1923 |
Article de Grigori Zinoviev paru dans le Bulletin communiste, quatrième année, n° 43, 25 octobre 1923, p. 782-783 |
L’insurrection de septembre des ouvriers et des paysans bulgares a été vaincue. De cruelles représailles ont commencé. Déjà elles ont coûté, à la classe ouvrière et à la paysannerie bulgares, des milliers de vies de combattants. Et elles continuent. On ne peut comprendre la signification de ces événements qu’en les rattachant à ceux de juin dernier.
Le coup de force réactionnaire du 9 juin 1923 trouva les choses dans la situation suivante. Les milieux dirigeants de la paysannerie, très circonscrits, groupés autour du gouvernement Stamboulisky, soutenaient une guerre acharnée contre le prolétariat des villes conduit par le Parti Communiste. Le Comité Central du P.. C. bulgare, assez influencé par la haine que Stamboulisky avait semée en poursuivant les communistes, ne comprit pas la nécessité d’agir de concert avec les paysans contre la réaction et ne sut pas effectuer rapidement le regroupement de forces qui s’imposait. Stamboulisky lui-même était, ainsi que ses amis les plus proches, complètement aveuglé. Quelques jours avant le coup de force, des officiers qui lui restaient fidèles l’avaient averti du danger. Stamboulisky avait écouté leur avertissement avec insouciance, puis leur avait répondu, sur un ton de satisfaction, que sa majorité parlementaire — 242 députés — lui permettait de ne pas craindre un pronunciamiento. Les masses paysannes qui avaient longtemps suivi Stamboulisky, se souvenant des services rendus par lui à leur cause, étaient le 9 juin à un carrefour : elles commençaient à perdre confiance dans les dirigeants de leur parti groupés autour de Stamboulisky ; elles n’avaient pas encore une confiance suffisante dans le Parti Communiste, lequel, de son côté, n’avait pas su acquérir la confiance des ruraux.
La débilité politique des masses paysannes, l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent de jouer un rôle politique autonome, la démoralisation et l’impuissance de leurs dirigeants, ingénument convaincus de la stabilité de la « démocratie », constituent une des causes de la victoire du coup de force du 9 juin.. La difficulté du passage à l’action, pour un Parti Communiste formé en des années de propagande pacifique, le doctrinarisme de ses leaders qui ne comprirent pas à temps la nécessité d’une prompte alliance avec les paysans contre le fascisme, furent une autre cause de la victoire de M. Zankov.
Les masses étaient contre Zankov. Mais leur débilité, leur impuissance politique, la fâcheuse tactique des chefs communistes permirent à un petit nombre de bataillons de choc de la bourgeoisie de s’emparer du pouvoir. Quelques mois à peine se sont écoulés depuis le 9 juin et l’état d’esprit des paysans s’est radicalement transformé. La paysannerie bulgare n’est plus au carrefour. Elle a donné ses sympathies presque exclusives au Parti Communiste. Toute la campagne bulgare, à l’exception d’une minorité de riches agriculteurs, voue au gouvernement Zankov, qui ôte la terre aux paysans, une haine vraiment sans bornes. Une profonde hostilité à l’égard du régime réactionnaire a gagné toute les campagnes bulgares. Il n’est pas de paysan qui n’attende, les dents serrées, le moment de renverser le régime exécré. Bref, la paysannerie bulgare commence à se situer politiquement, comprenant que louvoyer entre la bourgeoisie et le prolétariat, comme s’y est essayé Stamboulisky, ne peut la mener qu’à sa perte et que, seule, l’alliance avec la classe ouvrière des villes lui permettra de secouer le joug du régime Zankov. « Jamais encore, disent les communistes bulgares, notre Parti n’a joui de la sympathie aussi générale des paysans. »
Les paysans disent aux communistes : « Nous ne croyons qu’en vous. Nous savons que, seuls, vous pouvez nous conduire au combat ». Aux premières nouvelles de l’insurrection, il a pu paraître que les communistes bulgares, qui avaient trop tardé pour agir en juin, s’étaient trop pressés d’agir en septembre. Nous savons maintenant quel dilemme se posait en septembre : être écrasés sans combat ou risquer une sérieuse défaite, mais ne pas refuser le combat au moment où le gouvernement fasciste décidait de détruire le Parti Communiste. Notre Parti frère bulgare opta pour la seconde alternative, et, autant que nous pouvons en juger, il eut raison. Il n’a pas remporté la victoire, il a subi de lourdes pertes, mais il ne s’est pas rendu sans combat. Il a montré aux ouvriers et aux paysans qu’il était prêt à se placer à la tête de toutes les forces révolutionnaires du pays pour le libérer de la bourgeoisie. Toutes les informations que nous recevons de Bulgarie nous apprennent que, malgré sa grave défaite, le prestige révolutionnaire du Parti Communiste bulgare a grandi, surtout dans les campagnes. Sa défaite de septembre est justement de celles qui renferment le germe d’une future victoire.
Les paysans presque unanimes sont prêts à le suivre. Ils font le blocus de la capitale, ils refusent de la ravitailler. La jeunesse paysanne voudrait se battre. Mais elle n’a pas d’armes. Elle a dû marcher les mains à peu près vides sur un ennemi armé jusqu’aux dents. Stamboulisky avait eu la naïveté de laisser les paysans désarmés. C’est pourquoi le rôle de petits groupes de choc a cette fois encore été décisif. Les soldats de Wrangel ont fourni à la réaction sa gendarmerie et son service d’espionnage ; de petits contingents de Macédoniens blancs ont joué un rôle énorme.
Mais des troubles ont commencé dans l’armée régulière de Zankov, qui est composée, dans une large mesure, de paysans. Il ne pouvait pas en être autrement. Mille liens attachent les soldats à la campagne où domine la haine du régime Zankov.
Ses erreurs de doctrine corrigées, le Parti Communiste bulgare s’est ouvert la voie d’une victoire prochaine. Dans un pays tel que la Bulgarie, aucun régime ne peut tenir longtemps contre les paysans, dont l’état d’esprit est de plus ai plus révolutionnaire et qui se sentent de plus en plus portés à l’union avec les ouvriers et leur Parti Communiste. Nous sommes au début d’une guerre de partisans, appelée à s’étendre et se terminer par la victoire des ouvriers et des travailleurs ruraux. Le Parti Communiste bulgare a donné, aux insurgés des villes où l’affaire a mal tourné, le mot d’ordre qui s’imposait : retraite dans les campagnes et les montagnes, guerre de guérillas. Aucun Zankov n’aura assez de forces pour faire occuper par des troupes contre-révolutionnaires toutes les campagnes bulgares. Les tentatives faites dans ce sens amèneront proprement l’armée à passer du côté du peuple révolutionnaire.
Dans ces événements, la social-démocratie contre-révolutionnaire a joué un rôle abominable, qui l’autorise à partager désormais les lauriers de Noske, au point que même les socialistes-révolutionnaires russes ont commencé à l’étranger une campagne contre les mencheviks bulgares qui se sont faits les bourreaux des paysans de leur pays. Mais la 2e Internationale fait le silence sur l’infamie de l’une de ses sections actuelles. Ceux des cheminots, et des employés des. P. T. T.. bulgares qui, jusqu’à l’insurrection de septembre, suivaient encore le Parti Socialiste, ont commencé à voir clair…
Les événements qui se sont produits en Bulgarie en juin-septembre 1923 ont une profonde signification, non seulement pour ce pays mais encore pour l’appréciation par le prolétariat révolutionnaire du rôle de la classe paysanne. Avec la classe ouvrière dirigée par le Parti Communiste, les paysans sont tout. Sans la classe ouvrière, quand ils essaient de se situer entre la bourgeoisie et le prolétariat, ils ne sont rien. Et leur louvoiement a peur conséquence la dictature pure et simple de la réaction et des grands propriétaires. Puisse l’expérience bulgare être profitable aux paysans de toue les pays ! Cette expérience doit permettre aux communistes de dessiller les yeux aux paysans que la démagogie des partis bourgeois et petits-bourgeois s’efforce encore de berner.
Aux avances sans scrupule faites par ses ennemis de classe à la paysannerie, les communistes doivent opposer l’intense propagande du mot d’ordre du gouvernement ouvrier et paysan et la démonstration sans cesse renouvelée du fait que les travailleurs des campagnes ne peuvent défendre leurs intérêts véritables qu’unis aux travailleurs des villes. Tel est l’enseignement des événements de Bulgarie.
Cet enseignement est payé d’un prix élevé. Puisse-t-il servir à tous les Partis Communistes du monde !
G. ZINOVIEV.