour cette raison, des bombes seraient jetées dans l'établissement. Il en résulta une atmosphère qui n'était guère celle d'un lieu de traitement. Je m'entendis avec Krestinsky pour mon transfert immédiat à l'ambassade des soviets. La rue, devant la clinique, était barrée par la police. Quand on me transporta, ma voiture fut accompagnée par des autos policières.

La version officielle fut à peu près celle-ci : on avait découvert un nouveau complot des monarchistes allemands et un des conspirateurs arrêtés aurait déclaré au juge d'instruction que les gardes blancs russes préparaient pour bientôt un attentat contre Trotsky qui se trouvait à Berlin. Il faut dire que les diplomates allemands avec lesquels nous nous étions entendus au sujet de mon voyage avaient omis intentionnellement de faire part de notre accord à la police, considérant que celle-ci avait dans ses effectifs un trop grand nombre de monarchistes. La police reçut avec défiance la déclaration du monarchiste qu'elle avait arrêté, mais enfin procéda à des vérifications au sujet de ma présence dans la clinique: à son grand étonnement, il se trouva que le renseignement était vrai. Comme l'enquête se faisait aussi chez les professeurs, je reçus simultanément deux avertissements: celui de l'interne et celui du commissaire. Jusqu'à ce jour, naturellement, je ne sais si véritablement un attentat se préparait et si, effectivement, la police fut informée de ma présence par les propos d'un monarchiste qu'elle avait arrêté. Mais je soupçonne que les choses se firent plus simplement. Les diplomates, faut-il penser, ne gardèrent pas le «secret», et la police, vexée d'un manque de confiance, décida de montrer soit à Stresemann, soit à moi, que, sans sa collaboration, on ne pouvait se faire faire convenablement l'ablation des amygdales. Qu'il en soit ainsi ou autrement, la clinique fut bouleversée, et moi, puissamment protégé contre des ennemis problématiques, j'allai m'installer à l'ambassade. Il y eut plus tard dans la presse allemande de faibles échos, donnés sans aucune certitude, de cette histoire ; évidemment, personne ne voulait y croire.

Les journées de mon séjour à Berlin coïncidèrent avec de grands événements européens : la grève générale en Angleterre et le coup d'Etat de Pilsudski en Pologne. Ces deux événements aggravèrent à l'extrême mes dissentiments avec les épigones et déterminèrent un développement plus violent de la lutte que nous devions mener par la suite.

A ce sujet, il faut dire ici quelques mots. Staline, Boukharine, et, dans la première période, même Zinoviev, croyaient couronner leur politique par un bloc diplomatique entre les dirigeants des syndicats soviétiques et le conseil général des trade-unions britanniques. Borné comme un provincial, Staline s'imaginait que Purcell et autres leaders des trade-unions étaient disposés à assurer, à une minute difficile, un appui à la république des soviets contre la bourgeoisie britannique, et qu'ils en étaient capables. Quant aux leaders des trade-unions, ils estimaient non sans raison que, devant la crise du capitalisme britannique et le mécontentement grandissant des masses, ils auraient intérêt à se donner une couverture du côté gauche, sous forme d'une amitié officielle avec les dirigeants des syndicats soviétiques, amitié qui ne les obligeait à rien. Des deux côtés, on prenait soin de ne marcher que par tours et détours, et l'on craignait plus que tout de nommer les choses par leurs noms. La politique pourrie s'était déjà brisée plus d'une fois aux grands événements. La grève générale de mai 1926 fut un fait d'une très haute importance non seulement dans la vie de l'Angleterre, mais dans la vie intérieure de notre parti.

Le sort de l'Angleterre, depuis la guerre, était d'un intérêt exceptionnel. Un changement considérable dans sa situation mondiale ne pouvait pas ne pas provoquer des modifications tout aussi brusques dans les rapports de ses forces intérieures.

Il était parfaitement clair que, quand bien même l'Europe, dont l'Angleterre, parviendrait de nouveau à un certain équilibre social pour une plus ou moins longue période, la Grande-Bretagne ne pourrait arriver à cet équilibre qu'à travers une série de conflits et de secousses très sérieux. Je jugeais probable que le conflit dans l'industrie charbonnière pouvait précisément en Angleterre amener une grève générale. De là, je concluais qu'inévitablement, dans une période prochaine, des contradictions profondes entre les vieilles organisations de la classe ouvrière et ses nouvelles tâches historiques se manifesteraient. Pendant l'hiver de 1924, et au printemps de 1925, j'écrivis au Caucase, sur ce sujet, une brochure (Où va l'Angleterre?). Au fond, l'ouvrage était dirigé contre la conception officielle du bureau politique qui espérait voir évoluer vers la gauche le conseil général et le communisme pénétrer graduellement, sans douleur, les rangs du Labour Party et des trade-unions. Dans une certaine mesure, pour éviter des complications inutiles, mais aussi pour vérifier l'état d'esprit de mes adversaires, je soumis le manuscrit à l'examen du bureau politique. Comme il s'agissait de prévisions, et non pas d'une critique du passé, aucun des membres du bureau politique n'osa se prononcer. L'ouvrage passa sans difficulté par la censure et fut imprimé tel qu'il avait été écrit, sans la moindre modification. Il parut bientôt après en anglais. Les leaders officiels du socialisme anglais considérèrent cette brochure comme l'oeuvre fantaisiste d'un étranger qui ne savait rien de la vie anglaise et qui rêvait de porter sur le terrain de la Grande-Bretagne la grève générale «à la russe». Des jugements de cette sorte ont été formulés par dizaines, sinon par centaines, et il faut mentionner d'abord Mac Donald qui, dans le concours des banalités politiques, mérite incontestablement la première place.

Or, quelques mois à peine s'étaient écoulés que la grève des charbonnages devenait une grève générale. Je n'avais pas du tout compté sur une confirmation si rapide de mes prévisions. Si la grève générale démontrait la justesse d'un jugement marxiste s'opposant aux appréciations arbitraires du réformisme britannique, la conduite du conseil général pendant cette grève marqua la faillite des espérances placées par Staline sur Purcell. A la clinique, je rassemblais avec la plus grande avidité et collationnais tous les renseignements qui caractérisaient la marche de la grève générale et, particulièrement, les rapports des masses et des leaders. Ce qui m'indignait le plus, c'était le caractère des articles de la Pravda de Moscou. Elle se donnait comme tâche principale de dissimuler la faillite et de sauver la face. Pour y arriver, elle ne pouvait faire autrement que de déformer avec cynisme les faits. Il ne peut y avoir, pour un homme politique révolutionnaire, de plus grande chute idéologique que de tromper les masses !

Dès mon arrivée à Moscou, je réclamai une rupture immédiate du bloc fait avec le conseil général. Zinoviev, après les tergiversations inévitables, se joignit à moi. Radek fut d'un avis contraire. Staline s'accrochait au bloc, même à des apparences de bloc, de toutes ses forces. Les trade-unionistes britanniques attendirent la fin de leur grave crise intérieure et, ensuite, repoussèrent leur allié généreux mais inapte, d'un coup de pied peu courtois.

Des événements non moins notables avaient lieu, à la même époque, en Pologne. La petite bourgeoisie, cherchant avec effarement une issue, s'était engagée dans la voie de l'insurrection et avait élevé sur le pavois Pilsudski. Le leader du parti communiste, Warski, décida que, sous ses yeux, se développait «la dictature démocratique du prolétariat et des paysans», et il appela le parti communiste à l'aide de Pilsudski. Je connaissais Warski depuis longtemps. Du vivant de Rosa Luxembourg, il pouvait encore occuper sa place dans les rangs de la révolution. Par lui-même, il n'avait jamais été qu'une place vide. En 1924, Warski, après de grandes hésitations, déclara qu'il avait enfin compris combien le «trotskysme» était nuisible, comme sous-estimant la classe paysanne dans l'affaire de la dictature démocratique. Comme récompense pour sa docilité, il obtint le rôle de leader et il attendait avec impatience l'occasion d'étrenner les galons qu'il avait reçus si tard. En mai 1926, Warski ne manqua pas de profiter d'une occasion si exceptionnelle pour se flétrir lui-même et souiller le drapeau du parti. Bien entendu, il n'en fut pas châtié: l'appareil de Staline le protégea contre l'indignation des ouvriers polonais.

La lutte, pendant 1926, devenait de plus en plus ardente. Vers l'automne, l'opposition fit une incursion ouverte dans les réunions de cellules du parti. L'appareil opposa une résistance forcenée. A la lutte idéologique se substitua le mécanisme administratif: appels au téléphone de la bureaucratie du parti dans les réunions de cellules ouvrières, furieux encombrements d'automobiles, grondements de klaxons, coups de sifflets bien organisés, hurlements au moment où les oppositionnels montaient à la tribune. La fraction dirigeante l'emportait par la concentration mécanique de ses forces, par les menaces, par la répression. Avant même que la masse du parti eût eu le temps d'écouter, de comprendre et de parler, elle prit peur, à l'idée d'une scission et d'une catastrophe. L'opposition dut battre en retraite. Le 16 octobre, nous fîmes une déclaration où il était dit en substance que, considérant nos idées comme justes et gardant par devers nous le droit de combattre pour elles dans les rangs du parti, nous renoncions aux actes qui pouvaient amener un danger de scission. La déclaration du 16 octobre était faite non pour l'appareil mais pour la masse du parti. Ce fut une démonstration de notre désir de rester dans le parti et de le servir. Bien que les stalinistes, dès le lendemain, aient commencé à rompre la trêve, nous avions gagné du temps. L'hiver de 1926-1927 nous permit de souffler, d'arriver à approfondir théoriquement nos idées sur une série de questions.
Dès le début de 1927, Zinoviev était prêt à capituler, sinon d'un coup, du moins par étapes. Mais alors, se produisirent des événements bouleversants en Chine. Le caractère criminel de la politique de Staline sautait aux yeux. Cela retarda pour un certain temps la capitulation de Zinoviev et de tous ceux qui l'ont suivi un peu plus tard.

La direction des épigones en Chine marquait que l'on foulait aux pieds toutes les traditions du bolchevisme. Le parti communiste chinois fut, contre sa volonté, inséré dans le parti bourgeois du Kuomintang et soumis à la discipline militaire. La création des soviets fut interdite. Il fut recommandé aux communistes de contenir la révolution agraire et de ne pas armer les ouvriers sans l'autorisation de la bourgeoisie. Bien avant que Tchang Kaï-Chek eût écrasé les ouvriers de Shanghaï et eût concentré le pouvoir dans les mains de la clique militaire, nous avions annoncé que cette issue était inévitable. Dès 1925, j'exigeais que les communistes sortissent du Kuomintang. La politique de Staline-Boukharine préparait et facilitait l'écrasement de la révolution; bien plus, avec les répressions exercées par l'appareil de l'Etat, elle assurait le travail contre-révolutionnaire de Tchang Kaï-Chek contre notre critique. En avril 1927, Staline, dans une réunion du parti à la salle des Colonnes, défendait encore la politique de la coalition avec Tchang Kaï-Chek et demandait de lui faire confiance. Cinq ou six jours après, Tchang Kaï-Chek noyait dans le sang les ouvriers de Shanghai et le parti communiste.

Un flot d'indignation parcourut le parti. L'opposition releva la tête. En dépit de toutes les règles de la conspiration --et, à cette époque-là, nous étions forcés, à Moscou, de défendre les ouvriers chinois contre Tchang Kaï-Chek par des méthodes de conspirateurs-- les oppositionnels vinrent par dizaines chez moi, au local du comité principal des concessions. Un bon nombre de jeunes camarades croyaient qu'une faillite si évidente de la politique de Staline devait rapprocher la victoire de l'opposition. Dans les premières journées qui suivirent le coup d'Etat de Tchang Kaï-Chek, je versai plus d'un seau d'eau froide sur les têtes de mes jeunes amis et non pas seulement sur ces jeunes têtes. Je démontrais que l'opposition ne pouvait nullement remonter grâce à la défaite de la révolution chinoise. Que nos prévisions se soient justifiées, cela nous attirera un millier, cinq ou dix milliers de nouveaux adhérents. Pour des millions d'hommes, ce qui a une signification décisive, ce n'est pas la prévision, c'est le fait même de l'écrasement du prolétariat révolutionnaire. Après l'écrasement de la révolution allemande en 1923, après l'échec de la grève générale anglaise en 1926, la nouvelle défaite en Chine ne peut que renforcer le découragement des masses à l'égard de la révolution internationale. Or, c'est ce découragement même qui est la source psychologique essentielle de la politique de Staline, faite d'un nationalo-réformisme.

Il se trouva, très vite, que, comme fraction, nous étions effectivement devenus plus forts, c'est-à-dire idéologiquement mieux groupés et plus nombreux. Mais le cordon ombilical qui nous rattachait au pouvoir fut coupé par le glaive de Tchang Kai-Chek. L'allié russe de celui-ci, Staline, qui était définitivement compromis, n'avait plus qu'à compléter l'écrasement des ouvriers de Shanghaï par l'écrasement organisationnel de l'opposition. Le noyau de l'opposition était un groupe de vieux révolutionnaires. Mais nous n'étions déjà plus seuls. Autour de nous se groupaient des centaines et des milliers de révolutionnaires de la nouvelle génération, laquelle avait été pour la première fois appelée à la vie politique par la révolution d'Octobre, avait vécu la guerre civile, avait en toute sincérité pris l'alignement devant la gigantesque autorité du comité central de Lénine et qui, seulement à partir de 1923, s'était mise à penser avec indépendance, à critiquer, à appliquer les méthodes du marxisme aux nouvelles conversions du mouvement et qui, chose encore plus difficile, avait appris à assumer la responsabilité d'une initiative révolutionnaire. Actuellement, des milliers de ces jeunes révolutionnaires approfondissent leur expérience politique en étudiant la théorie dans les prisons et les lieux de déportation du régime staliniste.

Le groupe principal de l'opposition marchait vers ce dénouement les yeux ouverts. Nous comprenions trop clairement que, si nous voulions faire de nos idées celles de la nouvelle génération ouvrière, ce n'était pas par de la diplomatie et des arguties, mais, seulement, par une lutte ouverte sans nous arrêter devant aucune conséquence pratique. Nous allions au devant d'une défaite immédiate, préparant avec assurance notre victoire idéologique dans un plus lointain avenir.

L'emploi de la force matérielle a joué et joue un rôle immense dans l'histoire humaine: parfois dans un sens progressiste, le plus souvent pour la réaction ; cela dépend de la classe qui applique les mesures de violence, cela dépend aussi des buts poursuivis. Mais, de là, il y a loin jusqu'à conclure que, par la violence, on puisse résoudre toutes les questions et surmonter tous les obstacles. On peut par les armes retenir un certain temps le développement des tendances historiques progressistes. Il est impossible de couper une fois pour toujours la route aux idées progressistes. Voilà pourquoi, quand il s'agit de la lutte de grands principes, le révolutionnaire ne peut avoir qu'une règle: «Fais ce que dois, advienne que pourra.»

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A mesure qu'approchait le XVe congrès qui était fixé pour la fin de 1927, le parti se sentait de plus en plus arrivé à un carrefour historique. Une profonde anxiété avait passé dans ses rangs. Si monstrueuse que fût la terreur, le désir d'entendre l'opposition s'était éveillé dans le parti. Ce but ne pouvait être atteint que dans une voie illégale. Il y eut, en divers coins de Moscou et de Léningrad, des réunions secrètes d'ouvriers, d'ouvrières, d'étudiants, qui se rassemblaient au nombre de vingt, de cent, et même de deux cents, pour entendre un des représentants de l'opposition. Dans le courant d'une journée, je visitais deux ou trois, parfois quatre de ces réunions. Elles avaient lieu, habituellement, dans des logements d'ouvriers. Deux petites chambres bondées; l'orateur se tenait dans le cadre de la porte. Parfois, tous étaient assis par terre; le plus souvent, faute de place, il fallait converser tous debout. Les représentants de la commission de contrôle se présentaient fréquemment à de telles réunions, exigeant la dispersion de l'assemblée. On leur proposait de prendre part à la discussion. Quand ils faisaient du désordre, on les jetait dehors. Au total, dans ces assemblées, à Moscou et à Léningrad, environ vingt mille personnes passèrent. Le courant montait. L'opposition prépara très habilement une grande réunion dans la salle de l'Ecole supérieure technique dont on s'était emparé par l'intérieur. Il y eut plus de deux mille assistants. Une grande foule resta dans la rue. Les tentatives faites par l'administration pour nous empêcher de parler furent impuissantes. Kaménev et moi parlâmes environ deux heures. A la fin des fins le comité central lança un appel aux ouvriers, leur indiquant la nécessité de disperser les assemblées de l'opposition par la force. Cet appel ne devait servir qu'à dissimuler les attaques soigneusement préparées contre l'opposition par des groupes de combat sous la direction du Guépéou. Staline désirait un dénouement sanglant. Nous donnâmes le signal d'une suspension temporaire des grandes réunions. Mais cela ne se fit qu'après la manifestation du 7 novembre.
En octobre 1927, la session du comité exécutif central avait lieu à Léningrad. En l'honneur de la session, il y eut une manifestation de masses. Par une rencontre fortuite de circonstances, cette manifestation prit un sens tout à fait inattendu. Avec Zinoviev et quelques autres personnes, je parcourus la ville en auto pour voir le nombre et l'état d'esprit des manifestants. Nous passâmes finalement devant le palais de Tauride où des tribunes avaient été établies sur des camions automobiles pour les membres du comité exécutif central. Notre voiture s'arrêta devant un barrage: on ne laissait pas passer. Nous n'avions pas eu le temps de nous demander comment nous sortirions de cette impasse que le commandant de la troupe se précipita vers notre automobile et, sans malice, nous proposa de nous mener à la tribune. Nous n'avions pas eu le temps de sortir de nos propres hésitations que déjà deux rangées de miliciens nous avaient frayé une voie vers le dernier des camions qui était encore libre. Dès que les masses surent que nous nous trouvions sur la tribune de l'extrémité, la manifestation changea brusquement d'aspect. Les masses passaient avec indifférence devant les premiers camions, sans répondre aux salutations qui leur étaient lancées, et se hâtaient vers nous. Bientôt, autour de notre camion, une digue humaine de milliers d'hommes fut formée. Les ouvriers et les soldats de l'Armée rouge s'arrêtaient, regardaient en l'air, poussaient des cris de bon accueil et n'avançaient que sous la poussée impatiente de la multitude qui était derrière eux. Un détachement de la milice, qui fut envoyé vers notre camion pour rétablir l'ordre, fut lui-même saisi par l'ambiance et ne manifesta aucune activité. Des centaines des agents les plus fidèles de l'appareil furent lancés dans la foule. Ils essayèrent de siffler, mais les coups de sifflet isolés se perdaient forcément dans les acclamations des sympathisants. Plus cela allait, plus cela devenait insoutenable pour les dirigeants officiels de la manifestation. Finalement, le président du comité exécutif central panrusse et quelques-uns des membres les plus en vue de ce comité descendirent de la tribune autour de laquelle le vide s'était fait, et grimpèrent sur la nôtre qui occupait la dernière place et n'était destinée qu'aux orateurs les moins remarqués. Cependant, ce coup audacieux ne sauva pas leur situation: la masse rappelait avec impatience des noms qui n'étaient pas ceux des maîtres officiels du moment.
Zinoviev, immédiatement, se trouva tout plein d'optimisme et espéra de la manifestation les plus grandes conséquences. Je ne me rattachais pas à son appréciation impulsive. La masse ouvrière de Pétrograd montrait qu'elle était mécontente sous la forme de sympathies platoniques à l'adresse des leaders de l'opposition, mais elle n'était pas encore capable d'empêcher l'appareil de nous régler notre compte. A cet égard, je ne me faisais aucune illusion. D'autre part, la manifestation devait suggérer à la fraction dirigeante la nécessité d'en finir le plus tôt possible avec l'opposition pour mettre la masse devant le fait accompli.

L'étape suivante fut celle de la manifestation de Moscou en l'honneur du Xe anniversaire d'Octobre. Comme organisateurs de cette manifestation, auteurs d'articles à ce sujet et orateurs, on vit partout des hommes qui, pendant la révolution d'Octobre, avaient été de l'autre côté de la barricade ou bien, tout simplement, s'étaient embusqués sous le toit familial, attendant de savoir comment tourneraient les événements, et qui n'avaient adhéré à la révolution qu'après sa victoire décisive. C'est avec humour plutôt qu'avec amertume que je lus les articles ou entendis par radio les discours dans lesquels ces parasites m'accusaient de trahir la révolution d'Octobre. Quand on comprend la dynamique d'un processus historique et qu'on voit comment votre adversaire est mû par les ficelles que tient une main dont il ne sait rien lui-même, les infamies et les perfidies les plus odieuses n'ont plus aucune prise sur vous.

Les oppositionnels décidèrent de participer au cortège avec leurs pancartes. Les mots d'ordre ainsi exposés n'étaient nullement dirigés contre le parti: «Tirons sur la droite, sur le koulak, sur le nepman, sur le bureaucrate.» «Exécutons le testament de Lénine.» «Contre l'opportunisme, contre la scission, pour l'unité du parti léniniste.» Actuellement, ces mots d'ordre constituent le Credo officiel de la fraction staliniste dans sa lutte contre la droite. Le 7 novembre 1927, les pancartes de l'opposition furent arrachées aux porteurs, mises en pièces; les porteurs eux-mêmes subirent les sévices d'équipes spécialement recrutées pour cela. L'expérience de la manifestation de Léningrad avait profité aux dirigeants officiels. Cette fois, ils s'étaient infiniment mieux préparés. On sentait du malaise dans la masse. Elle participait à la manifestation avec une anxiété profonde. Au-dessus de l'immense multitude désorientée et inquiète se dressaient deux groupes actifs: l'opposition et l'appareil. Comme volontaires pour la lutte contre les «trotskystes» vinrent au secours de l'appareil des éléments bien connus en tant que non révolutionnaires, partiellement même des éléments fascistes de la rue de Moscou. Un milicien, sous prétexte d'avertissement, tira publiquement sur mon automobile. Quelqu'un avait dirigé son bras. Un fonctionnaire ivre, d'une équipe de pompiers, sauta sur le marchepied de ma voiture, proférant les injures les plus grossières, et brisa une vitre. Pour quiconque sait voir, le 7 novembre 1927 à Moscou fut une répétition de Thermidor. Il y eut une manifestation toute pareille à Léningrad. Zinoviev et Radek qui s'y étaient rendus subirent l'attaque d'un détachement spécial qui, prétendant les protéger contre la foule, les enferma pour tout le temps de la manifestation dans un bâtiment. Zinoviev nous écrivit le jour même, à Moscou :

«Toutes les informations indiquent que ces faits répugnants seront très utiles à notre cause. Nous nous inquiétons de savoir ce qui s'est passé chez vous. Les liaisons [il s'agit de causeries illégales avec les ouvriers] réussissent fort bien. Il y a un grand revirement en notre faveur. Pour l'instant, nous n'avons pas l'intention de quitter la place.»

Ce fut le dernier éclat de l'énergie oppositionnelle de Zinoviev. Le lendemain, il était rentré à Moscou et insistait pour capituler.

Le 16 novembre, Ioffé se suicidait et sa mort fit une trace profonde dans la lutte qui se développait.
Ioffé était très gravement malade. Du Japon où il avait été ambassadeur, on l'avait ramené dans le pire état. Il fut bien difficile d'obtenir qu'on l'envoyât à l'étranger. Ce voyage fut trop court. Les résultats furent bons mais insuffisants. Ioffé devint mon adjoint au comité principal des concessions. Toutes les affaires courantes reposaient sur lui. La crise du parti lui fut très pénible. Ce qui le bouleversa surtout, ce fut la perfidie. A plusieurs reprises il eut des élans pour s'engager à fond dans la lutte. Je l'en dissuadais, craignant pour sa santé. Ce qui indigna particulièrement Ioffé, ce fut la campagne menée contre la théorie de la révolution permanente. Il n'arrivait pas à digérer qu'on persécutât bassement ceux qui avaient prévu de loin la marche et le caractère de la révolution, cette persécution venant d'hommes qui profitaient seulement des résultats obtenus. Ioffé m'avait fait part d'une conversation qu'il avait eue avec Lénine, en 1919, je crois, sur le thème de la révolution permanente. Lénine lui avait dit :

--Oui, c'est Trotsky qui a eu raison.

Ioffé voulait publier cette conversation. Je faisais tout pour l'en dissuader. Je voyais d'avance quelle avalanche d'accusations infâmes tomberait sur lui. Ioffé savait insister, il avait sa manière à lui, avec de la douceur dans la forme mais inébranlable au fond. A chaque nouvelle explosion d'ignorance agressive et de félonie politique, il revenait chez moi, abattu et indigné, et répétait :

--Non, il faut publier la conversation.

Je lui démontrais une fois de plus qu'un «témoignage» de cette sorte ne changerait rien à rien, qu'il fallait refaire l'éducation de la nouvelle génération du parti et viser loin.

L'état physique de Ioffé, qui n'avait pas pu terminer sa cure à l'étranger, empirait de jour en jour. Vers l'automne, il fut forcé d'abandonner son travail et, ensuite, de s'aliter tout à fait. Des amis posèrent encore une fois la question de l'envoyer à l'étranger. Mais, cette fois, le comité central refusa purement et simplement. Déjà, les stalinistes se disposaient à expédier les oppositionnels dans une tout autre direction. Mon exclusion du comité central et ensuite du parti bouleversa Ioffé plus que personne. A l'indignation qu'il ressentit comme homme politique et personnellement, s'ajoutait la sensation vive de son impuissance physique. Il ne se trompait pas quand il sentait qu'il s'agissait du sort de la révolution. Il était incapable de lutter. Or, en dehors de la lutte, la vie, pour lui, n'avait aucun sens. Et il arriva à la dernière conclusion.

Je n'habitais déjà plus le Kremlin; je logeais chez mon ami Biéloborodov qui avait encore le titre de commissaire du peuple à l'Intérieur bien qu'il fût constamment filé lui-même par les agents du Guépéou. En ces jours-là, Biéloborodov se trouvait dans son pays natal, l'Oural, où dans sa lutte contre l'appareil il essayait de trouver un chemin vers les ouvriers.

Je donnai un coup de téléphone au logement de Ioffé pour m'informer de sa santé. Il répondit lui-même : l'appareil téléphonique était à son chevet. Il y avait dans le ton de sa voix --je ne m'en rendis compte que plus tard-- quelque chose d'extraordinaire, de tendu, d'alarmant. Il me pria de venir le voir. Une circonstance m'empêcha de satisfaire à sa demande immédiatement. C'étaient alors des journées très agitées: constamment, des camarades venaient chez Biéloborodov me consulter sur des questions urgentes. Une heure ou deux plus tard, une voix que je ne connaissais pas me dit par téléphone:
--Adolphe Abramovitch vient de se tuer d'un coup de revolver. Il y a sur sa table un pli pour vous.
Chez Biéloborodov étaient toujours de garde plusieurs oppositionnels de l'armée. Ils m'accompagnaient lorsque j'allais en ville. Nous nous rendîmes en toute hâte chez Ioffé. Lorsque nous sonnâmes et frappâmes à la porte, une voix, de l'autre côté, demanda le nom du visiteur et on ne nous ouvrit pas tout de suite: quelque chose de louche se passait à l'intérieur.

Sur un oreiller ensanglanté se dessinait le visage calme pénétré de la plus grande douceur, d'Adolphe Abramovitch. B***, membre du Guépéou, fouillait comme il voulait dans son bureau. Le pli n'était pas sur la table. J'exigeai qu'on me le rendît immédiatement. B*** marmotta qu'il n'y avait pas eu de lettre. Son air et son accent ne laissaient aucun doute: il mentait. Quelques minutes après, des amis arrivèrent de tous les points de la ville. Les représentants officiels du commissariat des Affaires étrangères et des institutions du parti se trouvaient isolés dans la masse des oppositionnels. Cette nuit-là, plusieurs milliers de personnes visitèrent le logement. La nouvelle de la lettre volée se répandit en ville. Les journalistes étrangers la firent connaître dans leurs télégrammes. Il devenait impossible de cacher plus longtemps le document. A la fin, on remit à Rakovsky une reproduction photographique du papier. Je ne me charge pas d'expliquer pourquoi une lettre, que Ioffé avait écrite pour moi et sous enveloppe cachetée portant mon nom, fut remise à Rakovsky, et non pas dans l'original mais en copie photographique. La lettre de Ioffé donne une image fidèle jusqu'au bout de mon ami défunt, mais c'est une image faite une demi-heure avant sa mort. Ioffé savait comment je le considérais, il était lié avec moi d'une profonde confiance morale et il me donnait le droit de biffer dans la lettre ce qui pouvait être superflu ou peu convenable à publier. N'ayant pas réussi à dérober la lettre au monde entier, le cynique adversaire tenta inutilement d'ailleurs d'utiliser pour ses desseins les lignes qui, justement, n'étaient pas destinées à la publication.

Ioffé tâcha que sa mort servît la cause à laquelle il avait donné toute sa vie. La main qui devait, dans une demi-heure, presser la détente de l'arme, avait rédigé un dernier témoignage, donnant à un ami d'ultimes conseils. Voici ce que disait Ioffé, s'adressant personnellement à moi, dans sa lettre d'adieu:
«Nous sommes, vous et moi, cher Lev Davidovitch, liés par des dizaines d'années de travail en commun, et, j'ose l'espérer, d'amitié personnelle. Cela me donne le droit de vous dire, en vous quittant, ce qui me semble être erroné en vous. Je n'ai jamais douté de la justesse du chemin que vous avez tracé et vous savez que, depuis plus de vingt ans, je marche avec vous, depuis les temps de «la révolution permanente». Mais j'ai toujours estimé que ce qui vous manquait, c'était l'intransigeance, l'opiniâtreté de Lénine qui fut toujours prêt à rester même seul dans le chemin qu'il croyait le bon, prévoyant qu'il obtiendrait plus tard une majorité, que plus tard on reconnaîtrait toute la justesse de la voie suivie. Vous avez toujours eu raison en politique, depuis 1905, et je vous ai répété plus d'une fois ce que j'avais entendu de mes propres oreilles: Lénine reconnaissait que même en 1905 ce n'était pas lui qui avait raison, que c'était vous. Au moment de mourir, on ne ment pas, et je vous redis une fois de plus la même chose... Mais vous avez souvent renoncé à soutenir la justesse de votre point de vue, cherchant un accord, un compromis que vous surestimiez. C'est une erreur. Je le répète, en politique, vous avez toujours eu raison, mais maintenant vous avez plus raison que jamais. Un jour viendra où le parti le comprendra et l'histoire nécessairement l'appréciera. Ne vous effrayez donc pas maintenant si quelqu'un s'éloigne même de vous ou bien, et d'autant plus, si ceux qui viendront à vous ne sont pas aussi nombreux et ne viennent pas aussi vite que nous le voudrions tous. Vous voyez juste, mais le gage de la victoire de votre justesse d'idées est précisément dans le maximum d'intransigeance, dans la plus rigoureuse continuité, dans la complète absence de tout compromis, exactement de la même façon que ce fut le secret des victoires d'Ilitch. J'ai voulu vous le dire bien des fois, mais je ne m'y suis décidé qu'à présent, en adieu.»

On fixa les funérailles de Ioffé pour un jour ouvrable, à l'heure de la besogne, afin d'empêcher les ouvriers de Moscou d'y participer. Cependant elles ne rassemblèrent pas moins de dix mille personnes et ce fut une imposante manifestation oppositionnelle.

Pendant ce temps, la fraction de Staline s'occupait de la préparation du congrès, se hâtant de le placer devant le fait accompli de la scission. Ce que l'on appela les élections pour les conférences locales qui devaient envoyer des délégués au congrès eut lieu avant l'annonce officielle d'une «discussion» complètement faussée pendant laquelle des détachements militairement organisés de siffleurs empêchèrent les réunions de se tenir comme il fallait, par des moyens purement fascistes. Il serait difficile de concevoir quelque chose de plus infâme que la préparation du XVe congrès. Zinoviev et son groupe n'eurent aucune peine à deviner que le congrès achèverait seulement en politique l'écrasement matériel qui avait commencé dans les rues de Moscou et de Léningrad au dixième anniversaire de la révolution d'Octobre.

Le seul souci de Zinoviev et de ses amis était dès lors celui-ci: capituler en temps opportun. Ils ne pouvaient pas ne pas comprendre que les bureaucrates de Staline voyaient l'ennemi non pas en eux, oppositionnels de deuxième cuvée, mais dans le noyau de l'opposition qui était lié avec moi. Ils espéraient sinon mériter les bonnes grâces, du moins obtenir leur pardon par une rupture ostensible avec moi au moment du XVe congrès. Ils n'avaient pas calculé que quand on commet une double trahison, on en finit politiquement avec soi-même. Si, par leur coup de poignard dans le dos, ils ont temporairement affaibli notre groupe, ils se sont condamnés eux-mêmes à la mort politique. Le XVe congrès décida l'exclusion de l'opposition dans son ensemble. Les exclus étaient mis à la disposition du Guépéou.

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