1936 |
T 3913. Ce texte, traduit de l'allemand, est reproduit ici avec l'autorisation des Editions de Minuit. Il est daté du 12 avril 1936 et non du 22 comme indiqué par erreur dans La Révolution espagnole. Il est porté à Harvard sur le catalogue de l'ancienne partie « ouverte » comme « lettre à un ami espagnol ». Nous avions discuté la question de son destinataire dans La Révolution espagnole, n. 1, p. 292. L'étude des dossiers de cette période à Harvard nous permet d'apporter quelques précisions par rapport à nos conclusions de l'époque. Il ne s'agit pas de la lettre adressée à Garcia Palacios (que nous avons retrouvée et publions dans ce même volume). Il ne s'agit pas non plus d'une lettre à un membre du P.O.U.M. Il reste la possibilité d'une lettre aux anciens membres de la section espagnole entrés à Madrid dans les jeunesses socialistes (Julio Cid, Quesada), des militants avec lesquels le S.I. avait un contact intermittent selon la correspondance de Klement. Rien n'est venu étayer l'hypothèse selon laquelle cette lettre était adressée à l'ancien militant de la I.C.E. Federico Vàzquez, dit Arlen. Il faut enfin noter que, dans le post‑scriptum de sa lettre du 3 avril 1936, Leonetti avait réclamé à Trotsky « un complément à l'article sur la trahison du P.O.U.M. » en arguant précisément du tournant effectué par La Batalla sur la question du Front populaire. Ce dernier élément nous inciterait plutôt à penser qu'il s'agit en réalité de ce « complément » rédigé sous forme de « lettre à un ami ». |
Œuvres – avril 1936
L. Trotsky
[Que doivent faire les bolcheviks‑léninistes en Espagne]
12 avril 1936
La situation en Espagne est de nouveau révolutionnaire.
La révolution espagnole s'est développée sur un rythme très lent. Les révolutionnaires ont ainsi bénéficié d'un délai relativement important pour rassembler autour d'eux l'avant-garde afin d'être à la hauteur de leur tâche au moment décisif. Aujourd'hui, nous devons dire ouvertement que les « communistes de gauche » espagnols ont complètement laissé passer ce délai très favorable et qu'ils ne se sont en rien révélés meilleurs que les traîtres socialistes et communistes [1]. Les avertissements ne leur ont pourtant pas manqué ! Et la culpabilité d'un Andrés Nin ou d'un Andrade [2] n'en est que plus grande. Avec une politique juste, la Gauche communiste aurait pu se trouver aujourd'hui, en tant que section de la IV° Internationale, à la tête du prolétariat espagnol. Au lieu de cela, elle végète dans l'organisation confusionniste d'un Maurín [3], sans programme, sans perspective, sans aucune importance politique. L'action des marxistes en Espagne commence par la condamnation de l'ensemble de la politique des Andrés Nin et Andrade, qui était et qui demeure non seulement erronée mais criminelle.
Que signifie la destitution du président Alcalà Zamora [4] ? Elle signifie que l'évolution politique est de nouveau entrée dans une phase aiguë. Zamora constituait pour ainsi dire le pôle stable des sommets dirigeants. Bien que dans des conditions différentes, il jouait le rôle qui fut pendant un certain temps celui d'Hindenburg [5] en Allemagne, à l'époque où la réaction - nazis compris - d'une part, et la social-démocratie de l'autre plaçaient leurs espoirs en lui. Le bonapartisme des temps modernes est l'expression de l'extrême exacerbation des contradictions de classe dans une période où elles n'ont pas encore conduit à la lutte ouverte. Le bonapartisme peut trouver son point d'appui dans un gouvernement quasi-parlementaire ou dans un président « au-dessus des partis » : cela ne dépend que des circonstances. Alcalà Zamora était le représentant de cet équilibre bonapartiste. L'exacerbation des contradictions a conduit les deux camps à chercher d'abord à l'utiliser, puis à se débarrasser de lui. Les droites n'ayant pas réussi en leur temps, c'est maintenant le Front populaire qui y est parvenu. Mais cela signifie le début d'une période révolutionnaire aiguë. La profonde effervescence dans les masses, les explosions incessantes de violence, démontrent que les ouvriers des villes et des campagnes, ainsi que les paysans pauvres, si souvent dupés, poussent de toutes leurs forces, encore et toujours, vers la solution révolutionnaire. Quel est, face à ce puissant mouvement, le rôle du Front populaire ? Celui d'un gigantesque frein, construit et manié par des traîtres et de fieffées canailles. Et, hier encore, Juan Andrade a signé le programme particulièrement infâme de ce Front populaire [6] !
Après la destitution d'Alcalà Zamora, c'est Azaña [7] qui, la main dans la main du nouveau président de la République, va avoir à assumer le rôle du pôle bonapartiste stable, c'est-à-dire essayer de s'élever au-dessus des deux camps afin de mieux diriger les armes de l'État contre les masses révolutionnaires qui l'ont hissé au pouvoir. Mais les organisations ouvrières demeurent parfaitement prisonnières des filets du Front populaire. Dans ces conditions, les convulsions des masses révolutionnaires - sans programme et sans direction digne de leur confiance - risquent d'ouvrir toute grande la porte à la dictature contre-révolutionnaire.
Que les ouvriers poussent dans la direction de la révolution, c'est prouvé par le développement de toutes leurs organisations, en particulier par celui du parti socialiste et des jeunesses socialistes. Il y a deux ans, nous avons posé la question de l'entrée des bolcheviks‑léninistes dans le parti socialiste [8]. Les Andrés Nin et Andrade ont repoussé cette proposition avec le mépris de philistins conservateurs : ils tenaient avant tout à leur « indépendance » parce qu'elle leur assurait leur tranquillité et ne les engageait à rien. L'adhésion au parti socialiste en Espagne aurait pourtant abouti, dans les conditions données, à des résultats infiniment meilleurs qu'en France par exemple ‑ à condition toutefois que l'on ait réussi à éviter les énormes erreurs commises par les camarades de la direction française, bien entendu. Depuis, Nin et Andrade ont fusionné avec le confusionniste Maurín pour courir avec lui derrière le Front populaire [9]. Cependant les ouvriers socialistes qui aspirent à la clarté révolutionnaire ont été victimes des escrocs staliniens. La fusion des deux organisations de jeunesse signifie que les mercenaires de l'Internationale communiste vont abuser des meilleures énergies révolutionnaires et les détruire [10]. Et les « grands » révolutionnaires Andrés Nin et Andrade se tiennent à l'écart, afin de mener avec Maurín une propagande parfaitement inopérante en faveur de la « révolution démocratique-socialiste », c'est-à-dire en faveur de la trahison social‑démocrate [11].
Personne ne peut prévoir l'aspect que revêtira en Espagne la prochaine période. Le flux qui a porté la clique du Front populaire est trop puissant en tout cas pour pouvoir reculer à brève échéance et pour abandonner à la réaction le champ de bataille. Les éléments authentiquement révolutionnaires disposent encore d'un certain délai, vraisemblablement assez bref, pour prendre conscience, pour se rassembler, pour préparer l'avenir. Et cela concerne au premier chef les partisans espagnols de la IV° Internationale. Leurs tâches sont claires comme le jour :
Telle est l'unique voie réelle de la révolution prolétarienne. Il n'en existe pas d'autre.
Notes
[1] C'est en 1932 que l'Opposition de gauche espagnole avait pris le nom de « Gauche communiste » (Izquierda comunista) ce que Trotsky n'avait guère apprécié : c'était le terme de « bolchevik‑léniniste » qui avait en effet été prévu pour toutes les sections, et en revanche celui de « Gauche communiste » était le nom d'une organisation dissidente en France.
[2] Andrés Nin Pérez (1892-1937), ancien instituteur catalan, secrétaire national de la C.N.T. en 1920, avait été son délégué à Moscou où il était resté comme secrétaire de l'Internationale Syndicale Rouge. Membre du parti bolchevique, du soviet de Moscou il avait rejoint en 1923 l'Opposition de gauche et avait été membre de la « commission internationale » de l'Opposition unifiée en 1926-27. Expulsé d'U.R.S.S. en 1930, il avait entretenu avec Trotsky une abondante correspondance jusqu'en 1933 où la rupture personnelle entre les deux hommes avait été couronnée par un texte de Trotsky sur « Les Méthodes inadmissibles de Nin ». Contrairement à une interprétation très répandue, la participation de la I.C.E. à la création du P.O.U.M. en septembre 1935 et l'adhésion de ce dernier au bureau de Londres n'avait pas provoqué de rupture entre les Espagnols et le S.I. La rupture fut consommée seulement quand le P.O.U.M. signa le pacte électoral des gauches, Trotsky répliquant par son article « La Trahison du P.O.U.M. » (OEuvres, 8, p. 132-137). Juan Andrade Rodríguez (né en 1897), dirigeant des J.S. après la guerre, avait fondé le premier P.C. en Espagne. Exclu en 1927, il avait rejoint l'Opposition de gauche. Très connu sur le plan international, auteur de bons livres et excellent journaliste, il était l'un des dirigeants du P.O.U.M. à Madrid - un des bastions de sa « gauche ».
[3] Trotsky ne considère pas le P.O.U.M. comme une organisation nouvelle, mais comme le « Bloc » de Maurín sous une étiquette nouvelle.
[4] Niceto Alcalá Zamora y Torres (1877-1949), politicien monarchiste sous la monarchie, fut le premier président du conseil de la République, puis le premier président de la République, sans pour autant cesser d'être attaché au catholicisme et au conservatisme. Il avait cependant provoqué la colère de l'extrême-droite en empêchant certaines de ses initiatives, bien qu'il ait contribué à tout l'arsenal répressif. Quand les gauches votèrent sa déposition, le 7 avril, la droite s'abstint, et il fut donc déposé par 238 voix contre 3. Dans La Batalla du 1° mai, un ancien militant de la I.C.E., José Luis Arenillas, analysait sa déposition non comme un signe du mûrissement de la crise révolutionnaire, mais comme « une farce ».
[5] Paul von Beneckendorff und von Hindenburg (1847-1934), Feldmarschall, ancien chef de l'Armée impériale pendant la guerre avait été élu président du Reich en 1925 et réélu en 1932.
[6] Cf. Œuvres, 7, p. 115-120.
[7] En fait, Azaña chef parlementaire indiscuté du Front populaire, allait lui-même succéder à Alcalà Zamora à la présidence.
[8] Cf. Œuvres, 4, passim. La direction de la I.C.E. avait une première fois repoussé la proposition de Trotsky à la quasi‑unanimité en septembre 1934, sur un rapport de Enrique Fernandez Sendón, dit Fersen. Mais ce dernier, emprisonné à Madrid après les journées d'Octobre avec de jeunes militants socialistes, s'était convaincu de son erreur et avait repris les propositions qu'il avait fait repousser. La direction ‑ notamment Nin ‑ avait proposé un compromis : « regroupement révolutionnaire » en Catalogne, c'est‑à‑dire participation au P.O.U.M., mais, partout ailleurs, entrée dans le P.S.O.E. et les J.S. Ces propositions se heurtèrent à l'opposition des militants de Madrid qui exigèrent une solution « unitaire », identique pour tous les militants.
C'est ainsi que les non‑catalans de la I.C.E. entrèrent également au P.O.U.M.
[9] Allusion à la fondation du P.O.U.M. le 25 septembre 1935 au cours d'une conférence clandestine à Barcelone, et à la signature, le 15 janvier 1936, du programme électoral des gauches par le P.O.U.M.
« Le tournant de La Batalla à l'égard du Front populaire ne peut nous inspirer aucune confiance. On ne peut pas dire le lundi que la Société des Nations est une bande de brigands et inviter le mardi les électeurs à voter pour le programme de la S.D.N., pour expliquer le mercredi qu'il ne s'agissait la veille que d'une manoeuvre électorale et qu'on va reprendre son véritable programme. L'ouvrier sérieux doit se demander : que vont dire ces gens jeudi ou vendredi ? Maurín semble l'incarnation du petit‑bourgeois révolutionnaire agile, versatile et superficiel. Il n'étudie rien, comprend peu et sème la confusion ». (Note de Trotsky.)
[10] La fusion entre les jeunesses communistes et les jeunesses socialistes d'Espagne s'était effectuée à partir d'une conférence commune le 11 avril 1936 sur la base des recommandations d'une « commission d'unification » et sans que les congrès des deux organisations aient été réunis avant. En fait, la clé de l'opération était détenue par les dirigeants des J.S. autour de Santiago Carrillo. Ce dernier était‑il déjà organisé en secret dans le P.C. ? Il était en tout cas acquis à la politique de Moscou et allait être le grand « stalinisateur » des jeunesses.
[11] Marx écrivait en 1876 que le terme de « social‑démocrate » n'était pas correct : on ne peut placer le socialisme sous le contrôle de la démocratie. Le socialisme ‑ ou le communisme ‑ nous suffit ; la « démocratie » n'a rien à y voir. Depuis, la révolution d'Octobre a démontré avec vigueur que la révolution socialiste ne peut s'effectuer dans le cadre de la démocratie. La révolution « démocratique » et la révolution socialiste se trouvent des deux côtés opposés de la barricade La III° Internationale a confirmé cette expérience et l'a théorisée. La révolution « démocratique » est déjà faite en Espagne. Elle ressuscite avec le Front populaire. C'est Azaña, avec ou sans Caballero qui personnifie en Espagne, la « révolution démocratique ». La révolution socialiste se fera au cours d'une lutte implacable contre la « révolution démocratique » avec son Front populaire. Que veut dire cette « synthèse » de « révolution démocratique‑socialiste » ? Rien. Seulement un galimatias éclectique. (Note de Trotsky.) Les notes 9 et 11, de Trotsky, sont reproduites du texte de la lettre adressée par lui le 8 avril à Leonetti (cf. p. 158-160).
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