1918

Source : numéro 53, 54 et 55 du Bulletin communiste, deuxième année, 1er, 8 et 15 décembre 1921, précédé de l'introduction suivante :
« L'étude de Zinoviev dont nous commençons aujourd'hui la publication est un historique du Parti Ouvrier social-démocrate de Russie, dont est sorti le Parti Communiste russe actuel. Cet historique nous manquait jusqu'ici en France et comble une lacune. On y assiste à travers les conflits et les heurts des tendances et des hommes, à la genèse du bolchevisme. L'étude de Zinoviev a été écrite en 1918. »


Les origines du parti communiste russe

Grigori Zinoviev


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Nul n'ignore qu'avant la formation du Parti social-démocrate russe, le mouvement révolutionnaire existait dans notre pays sous d'autres formes.

La question suivante a plus d'une fois été soulevée dans notre presse : « Repoussons-nous l'héritage des premières générations de la classe cultivée révolutionnaire, qui n'était pas marxiste, qui, en réalité, n'était pas même socialiste, mais qui, sans contredit, a eu de grands mérites dans le passé ? »

— C'est là notre héritage, avons-nous répondu, et nous l'acceptons. Nous sommes les seuls continuateurs de la meilleure partie du mouvement inauguré par la classe cultivée révolutionnaire de 1850 à 1880, — et bien avant.

Les Narodniki

Considérons, par exemple, Jéliabov1. C'est un des représentants les plus remarquables de la classe cultivée révolutionnaire vers 1870, le chef du mouvement des narodnovoltzi2 — un caractère d'une ampleur extraordinaire. Il savait servir avec abnégation les intérêts de son parti, tout en restant personnellement dans l'ombre. On sait qu'à son procès, comme on lui demandait quelle place il occupait dans le parti, il répondit : « Mon poste était au troisième rang, aux ordres du Comité Exécutif de la Narodnaïa Volia. » En réalité, il avait été le leader de la Narodnaïa Volia ; à lui seul, il était l'axe du Comité Exécutif. Eh bien si l'on prend Jéliabov, on ne peut évidemment pas le considérer comme un révolutionnaire prolétarien.

Ce n'était pas un révolutionnaire-communiste, tel que nous le comprenons maintenant. La haine vigoureuse qui l'animait se concentrait sur le tsarisme. Il n'était qu'un des plus grands représentants de la révolution démocratique bourgeoise.

Jéliabov peut être comparé aux plus grandes figures de la Révolution française. Mais ce n'est pas un cœur de révolutionnaire prolétarien qui battait dans sa poitrine. Nous n'avons pas refusé et nous ne refuserons pourtant pas l'héritage de Jéliaboff et de Sophie Pérovsky.

Plékhanov avait bien raison lorsqu'il inculquait à notre classe ouvrière la plus profonde estime et le plus fervent amour pour les grands représentants de la Révolution française. Avant Plékhanov, Marx et Engels ont dit : « Les vrais continuateurs de l'œuvre de la grande Révolution bourgeoise en France (car la Révolution de 1789 fut celle du tiers-état bourgeois), ce sont les ouvriers ».

Nous comprenons que les représentants du mouvement révolutionnaire de cette époque ne pouvaient pas se donner des tâches socialistes, tant soit peu déterminées. « L'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre », a dit Marx : les problèmes qu'elle ne peut résoudre, ce sont ceux dont les solutions mûrissent encore lentement dans les conditions objectives. L'humanité ne peut ni se les poser, ni les inventer. Certes, des leaders isolés devancent parfois leur époque de plusieurs dizaines d'années et même de quelques siècles, mais l'humanité, dans son ensemble, n'a jamais en vue que des labeurs à la portée de ses forces ; elle ne met à l'ordre du jour que ce qu'elle peut réaliser.

C'est ainsi qu'à une époque où la société n'était pas mûre pour le socialisme, où une révolution bourgeoise était seule réalisable, les hommes de progrès ne se donnaient pas pour but une révolution socialiste et se contentaient de tracer les grandes lignes d'une révolution bourgeoise : destruction de l'ancien régime, lutte contre la féodalité et l'absolutisme.

Nous reconnaissons pourtant les mérites de ce mouvement de la bourgeoisie cultivée, le dévouement de l'ardente jeunesse qui allait au peuple des villes et des campagnes, qui se servait d'expressions socialistes et même anarchistes, mais qui, objectivement parlant, ne combattait que le tsarisme, au nom de la liberté politique. L'activité des intellectuels russes, de 1860 à 1880, restera gravée en lettres d'or dans l'histoire du mouvement libérateur.

On ne saurait malheureusement en dire autant des intellectuels contemporains. Toute la classe cultivée, à l'exception d'un petit groupe d'individualités, a passé du côté de nos ennemis. Nous ne devons pourtant pas oublier, au moment où la classe cultivée russe assombrit les pages de son histoire par la plus noire des trahisons, que, pendant un quart de siècle, elle a joué, un rôle progressiste immense et que, tout en ne représentant qu'une petite minorité dans un pays où l'on étouffait, où la classe ouvrière commençait à peine à se former, elle a levé la première le drapeau d'une révolution — bourgeoise, il est vrai, mais féconde tout de même — contre le tsarisme et les gros propriétaires sur lesquels le tsarisme s'appuyait.

Je ne saurais m'arrêter en détail sur l'histoire du mouvement des narodniki. Elle est pleine de magnifiques épisodes dramatiques et abonde en exploits, si bien que Tourgueniev3 a pu comparer la révolutionnaire russe à une sainte. Stepniak-Kravtchinsky4 a également consacré des pages remarquables à de grands intellectuels révolutionnaires de cette époque. Leur lutte épique a créé, sinon le type du combattant communiste qui est le héros de nos jours, du moins celui d'un révolutionnaire plein de grandeur, celui de l'homme qui marche à contre-courant.

Et le groupe social qui a su s'élever alors au-dessus de son milieu d'origine, qui a su commencer la lutte contre le tsarisme, a sans contredit le plus grand mérite.

C'est ce qui fait que la classe ouvrière a conservé jusqu'à ces derniers temps un sentiment de gratitude envers l'étudiant. A l'heure qu'il est, le mot « étudiant » est, hélas devenu presque synonyme de « garde-blanc ». Et pourtant, l'époque décrite par Plékhanov, qui a fixé le premier type de l'ouvrier révolutionnaire — Stéphane Khaltourine5 — n'est pas si éloignée de nous ; il y eut un temps où, pour l'ouvrier, le mot « étudiant » voulait dire « ami du peuple ».

C'était là une conséquence de l'histoire du mouvement révolutionnaire, de la longue période pendant laquelle les intellectuels travaillèrent à l'œuvre populaire, allant vers les paysans, aux jours tragiques où il arrivait encore souvent à ceux-ci de ligoter le « mutin » et de le livrer à la police, aux jours tragiques où, par dizaines, par centaines et par milliers, les étudiants issus de la noblesse et de la bourgeoisie se sacrifiaient aux intérêts véritables du peuple.

C'est pourquoi nous nous efforçâmes, dès que le premier groupe social-démocrate eut pris naissance en Russie, d'élever notre classe ouvrière dans l'idée que, pas un instant, nous ne songions à repousser l'héritage que nous léguait l'héroïsme de ces intellectuels.

Mais il va de soi que l'explication de ce fait, nous ne la trouvons ni dans les qualités spéciales de l'âme slave, ni dans les facultés surnaturelles des intellectuels russes, mais bien dans la corrélation des forces entre les classes à cette époque, dans les souffrances imposées à la classe cultivée plus qu'à tout autre par le joug de l'ancien régime.

Cette classe cultivée se débattait, étouffant. On ne la laissait pas accomplir le moindre travail de culture toute pacifique. On lui liait bras et jambes. Obligée par là de chercher un appui social, elle le cherchait dans le peuple. Le sens du mot « peuple » est très large. Le « peuple » a, et à présent encore, le dos assez large pour marquer tout ce qu'on voudra derrière lui : et la « liberté du peuple », et les cadets, et la « cause du peuple », des socialistes révolutionnaires de droite, etc., etc.

En Russie, la classe cultivée allait au peuple, c'est-à-dire au paysan, parce que les ouvriers, en ce temps-là, n'existaient pas encore, parce qu'ils commençaient à peine à former une classe. Le terme « peuple » signifiait la classe paysanne. La classe cultivée des narodniki allait au paysan opprimé et ignorant, essuyant des affronts et des revers, bravant tout danger, semant les premiers germes de la haine de l'autocratie, dont la révolution politique devait plus tard résulter.

Jacobinisme et Classe ouvrière

Plékhanov fut l'un des premiers à se séparer de l'idéologie des narodniki en fondant, secondé par Zassoulitch, Léo Deutsch6 et d'autres amis, le groupe de la Libération du Travail, qui devait être le premier détachement poursuivant des buts purement prolétariens. Ce fut un premier brandon de discorde dans le camp, uni jusque-là, de la classe cultivée révolutionnaire. Plékhanov s'était donné pour but de conquérir à la révolution prolétarienne une fraction de la classe cultivée. Dans ses polémiques, il soulignait impitoyablement la faiblesse de celle-ci. C'était là un de ses plus grands mérites. Ceux qui, pourtant, s'insurgeaient les premiers au pays des casernes — au pays des prisons — étaient grands aussi.

La classe ouvrière conserve un sentiment de reconnaissance envers ces révolutionnaires d'origine bourgeoise, de même que les communistes français conserveront à jamais un sentiment de gratitude envers Marat7, Robespierre8, Danton9, bien qu'ils aient été les apôtres de la révolution du tiers-état et non d'une révolution socialiste.

On sait qu'en France, en pleine révolution bourgeoise, il y a déjà 125 ans, les relations entre les classes ennemies se tendirent au point que les révolutionnaires du tiers-état privèrent les ouvriers du droit de coalition. Ces révolutionnaires bourgeois français accomplissaient néanmoins pour le progrès historique une œuvre d'une importance énorme. Et lorsque le communisme, s'inspirant des leçons de la révolution française, sert le progrès en s'appuyant sur la nouvelle classe, il accomplit, lui aussi, une grande œuvre historique.

En 190310, le camarade Lénine laissa tomber cette phrase : « Si le jacobin s'est lié à la classe ouvrière, il est devenu un social-démocrate révolutionnaire », c'est-à-dire, d'après la terminologie actuelle, un communiste. Qu'est-ce à dire ? Les jacobins représentaient à l'époque de la grande révolution française l'extrême gauche de la bourgeoisie révolutionnaire ; ils étaient les révolutionnaires les plus osés de la révolution bourgeoise. Le jacobin actuel, dans la révolution russe, et au sens littéral du mot, celui qui s'appuierait exclusivement sur la bourgeoisie petite et moyenne, ne serait qu'un autre Gotz11.

Si Jéliabov avait, comme Brechko-Brechkowskaïa12, vécu jusqu'à nos jours en restant ce qu'il était en 1870, s'il était resté ancré aux vieux principes sans comprendre la nouvelle classe ouvrière et sans lever le nouveau drapeau du communisme — Jéliabov serait devenu pareil à Gotz. Gotz ne veut pas de tsar ; Gotz veut une république bourgeoise.

Jéliabov était un jacobin russe et Lénine est un Jéliabov lié à la classe ouvrière. Lénine est un Jéliabov du vingtième siècle, un jacobin qui a su concentrer toute sa haine passionnée du passé et tout son dévouement au peuple sur une nouvelle classe, sur la classe ouvrière ; qui a tout rattaché au nouveau programme, au programme de la classe la plus opprimée, dont la délivrance doit être nécessairement celle du monde entier. Il est le bolchevik-communiste.

Nous ne pouvons donc pas dire que nous repoussons en Russie l'héritage du jacobinisme français. Mais nous disons qu'on ne doit pas s'en tenir là. Celui qui s'arrêterait là deviendrait involontairement un « socialiste-révolutionnaire », selon l'expression jadis employée par Plékhanov, quand il disait : « Vous vous appelez socialistes-révolutionnaires et vous êtes des socialistes-réactionnaires ». Mais celui qui dit : « Je ne me refuse pas un instant à reconnaître l'ancien héritage, je vénère dans l'histoire du mouvement révolutionnaire tout ce qu'il contient de grand, je vénère ce dévouement à l'œuvre, cet esprit de sacrifice prodigué à la révolution, mais je reporte toutes ces forces, tous ces sentiments sur une autre classe, car je considère la classe ouvrière comme étant maintenant le grand levier du progrès » — celui qui tient ce langage est un jacobin qui s'est lié au prolétariat, c'est-à-dire un communiste.

Nous sommes les seuls héritiers dignes de tout ce qu'il y a de grand dans le mouvement révolutionnaire de jadis. Et si Marx et Engels ont dit que les travailleurs allemands étaient, dans le domaine de la philosophie, les seuls héritiers dignes des grands représentants de la philosophie classique allemande, nous pouvons dire, à notre tour, que notre prolétariat, qui vient d'accomplir deux révolutions en douze ans, est le seul digne de recueillir l'héritage de grandeur et de puissance des révolutions bourgeoises française et russe.

Plékhanov et le premier mouvement ouvrier

Le premier groupe social-démocrate russe a été formé en 1883. Si vous lisez le premier programme, composé par Plékhanov en 1883, vous serez étonnés de la perspicacité dont il a fait preuve à cette époque. Vous verrez naturellement Plékhanov payer son tribut aux principes des narodniki. Quelque vingt ans plus tard, lorsque se forma le groupe de l'Iskra, préparant le programme marxiste, Plékhanov, en revenant à son programme de 1883, expliquait les concessions qu'il avait faites aux narodnikis par des considérations de tactique. Il leur avait, disait-il, cédé sur certains points pour attirer plus facilement la génération des intellectuels révolutionnaires du côté de la classe ouvrière. Je ne sais jusqu'à quel point ceci est vrai. Plékhanov lui-même avait débuté en qualité de narodnik ; il avait été, à l'avant-garde de ce mouvement, le rédacteur des journaux narodniki ; il était pénétré de l'idéologie en cours et, tout en créant le premier groupe du nouveau mouvement contraire, il conservait certains de ses préjugés petits-bourgeois et les présentait même sous une forme nouvelle. Il n'en est pas moins vrai que la première tentative de donner à la révolution ouvrière un fondement scientifique en Russie a été faite en 1883.

Plékhanov ne cachait pas que ses principes de social-démocrate s'étaient formés bien moins sous l'influence de la classe ouvrière, qui commençait seulement à se former en Russie, que sous l'influence d'une étude théorique des œuvres de Marx, d'Engels et de l'observation pratique du mouvement ouvrier allemand, alors le plus héroïque, le plus enthousiaste, qui n'hésitait pas à sortir des cadres de la légalité, n'avait rien de commun avec les partis gouvernementaux et se trouvait en butte aux persécutions des junkers et de la bourgeoisie.

Procédant par grandes périodes, je ne puis pas m'arrêter à l'époque de transition.

En 1890, la classe ouvrière commence à se former en Russie en tant que classe ; elle commence à se manifester dans les villes ; les premières grèves héroïques se produisent et jouent alors un rôle énorme, éclatant ; les premières Unions de libération de la classe ouvrière se forment a Pétrograd, sous la direction de Lénine et d'autres militants.

Quels buts poursuivirent-elles au début ? Les buts que formulaient des exigences pas même économiques, mais simplement de culture pratique des ouvriers : de l'eau pour se laver les mains avant le dîner, de l'eau bouillie et des logements habitables. Et, néanmoins, tout le monde sait, par les récits de ceux qui prirent alors part aux événements, quelle énorme influence ont eue, dans les fabriques, les premières feuilles volantes, ces premiers imprimés clandestins où l'on parlait d'amendes, où l'on s'occupait des choses les plus élémentaires...

Ceci découlait du niveau du mouvement ouvrier de cette époque. La classe ouvrière commençait à peine à se former, et ses exigences étaient en conséquence économiques et surtout pratiques.

Les leaders de la classe ouvrière de cette période devaient écrire et parler sur ces sujets ; la première brochure illégale de Lénine a pour titre : Sur les Amendes.

Il se bornait à y montrer aux ouvriers pétersbourgeois comment on les dévalisait au moyen du système des amendes, comment leurs patrons utilisaient ce système pour augmenter leurs bénéfices. Les brochures de ce genre avaient alors une énorme influence révolutionnaire.

Création du Parti Ouvrier Social-Démocrate

Le mouvement gréviste se développa très rapidement chez nous, surtout dans la Russie centrale, pays d'industrie textile. En 1893, nous assistons au premier congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe.

On n'y fut pas très nombreux, et fort peu de ceux qui y prirent part sont encore de ce monde. Presque tous furent d'ailleurs arrêtés. Les meilleurs représentants de la social-démocratie — Lénine, Martov — n'avaient pu y venir. Et le manifeste de ce premier congrès fut composé par Pierre Strouve, aujourd'hui cadet, contre-révolutionnaire invétéré. Il appartenait alors au groupe des « marxistes légaux », et c'est lui qui prononça la fameuse phrase : « Plus on va vers l'Orient et plus la bourgeoisie devient abjecte ». La bourgeoisie occidentale était infâme ; on l'avait vue à l'œuvre en 1848-49 et en 1871. Mais elle n'était rien en comparaison de la bourgeoisie russe. Plus on va vers l'Orient et plus la bourgeoisie devient abjecte ; Strouve a illustré cette vérité par son propre exemple : il est actuellement un des représentants attitrés de la plus abjecte, de la plus vindicative et de la plus vile des bourgeoisies...

L'ayant nommé, je me vois contraint de m'arrêter sur le groupe des « marxistes légaux ».

Le marxisme légal figura à un certain moment dans les rangs de notre parti. Tout un groupe, d'intellectuels, aujourd'hui nos pires ennemis — il suffit de nommer ici Strouve, Izgoev13, Tougan-Baranovsky14, etc., — a passé par l'école marxiste.

Comment ce fait s'est-il produit ? On ne l'observe pas dans l'histoire des autres partis. C'est que les autres partis social-démocrates se formaient dans la lutte contre la bourgeoisie. Le marxisme allemand, à l'heure où Lassalle commence sa propagande, s'efforce déjà de soustraire les travailleurs à l'influence de la bourgeoisie libérale qui avait su s'emparer de l'esprit de la classe ouvrière.

En Allemagne, la bourgeoisie se réveilla avant la classe ouvrière et la domina. Les premiers apôtres du socialisme durent arracher les ouvriers à l'influence bourgeoise.

Les choses ne se sont pas passées ainsi chez nous. La bourgeoisie libérale ne se forma, en tant que parti, que postérieurement à notre classe. Parce que l'autocratie s'est maintenue chez nous plus tard que partout ailleurs et que, pendant longtemps, dans la nuit noire du tsarisme, tous les chats furent gris ; dans ces ténèbres de réaction, tout le monde souffrait également du joug de l'absolutisme.

Les intellectuels de l'opposition durent chercher un appui pour leur lutte contre le tsarisme, qu'ils ne pouvaient combattre qu'en s'appuyant sur les masses, sur des millions d'hommes. Ils cherchèrent un appui et le trouvèrent, au début, dans la classe paysanne. Mais la classe paysanne était trop opprimée pour devenir une classe vraiment révolutionnaire. L'élite intellectuelle de l'opposition dirigea alors ses recherches du côté de la classe ouvrière en voie de formation.

Pour cette même raison, une partie de la bourgeoisie, la plus cultivée et la plus perspicace, s'attacha involontairement au mouvement ouvrier. L'important n'est pas de savoir jusqu'à quel point ce fut consciemment, Strouve était sincère en 1898. Constatons que les conditions sociales poussèrent tout un groupe de futurs idéologues bourgeois à chercher leur voie parmi les couches profondes de la classe ouvrière afin de combattre le tsarisme. Tikhomirov15 leader des narodovoltzi, avait émis ce principe que « la classe ouvrière est d'une grande importance pour la révolution ». Il est digne de remarque que ce n'est pas la révolution qui intéresse la classe ouvrière, mais bien la classe ouvrière qui doit servir à la révolution...

L'essence de la politique libérale est là, exprimée sous une forme bien caractéristique. La classe ouvrière importe comme une arme, la classe ouvrière importe non par elle-même, non pour délivrer le monde et pour donner les fabriques, les usines, le sol aux travailleurs ; elle importe ccmme le levier, comme le moyen dont se servira la révolution bourgeoise.

Le « Marxisme légal »

Sur ce fond se forma le marxisme légal.

Tout un groupe d'intellectuels bourgeois, de littérateurs du futur parti des cadets se trouvait du côté des ouvriers. Un terrain commun existait alors entre eux et la classe ouvrière.

Et ce groupe (Strouve, Tougan-Baranowsky, etc., etc.) créa toute une tendance qui a longtemps collaboré avec Plékhanov, Lénine et les chefs du marxisme révolutionnaire d'alors. Et cette collaboration ne consista pas seulement en un travail littéraire commun. Ce n'est pas pour rien que Strouve écrivit le premier manifeste du Parti. Mais, aujourd'hui, les représentants du marxisme légal sont entièrement passés à l'ennemi.

Le grand mérite de Plékhanov, et plus encore de Lénine, c'est d'avoir dès alors, vers 1900, déclaré la guerre au « marxisme légal ». Lénine s'éleva contre Strouve peu après 1900, à la veille de la création de l'Iskra. Lénine et Plékhanov disaient, en analysant les célèbres Remarques critiques de Strouve : « L'auteur défend, certes, le marxisme contre les narodniki, mais il le fait de telle façon qu'il se trouvera demain de l'autre côté de la barricade ».

Le livre de Strouve se terminait par ces mots : « Reconnaissons donc notre ignorance et allons nous instruire à l'école du capitalisme ». Les narodniki, comme on le sait, niaient que la Russie dût, comme les autres pays, passer par la phase capitaliste. Strouve avait raison en affirmant que la Russie passerait aussi par le capitalisme. Il disait : « Je ne crois pas aux miracles, à la sorcellerie ; je vois que les fabriques se développent et que la classe ouvrière s'accroît tous les jours ; — nous n'éviterons pas le capitalisme ». Mais dans cette phrase : « Allons nous instruire à l'école du capitalisme », la fine oreille de Lénine perçut une fausse note. Et Lénine de prédire ; « Demain, Strouve nous dira d'aller nous instruire non à l'école du capitalisme, mais à l'école du marxisme des capitalistes ! »

Plékhanov polémiquait aussi avec Strouve, mais de façon académique. Plékhanov restait toujours un académicien et un théoricien. Tout livre était précieux pour lui. Littérateur, il savait disserter sur les mots. Il savait souligner les erreurs d'un auteur, mais il lui arrivait de ne pas découvrir le nerf vital d'une œuvre aussi bien que l'avait fait Lénine chez Strouve. Lénine sentit le premier que ce dernier deviendrait l'avocat de la bourgeoisie, louerait non plus les aspects progressifs du capitalisme, mais bien les capitalistes eux-mêmes : qu'il se vendrait aux riches ! Lénine fut le premier à l'affirmer, le premier à tracer une séparation nette entre le révolutionnaire et le « marxiste légal ».

Et le marxisme légal, déformation bourgeoise du mouvement prolétarien, idéologie bourgeoise qui voulait se faire passer pour socialiste, ce « marxisme » nous l'avons vu renaître sous différentes formes au cours de nos révolutions.

Il devint le « Bernsteinisme », il se transforma ensuite en « économisme », puis en menchevisme et enfin en socialisme-défense nationale. Bernstein fut, vous ne l'ignorez pas, le porte-drapeau de l'opportunisme international. Dans son livre fameux, les Postulats du Socialisme, il proposait de revoir les bases du marxisme : « Le mouvement est tout, le but final n'est rien », proclamait-il. Autrement dit : la lutte pour des réformes partielles et de petites améliorations est tout ; le socialisme n'est qu'un idéal lointain qui ne saurait être réalisé avant un siècle...

Bernstein était censé avoir « détrôné » Marx. En fait, il a été le conducteur de l'influence bourgeoisie sur le prolétariat. Le Bernsteinisme trouva des adeptes parmi les opportunistes de tous les pays. En Italie, en France, en Angleterre, partout, des groupes se formèrent, acceptant les idées de Bernstein. En Russie, cette idéologie prit racine dans les milieux du « marxisme légal ». Le marxisme légal se transforma en Bernsteinisme.

Strouve, Tougan-Baranowsky s'emparèrent de ces « profondes » pensées et déclarèrent qu'il n'y avait pas d'autre marxisme.

Il ne s'agissait pas de révolution, mais de réformes partielles et de luttes pour des centimes. Laissons la politique aux libéraux ! Et quant aux ouvriers, qu'ils luttent dans le domaine économique en vue d'une petite amélioration immédiate de leurs conditions d'existence, dans les cadres du capitalisme.

L'économisme

Et ces métamorphoses continuèrent. Le bernsteinisme se transforma en « économisme ».

Vers 1900, une séparation très nette s'opéra entre deux tendances socialistes qui reçurent les noms de politicisme et d'économisme. L'économisme avait pour source le marxisme légal transformé en Bernsteinisme ; ses origines remontaient aux groupes des intellectuels bourgeois dont nous avons parlé précédemment Les premiers pas que faisait la classe ouvrière se bornaient inévitablement à de simples grèves économiques ; de ce fait, les « économistes » tirèrent une théorie et déclarèrent que la classe ouvrière n'avait nul besoin de s'occuper de politique : « Laissons la lutte politique aux libéraux ! disaient-ils, et quant à nous, luttons pour l'amélioration immédiate du sort de la classe ouvrière ». Ils appelaient cela poser la question sur une base purement économique et, à les en croire, « marxiste  ».

Les « économistes » tenaient à peu près ce langage : Ne nous laissons pas entraîner par des idées abstraites ; guidons-nous sur ce qui nous vient d'en bas. Il faut des augmentations de solaires, voilà ce que les ouvriers comprennent clairement. Notre devoir est donc de les soutenir dans leurs revendications, mais rien de plus. Nous sommes des « économistes ».

Plékhanov et Lénine donnèrent le signal de la lutte contre ce courant auquel ils répondaient : « Vous diminuez l'importance du mouvement ouvrier. Nous lutterons, certes, de toutes nos forces pour obtenir des centimes... Il est évident que chaque augmentation de salaire d'un centime est pour nous une grande victoire. Nous savons parfaitement toute l'importance qu'elle représente pour l'ouvrier. Mais, si vous voulez tout réduire à cela, vous faites de la classe ouvrière une classe d'esclaves mercenaires, vous voulez qu'elle soit pareille aux bêtes de somme qui ne pensent qu'à se procurer un peu plus d'aliments... Vous fermez les yeux sur les problèmes historiques que doit se poser la classe ouvrière dans son entier, la classe qui veut délivrer le monde des chaînes au capitalisme ».

Nos camarades révolutionnaires de l'Iskra soulignaient de même la nécessité de l'action politique. Ils affirmaient :

Il ne s'agit pas seulement de revendications économiques ; il faut avant tout abattre l'autocratie, lutter pour la république, poser les grands problèmes de la mission d'une classe sociale tout entière.

Les « économistes » tentaient de s'appuyer sur l'ouvrage de Bernstein que Plékhanov avait à juste titre appelé « un vilain petit livre » et qu'ils considéraient, eux, comme leur évangile. Ils essayaient de s'appuyer sur la pratique des trade-unions modérées, sur la pratique de l'opportunisme anglais. L'économisme était un spécimen russe de l'opportunisme international.

L'Iskra et son groupe

La lutte entre les « politiciens » et les « économistes » s'échauffa, surtout après 1900, lorsqu'un groupe, ayant Lénine et Martov à sa tête, créa le premier journal illégal, l'Iskra. Nous savons, par les récits de ceux qui y prirent part, que Plékhanov et Véra Zassoulitch, tout en sympathisant avec la nouvelle génération révolutionnaire, étaient néanmoins si éloignés du mouvement ouvrier qu'ils n'avaient qu'une confiance très limitée en un journal tel que l'iskra. Ils reconnaissaient que Lénine avait raison. Ils reconnaissaient la justesse théorique de son point de vue. Mais ils connaissaient mal la Russie de cette époque et les ouvriers de la nouvelle génération et pensaient que tout cela ne mènerait pratiquement à rien. Lénine raconte que, lorsqu'il apporta le premier numéro de l'Iskra — première feuille du premier organe du premier groupe révolutionnaire marxiste — aux « vieux maîtres » Plékhanov et Véra Zassoulitch, cette dernière lui dit, après l'avoir lu ; « Elle est sotte, votre Iskra, et n'allumera aucune flamme ». (La devise du journal était : « La flamme jaillira de l'étincelle (Iskra) ».) Ils n'en espéraient aucun résultat appréciable. Plékhanov insistait pour éditer un grand journal scientifique ; il fallait, à l'entendre, remâcher le marxisme, espérer et attendre que la classe ouvrière se développât. Et, seuls, des hommes comme Lénine, qui savait comprendre les premiers ouvriers marxistes, tels que Babouchkine16, Chelgounov17 et quelques autres, voyaient que les premiers travailleurs révolutionnaires conscients apparus à Pétrograd de 1890 à 1900 ne s'intéressaient plus uniquement aux grèves économiques pour de minimes revendications, mais commençaient déjà à envisager les taches historiques de toute leur classe.

Bien que Plékhanov et Axelrod ne manifestassent guère d'enthousiasme pour l'Iskra, les « jeunes » guidés par Lénine continuèrent à l'éditer. L'influence de l'Iskra augmenta de jour en jour. L'organisation entière prit le nom de iskrovtzi en opposition avec celle des économistes Et de même que, maintenant, le mot bolchevik est détesté de la bourgeoisie internationale autant qu'il est aimé chez nous, le mot Iskrovetz fut haï de la police russe, de la bourgeoisie et des opportunistes tant internationaux que russes.

Iskrovetz : cela, signifiait, un marxiste militant ; Iskrovetz : c'était le révolutionnaire qui chassait l'opportunisme des rangs de son parti et ne reculait pas devant la rupture impitoyable avec ceux de ses camarades qui tentaient de lui faire accepter les rebuts du vieux monde.

On reprochait aux iskrovtzi de rompre limité du parti, d'être des sécessionnistes. Et c'était vrai. Les iskrovtzi se séparaient en effet des opportunistes. Lénine, dans son célèbre Que faire ? jeta cette phrase restée historique : « Avant de s'unir, il faut se diviser ». Et cette scission devait être opérée dans le plus bref délai, d'une façon catégorique; pour ainsi dire chirurgicale.

Les Prokovitch, les Kouskov et d'autres, qui jusqu'alors avaient été considérés comme d'honorables membres du parti social-démocrate, furent éliminés des rangs du parti ouvrier illégal, en dépit de toutes leurs protestations de foi socialiste et marxiste.

Opportunistes et pacifistes poussèrent les hauts cris : — Nous disséquions la chair vive de la classe ouvrière ! Nous resterions en nombre infime ! Nous étions des fanatiques de la scission !.. Nous n'en fûmes pas incommodés. Il y eut un temps où l'on aurait pu compter les iskrovtzi sur les doigts, où ils ne représentaient qu'un groupe de révolutionnaires professionnels, exclusivement adonnés à l'œuvre de la révolution et ne connaissant que les intérêts de la révolution.

Les iskrovtzi préparèrent pendant deux ans le congrès du parti qui eut lieu à Londres.

Il fut appelé deuxième Congrès de notre parti, mais c'était en réalité, au point de vue politique et historique, le premier Congrès — bien qu'il fût chronologiquement le second.

C'est là que fut rédigé pour la première fois — et non par un futur déserteur de l'espèce de M. Strouve, mais par de véritables leaders ouvriers — le premier programme ouvrier ; on y vit également poindre l'organisation ouvrière de toute la Russie, encore faible et encore très éloignée des masses ; mais arborant fièrement le drapeau du marxisme révolutionnaire.

Ce congrès avait été préparé par le comité organisateur présenté par l'Iskra. Les iskrovtzi durent, pour aboutir, soutenir une lutte sérieuse contre le Bund juif.

Nos jeunes camarades ne se doutent même plus aujourd'hui du rôle qu'a joué le Bund israélite, qui a rendu autrefois de grands services au mouvement ouvrier Les travailleurs israélites, sous le poids de l'oppression nationale, avaient su former une première organisation ouvrière. Les leaders du Bund étaient alors des révolutionnaires. Mais, au moment où se produisit la querelle historique entre notre tendance et le marxisme légal — devenu dans la suite Bernsteinisme et menchevisme — le Bund se rangea du côté de ces courants petits-bourgeois. A la veille du deuxième congrès, les iskrovtzi eurent à lutter contre lui, le Comité Central élu au premier congrès étant, en majorité Bundiste. Le groupe Lénine mena une campagne énergique contre les leaders du Bund qui voulaient régir tout notre parti dans les cadres de l' « économisme »

En 1903, la lutte était, dans ses grandes lignes, terminée à Moscou, au sud et dans la Russie centrale. Quelques comités seuls, et entre autres celui de Saint-Péterbourg, eurent au deuxième congrès une représentation dite parallèle, économistes et iskrovtzi y figurant également.

La victoire des iskrovtzi au congrès était certaine à l'avance. La tendance révolutionnaire remporta dans le mouvement ouvrier la victoire. La première partie du congrès réunit contre nous sur un front commun les « économistes » et les bundistes. Mais dès ce congrès, parmi les iskrovtzi mêmes, une division se produisit qui, à la fin du congrès, aboutit à une scission Et cette scission s'est transformée depuis, en temps de révolution prolétarienne, en guerre civile.

Bolcheviks et mencheviks

En quoi consistait cette division, parmi nous, en 1903 ?

Le programme du parti, rédigé par Plékhanov, Lénine et Martov avait été accepté presque à l'unanimité. Les dissentiments commencèrent à se manifester sur la question des relations avec la bourgeoisie libérale et dans les questions d'organisation.

Dès 1903, les mencheviks préconisaient une « opposition nationale », et dans ce but l'unité de front avec la bourgeoisie. Ils disaient qu'il fallait attirer les libéraux à nous et non nous séparer d'eux. La querelle se résuma en deux résolutions : celle de Potressov18 et celle de Plékhanov — qui était alors avec nous. Plékhanov écrivait que nous devions démasquer les libéraux aux yeux de la classe ouvrière, les présenter tels qu'ils étaient en réalité : des ennemis du peupla

La résolution de Potressov, au contraire, déclarait qu'il fallait chercher à s'entendre avec les libéraux. Il fallait demander à chaque libéral s'il était pour ou contre le suffrage universel. S'il répondait par l'affirmative, c'était un « bon » libéral, et on pouvait se risquer à l'entente avec lui. Lénine se moquait avec raison de ce précepte et il disait que ces sortes d'épreuves n'y feraient rien, que la bourgeoisie et le prolétariat formaient deux classes différentes et qu'il n'existait pas au monde de libéraux susceptibles de marcher de pair avec nous. Les libéraux nous soutiendraient peut-être temporairement, jusqu'au moment où nous aurions renversé le tsarisme ; mais nous ne devions pas oublier un seul instant que, si la bourgeoisie libérale marche aujourd'hui avec nous, elle se retournera demain contre nous. Il fallait à son avis créer sans délai un parti ouvrier, former sous le joug même du tsarisme un parti socialiste, parti de lutte de classe qui agirait à la fois contre le tsarisme, et contre la bourgeoisie.

Ainsi se posait, au deuxième congrès, la question du cartel avec les libéraux.

Mais le congrès ne parvint pas à prendre nettement parti sur ce sujet et accepta les deux résolutions en accordant à chacune un nombre de voix à peu près égal.

Sur la question d'organisation, les mêmes dissentiments se manifestèrent.

Lorsqu'on procéda à l'élaboration des statuts du parti, on se demanda naturellement qui nous devions accueillir. Notre parti était alors, comme l'on sait, illégal. Lénine proposa la formule suivante ; Est membre du parti social-démocrate révolutionnaire russe tout adhérent d'une organisation illégale, qui se soumet aux directives du Comité Central et paye une cotisation. Martov, par contre, voulait que toute personne travaillant sous le contrôle d'une des organisations du parti pût également appartenir au parti — Dissentiment insignifiant à première vue. En effet, dans les conditions de l'action clon-lftstine, l'entrée dans le parti présentait de grandes difficultés.

La formule de Martov était peut être en effet plus souple ; mais, au cours des débats, la vraie différence entre les deux formules apparut clairement. Lénine et Martov étaient liés par une vieille amitié qu'ils avaient nouée pendant leur déportation. Cette question les divisa pourtant. Un discours très significatif fut prononcé par Axelrod qui, prenant la défense de Martov, nous dit en somme : « Mais réfléaliissez-y donc ! Si vous exigez que chacun de nos membres appartienne à une organisation illégale, le professeur n'entrera pas dans notre parti, ni les étudiants, ni les élèves des écoles ! » et plus nous entendions de semblables discours, plus il nous devenait évident qu'ils voulaient donner accès dans notre parti ouvrier aux intellectuels bourgeois — professeurs, étudiants, collégiens — représentants d'une jeunesse dite socialiste, mais bourgeoise en réalité.

Et cette question provoqua une scission au congrès.

Les bolcheviks avaient à ce congrès 1 ou 2 délégués de plus. De là l'origine de ce mot bolchevik (majoritaires). Les bolcheviks avaient pour leader Lénine et les mencheviks (minoritaires) Martov. Au début cette séparation sembla artificielle. Et lorsque parut le livre de Lénine : Un pas en avant, deux en arrière, où il exprimait, en une série de diagrammes, les suffrages du congrès, beaucoup furent d'avis que la division en opportunistes et en révolutionnaires, survenant à propos d'une semblable question, était artificielle. L'avenir, cependant, devait donner raison à Lénine.

Cette fois encore, il avait senti juste. Il connaissait mieux ses anciens alliés que nous, les jeunes marxistes. Et c'est de cette petite dispute insignifiante que date la séparation de deux classes et de deux partis. Nous comprenons clairement aujourd'hui pourquoi les mencheviks désiraient un parti où les professeurs et la classe cultivée bourgeoise auraient eu accès « comme dans la bonne société ». Ces raisons n'apparaissaient pas avec la même clarté, en 1903, dans notre parti clandestin, alors que les contradictions de classes ne se manifestaient pas si nettement qu'aujourd'hui et que la tendance opportuniste commençait à peine à se former.

Au début, Plékhanov se rangea du côté des bolcheviks. Il prononça, au sujet de la composition du Parti, un discours dans lequel il déclarait avoir hésité au commencement, mais que, finalement, il se rangeait du côté des bolcheviks, qui étaient dans la bonne voie. Pas pour longtemps, hélas ! Au bout de quelques semaines, lorsqu'il sembla que Lénine et son groupe ne formaient qu'un « petit cercle », tandis qu'Axelrod et ses amis avaient derrière eux l'ensemble des intellectuels, il décida de sauver la situation et céda aux intellectuels opportunistes. On n'a pas oublié l'article qu'il publia dans la nouvelle Iskra (dont Lénine abandonnait la rédaction), sous le titre de : « Ce qu'il ne faut pas faire », et en réponse au livre de Lénine : Que faire ?

Plékhanov reconnaissait qu'il faisait là une petite concession aux opportunistes ; mais où était le mal ? C'était dans l'intérêt de la classe ouvrière. « Demain, éclairés par l'expérience, ces opportunistes viendront à nous. »

Plékhanov, en dépit de toute sa perspicacité, ne voyait pas que cette dispute était celle de deux tendances fondamentales du mouvement ouvrier. Il se plaisait à dire : « Vous verrez que, dans six mois, Lénine se trouvera dans la même situation qu'Akimov19, tout ce qu'il y a de vivant chez nous s'unit contre lui. Lénine n'a pas compris qu'il faut céder à des militants tels que Vera Zassoulitch, Potressov, Martov ».

Et Plékhanov se mit à « manœuvrer ».

Il le fit avec tant de succès qu'il perdit très rapidement tous ses partisans.

Les mencheviks l'envoyèrent promener les premiers.

De cette façon, deux camps se dessinèrent. Les Bernsteiniens, devenus « économistes », s'étaient à ce moment transformés en mencheviks.

La lutte entre les deux courants s'accentua à mesure que se développa la révolution russe. Il devint clair que ce n'était pas une lutte entre deux groupes, mais bien entre deux plateformes ; il devint clair que deux programmes, deux mondes, se trouvaient en présence.

Dans l'Iskra, maintenant éditée par Martov, Potressov et autres mencheviks, on continuait encore à affirmer, après le 22 janvier 190520, « qu'une révolution ouvrière était impossible en Russie et que seule la bourgeoisie libérale était capable de renverser l'autocratie ». Un article de Martov parut après le 22 janvier tragique, dans lequel, constatant que deux forces luttaient dans l'arène politique russe, « l'autocratie et la bourgeoisie libérale », il en déduisait que la classe, ouvrière n'avait qu'un parti à prendre : aider selon ses moyens la bourgeoisie libérale dans ses efforts contre le tsarisme. Les mencheviks ne voyaient que la fronde de Rodzianko, de Milioukov, de Troubetzkoï, de Roditchev21, de Pétrounkevitch22, criblant de cailloux les généraux du tsar. Mais ils ne voyaient pas l'ouvrier. La fronde du bourgeois, de la noblesse libérale, que voilà une force sérieuse ! Quant à la classe ouvrière, elle n'était, à les croire, capable de rien qui vaille. Et on l'affirmait encore après le « Dimanche rouge » (22 janvier 1905).

A partir de ce moment, la lutte entre bolcheviks et mencheviks s'échauffe de plus en plus. Les bolcheviks affirmaient, dès ce moment, qu'une troisième force existait : la classe ouvrière, force décisive. Ils se moquaient du plan de campagne des zemstvos23, des mencheviks, qui considéraient que la forme la plus élevée de l'action consistait à soutenir les pétitions « ouvrières » composées par les zemstvos de Moscou, de Tver et autres villes. Lénine, dans sa brochure : La campagne des zemstvos et le plan de l' « Iskra », se moqua d'eux. Une autre tâche s'imposait : nous avions à accomplir un travail plus digne des efforts du Parti ; notre but n'était pas de seconder les libéraux, mais de sauter à la gorge du tsarisme ; notre but était de prendre conscience de notre force révolutionnaire.

Plékhanov, qui, en 1889, avait compris parfaitement, en théorie tout au moins, que « la révolution russe vaincrait comme révolution ouvrière ou ne vaincrait pas », ne vit pas clair au moment décisif ; il ne put répondre aux angoissantes questions de l'actualité. En décembre 1905, quand le tsarisme réprima cruellement l'insurrection de Moscou, Plékhanov ne trouva que cette phrase digne d'un bourgeois : « Ils n'avaient qu'à ne pas prendre les armes ! »

En 1905, la lutte entre bolcheviks et mencheviks devient particulièrement ardente. Au cours de l'été de cette année, deux congrès eurent lieu parallèlement : le troisième congrès des bolcheviks à Londres et la première « conférence panrusse unifiée » des mencheviks, à Genève. L'un et l'autre de ces congrès se considérait comme représentant la majorité du Parti. Une grande lutte organisatrice eut lieu. Le Comité Central, qui était menchevik, sabotait nos congrès. A la veille de la révolution de 1905, nous en étions arrivés à avoir deux plateformes.

La révolution de 1905

C'était le moment où commençaient en Russie des grèves grandioses restées célèbres. Et les deux plate-formes se dessinèrent très nettement dans toutes les questions, à commencer par celles des syndicats pour finir par celle de l'insurrection armée. Je ne saurais caractériser d'une façon tant soit peu détaillée les résolutions prises dans ces deux congrès. Mais le grand mérite du congrès bolchevik fut, à mon avis, d'établir avec une netteté particulière, et par la voie de l'expérience, les formes que devait prendre la révolution.

Maintenant, elles apparaissent plus claires que le jour : la grève générale, unie à l'insurrection armée, telles sont nos armes dans les batailles décisives. Mais la grève générale était alors très controversée.

La grève générale comme méthode fut longtemps rejetée non seulement des opportunistes, mais aussi de certains marxistes révolutionnaires, qui n'y voyaient qu'une méthode anarchiste et la qualifiaient volontiers d' « ineptie générale »24. Tel était également l'avis de certains social-démocrates allemands, qui se considéraient comme des révolutionnaires. En 1905, le grand mérite du congrès bolchevik fut d'affirmer que la grève générale, organisée par toute une classe, serait la plus puissante des armes du marxisme.

Nous savons maintenant, pour l'avoir constaté, que la grève générale se combine souvent avec l'insurrection armée ; à treize ans de distance, ceci nous apparaît clairement. Nous avons vu « comment les choses se passent ». Mais le troisième congrès bolchevik l'avait prévu, et c'est là son plus grand mérite.

C'est grâce au troisième congrès, qui s'érigea en avant-garde du mouvement et en prit sur lui toute l'organisation, que nous avons été les témoins de l'élan si imposant de la révolution de 1905.

Vous savez que les Soviets des Députés ouvriers, qui ont pris naissance à Pétrograd en 1905, ont marché au début sous un drapeau qui n'était pas le nôtre. Les Soviets des Députés ouvriers à Pétrograd ont été créés (ceci ne saurait être effacé de l'histoire) par les mencheviks, qui voulaient s'appuyer sur les masses politiquement neutres contre le « cercle étroit » des révolutionnaires professionnels. Ils créèrent la devise des « Soviets », et elle eut du succès.

Les Soviets des Députés ouvriers furent créés. Mais les mencheviks surent bientôt qu'ils les avaient créés pour leur propre malheur. Les Soviets devinrent des citadelles du bolchevisme. Les Soviets, en 1905, marchaient en réalité dans la voie tracée par les bolcheviks. Le Soviet de Pétrograd se donnait, en fait, pour but la prise du pouvoir. Et les mencheviks avaient beau répéter sur tous les tons : « Tu ne dois pas t'emparer du pouvoir ! », l'organisation créée par eux devait fatalement s'engager dans cette voie. Cela devint promptement l'évidence. Le Soviet de Pétrograd s'improvisait Gouvernement, lorsqu'il prescrivait, dans ses manifestes, de refuser toute participation aux emprunts de guerre, lorsqu'il s'emparait par force des imprimeries, voulait armer les ouvriers et donnait l'ordre aux usines de forger des armes pour la classe ouvrière. Il assumait ainsi toutes les fonctions du pouvoir. Une lutte sans merci était engagée ; elle se termina par une défaite momentanée de la classe ouvrière.

A la fin de 1905 et au commencement de 1906, des tentatives furent faites pour rapprocher bolcheviks et mencheviks dans l'intérêt de la révolution vaincue.

Des groupes moyens se formèrent et l'incertitude se mit dans nos rangs. Un congrès d'unification eut lieu à Stockholm, en 1906. Les bolcheviks y restèrent en minorité. Mais il apparut nettement qu'il ne pouvait même pas être question d'une union tant soit peu solide. Nous fûmes, il est vrai, obligés, après le congrès, de nous soumettre à la majorité, mais ce ne fut pas pour longtemps.

Au congrès de Stockholm, pendant les débats sur la tactique à suivre, les bolcheviks soutenaient que la révolution n'était pas terminée.

Le congrès n'arriva pas à s'entendre, ni à caractériser le moment qu'on traversait. Etait-ce l'année 1847 ou l'année 1849 que nous répétions ? « Nous sommes, comme en 1847, à la veille de la révolution », disions-nous. Les mencheviks ripostaient : « L'année 1847 ! Vous n'y pensez pas ! Mais nous sommes déjà enterrés ! l'année 1848 est révolue, nous en sommes à l'année de la réaction ; la révolution est finie, il ne nous reste plus qu'à nous adapter au régime tsariste », etc...

A qui les événements ont-ils donné raison ? Les historiens menchevistes de la première révolution ont essayé d'établir que nous avions été battus et que l'histoire prouvait que nous traversions alors 1849 et non 1847. La réalité actuelle prouve tout le contraire. Cinq ou six années ne représentent qu'une seconde au point de vue historique. Or, cinq ou six années après 1906, une nouvelle période révolutionnaire commençait déjà. L'historien prendra la période de 1905-1917 dans son entier et dira que ceux-là avaient tort qui, en 1906, assuraient qu'il fallait s'adapter à l'ancien régime et que ceux qui affirmaient qu'on était à la veille d'un incendie révolutionnaire avaient raison. Ce qui devait, selon nous, s'accomplir au bout d'un an, est arrivé au bout de six ans ; mais l'orientation que nous indiquions était la bonne.

Le liquidationnisme

Nous nous séparâmes, à l'issue du Congrès de Stockholm, formellement unifiés, mais en réalité divisés. Nous formions, nous, bolcheviks, une organisation doublement illégale : par rapport au tsarime et par rapport aux mencheviks. Il en résulta un état de choses dont beaucoup se souviennent peut-être. Le développement croissant de notre influence se remarquait à Pétrograd. Les mencheviks avaient été vainqueurs à la veille du Congrès de Stockholm, avec une majorité insignifiante, tandis que notre influence croissait toujours. Bien que le petit Comité fut bolcheviste et le Comité Central mencheviste, le premier était en fait beaucoup plus influent que le second. Les mencheviks se heurtaient, à chaque pas, à de nouveaux obstacles. Lorsqu'ils tentèrent, en 1906, de prendre la défense du ministère cadet, ils essuyèrent défaites sur défaites. Le petit Comité du Parti livrait bataille au grand Comité Central. Lutte sourde, cachée, mais particulièrement ardente. En réalité, deux partis, deux classes, combattaient au sein d'une seule organisation. Des conflits et des crises incessantes étaient inévitables. Au Comité de Pétrograd, nous avons eu le plaisir d'entendre Martov, Dan et Cie nous déclarer, au nom du Comité Central, qu'ils n'admettaient pas nos résolutions, parce qu'elles ne correspondaient pas à la tactique du Comité Central. Les militants accordaient parfois trop d'importance à des vétilles ; c'était néanmoins dans son essence la lutte entre deux mondes, entre deux programmes.

Au Congrès de Londres, en 1907, qui se passa toujours dans les cadres du parti unifié, notre tendance eut le dessus. Nous l'emportâmes à une petite majorité, grâce à l'adhésion de la social-démocratie lettonne et de la social-démocratie polonaise. Les prolétariats letton et polonais étaient plus révolutionnaires que le nôtre, et c'est ce qui nous donna un avantage, peu important il est vrai. À Londres, la lutte se prolongea durant un mois entier. Les mencheviks se cramponnaient désespérément au pouvoir. Nous leur arrachâmes de force l'appareil exécutif du parti. La deuxième Douma fut dissoute aussitôt après le Congrès de Londres. En Russie, Stolypine triomphait. À partir de ce moment, une division encore plus nette se dessina dans notre parti.

Je ne peux pas m'étendre en détail sur le liquidationnisme, il me faudrait pour cela toute une série de conférences. Le liqutdationnisme, c'était l'opportunisme achevé sur le fond de la réaction de 1908. Les « liquidateurs » affirmaient : « Il faut liquider l'ancien parti clandestin, il faut avouer que la révolution ouvrière a été défaite et que nous possédons un semblant de Constitution russe ; il faut comprendre que le parti ouvrier doit s'adapter à cette Constitution, s'organiser légalement dans ses cadres, et qu'il est indispensable de remanier son programme ». Les « liquidateurs » allaient jusqu'à dire qu'il fallait en exclure les paragraphes concernant la confiscation des terres. On ne les trouvait pas, disaient-ils, dans les autres programmes. Et c'était vrai : dans les pays où la révolution bourgeoise avait vaincu, les social-démocrates ne demandaient pas la confiscation des terres.

On nous proposait de reconnaître notre défaite comme un fait accompli et de nous adapter à la situation présente pour la défense des intérêts économiques légaux de la classe ouvrière.

Une nouvelle modification s'opéra dans la composition du parti. Plékhanov passa de notre côté dès qu'il vit que les mencheviks voulaient liquider l'ancien parti illégal. Il soutint pendant deux ans notre journal et fut le barde de l'action illégale. Plékhanov me racontait avec indignation que Martov était venu, en 1908, à Genève lui proposer d'enlever du journal mencheviste l'en-tête illégal du Parti social-démocrate de Russie. « Il mériterait d'être fusillé », disait Plékhanov, qui aimait à se montrer sévère.

Crise aiguë

Toute l'intellectualité bourgeoise, forcée de chercher ses alliés dans la classe ouvrière, les cherchait dans les milieux pourris du « liquidationnisme ». Les « liquidateurs » se mirent à éditer des journaux légaux. La bourgeoisie les soutint de son argent et, politiquement, les porta aux nues. Longtemps nous n'avons pu avoir un journal légal à Pétrograd, alors que les liquidateurs avaient le leur. Avec la bourgeoisie, ils se moquaient de notre « verte » jeunesse illégale. Mais nous disions : « Cette jeunesse ouvrière — 5 hommes sur 5 mille — dirigera la prochaine révolution ouvrière ! Dans cinq ans elle aura derrière elle le prolétariat de Petrograd et celui de toute la Russie ! »

Entre marxistes, comme nous nous appelions, et « liquidateurs » le combat se poursuivait principalement sur le terrain illégal. Mais après les événements de la Lena25, une crevasse profonde s'ouvrit dans l'édifice de l'autocratie impériale, et notre action se transporta sur une arène légale. Nombre d'articles autrefois publiés dans notre Zvezda et ensuite dans la Pravda ont été édites dans le recueil Le Liquidationnisme et le Marxisme où se trouvent résumés les résultats des luttes de cette époque.

A l'étranger, parmi les émigrés, le conflit était particulièrement intense. Il y eut, comme cela arrive toujours, beaucoup d'accusations réciproques. Martov écrivit un livre pour prouver que nous n'étions que des filous, que nous ne nous intéressions qu'au contenu de la caisse, que nous frustrions les veuves et les orphelins et cela pour nous proposer de nous unir étroitement avec les mencheviks ! Car ceux-ci n'ont jamais cessé de manœuvrer au nom de « l'unité du parti ».

Mais il nous était facile de répondre : Si nous sommes des filous qui ne s'intéressent qu'à la caisse, pourquoi donc désirez-vous si ardemment notre amitié ?

Vaines tentatives de conciliation

Nous avons à signaler ensuite la conférence de Paris, en 1908. Les liquidateurs y restèrent en minorité, sans néanmoins modifier leur ligne de conduite. Nous avions changé de rôles. L'appareil central était passé entre nos mains. Les liquidateurs formèrent une fraction et, s'appuyant sur leur organe légal, continuèrent à saper intérieurement le parti. Le camarade Joseph Doubrovinsky26 — un des meilleurs représentants de notre parti — qui, s'il avait vécu, serait sans nul doute aujourd'hui au premier rang des communistes, espérait qu'on pourrait redresser la ligne, et arriver par voie de conciliation, ainsi que l'avait fait Plékhanov en 1903, à mettre les mencheviks de notre côté. Doubrovinsky était très lié avec Lénine ; c'était également mon ami et celui d'un grand nombre de camarades. Il jouissait parmi nous d'une influence énorme. On lui donna quelques mois pour tenter son expérience conciliatrice. Il le fit et ne se trouva pas plus avancé qu'avant.

Les mencheviks Ermolaev (Roman), Yousouf, qui s'appelait alors Michel et Broïdo27 (Jacob) avaient été, tous trois, membres du Comité Central. En réponse, à la tentative faite par Doubrovinsky dans le but d'unifier le parti, ils écrivirent une lettre qu'on peut bien qualifier d'historique et qui nous disait en somme : « Allez au diable avec votre Comité Central ! Il y a longtemps qu'on aurait dû le dissoudre avec toute votre organisation clandestine. »

Je n'ai encore rien dit du groupe Vpériod (En avant) qui a joué un certain rôle. C'était celui de Lounatcharsky, d'Alexinsky, de Bogdanov et de Pokrovsky. Il s'était formé à la suite d'une querelle philosophique entre Bogdanov et Plékhanov. Plékhanov défendait dans le domaine de la philosophie les principes immuables du marxisme. Lounatcnarsky et Bogdanov proposaient la révision des aspects philosophiques du marxisme en inclinant vers la philosophie de Mach28. Sur le fond de cette querelle philosophique, par suite de dissentiments sur l'entrée à la 3e Douma, le groupe En avant réunit à son début toute une pléiade d'intellectuels bolchevistes. Mais cette querelle a, depuis, été liquidée sans appel, par le destin ; il est inutile d'y revenir.

Ce groupe a été décimé. Alexinsky est passé à la défense nationale ; Lounatcharsky et la plupart des autres militants sont dans nos rangs.

Le groupe Vpériod n'a joué dans histoire de notre parti qu'un rôle secondaire.

La guerre

Le bolchevisme, voilà la base de la révolution ouvrière. En 1912-1914, notre méthode principale était la grève générale politique. Les liquidateurs, qui sont à présent partisans des grèves contre les soviets, se prononçaient en 1912-1914 contre elles et blâmaient la « manie gréviste ». Nous nous heurtons toujours à eux, de façons variées, sur cette question : révolution prolétarienne ou soutien de la bourgeoisie.

Je ne parlerai pas du temps de guerre : les événements sont encore trop récents. La guerre survenue, de nouveaux changements, de nouveaux conflits se produisirent parmi nous. Plékhanov rompit avec nous. Nous ne voulions pas admettre qu'il pût se prononcer pour la guerre. Mais lorsque nous eûmes entendu son discours de septembre 1914, nous comprimes qu'il était perdu pour nous. Et la caractéristique du menchevisme se précisa alors avec une netteté toute particulière. Le menchevisme dans son entier — je ne parle pas des individualités isolées qui passèrent dans nos rangs — le menchevisme s'engagea dans la voie de la « défense nationale ». Ceci acheva de préciser sa physionomie. Vous voyez toujours défiler devant vous les mêmes hommes, le même programme, le même état-major à travers ces métamorphoses : marxisme légal, bernsteinisme, économisme, menchevisme, liquidationnisme, social-patriotisme. C'est toujours un seul et même programme, mais adapté aux circonstances. S'agit-il de soutenir ou non la bourgeoisie ? Le menchevisme répond par l'affirmative : C'est le marxisme légal. Vient ensuite le bernsteinisme, une autre question étant à l'ordre du jour : la révision des bases théoriques du marxisme. Et les futurs mencheviks s'allient avec les bernsteiniens contre Kautsky ; les mencheviks sont avec les libéraux, avec les liquidateurs, en somme avec la bourgeoisie. La question la plus grave se pose enfin, quand le socialisme mondial doit subir la plus grande des épreuves : la guerre — et les mencheviks, du moins le gros de leurs troupes29 se trouvent à côté des social-patriotes.

Tout le cycle de leur évolution s'accomplit ainsi. Et cette lutte se termine enfin par le résultat que nous avons aujourd'hui sous les yeux : les mencheviks s'unissent aux contre-révolutionnaires blancs !

Pour souligner notre rupture définitive avec l'ancienne pourriture, nous nous déclarons communistes. Et l'on nous comprend. Lisez l'article de Franz Mehring, publié dans la Pravda. Que dit-il ?

Si les communistes conservent le pouvoir, foutes les humiliations infligées au socialisme pendant la guerre seront effacées par l'immense joie de la classe ouvrière : mais si les bolcheviks sont vaincus, on ne pourra plus parler du socialisme international pendant de longues dizaines d'années autrement qu'avec le plus grand mépris.

C'est ainsi que des hommes qui, au cours de longues années, ont suivi de près la lutte que nous menons, envisagent les événements. Et cependant, il fut un temps où Mehring accordait plus de confiance à Axelrod qu'à nous, à Lénine et à son « petit groupe ». Personne à l'étranger n'avait confiance en nous. Kautsky se moquait de nous en nous entendant qualifier Plékhanov d'opportuniste. Mais les événements ont promptement fait tomber les masques et différencié le parti des communistes de celui des « libéraux politiques ouvriers ». Le parti ouvrier libéral en Angleterre a pour base l'aristocratie ouvrière. Il en est de même en Allemagne et le même phénomène s'est esquissé chez nous.

Conclusion

Telle est, brièvement résumée, l'histoire de notre parti. Elle vous montrera que la lutte que nous menons aujourd'hui a commencé voici longtemps. Elle ne s'est pas toujours déroulée dans des cadres aussi démesurément grands qu'aujourd'hui. Les événements se sont souvent développés dans une arène bien plus restreinte ; plus d'une fois, ils nous ont fait penser à une tempête dans un verre d'eau. Mais cette lutte de deux partis a toujours été celle de deux mondes.

Jetant un coup d'œil sur ce passé, notre parti — le Parti Communiste — a le droit d'affirmer avec satisfaction qu'il a immuablement marché vers le socialisme.

Toutes les fois que des indices de désagrégation se manifestaient au sein du mouvement, nos leaders se sont trouvés au premier rang pour combattre le mal, pour exiger l'amputation des membres gangrenés. Il nous est maintes fois arrivé de nous dire : Demeurons plutôt un groupe de conspirateurs, résignons-nous à n'être que cela, mais ayons conscience de marcher vers le socialisme et de tracer une voie nouvelle vers l'Internationale socialiste !

Oui, camarades, il nous est donné de tracer de nouvelles voies vers le socialisme international, des voies qui se dessinaient depuis longtemps dans l'esprit de Marx et d'Engels, mais qu'il est cent fois plus difficile de tracer dans la réalité pratique. Et maintenant nous pouvons avec une entière satisfaction jeter un regard derrière nous et dire : A partir du moment où a commencé la lutte entre deux orientations dans le mouvement ouvrier, à travers tous les revers et les hasards de la destinée, depuis le jour où petite minorité, nous avons engagé la lutte, nous avons immuablement marché dans la même voie. Faible minorité, nous avons marché à contre-courant toutes les fois que les circonstances l'ont exigé Aujourd'hui le pouvoir nous appartient et du moment que notre parti a su rester à son poste dans les circonstances si difficiles que lu révolution a traversées, j'ai la profonde conviction qu'il tiendra bon jusqu'à la fin !

Notes

1 Un des auteurs avec Sophie Perowsky (1854-1881) de l'exécution du tsar Alexandre II. Pendu en même temps que Kibaltchitch, Mikaïloff, Ryssakov et Sophie Perowsky, le 15 avril 1881. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

2 Membres du parti de la Narodnaïa Volia (la Volonté du Peuple) qui inaugura le terrorisme. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

3 Ivan Tourgueniev (1818-1883), écrivain russe. (Note de la MIA)

4 Serge Kravtchinsky, dit Stepniak (1852-1895), également célèbre comme révolutionnaire et comme écrivain. Auteur de La Russie souterraine (1882), sorte de galerie de portraits de terroristes. (Trad.) (Note figurant dans Le bulletin communiste)

5 Un des premiers militants ouvriers de la Révolution russe, tenta le 17 février 1880 de faire sauter le Palais d'Hiver, exécuté en 1882. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

6 Lev Grigorievich Deutsch, alias Leo Deutsch (1855-1941). Par la suite menchevik, et participant à l'Edinstvo de Plekhanov. (Note de la MIA)

7 Jean-Paul Marat (1743-1793), révolutionnaire jacobin. (Note de la MIA)

8 Maximilien Robespierre (1758-1794), révolutionnaire jacobin. (Note de la MIA)

9 Georges Danton (1759-1794) révolutionnaire jacobin. (Note de la MIA)

10 En fait en 1904, dans Un pas en avant, deux pas en arrière. (Note de la MIA)

11 Un des membres en vue du parti socialiste-révolutionnaire, aujourd'hui passé à la contre-révolution.(Note figurant dans Le bulletin communiste)

12 Brechko-Brechkowskaïa surnommée la « Grand'Mère de la Révolution », membre du Parti socialiste-révolutionnaire, aujourd'hui passée a la réaction. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

13 Alexandre Solomonovitch Izgoev (Lande) (1872-1935) rejoint le parti cadet en 1906. S'oppose à la révolution d'Octobre. Exil en Allemagne à partir de 1921. (Note de la MIA)

14 Mikhail Ivanovich Tougan-Baranovsky (1865-1919), rejoint le parti cadet, est ministre dans le gouvernement nationaliste en Ukraine en 1917-1918. (Note de la MIA)

15 Un des chefs de la Narodnaïa Volia ; il fit sa soumission au tsarisme et combattit les idées de sa jeunesse. On a de lui en français : La Russie politique et sociale et Conspirateurs et policiers (Souvenirs d'un proscrits). (Note figurant dans Le bulletin communiste)

16 Babouchkine. militant ouvrier de Petrograd. Membre du Parti bolcheviste, fusillé en Sibérie en 1906. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

17 Vassili Andreïevitch Chelgounov (1867-1939). (Note de la MIA)

18 Alexandre Nikolaïevitch Potressov, alias Starover (1869-1934), plus tard « liquidateur », défensiste en 1917, quitte le POSDR en 1918 et rejoint l' « union pour la défense de la patrie » contre-révolutionnaire. A Berlin puis à Paris à partir de 1925. (Note de la MIA)

19 Akimov-Machnovetz fut un certain temps un des représentants les plus en vue des économistes, mais par la suite, se ruina complètement dans l'opinion de son parti et tomba dans le ridicule. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

20 Le 22 janvier fut la date du Dimanche rouge. Ce jour-là, cent mille ouvriers, conduits par le pope Gapone, portant une pétition au tsar, se rendirent devant le Palais d'Hiver. Ils furent reçus à coups de fusils. Ainsi commença la Révolution de 1905. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

21 Fiodor Izmaïlovitch Roditchev (1856-1933), membre du parti cadet, en 1917 commissaire du gouvernement provisoire pour la Finlande, puis associé à l'Armée des Volontaires pendant la guerre civile. Puis émigré à Paris et à Lausanne. (Note de la MIA)

22 Ivan Illitch Petrounkevitch (1843-1928), membre du parti cadet. En exil après 1919. (Note de la MIA)

23 Zemstvo (de zemlia, province), assemblée élective à attributions restreintes, qui fonctionnait dans certains gouvernements de la Russie des tsars. Les zemstvos furent longtemps le siège d'une opposition libérale et bourgeoise, au reste très timide, contre le tsarisme. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

24 Le mot est du social-démocrate allemand Ignaz Auer. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

25 En avril 1911, au cours d'une grève, de nombreux ouvriers furent massacres par la troupe. (Note figurant dans Le bulletin communiste)

26 Iossif Fiodorovitch Doubrovinsky (1877-1913). Atteint de la tuberculose, il se suicide. (Note de la MIA).

27 Marc Issaïevitch Broïdo (1878-?) (Note de la MIA).

28 Ernst Mach (1838-1916), philosophe et physicien allemand. (Note de la MIA).

29 Certains chefs, Martov, Axelrod, Trotsky, ont au contraire été zimmerwaldiens. (Trad.)


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