1924 |
Source : — BIBLIOTHEQUE COMMUNISTE ; G. ZINOVIEV ; Histoire du Parti Communiste Russe ; 1926 LIBRAIRIE DE L’HUMANITE 120 RUE LAFAYETTE PARIS |
QUATRIÈME CONFÉRENCE
La guerre russo-japonaise
La guerre russo-japonaise fut l’événement le plus important de 1904. Elle eut pour effet de hâter la révolution de 1905, sans laquelle celle de 1917 eût été impossible.
Les causes de cette guerre donnèrent lieu à quelques divergences de vues dans la social-démocratie d’alors. Les menchéviks soulignaient principalement le caractère « dynastique » de la guerre ; ils l’expliquaient exclusivement comme un effort de la maison des Romanov pour s’affermir sur le trône, en tentant de détourner sur les événements extérieurs l’attention que le peuple portait aux événements intérieurs. Certes, ce point de vue contenait une part de vérité. Le pays était mécontent et en proie à une sourde agitation ; aussi est-il naturel que les gouvernants d’alors, Pobiédonostsev, puis Witte, aient cru devoir recourir à une diversion. L’histoire nous offre maints exemples de souverains qui, au moment où leur trône est menacé, n’hésitent pas à provoquer une guerre pour sauver leur pouvoir. Mais, le plus souvent, ces diversions n’aboutissent qu’à précipiter leur chute. Il en fut ainsi de la guerre russo-japonaise.
Le point de vue des menchéviks
Cependant la raison dynastique n’était pas la seule cause de la guerre de 1904 : les tendances purement impérialistes, le désir de débouchés nouveaux y avaient également une part importante. C’est ce que s’attachaient à démontrer nombre de comités locaux de notre parti. Mais les menchéviks combattaient ce point de vue. Et, à bien y réfléchir, on découvre, dans leur analyse des causes de la conflagration russo-japonaise, le germe de leur évolution politique ultérieure. En 1904, comme en 1914, les menchéviks se refusaient à voir les causes économiques profondes du conflit impérialiste.
Le défaitisme
C’est pendant la guerre russo-japonaise que se manifesta pour la première fois le courant qui, en 1917, reçut le nom de « défaitisme ». Il est nécessaire de l’étudier, car il est étroitement lié à l’évolution ultérieur du bolchévisme et à nos polémiques contre nos adversaires politiques.
Le défaitisme était le propre non seulement des deux fractions du parti ouvrier (bolchéviks et menchéviks), mais encore de presque toute la société bourgeoise libérale. Ce fait montre que, lorsqu’elle était comprimée par le tsarisme, la bourgeoisie n’y allait pas par quatre chemins : elle était prête à aider à la défaite de son gouvernement dans la guerre extérieure uniquement pour obtenir des concessions dans la politique intérieure. A ceux qui voudraient avoir plus de détails sur cette question, je recommanderai la lecture du recueil Contre le Courant. Je me bornerai ici à montrer par quelques faits que, pendant la guerre russo-japonaise, la vague du défaitisme avait déferlé sur toute la Russie.
En 1904, un écrivain libéral, monarchiste convaincu d’ailleurs, Boris Tchitchérine (parent de notre commissaire aux Affaires étrangères), écrivait :
« Les conséquences de cette guerre aideront enfin à résoudre la crise intérieure. A cet égard, il est difficile de dire quelle est l’issue la plus souhaitable de la guerre. »
Cette dernière phrase indiquait assez clairement que la défaite de la Russie tsariste était plus désirable que sa victoire ; pourtant la censure la laissa passer. Peut-on imaginer pareil langage dans la bouche d’un bourgeois en 1914 ? Evidemment non. Pendant les quatre premières Doumas, en effet, l’autocratie tsariste avait eu le temps de se lier plus ou moins avec les couches supérieures de la bourgeoisie. En outre, en 1914, la monarchie, extérieurement tout au moins, n’était plus la même qu’en 1904. Déjà, à la conférence du parti de décembre 1908, Lénine, dans une résolution donnant le bilan de la période de 1905-1908 et caractérisant la politique de Stolypine, disait que l’autocratie avait fait « encore un pas vers sa transformation en monarchie bourgeoise ». En 1914 il s’était déjà effectué un certain partage du pouvoir entre les seigneurs terriens et la bourgeoisie. Aussi, cette dernière se comporta-t-elle à l’égard de la guerre tout autrement qu’en 1904. En 1916, Milioukov prononça à la Douma d’Empire un discours dans lequel il disait que si la victoire sur l’Allemagne devait être payée de la révolution, mieux valait y renoncer. Ainsi, le représentant le plus éclairé de la bourgeoisie déclarait nettement que la révolution était plus à craindre que la victoire de l’Allemagne. Au plus fort de la guerre, le bourgeois allemand était plus cher à Milioukov que l’ouvrier et le paysan russes, de même que maintenant, le bourgeois et le social-démocrate allemand sont, malgré le traité de Versailles, plus proches du bourgeois français que de l’ouvrier communiste allemand. Comparée à celle de Boris Tchitchérine, la déclaration de Milioukov montre bien le chemin parcouru par la Russie depuis 1904 ainsi que le caractère de l’évolution de notre bourgeoisie.
Donc, en 1904, une partie importante de la bourgeoisie souhaitait la défaite de la Russie, espérant obtenir ainsi de l’autocratie certaines concessions et partager le pouvoir avec les seigneurs terriens, qui autrement n’y auraient jamais consenti. La bourgeoisie savait très bien que, si ses armées étaient victorieuses à l’extérieur, le tsar n’accorderait aucune constitution et que le pouvoir resterait aux seigneurs terriens, dont la position serait encore consolidée.
Une autre raison pour laquelle l’opposition bourgeoise russe pouvait se permettre de fronder en 1904, c’est que la guerre russo-japonaise ne pouvait en aucun cas aboutir à un désastre aussi formidable que celui qui pouvait surgir de la guerre de 1914-1918. Quelles que fussent les victoires des japonais, l’existence de la Russie n’était pas en jeu et le pouvoir des classes dominantes était assuré. Quant aux bolchéviks, leur défaitisme pendant la guerre mondiale était tout autre que celui des socialistes-révolutionnaires, des menchéviks et des cadets en 1904 et en 1905. Internationalistes convaincus, ils prêchaient et préparaient la révolution socialiste mondiale, alors que les s.-r., les menchévks et les cadets n’étaient, en 1904-1905, que des frondeurs timides pressentant que l’autocratie, empêtrée dans la guerre avec le Japon, serait obligée de faire certaines concessions politiques.
Les « Souvenirs » de Guerchouni
Le parti des socialistes-révolutionnaires, qui, en 1914-1917, n’échappa pas à l’emprise du « patriotisme », était, au temps de la guerre russo-japonaise, archi-défaitiste. A ce sujet, je citerai un passage de feu Guerchouni, un des chefs du parti des s.-r., qui, enfermé alors à la forteresse Pierre-et-Paul, apprit la nouvelle de la guerre et la défaite des troupes russes par son défenseur, l’avocat Karabtchevsky, que l’on avait autorisé à venir voir dans sa prison. Voici ce qu’il écrit :
J’attendais avec impatience la fin de toute cette comédie et le moment où je serais seul avec mon défenseur, le seul homme qu’il me fut permis de voir parmi ceux qui n’appartenaient pas à mes ennemis.
Enfin, les formalités remplies, la porte de la cellule se referma et nous voici seul à seul.
(suivent différentes questions.)
- Plehve est-il encore au pouvoir ? Est-il vivant ?
- oui. Mais il y a des événements importants. Vous savez que la guerre est déclarée ?
- La guerre avec qui ?
- Avec le Japon. Quelques uns de nos croiseurs ont sautés. Nous subissons des défaites.
- C’est une deuxième guerre de Crimée ? Port-Arthur = Sébastopol ? Ex oriente lux ?
- On le dirait.
- Et le pays ? Comment réagit-il ? Est-il sous l’emprise du « patriotisme », se groupe-t-il autour du « chef souverain » ?
- Oui, il y a de cela. Mais c’est en grande partie artificiel… beaucoup de bluff. La guerre n’est pas populaire. Personne ne l’attendait, et personne n’en veut…
Dans cette cellule obscure de la prison Pierre-et-Paul, ajoute Guerchouni, tout pour moi, comme par enchantement, s’illumina. On sentait que quelque chose d’infiniment menaçant, d’infiniment lourd, d’infiniment triste approchait, et que ce serait le coup de tonnerre qui réveillerait ceux qui dorment et déchirerait le voile qui cachait aux masses russes le caractère véritable du régime tsariste.
Plus loin, Guerchouni raconte comment lui et ses compagnons de détention apprirent, par un bout de journal trouvé dans la cour pendant une promenade, la chute de Port-Arthur. Habilement cuisiné, un des gendarmes de la forteresse leur confirma la nouvelle. Il est difficile de décrire les sentiments qu’éprouvèrent alors les prisonniers de Schlusselbourg. « Nous tremblions de joie, écrit Guerchouni ; Port-Arthur était tombé… l’autocratie tomberait aussi ! »
C’était là, on en conviendra, un état d’esprit nettement défaitiste.
Le défaitisme chez les terroristes et les intellectuels
D’alleurs, il n’était pas particulier à Guerchouni. Dans son roman Le coursier pâle, publié sous le pseudonyme de Ropchine, Savinkov décrit l’état d’esprit de son héros, qui, de l’étranger, regagne la Russie pour s’y livrer à l’action terroriste. En route, il apprend l’écrasement de la flotte russe à Tsou-Shima, et les sentiments les plus contradictoires s’emparent de son âme. Comme Russe, il regrette la destruction de la flotte, les victimes, les marins tués et noyés, mais, comme révolutionnaire, il comprend que la défaite de Tsou-Shima présage la victoire de la révolution, dont elle facilitera le triomphe.
Le même état d’esprit se retrouve dans Les Notes sur la guerre russo-japonaise de Véréssaïev, écrivain qui a toujours reflété fidèlement les divers courants qui ont surgi parmi les intellectuels russes. Chaque ligne de son ouvrage montre que presque tous les intellectuels étaient défaitistes, parce qu’ils comprenaient fort bien que la défaite de la Russie tsariste dans la guerre russo-japonaise amènerait la victoire du mouvement libérateur.
Les bolchéviks et la guerre russo-japonaise
Les bolchéviks se prononcèrent sans la mondre hésitation pour la défaite complète de la Russie tsariste. Lorsque l’iskra, devenue menchéviste après la démission de Lénine, lança le mot d’ordre « La paix à tout prix ! », les bolchéviks déclarèrent ce mot d’ordre erroné. Nous ne sommes pas, disaient-ils, pour la paix à tout prix ; nous ne sommes pas des pacifistes. Certaines guerres sont, en dernière analyse, utiles au peuple.
Ainsi, à cette époque déjà, le bolchévisme commençait, quoique sous une forme insuffisamment précise, à préconiser la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.
La position des menchéviks
Les menchéviks, non sans hésitation, prirent aussi une attitude défaitiste. Au congrès socialiste international d’Amsterdam, en 1904, notre parti fut représenté par deux délégations. L’une, officielle, était dirigée par les menchéviks, maîtres alors de l’organe central du parti. L’autre, bolchéviste, était peu nombreuse et n’avait que voix consultative. A ce congrès participait notre camarade Katayama en qualité de représentant du mouvement japonais. Sa rencontre avec Plékhanov donna lieu à une scène de fraternisation. Les deux révolutionnaires s’embrassèrent aux applaudissements de tout le congrès. Plékhanov prononça un discours défaitiste qui provoqua l’enthousiasme général et qu’il rapporte lui-même en ces termes :
Je dis que, si le tsar triomphait du Japon, c’était le peuple russe qui serait vaincu. Forte du prestige de la victoire, l’autocratie riverait encore plus solidement les chaînes du peuple russe. Je rappelai au congrès que le gouvernement tsariste mène depuis longtemps une politique de brigandage et d’usurpation, qu’il s’est toujours efforcé d’asservir ses voisins faibles et qu’il a comme entouré la terre russe d’un collier de nationalités vaincues, qui lui rendent en haine ce qu’elles reçoivent en oppression. Et j’ajoutai que, de cette politique, le peuple russe souffrait autant, si ce n’est plus, que les autres, car aucun peuple ne peut être libre s’il sert à opprimer ses voisins. En prononçant ces paroles, j’avais conscience d’exprimer la pensée et les sentiments de la grande masse du peuple russe. Jamais la voix du parti social-démocrate ne fut à ce point la voix même du peuple russe.
Et toute la IIe Internationale, par son congrès d’Amsterdam, approuva ces paroles du chef menchéviste déclarant que la victoire du tsarisme serait la défaite du peuple russe.
Ainsi, sous la pression de l’atmosphère révolutionnaire, alors qu’une partie de la bourgeoisie elle-même cédait au défaitisme, les menchéviks, eux aussi, se laissèrent emporter par le courant général.
La trahison des menchéviks
Ce sont là des circonstances qu’il ne faut oublier si l’on veut comprendre la trahison des menchéviks dans la guerre mondiale, pendant laquelle ils représentaient notre attitude défaitiste comme une trahison inouïe à l’égard du peuple russe. Dans les journées de juillet 1917, ils allèrent jusqu’à affirmer que nous avions été grassement payés pour notre « défaitisme ».
Aux jours où elle n’avait pas encore le pouvoir, où elle subissait les seigneurs terriens, la bourgeoisie russe était, par moment, nettement défaitiste et ses satellites, les menchéviks, lui emboitaient le pas. En 1922, Martov, dans son Histoire de la social-démocratie russe, s’efforce de démontrer l’inexistence du défaitisme chez les menchéviks pendant la guerre russo-japonaise. Il écrit :
Les revers des armées russes engendrèrent dans la société libérale et les cercles révolutionnaires des tendances défaitistes caractérisées. L’espoir se fortifia qu’un désastre plus complet abattrait le tsarisme presque sans efforts nouveaux de la part du peuple. En même temps apparut une sorte de « japonophilie », idéalisation du rôle de l’impérialisme japonais. L’iskra (c’est-à-dire les menchéviks qui la dirigeaient alors) s’éleva contre le défaitisme, montrant au peuple et aux révolutionnaires qu’il n’était pas de leur intérêt que la guerre se terminât par l’imposition de lourds sacrifices à la Russie et que la liberté leur fût apportée à la pointe des baïonnettes japonaises.
La japonophilie et le bolchévisme
Martov ici dénature la vérité pour obtenir de la bourgeoisie l’absolution de ses péchés révolutionnaires d’antan. Il mêle volontairement deux questions , la japonophilie et la campagne de l’iskra contre la japonophilie. La sympathie pour les japonais n’avait rien de commun avec le défaitisme. Elle était si manifeste dans certaines fractions de la société libérale qu’on alla, paraît-il, jusqu’à envoyer des télégrammes de félicitation au mikado. Ce fait n’est pas absolument prouvé, mais la presse tsariste le signala et l’exploita avec ardeur. En tout cas, nous, révolutionnaires, nous combattions la japonophilie. L’empereur japonais, disions-nous, ne vaut guère mieux que le tsar et nous n’attendons pas la liberté des baïonnettes de ses soldats. Nous condamnions les exagérations des libéraux et des révolutionnaires superficiels qui s’apprêtaient peut-être (si tant est qu’ils ne l’eussent pas fait) à expédier des télégrammes au mikado. En ce sens, Martov a raison : certes, nous étions contre la japonophilie, mais nous étions aussi pour la défaite de l’armée tsariste. Et Martov brouille volontairement les cartes en racontant le fait suivant :
Le leader des « activistes » bourgeois finlandais, plus tard chef du gouvernement finlandais en 1905, Konni Tsilliakous, proposa à Plékhanov et aux représentants du « Bund » à l’étranger d’entrer en conversation avec les agents du gouvernement japonais pour discuter de l’aide à apporter à la révolution russe en argent et en arme.
Martov ajoute que cette proposition fut repoussée. C’est la vérité. Lorsque les révolutionnaires russes, et même une partie de la bourgeoisie, manifestèrent nettement leur défaitisme, les Japonais essayèrent de nous amadouer en nous proposant, par des intermédiaires, de l’argent et des armes pour notre lutte contre la monarchie tsariste. Il va sans dire que de telles offres furent rejetées avec indignation par tous les révolutionnaires honnêtes, par notre organisation aussi bien que par Plékhanov et les menchéviks. Nous étions contre le tsar russe, mais il ne s’ensuivait nullement que nous fussions pour le monarque japonais. Ce qui ne nous empêchait pas, de même que les menchéviks, d’être des défaitistes.
Retraçant cette époque, A. Martov (qui, en 1905, était menchévik et rédacteur à l’iskra) dit entre autres :
Nous tous, menchéviks, nous étions alors défaitistes dans l’âme, mais, incapable de pousser à fond sa pensée, l’iskra menchéviste se borna à adopter le mot d’ordre : A bas la guerre !
Quoique manquant de logique et s’arrêtant à mi-chemin, les menchéviks furent, pendant la guerre russo-japonaise, des défaitistes.
Croissance du mouvement libéral
Pendant que la guerre russo-japonaise allait son train, le mouvement libéral prenait une extension considérable. Aux grèves ouvrières et au mouvement estudiantin vint s’ajouter une vive effervescence parmi les zemtsi [1] libéraux, qui se rendaient compte que l’autocratie s’était empêtrée dans une affaire dont elle ne se tirerait pas. La bourgeoisie libérale sentait que la guerre russo-japonaise allait amener l’octroi de la Constitution comme la guerre de Crimée avait amené l’affranchissement des serfs en 1861. Et plus les japonais infligeaient de défaites aux troupes du gouvernement tsariste, qui apparaissait comme le colosse aux pieds d’argile, plus l’opposition bourgeoise russe devenait hardie, insolente même, grâce à la confusion qui régnait alors dans les rapports sociaux. Redoublant d’audace, elle se mit à s’organiser avec une étonnante rapidité. Son organisation, évidemment, revêtait des formes spéciales. Quand une poussée se manifeste dans la classe ouvrière, elle prend ordinairement la forme de grèves, de manifestations de masse, puis de soulèvement armé. La bourgeoisie libérale, elle, a d’autres procédés de lutte : réunions, banquets, pétitions. Les zemtsi les plus en vue, dont plusieurs étaient de famille princières, menèrent une campagne systématique aux assemblées provinciales. Ils rédigeaient des résolutions, qu’ils intitulaient « adresses » et qu’ils envoyaient au tsar après les avoir couvertes de leurs signatures. Ils y invitaient le « souverain » à écouter la « voix du pays » (c’est-à-dire la leur) et à donner au peuple une constitution qui les appellerait au pouvoir.
Bientôt, le mouvement agrarien atteignit son apogée : une députation fut envoyée auprès du tsar. C’était là tout ce que pouvaient oser les libéraux.
Les rapports de la classe ouvrière et de la bourgeoisie en 1904
Cet éveil de la bourgeoisie russe à la vie politique posa de nouveau avec une acuité particulière la question des rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie, question à laquelle nous nous sommes heurtés à toutes les étapes de l’histoire du parti et à laquelle se ramènent en dernière analyse tous nos désaccords avec les menchéviks. Elle s’était déjà posée, comme on l’a vu, à l’époque du marxisme légal et au moment de la lutte contre les narodniki, contre Strouvé, contre les « économistes », ainsi qu’au deuxième congrès du parti, lorsque furent proposées les résolutions adverses Lénine-Plékhanov et Martov-Axelrod. Mais, en 1904, elle passait du domaine de la théorie à celui de la politique pratique. La bourgeoisie libérale entrait en action ; il s’agissait pour la classe ouvrière de déterminer son attitude à l’égard de cette bourgeoisie. Et c’est là-dessus précisément que se firent jour des désaccords profonds entre les menchéviks et nous
Les menchéviks proposèrent un plan spécial à l’occasion de la campagne des zemtvos. La classe ouvrière, selon eux, devait envoyer des représentants aux assemblées régionales, où les zemtsi libéraux examinaient la situation en Russie et adressaient au tsar des pétitions. Ces représentants auraient mandat de signifier aux nobles et à la bourgeoisie libérale que les ouvriers les soutiendraient, marcheraient avec eux s’ils continuaient énergiquement leur campagne de pétitions. Les menchéviks insistaient particulièrement sur le fait qu’il ne fallait pas effrayer la bourgeoisie libérale par des revendications prolétariennes excessives. Ainsi l’iskra menchéviste écrivait en substance :
Si l’on considère l’arène de la lutte politique, que voit-on ? Deux forces seulement : l’autocratie tsariste et la bourgeoisie libérale, qui s’est organisée et a maintenant une influence considérable. La classe ouvrière est disséminée et ne peut rien faire ; comme force autonome nous n’existons pas, et c’est pourquoi nous devons soutenir, encourager la bourgeoisie libérale et ne l’effrayer en aucun cas par des revendications purement prolétariennes.
Cette façon de poser la question montre clairement le plan des menchéviks. La classe ouvrière, comme force indépendante, ne peut entrer en ligne de compte. Restent seulement deux forces : le tsarisme et la bourgeoisie libérale. Conclusion : il faut la soutenir.
Ainsi, les menchéviks manifestaient nettement leur opportunisme et leur tendance à faire bloc avec la bourgeoisie.
La position de Lénine
Ce plan menchéviste, qui engendra le premier désaccord pratique important après le deuxième congrès, où avait commencé à se former le parti bolchévik, fut vigoureusement combattu par Lénine. Les articles et brochures et écrits par Lénine sur ce sujet peuvent être considérés comme les premiers documents politiques importants du bolchévisme. Quiconque veut comprendre l’histoire de notre parti doit les étudier à fond. Répondant aux menchéviks, Lénine disait :
Vous nous demandez de ne pas effrayer les libéraux et les nobles libéralisants, mais ne voyez-vous pas que vous avez peur vous-mêmes de l’ombre du libéral épouvanté ? Vous prétendez qu’il n’y a que deux forces dont il faille tenir compte : l’autocratie tsariste et la noblesse libérale. Mais vous n’avez pas remarqué qu’en dehors de ces deux forces, il en existe une autre, formidable, souveraine : la classe ouvrière. Elle a grandi politiquement, elle se développe et s’organise rapidement en prévision de la révolution Et, bien que son parti soit clandestin et qu’elle-même soit persécutée, elle est la force motrice principale de la révolution.Vous avez oublié que le prolétariat a sa tâche particulière et que son rôle n’est pas simplement d’opter entre le tsar et Roditchev, l’autocratie et la constitution libérale. Vous avez oublié que la classe ouvrière a sa voie distincte, voie conduisant à l’union avec la paysannerie, à la révolution populaire véritable, qui déracinera la monarchie, abolira les survivances du féodalisme, réalisera la dictature du prolétariat et de la paysannerie, matera les pomiestchiks et sera le premier pas vers une révolution prolétarienne véritable.
Nous inspirant de ces vues de Lénine, nous, bolchéviks, nous proposâmes un autre plan. Lorsque la bourgeoisie commence à créer des difficultés à la monarchie, déclarâmes-nous, nous devons agir en force autonome, descendre dans la rue, saccager les commissariats de police, etc. Ce dernier point déplut particulièrement aux menchéviks, qui se mirent à nous accabler de sarcasmes. Nous prenez-vous pour des bandits ? disaient-ils. Qu’y a-t-il de révolutionnaire dans le fait de saccager les commissariats de police ? Selon eux, il importait beaucoup plus d’aller aux assemblées provinciales des nobles libéraux et de les soutenir « sans les effrayer ».
La classe ouvrière jouerait-elle un rôle indépendant dans la révolution ou se traînerait-elle à la remorque de la bourgeoisie libérale ? Serait-elle un simple satellite de la bourgeoisie, son aile gauche, ou bien la force motrice principale de la révolution, modifiant par son intervention la corrélation des forces de classe ? Telle était la question.
Les révolutionnaires abandonnent les rangs du menchévisme
Et c’est au moment de la campagne des zemstvos que Parvus et Trotsky [2] qui avaient jusqu’alors soutenu les menchéviks, commencèrent à se séparer d’eux en voyant qu’ils préconisaient en somme l’alliance avec la bourgeoisie. De même, tous les révolutionnaires qui jusqu’alors avait pris nos désaccords pour des querelles sans importance et qui comprenaient enfin qu’il s’agissait du rôle historique de la classe ouvrière dans la révolution, du caractère même de la révolution russe, vinrent grossir les rangs du bolchévisme. Ce fut le début d’une période de consolidation pour notre parti qui, comme l’éponge aspire l’eau, se mit à attirer à lui les éléments les plus révolutionnaires de la social-démocratie, enfin convaincus que les bolchéviks étaient dans la bonne voie.
Il convient de dire ici quelques mots des questions concernant la vie intérieure et l’organisation du parti sur lesquelles nous nous séparâmes nettement des menchéviks.
Discussion sur la démocratie dans le parti
En 1904, la question de la démocratie dans le parti acquit une importance de premier ordre. Le débat qui surgit à ce propos est extrêmement intéressant et son étude est de nature à éclairer considérablement quelques-unes des discussions actuelles. Les menchéviks étaient pour la « démocratie conséquente », pour l’électivité dans le parti, tandis que les bolchéviks, Lénine le premier, combattaient ouvertement ce principe. Il peut sembler étrange à nos jeunes camarades que les bolchéviks aient été opposés à la démocratie et au système électoral dans le parti, tandis que les menchéviks soutenaient l’un et l’autre. Mais un examen rapide de la situation leur montrera combien nous avions raison.
Les menchéviks ne croyaient pas que le prolétariat pût jouer un rôle indépendant dans la révolution et qu’il nous fût possible, en régime autocratique, de constituer un parti prolétarien sérieux. Comme je l’ai déjà dit, ils voulaient un parti dans lequel pussent entrer facilement l’étudiant et le professeur. Ils pensaient que notre parti serait toujours un parti d’intellectuels. Par suite, ils recherchaient une structure qui donnerait à l’intellectuel sa part de droits, le garantirait de l’ « oppression », lui permettrait de voter, d’entendre des rapports, en un mot le ferait jouir de la « démocratie » tout « comme en Europe ».
Les bolchéviks, par la voix de Lénine, répliquait :
Nous sommes pour la démocratie, mais seulement lorsqu’elle sera possible. Aujourd’hui, la démocratie serait une niaiserie, et cela, nous ne le voulons pas, car il nous faut un parti sérieux, capable de vaincre le tsarisme et la bourgeoisie. Réduits à l’action clandestine, nous ne pouvons pas réaliser la démocratie formelle dans le parti. Il nous faut une organisation de révolutionnaires professionnels éprouvés, qui, par de longues années de travail, ont démontrés qu’ils sont prêts à donner leur vie pour la révolution et le parti. Tous les ouvriers conscients qui ont compris la nécessité de renverser l’autocratie et de combattre la bourgeoisie savent que, pour vaincre le tsaarisme, il nous faut en ce moment un parti clandestin, centralisé, révolutionnaire, coulé d’un seul bloc. Sous l’autocratie, avec ses répressions féroces, adopter le régime électoral, la démocratie, c’est tout bonnement aider le tsarisme à détruire notre organisation et faciliter aux espions et aux provocateurs la découverte des révolutionnaires.
Démogogues consommés, les menchéviks cuisinaient les ouvriers inexpérimentés et leur faisaient écrire des lettres qu’ils publiaient ensuite en déclarant : « Vous le voyez, les ouvriers eux-mêmes veulent l’électivité ; en n’y consentant pas, vous les blessez et vous les lesez. » C’est ainsi que l’ouvrier Glébov-Poutilovsky, de Saint-Pétersbourg, ayant écrit une brochure extrêmement confuse en faveur de la démocratie, les menchéviks la publièrent immédiatement avec une préface dans laquelle Axelrod lui-même déclarait : C’est tout le prolétariat qui parle par la bouche de Glébov : tous les ouvriers revendiquent le droit électoral, que vous leur refusez.
Lénine répondit par l’article : « La belle cage ne nourrit pas l’oiseau », dans lequel il disait en substance :
Nous aussi, bolchéviks, nous connaissons les ouvriers. Ils sont pour la démocratie, comme nous, mais l’action leur importe plus que les paroles. Les ouvriers conscients veulent dans le parti des rapports fraternels de révolutionnaire à révolutionnaire, c’est-à-dire la démocratie prolétarienne véritable, et non une démocratie verbale, purement extérieure. Lorsque l’électivité intégrale dans le parti sera possible, nous serons les premiers à la réaliser. Avec vos histoires d’électivité et de démocratie pure sous le régime tsariste, vous, menchéviks, vous ne faites que détourner l’attention des choses importantes. L’ouvrier sérieux comprend que la démocratie n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour la libération de la classe ouvrière. Nous donnons au parti la structure qui répond le mieux aux besoins de notre lutte en ce moment. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une hiérarchie et un centralisme rigoureux.
Il est clair qu’en ce temps-là les menchéviks s’efforçaient d’amuser les travailleurs à l’aide de la « démocratie », de les prendre à cet hameçon. Nous proposons le système électoral, clamaient-ils, et les bolchéviks s’y opposent ; ouvriers, ils sont contre vous ; donc venez à nous ! Mais les ouvriers comprirent vite de quoi il retournait.
Domination des menchéviks
On sait qu’au deuxième congrès les bolchéviks s’étaient emparés du C.C., de l’organe central et du Conseil du parti. Ce conseil était composé de deux représentants du C.C., de deux représentants de l’organe central du parti (alors à l’étranger) et d’un cinquième membre, le président, élu au congrès même. Ce président fut Plékhanov. Nous avions donc la majorité au C.C., à l’iskra et au conseil du parti.
Mais quand, au bout de quelques mois, Plékhanov fit volte-face et qu’une partie des membres du C.C. eurent été arrêtés en Russie, la situation changea. D’abord l’organe central du parti, l’iskra, passa aux menchéviks. Puis le comité central nous échappa, car, après l’arrestation de nos camarades, il coopta des menchéviks. Enfin Plékhanov, en passant aux menchéviks, leur donna la majorité au Conseil du parti. En un temps relativement assez court, nous perdîmes donc toutes nos positions centrales. Les menchéviks détenaient le C.C., le journal et le Conseil du parti. Le triomphe de Martov était complet.
Cette situation nous était particulièrement pénible. En ce temps-là, les chefs menchéviks jouissaient d’une très grande autorité dans le parti. Lénine, malgré toute son influence, n’était encore qu’un jeune comparativement à Plékhanov et l’ancienneté avait, évidemment, une grosse importance. Je me souviens des conversations dans lesquelles Plékhanov tentait de nous effrayer, nous, jeunes membres du parti. « Qui suivez-vous ? Voyez ceux qui sont dans notre camp : Martov, Axelrod, Zassoulitch, moi et tant d’autres ! De votre côté, il n’y a que Lénine. Ne comprenez-vous pas que, dans quelques mois tout le monde se gaussera de votre Lénine ? Et vous le suivez ! » Venant d’un homme qui avait rendu des services considérables au parti et que soutenaient tous les anciens militants, ces paroles ne pouvaient manquer de faire impression sur beaucoup d’entre nous.
La situation des bolchéviks, je le répète, était extrêmement pénible. Elle se compliquait encore du fait qu’il était impossible de faire appel au parti, alors réduit à l’action clandestine et en butte aux persécutions du tsarisme.
Le bureau des comités de la majorité
Cette situation montra aux bolchéviks la nécessité impérieuse de se constituer une organisation spéciale. Après avoir longuement réfléchi et examiné la question sous toutes ses faces, Lénine, voyant qu’il n’y avait pas d’autre issue, se décida à la scission. Il était également influencé dans une certaine mesure par les comités russes et par la jeunesse bolchéviste, plus impatiente, qui déclarait : « Nous allons laisser passer le moment, de grands événements approchent [c’était peut avant le 9 janvier], il faut organiser notre parti ».
Là-dessus, toute une série de conférences régionales du parti émirent un plan de constitution en Russie d’un « Bureau des comités de la majorité » opposé au C.C. menchéviste. Ce plan fut approuvé ; il se fonda une organisation centrale panrusse des bolchéviks, qui entra aussitôt en lutte avec le C.C. menchéviste, et Lénine donna son consentement définitif à la constitution d’une fraction distincte.
Nous éditâmes alors le premier journal bolchéviste, Vpériod (En avant !), qui parut au début de 1905, à Genève. Entretenu par les modestes cotisations des bolchéviks sympatisants, ce journal continua l’œuvre de l’ancienne iskra de Lénine et jeta les bases de la tactique des bolchéviks.
Ainsi, au début de 1905, les bolchéviks avaient en Russie le Bureau des comités de la majorité et, à l’étranger, leur organe Vpériod (En avant !). De leur côté, les menchéviks disposaient du C.C., de l’organe central et du conseil du parti.
Le 9 janvier
Ainsi le parti était encore morcelé, clandestin, divisé par la lutte de deux courants en train de se solidifier, lorsque survinrent les événements du 9 janvier. Je ne les décrirai pas, car vous les connaissez. Le fait que la masse ouvrière sans-parti descendit dans la rue et envahit la place du Palais d’Hiver, montra que les menchéviks se trompaient lourdement quand ils prétendaient qu’il n’y avait que deux forces en présence, le tsarisme et l’opposition bourgeoise. Le 9 janvier prouva qu’il y en avait une autre.
La masse ouvrière, il est vrai, ne savait pas encore ce qu’elle voulait ; elle était inorganisée, n’avait pas de chefs à elle et mettait à sa tête des gens de rencontre ; inconsciente, elle marchait au combat en portant des icones et se faisait fusiller sans pouvoir riposter : néanmoins, elle existait, elle manifestait son activité et commençait à représenter un facteur politique puissant.
La manifestation du 9 janvier ébranla toute la Russie et fut d’une autre importance que les pétitions et résolutions libérales. Le 9 janvier, la masse ouvrière montra qu’elle était vivante et que le devoir des vrais révolutionnaires n’était pas de s’adresser aux états provinciaux et de faire antichambre chez les zemtsi, mais de prendre la tête du mouvement ouvrier qui venait d’éclater en tempête et qui n’avait encore ni chefs, ni programme politique clair.
En un mot, la masse ouvrière était un corps sans tête. Il fallait lui en donner une. Le parti devait s’unir à cette masse, la conduire dans la voie historique du prolétariat.
Le 9 janvier et les événements ultérieurs mirent au premier plan quelques personnalités sans parti. Le fait est compréhensible, car notre parti, alors clandestin, ne pouvait se lier aussi étroitement qu’il aurait fallu à la masse ouvrière soulevée.
Parmi les meneurs qui apparurent alors, citons Gapone, puis Khroustalev et le lieutenant Schmidt, gens bien différents les uns des autres et tous nouveaux venus à la révolution. Gapone, qui joua un grand rôle le 9 janvier, n’était qu’un provocateur, comme on le reconnut plus tard, et fut exécuté par les révolutionnaires. Khroustalev, qui dans la suite abandonna le parti, était plus ou moins un aventurier. Quant au lieutenant Schmidt, figure assez attirante, ce n’était pas un révolutionnaire prolétarien conscient. Ses lettres à un de ses parents ont paru récemment. Je vous en conseille la lecture, car elles présentent un grand intérêt comme document humain et touchent en particulier à quelques questions d’éthique individuelle. Schmidt nous y apparaît comme un homme profondément dévoué à la cause de la révolution, allant tranquillement à la mort pour elle, mais n’ayant aucune directive politique. Dans une lettre, il écrit en substance : Il me faut voir Milioukov et examiner avec lui les affaires importantes ; j’espère m’entendre avec lui ; nous marcherons ensemble. Ainsi, Schmidt était, au début, à moitié cadet. Cela ne nous empêche pas de nous incliner devant sa tombe : il est mort héroïquement pour la révolution.
La signification du 9 janvier
Comme on le voit, le mouvement mit au premier plan des personnalités inattendues qui n’avaient pas de programme clair et ne savaient comment guider les masses en effervescence. Ce même Schmidt, qui dirigeait le soulèvement de la Mer Noire, rêvait en même temps de s’entendre avec les cadets, c’est-à-dire avec le parti des grands propriétaires fonciers et de la monarchie. Aussi n’est-il pas étonnant que ces trois personnalités – grande chacune à sa façon – qui surgirent en 1905, n’avaient joué qu’un rôle épisodique, car elles ne tenaient pas solidement à la classe ouvrière.
Le 9 janvier 1905 mit à l’ordre du jour la question de savoir comment le parti devrait diriger le puissant mouvement des ouvriers qui s’élançaient au combat, mais ne savaient pas ce qu’ils voulaient, n’avaient pas de programme et marchait sur le Palais d’Hiver avec des icones et des bannières. En même temps, le 9 janvier fut pour toute la Russie comme le coup de foudre qui détruisit la foi en la monarchie. Ce n’est point là une exagération. Des ouvriers qui, la veille encore, croyaient à la monarchie et pensaient que seuls les ministres étaient mauvais, virent que leur plus terrible ennemi était précisément l’autocratie, le tsar.
Discussion sur le mot d’ordre : « Gouvernement provisoire révolutionnaire »
Le 9 janvier posa dans toute son ampleur devant notre parti la question du pouvoir, ou, comme on disait alors, de la participation au gouvernement provisoire révolutionnaire. Les bolchéviks, de toutes leurs forces soutenaient le mot d’ordre : « Organisation d’un soulèvement armé et constitution d’un gouvernement provisoire révolutionnaire. » Mais les menchéviks le combattirent énergiquement. Et de nouveau, fait caractéristique, ils opposaient à la participation à ce gouvernement des arguments soi-disant « marxistes ». Comment nous, socialistes, disaient-ils, pourrions-nous participer à un gouvernement qui ne serait pas socialiste ? Et ils se référaient à l’expérience malheureuse du millerandisme.
Comme on le sait, Millerand fut jadis socialiste, et même socialiste de gauche. Mais il se laissa corrompre par la bourgeoisie et consentit à participer au pouvoir. Il accepta un portefeuille dans un cabinet bourgeois en déclarant : « J’entre au ministère pour y défendre les intérêts des ouvriers. » Mais même s’il l’eût voulu, Millerand n’eût pu s’acquitter de cette tâche et, peu à peu, il devint l’agent direct de la bourgeoisie.
Tous les marxistes orthodoxes s’élevèrent contre Millerand et au congrès d’Amsterdam, la IIe Internationale elle-même se prononça contre lui. C’est à ce congrès qu’eut lieu le fameux duel entre Bebel et Jaurès, qui défendait dans une certaine mesure la tactique menchéviste. Bebel, qui était contre la participation ministérielle, triompha et l’on décida qu’en aucun cas les socialistes ne pourraient entrer dans un gouvernement bourgeois où ils ne seraient que des otages, des agents de la bourgeoisie. En effet, au bout d’un an à peine d’exercice du pouvoir, Millerand faisait déjà tirer sur les ouvriers grévistes.
Personnellement, Jaurès était un homme d’une pureté cristaline. Aimant profondément le prolérariat, il paya de sa vie son dévouement à la classe ouvrière. Mais, par son idéologie, il était réformiste et, au début de sa carrière de ministre, Millerand exploita à maintes reprises sa bonne foi et son idéalisme. Dans la suite, il mena une lutte vigoureuse contre Millerand et ses congénères, mais il n’en resta pas moins fidèle aux pricipes du réformisme, qu’il tentait de défendre dans l’Internationale.
Les menchéviks ne manquèrent pas d’exploiter contre nous l’expérience du millerandisme. Voyez, disaient-ils, où a mené le millerandisme. Comment, après un tel exemple, pourrions-nous participer à un gouvernement provisoire révolutionnaire en Russie ? – Permettez, répondions-nous, vous omettez un détail important. En France, Millerand est entré dans un gouvernement bourgeois stable, à un moment où il n’était pas question de révolution. Pour parler simplement, il s’est vendu à la bourgeoisie. Mais chez nous, en 1905, il s’agit de renverser le tsar, dont le trône tremble déjà. Pour cela, il faut, au cours de la lutte, constituer une organisation révolutionnaire centrale ouvrière et paysanne, en d’autres termes, un gouvernement provisoire révolutionnaire. Et les représentants de la classe ouvrière doivent participer à ce gouvernement, même si son effectif n’est pas purement prolétarien, car il faut créer un centre d’organisation qui assurera la victoire de la révolution.
Le point de vue des menchéviks sur le mot d’ordre du « Gouvernement provisoire révolutionnaire »
Mais les menchéviks persistèrent dans leur opinion, mettant en circulation des sophismes, embrouillant les faits et ne cessant de représenter aux ouvriers que, du moment que la révolution devait avoir un caractère bourgeois, il ne serait pas au parti prolétarien d’arborer le mot d’odre du gouvernement provisoire révolutionnaire. Ils estimaient que la révolution s’arrêterait à la création d’une monarchie constitutionnelle, ou dans l’hypothèse la plus favorable, à l’instauration d’une république bourgeoise ordinaire. Ils ne croyaient pas à la mission révolutionnaire du prolétariat et mettaient tout leur espoir dans la bourgeoisie libérale. Ils considéraient que les ouvriers ne devaient pas songer à prendre le pouvoir, qu’ils devaient se borner à mener la lutte économique et à soutenir les zemtsi libéraux. Pour ce qui était du gouvernement provisoire révolutionnaire, ou plutôt du gouvernement monarchiste-constitutionnel, Milioukov saurait bien l’organiser. Aussi, en 1917, les menchéviks furent-ils très contents que Milioukov se trouvât là pour accepter d’eux et des s.-r. le pouvoir conquis par les ouvriers.
On voit pourquoi les menchéviks se prononçaient contre le mot d’ordre : « Gouvernement provisoire révolutionnaire ». Leurs arguments, orthodoxes à première vue, n’étaient en réalité que de l’opportunisme. Fidèles à leur tactique, ils utilisaient tout – jusqu’à la terminologie marxiste – pour écarter les ouvriers du pouvoir et les empêcher de devenir la classe dirigeante. Désireux soi-disant de garder le prolétariat de tout contact « impur » et combattant le mot d’ordre bolchéviste : « Dictature du prolétariat et de la paysannerie », ils s’élevaient contre le rapprochement des ouvriers et des paysans. Mais après la révolution de Février, ils ne cessèrent eux-mêmes de faire bloc avec les Tchernov, les Kérensky, c’est-à-dire avec la fraction la plus contre-révolutionnaire du parti paysan.
Troisième congrès des bolchéviks à Londres et première conférence des menchéviks à Genève
Au milieu de l’année 1905 eut lieu le troisième congrès du parti, auquel seuls les bolchéviks participèrent et qui, par suite, peut-être considéré comme leur premier congrès. Disposant de la presse, du Comité central et du Conseil du parti, les menchéviks disaient n’avoir pas besoin de congrès. En effet, tout le pouvoir était entre leurs mains. Aussi nous, bolchéviks, fûmes-nous obligés de convoquer un nouveau congrès pour sortir de cette situation. Comme les menchéviks s’y opposaient catégoriquement, nous passâmes outre la défense du Comité central et le congrès, convoqué par le Bureau des comités de la majorité eut lieu à Londres vers le milieu de l’année 1905. En même temps, les menchéviks réunirent à Genève ce qu’ils appelèrent la « première conférence panrusse ».
Ainsi, en été 1905, à la veille de la révolution, il y eut une revue des forces bolchévistes au troisième congrès de Londres et des forces menchévistes à la première conférence panrusse de Genève. A ces assemblées, les deux fractions élaborèrent chacune leur tactique en vue de la révolution, car tous sentaient que l’heure décisive approchait.
Le troisième congrès eut une grande importance. Son principal mérite fut de donner un plan de liaison de la grève générale avec l’insurrection armée. Cette idée nous semble aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, très banale, mais elle était alors toute nouvelle.
La question de la grève générale
En ce temps-là, la social-démocratie internationale repoussait l’idée de la grève générale. On se répétait alors dans la IIe Internationale le mot d’Auer, chef opportuniste du parti allemand : Generalstreik ist Generalun-sinn (la grève générale est un non-sens général). Si nous pouvions, disait Auer, déclencher la grève générale, de façon à faire abandonner le travail par tous les ouvriers, nous pourrions également faire la révolution. Si, d’autre part, nous sommes si forts que cela, nous n’avons pas besoin de grève générale ; si, au contraire, nous sommes trop faibles, nous n’arriverons pas à déclencher la grève générale et il est inutile d’en parler. Par suite, concluait Auer, la grève générale est un non-sens. Les menchéviks reprenaient son argument. En fait, personne ne songeait sérieusement à la grève générale. Une grève de deux jours qui avait éclaté en Belgique à propos du droit de vote fut considérée comme un événement formidable et provoqua d’innombrables commentaires et recherches, notamment de la part de Rosa Luxembourg.
En présence d’une telle attitude de la IIe Internationale et des menchéviks, le troisième congrès rendit un grand service au mouvement révolutionnaire en déclarant que la grève générale n’était pas un non-sens, qu’elle était en Russie à l’ordre du jour et que nous la réaliserions.
La question de l’insurrection armée
La question de l’insurrection armée se posait d’une façon encore plus aiguë. La IIe Internationale n’en voulait même pas entendre parler et, se référant à une préface d’Engels, la considérait comme de l’anarchisme. Dans cette préface, Engels attirait l’attention sur le développement effréné des armées bourgeoises et sur le percement, dans les grandes villes, de larges artères rendant impossibles les combats de barricades. Il en concluait que, dans ces conditions, l’insurrection armée était chose très difficile, car elle risquait d’être écrasée en quelques heures par la bourgeoisie. Tous les opportunistes exploitaient à qui mieux mieux cette préface, affirmant d’une seule voix que le soulèvement armé était impossible et qu’Engels l’avait « prouvé ». Ils oubliaient qu’en Russie les conditions étaient tout autres qu’en Europe occidentale, où d’ailleurs les guerres impérialistes pouvaient modifier du tout au tout l’état d’esprit des troupes. D’ailleurs il est maintenant prouvé que cette préface d’Engels avait été considérablement modifiée pour les besoins de la cause par les leaders opportunistes de la social-démocratie allemande.
Sur ce point également, notre troisième congrès rendit un service exceptionnel au mouvement révolutionnaire en mettant à l’ordre du jour l’insurrection armée, en la déclarant possible et en montrant que les opportunistes interprétaient Engels d’une façon erronée. En outre, comme s’il prévoyait les événements de 1905, puis de 1917, il proposa la combinaison de l’insurrection armée et de la grève générale.
Services rendus par le 3ème congrès
Ainsi, le troisième congrès posa solidement les bases de la tactique bolchéviste et traça un programme précis pour la révolution imminente. Il ne faut pas oublier que sa réunion eut lieu deux ou trois mois avant les événements décisifs de 1905. Ses dispositions furent considérées par les partis révolutionnaires du monde entier comme un exemple remarquable de la façon dont la pensée marxiste révolutionnaire peut, si elle est en liaison avec le mouvement ouvrier de masse, prévoir le chemin que suivra la révolution. En effet ce congrès fit preuve d’une perspicacité vraiment prophétique notamment en ce qui concerne les événements qui allaient se dérouler en Russie.
La question de l’armement des ouvriers
Cependant les menchéviks modifiaient et perfectionnaient leur programme opportuniste. A leur conférence panrusse, ils développèrent une idée bien différente de la nôtre : celle de l’ « autonomie administrative révolutionnaire ». Ils s’apprêtaient à « tirer parti » de la Douma Bouliguine [3], que les bolchéviks proposaient de boycotter, et examinaient en opportunistes toutes les questions à l’ordre du jour. La façon dont ils considéraient par exemple la question de l’armement des ouvriers en est une preuve éclatante.
Cette question semble, de nos jours, élémentaire, mais en ces temps de développement paisible de la IIe Internationale, dont les chefs redoutaient le bruit de la fusillade comme la peste, l’armement des ouvriers paraissait à beaucoup une sorte de délire furieux. Et, lorsque le troisième congrès du parti proclama la nécessité de l’armement des ouvriers, les menchéviks à leur conférence panrusse, crièrent à l’anarchisme et au putschisme. Au lieu de donner des fusils aux ouvriers, disaient-ils, il faut commencer par leur inculquer « l’idée de la nécessité de l’armement ». Vous considérer les ouvriers russes comme des enfants, répondîmes-nous ; ils comprennent parfaitement la nécessité de s’armer, et ce qu’il leur faut, ce sont des fusils pour marcher contre le tsar et la bourgeoisie.
Comme on le voit, bolchéviks et menchéviks se différenciaient profondément. D’un côté, une phalange ouvrière combative se préparant à la révolution ; de l’autre un clan de politiciens dissertant sur la façon d’inculquer aux ouvriers « l’idée de la nécessité de l’armement », sur la participation à la Douma Bouliguine, sur « l’autonomie administrative révolutionnaire », c’est-à-dire sur les améliorations à apporter aux zemtvos et aux conseils municipaux.
La commission Chidlovsky
Après les événements du 9 janvier, l’autocratie dut faire quelques concessions aux ouvriers. A cette fin, elle créa ce qu’on a appelé la commission Chidlovsky, dont vraisemblablement beaucoup d’ouvriers de Saint-Pétersbourg se souviennent. Le tsar désigna, pour présider cette commission, le sénateur Chidlovsky et proposa aux ouvriers d’y envoyer leurs représentants qui, avec les autres membres de la commission, devaient y examiner les questions touchant l’amélioration de leurs conditions d’existence en s’inspirant des revendications de Gapone. Cette commission, il va de soi, laissa de côté les questions politiques fondamentales et s’occupa de détails sans importance. Néanmoins, il fallait l’utiliser, comme toute possibilité légale, et c’est ce que nous fîmes. Mais les menchéviks, eux, bâtirent là-dessus toute une philosophie et se jetèrent sur la commission comme les mouches sur le sucre.
La Douma Bouliguine.
Cependant, le mouvement ouvrier prenait de plus en plus d’extension ; l’ « Union des Unions » [4] s’organisait ; le mouvement paysan se renforçait ; l’armée et la flotte – commençaient à manifester l’esprit de révolte qui devait amener le soulèvement du cuirassé Potiomkine.
L’autocratie tsariste songea alors à des réformes plus importantes et décida de convoquer une Douma. En conséquence, le tsar confia à Bouliguine le soin d’élaborer une loi électorale. L’intention de la Cour était de convoquer une Douma sans droits sérieux, sorte d’organisme consultatif présentant ses opinions à l’approbation du monarque, qui décidait en dernier ressort dans toutes les questions. La loi électorale élaborée par Bouliguine conférait tous les avantages à la noblesse et à la bourgeoisie au détriment des ouvriers.
Quand on se rendit compte de ce que serait la Douma Bouliguine, la question se posa de l’attitude à adopter à son égard. Les bolchéviks proposèrent de refuser toute participation à cette Douma, de la boycoter et d’en empêcher la convocation par une mobilisation des masses. Nous sentions que le mouvement était d’une force exceptionnelle, que le tsar ne l’apaiserait pas en jetant à la masse quelques os à ronger et qu’il s’agissait de continuer l’assaut contre l’autocratie. Les menchéviks, comme d’ordinaire, virent dans le projet du tsar le début du parlementaarisme en Russie et, tout d’abord, proposèrent de participer à la Douma. Mais devant les moqueries qui s’élevèrent, ils renoncèrent à la participation et déclarèrent : Puisqu’il en est ainsi, nous convoquerons des assemblées électorales pour élire nos représentants, non à la Douma Bouliguine, mais à une Douma populaire. Mais, dans la suite, ils rejetèrent également ce plan, car, par-dessus Bouliguine et sa Douma, la révolution mit bientôt à l’ordre du jour de nouveaux problèmes. Les ouvriers sentaient, en effet, que ce n’était pas le moment de s’amuser à des fadaises comme les élections à la Douma et que l’heure décisive, l’heure de la révolution allait sonner.
Les événements d’octobre 1905
On connaît les événements d’octobre 1905 : grève générale panrusse, action énergique de l’Union des Unions, concessions insignifiantes accordées par l’autocratie le 17 octobre et, enfin, octroi de la constitution. Les dessous de l’octroi de la constitution peuvent être étudiés dans les notes de Witte, qui y décrit fort bien le jeu des passions, les manœuvres des partis et les intrigues de la cour.
C’est à ce moment que se forma le premier soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg. Ce soviet ne comprenait pas de députés soldats et c’est là qu’il faut chercher la cause principale de sa faiblesse. Les bolchéviks comprenaient parfaitement que, pour être une puissance, il fallait avoir des soviets non seulement de députés ouvriers, mais aussi de députés paysans et soldats. Mais on ne put arriver à en constituer, car le mouvement était trop faible.
L’idée même des soviets, comme toutes les grandes idées, naquit dans les masses. Les menchéviks s’efforcèrent par la suite de représenter les choses de façon à montrer que leur idée étroite de l’ « autonomie administrative révolutionnaire » s’était matérialisée dans les soviets. En réalité, l’idée des soviets ne vint pas des menchéviks ; elle naquit au sein des masses, dans les fabriques et les usines de Saint-Pétersbourg. Le soviet de Saint-Pétersbourg devint l’embryon d’un gouvernement. Il fallait ou bien qu’il prit le pouvoir et chassât le gouvernement du tsar, ou bien que le tsar le dispersât. Ce fut, on le sait, la deuxième éventualité qui se produisit. Une partie des bolchéviks avait commis la faute de se refuser à participer au soviet si ce dernier n’adoptait pas officiellement le programme du parti social-démocrate. Mais Lénine et le C.C. réparèrent rapidement cette erreur.
L’insurrection de décembre à Moscou
Le point culminant du mouvement fut l’insurrection qui se produisit en décembre 1905 à Moscou, dans le quartier de Presnia, et qui fut dirigée par le comité des bolchéviks, à la tête duquel se trouvaient Chantser (mort à l’étranger en 1911), Siédimirski (actuellement membre du C.C. du P.C. ukranien), Siédoï et quelques autres. C’est par ce comité que furent organisés les premiers détachements ouvriers.
L’insurrection de Moscou, qui eut une grande importance historique, fut noyée dans le sang des ouvriers Dès qu’elle eut avorté, les menchéviks s’empressèrent de la réprouver. Plékhanov écrivit froidement : « Il ne fallait pas se mêler de prendre les armes ». Que ce mouvement ait été justifié ou non, lui répondîmes-nous, de telles paroles ne peuvent venir que d’un menchévik. Après l’écrasement des communards, en 1871, Marx, qui avait mis en garde les ouvriers parisiens contre un soulèvement, ne leur dit pas : « Il ne fallait pas vous mêler de prendre les armes ». Non, il écrivit son magnifique ouvrage : La guerre civile en France, où ils glorifiait l’œuvre et la mémoire des communards et vouait leurs bourreaux à l’opprobre.
Plékhanov, comme tant d’autres, hélas ! n’avait pas suivi la voie de Marx. Tel un seigneur de la révolution, il s’était tenu à l’écart et avait jugé le mouvement d’un point de vue abstrait : « Il ne fallait pas se mêler de prendre les armes. »
Les bolchéviks agirent autrement. Lénine manifesta la plus grande admiration pour l’héroïsme des combattants. Il voulut étudier à fond les moindres détails de cette lutte, la technique des combats de rue, la biographie de chacun de ceux qui avaient participé à l’action. Lénine n’était pas de ces « révolutionnaires » qui ne se solidarisait qu’avec les insurrections victorieuses : chaque page de l’histoire de notre classe lui était chère.
Il est des défaites plus précieuses que certaines victoires. C’est le cas de notre défaite de décembre 1905. Nous eûmes alors le premier des soulèvements des ouvriers d’avant-garde, sous les mots d’ordre de notre parti. Ces ouvriers savaient déjà clairement ce qu’ils voulaient et ne marchaient plus derrière les bannières de Gapone. Le seul fait du soulèvement prouvait que le mouvement avait progressé, que la classe ouvrière avait grandi au point de devenir une force imposante, qu’elle avait un programme clair et qu’elle était prête à attaquer les troupes du tsar armés jusqu’aux dents. Sans doute, le mouvement avait échoué, mais c’est à travers les défaites que les ouvriers marchent à la victoire. Aussi les bolchéviks, se solidarisant entièrement avec les insurgés, déclarèrent-ils une guerre sans merci à Plékhanov pour sa phrase de renégat : « Il ne fallait pas se mêler de prendre les armes. »
Notes
[1] Membres des assemblées provinciales de districts et de gouvernements.
[2] Le trotskysme, durant plusieurs années, représenta un courant plus ou moins déterminé dans le mouvement ouvrier russe.
En 1903, au deuxième congrès du parti, Trotsky se rangea du côté des menchéviks. En 1904, il publia sa brochure intitulée Nos tâches Politiques, qui fut éditée par les menchéviks et qui était dirigée contre l’ancienne iskra et principalement contre Que faire ? et contre la nouvelle brochure de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière. Il y déclarait qu’entre l’ancienne iskra (de Lénine) et la nouvelle dirigée par les menchéviks, il y avait un abîme et rendait ainsi sans le vouloir un grand service au bolchévisme en reconnaissant ouvertement le caractère révisionniste de la nouvelle iskra.
En 1905, Trotsky et Parvus étaient à la gauche du menchévisme. Ils se séparaient du centre dans la question de la bourgeoisie. Néanmoins, dans le journal Natchalo (paraissant à Saint-Pétersbourg) et au premier soviet des députés ouvriers, Trotsky continua à travailler avec les menchéviks tout en défendant ses points de vue particuliers. Sa théorie de la révolution permanente touchait au menchévisme en ce qu’elle niait le rôle révolutionnaire de la paysannerie dans notre pays, c’était là son défaut capital.
Dans le courant de l’année 1906, Trotsky collabore à quelques publications bolchévistes.
En 1907, au congrès de Londres, Trotsky intervient dans quelques questions en qualité de social-démocrate en dehors des fractions ; mais dans l’ensemble il continue de faire bloc avec les menchéviks. A ce congrès, il soutient que Prokopovitch peut et doit être membre du parti.
A partir de 1909, Trotsky commence à se rapprocher des menchéviks liquidateurs. Il soutient que le parti ouvrier doit être la somme des différentes tendances, des différentes fractions, des différents groupes et courants. Lénine s’élève énergiquement contre cette conception du rôle du parti.
Au début de la discussion entre bolchéviks et liquidateurs, Trotsky ne soutenait pas ouvertement ces derniers. Il reconnaissait qu’ils avaient tort sur beaucoup de points. Mais il accordait au « liquidationnisme » droit de cité dans le parti ouvrier. « Vis et laisse les autres vivre en paix », telle était au fond sa devise. Autrement dit, le parti, au lieu d’être une organisation coulée d’un seul bloc, devenait un agglomérat de fractions et de courants.
De 1910 à 1912, Trotsky publie à Vienne un journal ouvrier populaire, la Pravda, qui cherche à s’élever au dessus des fractions, mais qui en réalité soutient les menchéviks liquidateurs.
De 1911 à 1913, Trotsky est l’un des principaux organisateurs du « bloc d’août », c’est-à-dire du bloc formé par les menchéviks et les liquidateurs en août 1911 à la conférence de Vienne qui résolut d’engager une lutte implacable contre les bolchéviks. Lorsque deux quotidiens légaux, le Loutch, organe des liquidateurs, et la Pravda, organe des bolchéviks, commencèrent à paraître à Saint-Pétersbourg, Trotsky devint un des collaborateurs les plus en vue du Loutch. En même temps, il collabora également à la revue théorique des liquidateurs, La Nacha Zaria, éditée par A. Potressov.
En 1914, au début de la guerre, il se produit un regroupement sérieux dans la social-démocratie. Trotsky prend résolument position contre la guerre impérialiste et les chefs de la IIe Internationale. Néanmoins, il se refuse à collaborer à la revue bolchéviste, le Communiste, et, avec L. Martov et quelques bolchéviks-conciliateurs, entreprend à Paris la publication du Naché Slovo. Malgré son caractère internationaliste et ses critiques de la IIe Internationale, ce journal continue à défendre la fraction Tchéïdzé contre Lénine et les léniniens.
Après la révolution de février, Trotsky participe d’abord à la fraction « interrayon » de Pétrograd, puis, en juin ou en juillet 1917, adhère au parti bolchévik.
[3] Les menchéviks proposaient, en même temps qu’auraient lieu les élections à la Douma Bouliguine, de procéder, sans la permission des autorités, à l’élection d’une « Douma populaire ». Evidemment, ce plan « génial » ne pouvait aboutir à rien.
[4] Organisation démocratique bourgeoise comprenant des ingénieurs, des médecins, des employés de chemin de fer, etc.