1937

Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?...


Léon Trotsky

DEFENSE DU MARXISME

UN ETAT NON OUVRIER ET NON BOURGEOIS ?

La forme politique et le contenu social.

Les camarades Burnham et Carter ont de nouveau remis en question la nature de classe de l'Etat soviétique [1]. La réponse qu'ils proposent est, à mon avis complètement fausse. Mais étant donné qu'à la différence de certains ultra-gauche, ces camarades ne tentent pas de substituer les glapissement stridents à l'analyse scientifique, on peut et on doit de nouveau discuter de cette question extrêmement importante.

Burnham et Carter n'oublient pas que la différence essentielle entre l'U.R.S.S. et un Etat bourgeois contemporain s'exprime par le puissant développement des forces productives, résultat de la transformation des formes de propriété. Ils reconnaissent plus loin que "la structure économique telle que l'a établie la révolution d'octobre reste dans son fond inchangée". Ils en déduisent que le prolétariat soviétique et mondial a le devoir de défendre l'U.R.S.S. contre l'impérialisme. En cela nous sommes pleinement d'accord avec Burnham et Carter. Mais si importants que soient les points d'accord, ils n'épuisent pas le problème.

Sans se solidariser avec les ultra-gauches, Burnham et Carter considèrent cependant que l'U.R.S.S. a cessé d'être un Etat ouvrier "dans le sens traditionnel (?) donné à ce terme par le marxisme". Mais "la structure économique restant encore fondamentalement inchangée" l'U.R.S.S. n'est pas non plus devenue un Etat bourgeois. Burnham et Carter se refusent en même temps -et on ne peut que les en féliciter- à considérer la bureaucratie comme une classe indépendante. Ces postulats incompatibles entre eux aboutissent à ce que, comme chez les staliniens, l'Etat soviétique n'est plus d'une domination de classe. Qu'est-il donc ?

Nous avons ainsi sous les yeux une nouvelle tentative de réviser la théorie de classe de l'Etat. Nous ne sommes, bien sûr, pas des fétichistes. Si de nouveaux faits historiques exigent une révision de la théorie, nous ne nous arrêterons pas devant cette nécessité. Mais l'expérience lamentable des vieilles révisions doit, en tout état de cause, nous inspirer une prudence salvatrice. Nous pèserons dix fois la vieille théorie et les faits nouveaux avant d'élaborer une nouvelle doctrine.

Burnham et Carter le remarquent eux-mêmes en passant : l'Etat du prolétariat peut, en fonction de conditions objectives et subjectives "trouver son expression dans un nombre considérable de formes gouvernementales variées". Ajoutons pour la clarté des choses: et à travers la lutte libre de divers partis à l'intérieur des soviets et à travers la concentration de fait du pouvoir entre les mains d'un seul individu. La dictature personnelle représente, bien entendu, le symptôme d'un extrême danger pour le régime. Mais, en même temps, elle apparaît parfois comme le seul moyen de sauver ce régime. La nature de classe de l'Etat se définit en conséquence, non pas par ses formés politiques, mais par son contenu social, c'est-à-dire par le caractère des formes de propriété et des rapports de production que l'Etat en question protège et défend.

Burnham et Carter ne nient pas cela en principe. Ils se refusent néanmoins à voir dans l'Union soviétique un Etat ouvrier et ce pour deux raisons, l'une de caractère économique, l'autre de caractère politique: "Au cours de l'année passée, écrivent-ils, la bureaucratie s'est définitivement placée sur la voie de la destruction, de l'économie planifiée et nationalisée" (elle n'a fait que "se placer sur la voie de" ?). Nous apprenons plus loin que le cours du développement "amène la bureaucratie à se heurter sans cesse plus et de plus en plus profondément aux besoins et aux intérêts de l'économie nationale v) il ne fait encore que "l'amener" ?).

La contradiction entre la bureaucratie et l'économie s'observait déjà auparavant, niais au cours de l'année passée "les actes de la bureaucratie sabotent activement Je plan et ruinent le monopole d'Etat" ("ruinent" seulement ; ils ne l'ont pas encore détruit ?).

Le deuxième argument a. nous l'avons dit. un caractère politique : "Le concept de dictature du prolétariat ne constitue pas une catégorie essentiellement économique mais d'abord politique (...) Toutes les formes, tous les organismes, toutes les institutions de l'Etat de classe du prolétariat ont aujourd'hui détruits et cela signifie que l'Etat de classe du prolétariat est détruit". Ce deuxième argument considère isolément parait inattendu après les développements sur les "forme diverse"du régime prolétarien. Bien entendu la dictature du prolétariat est non seulement "essentiellement" mai totalement et entièrement une "catégorie politique" Cependant la politique elle-même n'est que de l'économie concentrée la domination de la social-démocratie dans I Etat et dans les soviets (en Allemagne en 1918-1919) n'avait rien de commun avec la dictature du prolétariat dans la mesure ou elle laissait intacte la propriété bourgeoise. En revanche un régime qui réserve la propriété expropriée et nationalisée contre l'impérialisme cela c'est, indépendamment des formes politiques la dictature du prolétariat.

Burnham et Carter le reconnaissent "en général" C'est pourquoi ils accouplent un argument économique et un argument politique. La bureaucratie, affirment ils, non seulement a définitivement exproprié le prolétariat du pouvoir politique niais elle a aussi engagé l'économie dans une impasse Si dans la période précédente la bureaucratie, malgré ses traits réactionnaires, a joué un rôle relativement progressiste en revanche an cours de la dernière période elle s'est définitivement transformée en un facteur réactionnaire. Ce jugement comporte un noyau sain qui correspond pleinement à toutes les appréciations et à tous les pronostics de la Quatrième Internationale. Nous avons plus d'une fois rappelé que "l'absolutisme éclairé" avait joué un rôle progressiste dans le développement de la bourgeoisie pour se transformer en frein de ce développement. Une révolution, on le sait, régla le conflit. Le "despotisme éclairé", avions-nous écrit, peut jouer un rôle progressiste dans la formation de l'économie socialiste pendant une période de temps infiniment plus courte [2]. Ce pronostic se confirme manifestement sous nos yeux. Trompée par ses propres succès, la bureaucratie escomptait atteindre un coefficient sans cesse plus grand du développement économique... Cependant elle s'est heurtée à une profonde crise de l'économie qui constitue l'une des sources de sa panique actuelle et de la répression déchaînée. Cela signifie-t-il que les forces productives en U.R.S.S. ont déjà cessé de croître? Nous ne pouvons avancer pareille affirmation. Les possibilités créatrices de l'économie nationalisée sont Si grandes que les forces productrices, malgré le frein bureaucratique, sont encore capables de se développer pendant de nombreuses années, mais a un rythme de progression beaucoup plus modéré que jusqu'à maintenant. Il n'est guère possible d'avancer aujourd'hui un pronostic précis à ce propos. En tout cas la crise politique qui déchire la bureaucratie est en ce moment beaucoup plus dangereuse pour elle que la perspective d'un arrêt du développement des forces productives.

Pour simplifier la question nous pouvons cependant admettre que la bureaucratie est devenue aujourd'hui un frein absolu au développement économique. Par lui-même ce fait signifie-t-il pourtant que la nature de classe de l'U.R.S.S. a changé ou que l'U.R.S.S. serait privée de toute nature de classe? Là réside, à mon sens. l'erreur principale de nos camarades...

La société bourgeoise a développé les forces productives jusqu'à la guerre mondiale. Ce n'est qu'au cours du dernier quart de siècle que la bourgeoisie est devenue un frein absolu à leur développement. Cela signifie-t-il cependant que la société bourgeoise a cessé d'être bourgeoise? Non. Cela signifie seulement qu'elle est devenue une société bourgeoise pourrissante. Dans toute une série de pays le maintien de la propriété bourgeoise n'est apparu possible qu'à travers l'instauration d'un régime fasciste. En d'autres termes la bourgeoisie s'est privée de toutes les formes et de tous les moyens de domination politique directe. Cela signifie-t-il cependant que l'Etat a cessé d'être bourgeois? Non, dans la mesure où le fascisme protège par ses méthodes barbares la propriété privée des moyens de production et dans la mesure où l'Etat, s jus le fascisme, reste bourgeois.

Nous n'avons nullement l'intention de donner à notre analogie une signification exhaustive. Mais elle montre cependant que la concentration du pouvoir entre les mains de la bureaucratie et l'arrêt imposé au développement des forces productives ne changent pas par eux-mêmes la nature de classe de la société et de son Etat. Seule l'intervention de la violence révolutionnaire ou contre-révolutionnaire dans le domaine de la propriété peut modifier cette nature [3].

Mais l'histoire ne connaît-elle pas de cas d'opposition entre l'Etat et l'économie ? Si ! Lorsque le tiers état s'empara de l'Etat, la société resta féodale quelques années encore. Pendant les premiers mois du régime soviétique le prolétariat dirigeait une économie bourgeoise. La dictature du prolétariat s'est appuyée pendant plusieurs années et s'appuie encore dans une certaine mesure sur une économie petite-bourgeoise. En cas de triomphe de la contre-révolution bourgeoise en U.R.S.S. le gouvernement devrait pendant une longue période s'appuyer sur l'économie nationalisée. Mais que signifie une contradiction temporaire de cette nature entre l'Etat et l'économie? Elle signifie la révolution ou la contre-révolution.

La victoire qu'une classe remporte sur l'autre vise précisément à reconstruire l'économie dans le sens des intérêts du vainqueur. Mais une telle situation de bifurcation qui constitue un moment nécessaire de toute révolution sociale n'a rien de commun avec la théorie de l'Etat sans classes qui exploité un fondé de pouvoir, à savoir le bureaucrate, faute d'un véritable patron.

La norme et le fait.

Ce qui empêche de nombreux camarades de porter une appréciation sociologique correcte de l'U.R.S.S. c'est qu'ils substituent une approche subjective et normative de la question à une approche objective et dialectique. Burnham et Carter disent ainsi -et ce n'est pas un hasard- que l'on ne peut considérer l'Union soviétique comme un Etat ouvrier "dans le sens traditionnel donné à ce terme par le marxisme". Cela signifie tout simplement que l'U.R.S.S. ne répond pas aux normes de l'Etat ouvrier telles que notre programme les établît. Cela ne souffre pas de discussion. Notre programme repose sur un développement progressiste de l'Etat ouvrier et par là-même sur sa disparition graduelle. L'histoire qui n'agit pas toujours conformément au programme nous a confrontés à un processus de dégénérescence de l'Etat ouvrier. Cela signifie-t-il cependant que l'Etat ouvrier entré en contradiction avec les exigences de notre programme a cesse par là-même d'être un Etat ouvrier ? Un foie empoisonné par la malaria ne correspond pas au type normal de foie. Mais il ne cesse pas pour autant d'être un foie. L'anatomie et la physiologie ne suffisent pas pour comprendre sa nature. Il y faut ajouter la pathologie. Il est évidemment plus facile de dire à la vue d'un foie malade "cet objet ne me plaît pas" et de lui tourner le dos. Cependant un médecin ne peut se permettre pareil luxe. Il doit découvrir dans les conditions de la maladie elle-même et dans la déformation de l'organe suscitée par cette maladie les moyens thérapeutiques de la guérison (la "réforme"(ou de l'intervention chirurgicale (la "révolution"). Pour cela il doit avant tout clairement comprendre que l'organe difforme est un foie malade et non quelque chose d'autre.

Prenons cependant une comparaison plus proche: comparons l'Etat ouvrier et le syndicat au point de vue de notre programme le syndicat doit être une organisation de lutte de classe. Quelle attitude adopter alors vis-à-vis de l'American Federation of Labor (A.F.L.) ? Ses dirigeants sont des agents notoires de la bourgeoisie. Sur toutes les questions fondamentales Messieurs Green, Voll et compagnie mènent une politique directement contradictoire avec les intérêts du prolétariat.[4] On peut pousser plus loin l'analogie et déclarer que si, avant la formation du C.I.O. L'A.F.L. effectuait encore jusqu'à un certain point un travail progressiste aujourd'hui que l'activité essentielle de l'A.F.L. consiste à lutter contre les tendances progressistes (ou moins réactionnaires) du C.I.O., l'appareil de Green est devenu définitivement un facteur réactionnaire. Ce sera parfaitement juste. Mais il ne s'ensuit nullement que l'A.F.L. cesse d'être une organisation syndicale.

Le caractère de classe de l'Etat est défini par son rapport avec les formes de propriété des moyens de production. Ce qui définit une organisation ouvrière comme syndicat c'est son rapport avec la répartition du revenu national. Le fait que Green et Cie défendent la propriété privée des moyens de production les définit comme des bourgeois. Si en plus de cela ces messieurs défendaient les bénéfices de la bourgeoisie contre tous les attentats de la part des travailleurs, c'est-à-dire s'ils luttaient contre les grèves. contre les augmentations de salaires, contre l'aide aux chômeurs, nous aurions alors faire à une organisation de jaunes et non pas à un syndicat. D'ailleurs pour ne pas rompre avec leur base, Green et Cie sont contraints, dans certaines limites, de diriger le combat des travailleurs pour l'augmentation des salaires ou au moins contre la diminution de la part qui leur est réservée dans le revenu national. Ce signe objectif suffit pour nous permettre de tracer dans toutes les occasions importantes une ligne de démarcation entre les syndicats les plus réactionnaires et les organisations. jaunes. Nous sommes contraints par là-même non seulement de nous battre au sein de l'A.F.L. mais encore de défendre l'A.F.L. contre les jaunes, le Klu-Klux-Klan, etc.

La fonction de Staline comme celle de Green a un caractère double. Staline sert la bureaucratie et par là-même la bourgeoisie mondiale, mais il ne peut servir la bureaucratie sans préserver le fondement social que la bureaucratie exploite dans ses propres intérêts. Dans cette mesure Staline défend la propriété nationalisée contre l'impérialisme et contre les couches trop impatientes et trop avides de la bureaucratie. Il réalise cependant cette défense par des méthodes qui préparent l'effondrement général de la société soviétique. C'est pourquoi il faut renverser la clique stalinienne. Mais c'est le prolétariat révolutionnaire qui doit la renverser. Il ne peut confier cette tâche aux impérialistes. Le prolétariat défend l'U.R.S.S. contre l'impérialisme, malgré Staline.

Le développement historique nous a habitué à voir devant nous les syndicats les plus divers: des syndicats combatifs réformistes, révolutionnaires, réactionnaires et catholiques Il en va autrement avec l'Etat ouvrier. C'est la première fois que nous assistons à une pareille expérience. D'où la tendance à envisager l'U.R.S.S. exclusivement sous l'angle des normes du programme révolutionnaire En même temps l'Etat ouvrier est un fait objectif, historique qui est soumis à l'action de différentes forces historiques entrées en totale contradiction avec les normes "traditionnelles".

Les camarades Burnham et Carter ont tout à fait raison de dire que Staline et Cie servent la bourgeoisie internationale par leur politique. Mais il faut replacer cette idée juste dans des conditions déterminées de temps et de lieu. Hitler sert lui aussi la bourgeoisie. Il y a cependant une différence entre les fonctions de Staline et celles de Hitler: ce dernier défend les formes bourgeoises de la propriété. Staline adapte les intérêts de la bureaucratie aux formes prolétariennes de la propriété. Le même Staline en Espagne -c'est-à-dire sur le terrain du régime bourgeois- remplit la fonction d'Hitler (dans le domaine des méthodes politiques ils se différencient en général peu l'un de l'autre). La comparaison des rôles sociaux différents du seul et même Staline en U.R.S.S. et en Espagne montre assez bien à la fois que la bureaucratie ne constitué pas une classe indépendante mais un instrument des classes: et qu'il est impossible de définir la nature sociale de la bureaucratie par sa vertu ou par sa bassesse.

Bureaucratie bourgeoise d'un Etat ouvrier ?

L'affirmation que la bureaucratie d'un Etat ouvrier a un caractère bourgeois doit apparaître non seulement incompréhensible, mais tout simplement absurde aux gens à l'esprit formaliste.

Cependant il n'a jamais existé et il n'existe pas d'Etat chimiquement pur. La monarchie prussienne semi-féodale a rempli les tâches politiques les plus importantes de la bourgeoisie, mais elle les a remplies à sa manière, c'est-à-dire dans un style féodal et non pas jacobin. Nous observons aujourd'hui au Japon Lin rapport analogue entre le caractère bourgeois de l'Etat et le caractère semi-féodal de la caste dirigeante. Tout cela n'empêche pas que nous n'établissions de distinction assez nette entre la société féodale et la société bourgeoise. On peut objecter, il est vrai, que la collaboration des forces féodales et bourgeoises est infiniment plus facile à réaliser que la collaboration des forces bourgeoises et prolétariennes. Car dans le premier cas nous avons affaire à deux formes de l'exploitation de classe. Mais l'Etat ouvrier ne créé pas une société nouvelle en une seule journée.

Marx écrivait que dans la première période de son existence les formes bourgeoises de répartition subsistent au sein de l'Etat ouvrier [5]. Il faut bien méditer cette idée et jusqu'au fond. L'Etat ouvrier lui-même en tant qu'Etat est nécessaire précisément parce que les normes bourgeoises de répartition restent en vigueur. La bureaucratie représente J organe de cette répartition. Cela signifie que même la bureaucratie la plus révolutionnaire représenté jusqu'à un certain point un organisme bourgeois dans l'Etat ouvrier.

Bien entendu ce qui a un sens décisif c'est le degré de ce caractère bourgeois et la tendance générale du développement. Si l'Etat ouvrier se débureaucratise et se réduit progressivement à rien, le développement va donc dans le sens du socialisme. Au contraire, Si la bureaucratie devient de plus en plus puissante, autoritaire, privilégiée et conservatrice, c'est donc que les tendances bourgeoises dans l'Etat ouvrier se développent au détriment des tendances socialistes; en d'autres termes alors la contradiction interne qui existe jusqu'à un certain degré dans l'Etat ouvrier dès les premiers jours de sa constitution ne diminué pas comme l'exige la "norme" mais croît. Jusqu'alors cependant aussi longtemps que cette contradiction n'a pas dépassé le domaine de la répartition pour entrer dans celui de la production et n'a pas fait exploser la propriété nationalisée et l'économie planifiée, l'Etat reste ouvrier.

Lénine disait il y a quinze ans : "Nous avons un Etat ouvrier mais avec des déformations bureaucratiques". Les déformations bureaucratiques constituaient alors l'héritage direct du régime bourgeois et, en ce sens, apparaissaient comme un simple résidu. Sous l'influence des conditions historiques défavorables, le "résidu" bureaucratique s'est cependant vu alimenter par de nouvelles sources et s'est transformé en un facteur historique énorme. C'est précisément pourquoi nous parlons aujourd'hui de la dégénérescence de l'Etat ouvrier. Cette dégénérescence, comme le montre l'actuelle bacchanale de terreur bonapartiste. s'approche du point critique. Ce qui n'était qu'une déformation bureaucratique se prépare aujourd'hui à dévorer l'Etat ouvrier sans en laisser une miette et à dégager sur les ruines de la propriété nationalisée une nouvelle classe dirigeante. Une telle possibilité s'est considérablement rapprochée, mais ce n'est encore qu'une possibilité et nous ne sommes pas prêts à nous incliner d'avance devant elle.

Pour la dialectique !

L'U.R.S.S. en tant qu'Etat ouvrier ne répond pas à la norme "traditionnelle". Cela ne signifie pas encore qu'elle n'est pas un Etat ouvrier. Mais cela ne signifie pas non plus que la norme s'est avérée fausse. La "norme" est définie en fonction de la victoire du prolétariat international. Or l'U.R.S.S. n'est qu'une expression partielle et défigurée de l'Etat ouvrier, arriéré et isolé.

Un mode de pensée "purement" normatif, idéaliste et ultimatiste veut construire le monde à son image et se détourner tout simplement des phénomènes qui lui déplaisent. Seuls les sectaires, c'est-à-dire les gens qui ne sont révolutionnaires que dans leur propre imagination, se laissent guider par de pures normes idéales. Ils disent: ces syndicats ne nous plaisent pas, nous ne les défendons pas. Ils promettent à chaque fois de recommencer l'histoire à zéro. Ils édifieront, voyez-vous, un Etat ouvrier, quand le bon dieu leur mettra entre les mains un parti idéal et des syndicats idéaux. En attendant cet heureux moment ils font le plus possible la moue devant la réalité. Faire vigoureusement la moue telle est l'expression la plus haute du "révolutionnarisme" sectaire.

Un mode de pensée purement historique, réformiste, menchévique, passif, conservateur s'acharne, suivant l'expression de Marx, à justifier l'ordure actuelle par l'ordure d'hier. Les représentants de ce type de pensée entrent dans les organisations de masse pour s'y dissoudre. Les méprisables "amis"de l'U.R.S.S. s'adaptent aux bassesses de la bureaucratie en renvoyant aux conditions historiques.

En opposition à ces deux types de pensée, le mode de pensée dialectique, marxiste, bolchévique appréhende les phénomènes dans leur développement objectif et en même temps trouve dans les contradictions internes de ce développement le soutien qui permette de réaliser ses "normes". il est bien évidemment impossible de l'oublier, ce faisant: on ne peut espérer voir se réaliser les normes programmatiques que si elles représentent l'expression généralisée des tendances progressistes du processus objectif lui-même.

On peut donner du syndicat à peu près la définition programmatique suivante: organisation des travailleurs d'une corporation ou d'une industrie qui se donne pour objectif : 1) de lutter contre le capital pour améliorer la situation des travailleurs ; 2) de participer à la lutte révolutionnaire pour renverser la bourgeoisie ; 3) de participer à l'organisation de l'économie sur des fondements socialistes. Si nous comparons cette réalité "normative" et la réalité effective nous paraissons contraints d'affirmer: il n'existe pas au monde un seul syndicat. Mais semblable façon d'opposer les normes et le fait, c'est-à-dire l'expression généralisée du développement et une manifestation particulière de ce même développement semblable opposition formelle, ultimatiste et non-dialectique entre le programme et la réalité est totalement privée de vie et n'ouvre aucune voie à l'intervention du parti révolutionnaire. En même temps les actuels syndicats opportunistes peuvent sous l'impact de la décadence du capitalisme et doivent, si nous menons une politique correcte dans les syndicats, se rapprocher de nos normes programmatiques et jouer un rôle historique progressiste. Cela suppose bien entendu un changement complet de direction. Il est nécessaire que les travailleurs des USA, de France, d'Angleterre réussissent à chasser Green, Citrine [6], Jouhaux [7] et Cie. Si le prolétariat réussit à chasser à temps la bureaucratie soviétique il trouvera au lendemain de sa victoire les moyens de production nationalisés et les éléments essentiels de l'économie planifiée. Cela signifie qu'il n'aura pas à tout recommencer à zéro. Avantage énorme! Seuls des dandys radicaux habitués à sautiller avec insouciance de branche en branche peuvent mépriser à la légère une pareille possibilité. La révolution socialiste est une tâche trop grandiose pour que l'on puisse d'un coeur léger balayer d'un revers de main ses inestimables conquêtes matérielles et recommencer tout à zéro.

C'est une excellente chose que les camarades Burnham et Carter, à la différence de notre camarade français Craipeau et de toute une série d'autres, n'oublient pas le facteur que constituent les forces productives et ne se refusent pas à défendre l'Union soviétique. Mais c'est une position tout à fait insuffisante. Et si la direction criminelle de la bureaucratie arrête le développement de l'économie? Est-ce que dans ce cas les camarades Burnham et Carter laisseront l'impérialisme détruire les bases sociales de l'U.R.S.S.? Nous sommes sûrs que non. Cependant leur définition non-marxiste de l'U.R.S.S. caractérisée comme un Etat non-ouvrier et non-bourgeois, ouvre la porte à toutes sortes de déductions.

Classe dirigeante et en même temps opprimée

"Comment notre conscience politique pourrait-elle ne pas s'indigner, disent les ultra-gauches, lorsque l'on veut nous forcer à croire qu'en U.R.S.S., sous le régime de Staline, le prolétariat est la classe "dirigeante"? Sous une forme aussi abstraite, pareille affirmation est effectivement susceptible de susciter l'indignation. Mais le problème est que les catégories abstraites, nécessaires dans le processus de l'analyse, ne conviennent pas du tout pour la synthèse qui exige le caractère concret le plus grand possible. Le prolétariat soviétique constitue la classe dirigeante dans un pays arriéré où les biens matériels de première nécessité sont produits en nombre insuffisant. Le prolétariat de l'U.R.S.S. domine dans un pays qui ne représente que le douzième de l'humanité; l'impérialisme domine les onze autres douzièmes. La domination du prolétariat, déjà déformée par l'arriération et la pauvreté du pays, est encore deux ou trois fois plus déformée par la pression de l'impérialisme mondial. L'organe de la domination du prolétariat -l'Etat- devient ainsi l'organe de la pression de l'impérialisme (la diplomatie, l'armée, le commerce extérieur, les idées et les moeurs). A l'échelle de l'histoire la lutte pour la domination ne se déroule pas entre le prolétariat et la bureaucratie mais entre le prolétariat et la bourgeoisie mondiale. Dans cette lutte la bureaucratie n'est qu'un mécanisme de transmission. La lutte n'est pas terminée. Malgré tous les efforts que la clique moscovite déploie pour démontrer qu'elle représente une force conservatrice sûre (cf. la politique de Staline en Espagne) l'impérialisme mondial ne fait pas confiance à Staline; il ne lui épargne pas les camouflets humiliants et il est prêt à le renverser à la première circonstance favorable. Hitler -là est sa force- ne fait qu'exprimer de façon plus conséquente et plus franche le rapport qui lie la bourgeoisie mondiale à la bureaucratie soviétique. La bourgeoisie, qu'elle soit fasciste ou démocratique, ne peut se satisfaire des exploits contre-révolutionnaires isolés de Staline; elle a besoin de la contre-révolution complète dans les rapports de propriété et de l'ouverture du marché russe. Tant qu'elle n'obtient pas cela, elle considère l'Etat soviétique comme un adversaire. Et elle a raison.

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux le régime intérieur a un caractère principalement bourgeois. Mais la pression de l'impérialisme étranger change et altère tellement la structure économique et politique de ces pays que la bourgeoisie nationale (même dans les pays politiquement indépendants de l'Amérique du Sud) n'arrive que partiellement à la situation de classe dirigeante. La pression de l'impérialisme sur les pays arriérés ne change pas, en vérité, leur caractère social fondamental, car le sujet et l'objet de la pression ne représentent que des niveaux différents du développement d'une seule et même société bourgeoise. Néanmoins la différence entre l'Angleterre et l'Inde, le Japon et la Chine, les U.S.A. et le Mexique est Si grande que nous établissons une distinction rigoureuse entre les pays bourgeois oppresseurs et opprimés et que nous considérons comme de notre devoir de soutenir les seconds contre les premiers. La bourgeoisie des pays coloniaux et semi-coloniaux représente une classe à demi-dirigeante à demi-opprimée.

La pression de l'impérialisme sur l'Union soviétique vise à modifier la nature même de la société soviétique. Cette lutte -aujourd'hui pacifique, demain militaire- découle des formes de propriété. En tant que mécanisme de transmission de cette lutte, la bureaucratie s'appuie tantôt sur le prolétariat contre l'impérialisme, tantôt sur l'impérialisme contre le prolétariat pour accroître sa propre puissance. En même temps elle exploite impitoyablement son rôle de distributeur des chiches biens matériels pour garantir sa prospérité et sa puissance. Par là-même la domination du prolétariat prend un caractère rogné, faussé, déformé. On est pleinement fondé à dire que le prolétariat dominant dans un seul pays arriéré et isolé y reste cependant une classe exploitée. L'impérialisme mondial représente la source de l'oppression, la bureaucratie fonctionnant comme mécanisme de transmission de cette oppression. S'il y a une contradiction dans les mots "classe dirigeante et opprimée" cette contradiction ne découle pas d'erreurs de pensée, mais d'une contradiction dans la situation même de l'U.R.S.S. C'est précisément pourquoi nous repoussons la théorie du socialisme dans un seul pays.

Reconnaître en l'U.R.S.S. un Etat ouvrier - non pas le type de cet Etat mais une déformation du type - ne signifie absolument pas que l'on accord? à la bureaucratie soviétique une amnistie théorique et politique; au contraire son caractère réactionnaire apparaît pleinement à la lumière de la contradiction entre sa politique antiprolétarienne et les exigences de l'Etat ouvrier. Seule une telle façon de poser le problème donne sa pleine force motrice à notre activité visant à démasquer les crimes de la clique stalinienne. Défendre l'U.R.S.S. c'est non seulement lutter sans réserve contre l'impérialisme mais préparer le renversement de la bureaucratie bonapartiste.

L'expérience de l'U.R.S.S. souligne l'ampleur des possibilités que l'Etat ouvrier recèle en lui, et la vigueur de sa capacité de résistance. Mais cette expérience démontre aussi la puissance de la pression exercée par le capital et par son agence bureaucratique, la difficulté qu'éprouve le prolétariat à parvenir à son émancipation totale et l'importance que revêt la tâche d'éduquer et de tremper la nouvelle Internationale dans l'esprit d'une lutte révolutionnaire implacable.

Coyoacan, le 25 novembre 1937.


Notes

[1] Dans un texte publié dans le Bulletin intérieur du Comité d'Organisation pour le Congrès du Parti Socialiste, n°2, et destiné à être soumis au congrès de fondation du S.W.P.

[2] Trotsky fait sans doute ici allusion aux analyses qu'il développa de 1929 à 1932 sur la nature "centriste" de l'appareil stalinien (ou centrisme bureaucratique), débouchant sur une forme de bonapartisme, centrisme dont il caractérisait ainsi la conduite politique dans ces quelques lignes: "Sous le fouet de l'opposition, l'appareil stalinien saute d'un côté et d'autre (...) Staline combat actuellement les droitiers parce qu'il subit le fouet de l'Opposition. Il le fait en centriste obligé de protéger sa position intermédiaire. En ce sens fort limité, l'appareil, contraint de réaliser la collectivisation et l'industrialisation, joue un rôle de despote éclairé au-dessus des classes." (24 avril 1929, in Trotsky, Ecrits, T 1, M. Rivière, Paris 1955, p. 70.).

[3] Le New Leader de Londres, dirigé par Fenner Brockway, écrit dans un éditorial du 12 novembre de cette année (1937) : "L'I.L.P. n'accepte pas l'affirmation des trotskystes que les fondements économiques du socialisme sont abolis en Russie soviétique". Que dire de ces gens ? Ils ne comprennent pas les idées des autres parce qu'ils n'en n'ont pas à eux. Ils ne sont capables que de semer la confusion dans la tête des travailleurs. (L.T.)

[4] William Green (1873-1952) : président de l'American Federation of Labor, centrale syndicale réformiste et droitière, fédérant des syndicats de "métiers". Exclut en 1936 la gauche de l'A.F.L. qui forma le "C.I.O." (Committee for Industrial Organisation) et Mathew Voll. "Un des bureaucrates les plus impénitents de l'A.F.L. [...] bureaucrate endurci et "anti-communiste" forcené" (D. Guerin, Où va le peuple américain, Paris, Julliard, 1950, pp. 214 et 289).

[5] Cf. à ce sujet, La Révolution trahie, le chapitre sur "le socialisme d'Etat", (L. T.). op. cit., p. 53.

[6] Walter Citrine (né en 1887). Secrétaire général du British Trade Union Congress, l'organisation syndicale britannique, de 1926 aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Lorsqu'il quitta son poste de secrétaire général en 1946 la reine l'anoblit.

[7] Léon Jouhaux (1870-1954). Dirigeant de la C.G.T. depuis la première guerre mondiale ; anarcho-syndicaliste jusqu'à la déclaration de la guerre, devint social-patriote du jour au lendemain. L'un des inspirateurs de Force Ouvrière en 1947.


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