1924 |
Un discours synthétisant la politique de l'Internationale Communiste vis-à-vis des pays orientaux. |
Œuvres - avril 1924
Perspectives et tâches en Orient
Camarades, j’ai reçu du bureau de votre cellule des documents qui esquissent le travail de votre université ces trois dernières années. A ma demande, les camarades ont marqué en rouge tous les points les plus essentiels, ce qui m’a considérablement facilité la tâche pour me mettre au courant des documents, parce que, et je ne sais comment le dire – à ma honte et à mon regret – je n’ai pas eu l’occasion de suivre de près le travail de votre université ni au jour le jour, ni même au mois le mois. C’est un travail qui a une importance exceptionnelle et qui a, sans aucune des exagérations qu’on fait lors des anniversaires, une portée mondiale et historique.
Camarades, même si d’habitude on ne se lance pas dans la théorie lors de rencontres anniversaires, permettez-moi néanmoins de faire quelques remarques de caractère général qui expliqueront pourquoi j’affirme que votre université n’est pas un simple établissement d’enseignement, même révolutionnaire, mais qu’il constitue un levier d’importance historique mondiale. […]
Tout le mouvement politique et culturel actuel repose sur le capitalisme. C’est le terrain sur lequel il a grandi, sur lequel il continue à grandir et qu’il a dépassé. Mais le capitalisme a, schématiquement parlant, deux facettes différentes : le capitalisme des métropoles et le capitalisme des colonies. Le modèle classique d’une métropole c’est la Grande-Bretagne. Pour le moment celle-ci est couronnée par le gouvernement soi-disant « travailliste » de [Ramsay] MacDonald. Pour ce qui est des colonies, j’hésiterais à dire laquelle est la plus typique d’une colonie : ce serait soit l’Inde, une colonie au sens formel, soit la Chine qui préserve un semblant d’indépendance mais qui, de par sa position dans le monde et le cours de son développement, appartient au type colonial. Le capitalisme classique c’est en Grande-Bretagne. Marx a écrit son Capital à Londres en observant directement le développement du pays le plus avancé – vous savez cela même si je ne me souviens pas en quelle année vous l’apprenez […]. Dans les colonies, le capitalisme se développe, non pas à partir de lui-même, mais par l’intrusion du capital étranger. C’est cela qui crée les deux types différents. Pourquoi MacDonald, je le dirai en termes pas très scientifiques mais tout aussi précis, pourquoi MacDonald est-il si conservateur, si limité et si stupide ? Parce que la Grande-Bretagne est la terre classique du capitalisme, parce que le capitalisme s’y est développé organiquement à partir de l’artisanat, en passant par la manufacture, jusqu’à l’industrie moderne, pas à pas, par la voie « évolutive » ; par conséquent les préjugés d’hier et ceux d’avant-hier, et les préjugés du passé et des siècles précédents, tous les détritus idéologiques d’antan, on peut les découvrir sous le crâne de MacDonald (applaudissements).
A première vue il y a ici une certaine contradiction historique : pourquoi Marx est-il apparu dans l’Allemagne retardataire, dans le plus retardataire des grands pays d’Europe dans la première moitié du XIXe siècle, (si on ne compte pas la Russie, bien entendu) ? Pourquoi Marx est-il apparu en Allemagne et pourquoi Lénine est-il apparu en Russie à la lisière du XIXe et du XXe siècle ? Une pure contradiction ! Mais de quelle nature ? De celle qui peut s’expliquer par ce qu’on appelle la dialectique du développement historique. Sous la forme de la machine britannique et sous la forme du tissu de coton britannique, l’histoire a créé le facteur de développement le plus révolutionnaire. Mais cette machine et ce tissu ont été produits et créés au cours d’une transition historique lente et prolongée, avançant pas à pas, pendant que la conscience humaine restait en général d’un conservatisme effrayant.
Lorsque le développement économique avance lentement et systématiquement, il a tendance à avoir du mal à entrer dans le crâne humain. Les subjectivistes et idéalistes en général disent que c’est la conscience humaine, la pensée critique, etc. etc., qui tirent l’histoire en avant comme un remorqueur tire une barge. Ce n’est pas vrai. Nous sommes, vous et moi, marxistes et nous savons que la force motrice de l’histoire ce sont les forces productives, qui se sont jusqu’à présent développées sans que l’homme ne s’en aperçoive, et il tend à être très difficile de faire entrer cela dans le crâne conservateur de l’homme pour y produire l’étincelle d’une nouvelle idée politique. Et c’est particulièrement vrai, je le répète, si le développement a lieu lentement, organiquement et imperceptiblement. Mais lorsque les forces productives d’une métropole, d’une terre classique du capitalisme telle que la Grande-Bretagne, empiètent sur un pays plus retardataire, comme l’Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle, et chez nous au tournant du XIXe et du XXe siècle, et actuellement en Asie, lorsque les facteurs économiques font intrusion de façon révolutionnaire en brisant en morceaux l’ancien régime, lorsque le développement procède non pas graduellement, non pas « organiquement », mais avec des chocs terribles et des changements abrupts dans les anciennes couches sociales, alors la pensée critique trouve son expression révolutionnaire incomparablement plus facilement et plus rapidement, pourvu bien sûr que les conditions théoriques préalables nécessaires existent. C’est pour cela que Marx est apparu en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle et c’est pour cela que Lénine est apparu ici, et c’est pour cela que nous constatons le fait, paradoxal à première vue, qu’en Grande-Bretagne, dans la terre du capitalisme le plus avancé, le plus ancien et le plus vénéré, nous avons le parti « travailliste » le plus conservateur. Alors que par ailleurs, dans notre Union soviétique, un pays extrêmement retardataire économiquement et culturellement parlant, nous avons – et je n’ai pas peur de le dire car c’est un fait – le meilleur parti communiste du monde (applaudissements).
Il faut dire qu’en termes de développement économique, la Russie se trouve à mi-chemin entre la métropole classique, telle que la Grande-Bretagne, et les pays coloniaux comme l’Inde ou la Chine. Et ce qui distingue notre Union soviétique de la Grande-Bretagne pour ce qui est des voies et des formes de développement, se voit de manière encore plus aiguë dans le développement des pays d’Orient. Le capitalisme y empiète sous forme de capital financier étranger. Il jette dans ces pays des machines toutes prêtes, ébranle et sape l’ancienne base économique et érige sur ses débris la tour de Babel d’une économie capitaliste. L’action du capitalisme dans les pays d’Orient n’est ni graduelle, ni lente, ni « évolutive », mais abrupte, catastrophique – en fait dans beaucoup de cas elle est beaucoup plus catastrophique qu’elle ne l’avait été dans la Russie tsariste d’hier.
C’est de ce point de vue fondamental, camarades, qu’on doit examiner le sort de l’Orient dans les prochaines années et dans les prochaines décennies. Si vous prenez des livres aussi prosaïques que les comptes des banques britanniques et américaines pour les années 1921, 1922, 1923, vous pourrez, dans les chiffres des bilans des banques de Londres et New York, lire le destin révolutionnaire à venir de l’Orient. La Grande-Bretagne a rétabli son rôle d’usurier du monde. Les Etats-Unis ont accumulé une quantité d’or incroyable : les coffres-forts de la Banque centrale contiennent de l’or à hauteur de 3 000 millions de dollars, c’est-à-dire 6 000 millions de roubles-or. Cela inonde l’économie des Etats-Unis. Si vous posez la question : à qui la Grande-Bretagne et les Etats-Unis accordent-ils des prêts ? – car comme vous l’avez probablement entendu dire, ils ne nous accordent toujours pas de prêt à nous autres, l’Union soviétique ; ils n’en accordent pas non plus à l’Allemagne, ils ont donné quelques misérables miettes à la France pour sauver le franc – alors à qui prêtent-ils ? Pour l’essentiel aux pays coloniaux ; ils vont financer le développement industriel de l’Asie, de l’Amérique latine et de l’Afrique du Sud. Je ne vous donnerai pas de chiffres : j’en ai quelques-uns mais cela rallongerait trop mon rapport. Il suffit de dire que, jusqu’à la dernière guerre impérialiste, les pays coloniaux et semi-coloniaux recevaient de la part des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne environ deux fois moins de crédits, probablement, que les pays capitalistes développés ; pourtant aujourd’hui les investissements financiers dans les pays coloniaux excèdent, et excèdent considérablement, les investissements faits dans les vieux pays capitalistes. Pourquoi cela ? Les causes sont nombreuses mais les principales sont au nombre de deux : un manque de confiance dans la vieille Europe, ruinée et saignée à blanc, avec ce militarisme français forcené en son centre – un militarisme qui menace de causer constamment de nouveaux bouleversements ; et d’un autre côté, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont besoin de ces pays coloniaux en tant que fournisseurs de matières premières et clients pour leurs machines et produits manufacturés. Nous avons observé pendant la guerre et nous observons maintenant l’industrialisation effrénée des pays coloniaux et semi-coloniaux et des pays retardataires en général : le Japon, l’Inde, l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud, etc. Il n’y a aucun doute que si le parti du Guomindang chinois réussit à unifier la Chine sous un régime national-démocratique, le développement capitaliste de la Chine avancera par bonds de sept lieues. Et pourtant tout cela prépare la mobilisation des masses prolétariennes innombrables, qui d’un coup sortiront d’un état préhistorique et semi-barbare et se lanceront dans l’usine, le creuset de l’industrie. Il n’y aura donc pas le temps de conserver et accumuler les détritus des temps passés dans la conscience des travailleurs ; une guillotine tranchera dans leur conscience, séparera le passé du futur et les forcera à chercher de nouvelles idées, de nouvelles formes et de nouvelles façons de vivre et de lutter. Et là, les partis marxistes-léninistes d’Orient, les communistes japonais, les communistes chinois, turcs, indiens etc. devront entrer en scène dans certains pays, et dans d’autres ils devront se développer en envergure et en audace.
Camarades travailleurs des territoires d’Orient ! En 1883 se formait en Suisse le groupe russe « l’Emancipation du travail ». Est-ce il y a si longtemps ? De 1883 à 1900 il y a 17 ans, et de 1900 à 1917 encore 17 ans, en tout 34 ans – le tiers d’un siècle, une génération : depuis l’organisation du premier cercle théorique et propagandiste des idées du marxisme pendant le règne d’Alexandre III, jusqu’à la conquête de la Russie tsariste par le prolétariat, il s’est écoulé en tout et pour tout le tiers d’un siècle !
Pour quiconque a vécu ces événements cela paraîtra une période longue et douloureuse. Mais, à l’échelle de l’histoire, cela représente un rythme d’une frénésie et d’une rage sans précédent. Pourtant dans les pays d’Orient le rythme du développement sera, selon tous les signes, encore plus rapide. Alors, votre Université communiste des travailleurs d’Orient, qu’est-elle à la lumière des perspectives que nous venons de tracer – qu’est-elle donc ? Elle est la pépinière des groupes de « l’Emancipation du travail » pour les pays d’Orient (applaudissements frénétiques).
Il est vrai, et on ne doit pas fermer les yeux là-dessus, que les dangers qui menacent les jeunes marxistes d’Orient sont grands. Nous savons, et vous savez, que c’était dans de dures batailles externes et internes que le Parti bolchévique s’est forgé. Vous savez que le marxisme, émasculé et falsifié, était chez nous, dans les années 1890, une école de formation politique générale pour l’intelligentsia bourgeoise, des partisans de Strouvé, qui plus tard sont devenus les hommes de main politiques de la bourgeoisie, les Cadets, beaucoup ont même rejoint les Octobristes et sont même allés plus loin à droite. La Russie, économiquement arriérée, était, dans un sens politique, un pays qui n’était ni différencié ni complètement formé ; le marxisme parlait de l’inévitabilité du capitalisme, et les éléments progressistes bourgeois, qui voulaient le capitalisme non pour le socialisme mais pour le capitalisme lui-même, acceptaient le « marxisme » après en avoir ôté le dard révolutionnaire. La même chose est arrivée en Roumanie. La majorité des canailles actuellement au pouvoir en Roumanie sont passées en leur temps par l’école du marxisme margarine ; certains en France avaient adhéré au guesdisme. En Serbie, un bon nombre des politiciens conservateurs et réactionnaires d’aujourd’hui sont passés dans leur jeunesse par l’école du marxisme ou du bakouninisme.
On observe moins cela en Bulgarie. Mais en général cette exploitation temporaire du marxisme pour servir les buts d’une politique progressiste bourgeoise caractérise les pays du Sud-Est des Balkans, comme elle a caractérisé notre propre pays. Ce danger menace-t-il le marxisme en Orient ? En partie. Pourquoi ? Parce que le mouvement national en Orient est un facteur progressiste de l’histoire. La lutte pour l’indépendance de l’Inde est un mouvement profondément progressiste ; mais, vous et moi, nous savons qu’en même temps cette lutte se limite aux tâches nationales-bourgeoises. La lutte pour la libération de la Chine, l’idéologie de Sun Yat-sen, est une lutte démocratique et une idéologie progressiste, mais bourgeoise. En Chine, nous sommes pour que les communistes soutiennent le Guomindang et le poussent en avant. Cela est essentiel, mais ici aussi il y a un danger de dégénérescence nationale-démocratique. Il en est de même dans tous les pays d’Orient qui sont l’arène de luttes nationales pour se libérer de l’esclavage colonial. Le jeune prolétariat d’Orient doit s’appuyer sur ce mouvement progressiste ; mais il est absolument clair que dans la prochaine période les jeunes marxistes d’Orient courent le danger d’être arrachés aux groupes de l’« Emancipation du travail » et de se dissoudre dans l’idéologie nationaliste.
Mais où, alors, réside votre avantage ? Votre avantage sur les anciennes générations de marxistes russes, roumains et autres, c’est que vous vivez, et que vous vivrez et travaillerez, non seulement à une époque postérieure à Marx mais aussi à une époque postérieure à Lénine. Dans votre journal que le bureau de votre cellule m’a si gentiment envoyé avec des annotations, j’ai lu une violente polémique à propos de Marx et Lénine. Vous polémiquez les uns contre les autres très sévèrement ; je ne vous le dis cependant pas pour vous le reprocher. La question y était présentée comme si, dans l’opinion de certains, Marx n’était qu’un théoricien – donc ceux de l’autre côté avaient décrit cette position et objecté : « Non, Marx était un politicien révolutionnaire tout comme l’était Lénine, et pour Marx et Lénine la théorie et la pratique allaient de pair. »
Si l’on formule la question de cette façon abstraite, cela est indubitablement vrai et incontestable ; mais il y a quand même une différence entre ces deux personnages historiques ; c’est une différence profonde, qui provient non seulement d’une dissemblance dans leur personnalité, mais aussi d’une dissemblance d’époques. Evidemment le marxisme n’est pas une doctrine académique mais un levier de l’action révolutionnaire ; ce n’est pas pour rien que Marx a dit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Mais du temps de Marx, à l’époque de la Première Internationale et ensuite durant l’époque de la Deuxième Internationale, y avait-il la possibilité que le mouvement de la classe ouvrière utilise le marxisme totalement et jusqu’au bout ? Le marxisme avait-il trouvé, à l’époque, une incarnation authentique dans l’action ? Non. Marx a-t-il eu l’occasion et la chance de guider l’application de sa théorie révolutionnaire jusqu’à l’action historique décisive, la conquête du pouvoir par le prolétariat ? Non. Marx a créé son enseignement non pas, bien entendu, comme un universitaire ; comme vous le savez, il s’est développé à travers la révolution, à travers l’estimation et la critique qu’il a faites du déclin de la démocratie bourgeoise ; il a écrit son [Manifeste] en 1847 et il a été actif à l’aile gauche de la démocratie bourgeoise dans la révolution de 1848, dont il a évalué tous les événements d’une manière marxiste, ou plutôt à la manière de Marx ; à Londres il a écrit le Capital ; en même temps c’est lui le créateur de la Première Internationale, l’inspirateur de la politique des groupes les plus avancés dans la classe ouvrière de tous les pays ; mais il n’a pas pris la tête d’un parti qui a déterminé le sort du monde ni même d’un seul pays. Quand nous voulons répondre brièvement à la question : qui était Marx ? nous disons : « Marx est l’auteur du Capital. » Et quand nous nous demandons qui était Lénine nous disons : « Lénine est l’auteur de la révolution d’Octobre » (applaudissements). Lénine a souligné plus que quiconque qu’il ne voulait pas réviser, refaire ou corriger l’enseignement de Marx : Lénine est venu, pour utiliser le vieux langage des évangiles, non pour changer la loi de Marx mais pour la mettre en œuvre. Il l’a lui-même souligné plus qu’aucun autre ; mais il avait besoin à cette époque, de libérer Marx qui avait été enfoui sous les sédiments des générations qui séparaient Lénine de Marx, enfoui sous les sédiments du kautskysme, du macdonaldisme, du conservatisme des chefs ouvriers, et de la bureaucratie réformiste et nationaliste. Pour accomplir sa grande œuvre historique, Lénine devait se servir de l’outil du marxisme authentique, une fois totalement et complètement dégagé de sa gangue, des additifs et des falsifications. Et donc le plus grand avantage que vous avez, vous, la jeune génération, c’est que vous avez directement ou indirectement participé à ce travail, que vous l’avez observé, que vous vivez dans l’environnement politique et idéologique du léninisme et que vous êtes en train d’assimiler cette théorie qui correspond à la pratique, à l’Université des travailleurs de l’Orient. Ceci constitue votre avantage énorme et inestimable et vous devez le comprendre. Même si Marx lui-même a pu dans sa théorie couvrir le développement de décennies et de siècles entiers, son enseignement a ensuite été, au cours des batailles quotidiennes, réduit à ses différents éléments séparés et qui plus est absorbés d’une manière déformée. Lénine est venu, a remis tous ces morceaux de marxisme ensemble dans une situation nouvelle et a mis en pratique cet enseignement dans une action de proportion historique gigantesque. Vous avez vu cette action et vous vous y êtes joints : cela vous met dans une certaine obligation, et c’est sur cette obligation que l’Université communiste des travailleurs de l’Orient a été construite.
C’est pour cela, camarades, que je pense que le danger d’une dégénérescence nationale-démocratique, qui évidemment existe et qui s’emparera de certains et les emportera – car il ne peut en être autrement –, que ce danger est grandement atténué du fait même de l’existence de l’Union soviétique et de la Troisième Internationale. Il y a des raisons d’espérer que le noyau de base qui émergera de l’Université communiste des travailleurs de l’Orient occupera la place qui lui est destinée, celle d’un levain de classe, d’un levain marxiste et d’un levain léniniste pour le mouvement prolétarien dans les territoires de l’Orient. Ce qui vous est demandé, camarades, apparaît gigantesque et se manifeste, comme je l’ai déjà dit, non pas graduellement mais d’un seul coup, pour ainsi dire de manière « catastrophique ». Lisez bien l’un des derniers articles de Lénine, « Mieux vaut moins mais mieux » : en apparence il est consacré à une question organisationnelle spécifique, mais en même temps il traite des perspectives de développement des pays d’Orient en rapport avec le développement de l’Europe. Quelle est au fond la principale idée de l’article ? L’idée fondamentale est que le développement de la révolution en Occident pourrait être contenu. Comment peut-il être contenu ? Par le macdonaldisme, car la force la plus conservatrice d’Europe est de fait le macdonaldisme. On peut voir comment la Turquie a aboli le califat et comment MacDonald le ressuscite. N’est-ce pas un exemple frappant qui montre, dans les faits, le contraste aigu entre, d’un côté, le menchévisme contre-révolutionnaire de l’Occident, et de l’autre la démocratie nationale-bourgeoise progressiste de l’Orient ?
Il se passe aujourd’hui en Afghanistan des choses véritablement spectaculaires : la Grande-Bretagne de MacDonald cherche à renverser l’aile nationale-bourgeoise qui s’efforce d’européaniser l’Afghanistan indépendant, et à remettre au pouvoir les éléments les plus sinistres et les plus réactionnaires, imbus des pires préjugés panislamiques, le califat, etc. Si l’on considère ces deux forces qui s’affrontent activement, il devient tout de suite évident que l’Orient va de plus en plus graviter vers nous, l’Union soviétique et la Troisième Internationale.
On voit comment l’Europe, qui lors de son développement passé a préservé le conservatisme monstrueux des chefs de la classe ouvrière, est en train de dégénérer de plus en plus sur le plan économique. Il n’y a pas d’issue pour elle. Et cela s’exprime en particulier par le fait que l’Amérique ne lui accorde pas de prêts, car elle n’a pas confiance, à juste titre, en sa viabilité économique. D’un autre côté, on voit également que cette même Amérique et cette même Grande-Bretagne sont obligées de financer le développement économique des pays coloniaux, les mettant par là même sur la voie de la révolution, et cela à un rythme effréné. Et si l’Europe est maintenue dans son état actuel de putréfaction avec le macdonaldisme débile et nationalement étroit de la couche supérieure aristocratique et privilégiée de la classe ouvrière, le centre de gravité du mouvement révolutionnaire basculera entièrement et complètement vers l’Orient. On verra alors que, bien qu’il ait fallu un certain nombre de décennies de développement capitaliste en Grande-Bretagne pour que ce développement devienne un facteur révolutionnaire remettant sur pied notre vieille Russie et notre vieil Orient, il faudra que la révolution en Orient retourne en Grande-Bretagne pour donner un coup de main à la révolution du prolétariat européen, fracassant quelques crânes épais s’il le faut (applaudissements). C’est l’une des possibilités historiques. On doit la garder à l’esprit.
J’ai lu dans les documents que vous m’avez envoyés qu’une étudiante de votre université, une jeune femme turque, a fait énormément impression à Kazan où des femmes, certaines âgées et analphabètes, se rassemblaient autour d’elle. C’est un petit épisode mais il est indicatif et a une signification historique profonde. Le sens, la force et l’essence du bolchévisme se trouvent dans le fait qu’il s’adresse non pas aux chefs ouvriers mais aux masses, aux laissés-pour-compte, au plus grand nombre et aux plus opprimés des opprimés.
C’est pourquoi ce n’est pas pour son contenu théorique, qui est encore loin d’être assimilé et bien compris, mais pour son souffle de vie libérateur, que le bolchévisme est devenu l’enseignement préféré des pays d’Orient. C’est dans votre journal qu’on trouve constamment de nouvelles confirmations du fait que Lénine est bien connu non seulement dans les saklias [huttes de montagnards] du Caucase, mais aussi dans les profondeurs de l’Inde. Nous savons qu’en Chine, des travailleurs, qui probablement dans leur vie n’ont jamais lu un seul des articles de Lénine, se tournent avec enthousiasme vers le bolchévisme, car telle est la puissance du souffle de l’histoire ! Ils ont senti qu’il y a là un enseignement qui est adressé aux parias, aux opprimés, aux tyrannisés, aux millions et aux dizaines et centaines de millions pour qui, sans cela, il n’y a aucune solution historique, pour qui sans cela il n’y a pas de salut. Et c’est là la raison pour laquelle il y a une réaction si passionnée de la part des travailleuses pour le léninisme – parce qu’il n’y a pas de couche plus opprimée sur la terre que les femmes travailleuses ! Quand j’ai lu comment l’étudiante de votre université parlait à Kazan et comment les femmes tatares illettrées se rassemblaient autour d’elle, je me suis souvenu de mon bref séjour récemment à Bakou, où pour la première fois j’ai vu et entendu une jeune communiste turque et où j’ai pu observer dans le hall plusieurs dizaines et probablement des centaines de jeunes communistes turques, et où j’ai vu et entendu leur enthousiasme, cette passion de celle qui était hier l’esclave d’esclaves, qui a entendu les nouvelles paroles de libération et s’est éveillée à une nouvelle existence.
Pour la première fois j’en suis arrivé à une conclusion très claire : je me suis dit que dans le mouvement des peuples d’Orient, la femme jouera un rôle plus grand qu’en Europe et ici (applaudissements). Pourquoi ? Tout simplement parce que la femme orientale est incomparablement plus enchaînée, plus écrasée et plus abrutie par les préjugés que ne l’est l’homme oriental et parce que de nouveaux rapports économiques et de nouveaux courants historiques l’arracheront aux anciens rapports immuables avec une force et une brusquerie encore plus grandes que pour l’homme. Aujourd’hui encore on peut voir qu’en Orient dominent toujours l’islam, les vieux préjugés, les vieilles croyances et coutumes, mais ceux-ci se transformeront de plus en plus en poussière et en cendres. C’est comme un morceau de tissu pourri, lorsque vous le regardez de loin, il a l’air d’être d’une seule pièce, tous les motifs sont là et tous les plis restent, mais un mouvement de la main ou un souffle de vent suffit pour que tout le tissu se transforme en poussière. En Orient les anciennes croyances qui paraissent si enracinées ne sont donc en réalité qu’une ombre du passé : en Turquie on a aboli le califat et pas un seul cheveu n’est tombé de la tête de ceux qui ont violé le califat ; cela signifie que les vieilles croyances ont pourri et que, lorsque arrivera le nouveau mouvement historique des masses travailleuses, les vieilles croyances n’opposeront pas d’obstacle sérieux. Et ceci signifie, de plus, que la femme orientale, qui est la plus paralysée dans la vie, dans ses habitudes et sa créativité, l’esclave d’esclaves, sentira soudain, une fois que les nouveaux rapports économiques l’auront poussée à se débarrasser de son voile, qu’elle n’a plus aucune espèce de rempart religieux ; elle aura une soif passionnée d’acquérir de nouvelles idées, une nouvelle conscience qui lui permettra d’évaluer sa nouvelle position dans la société. Et il n’y aura pas de meilleur communiste en Orient, pas de meilleur combattant pour les idées de la révolution et pour les idées du communisme que l’ouvrière qui a été éveillée (applaudissements).
Camarades, c’est pour cela que votre université a une importance historique universelle. En utilisant l’expérience idéologique et politique de l’Occident, elle prépare un grand levain révolutionnaire pour l’Orient. Votre heure sonnera bientôt. Le capital financier de Grande-Bretagne et d’Amérique est en train de briser les fondations économiques de l’Orient, jetant une couche de la société contre l’autre, détruisant le vieux et créant une demande de neuf. Vous apparaîtrez comme ceux qui sont venus semer les germes des idées du communisme, et la productivité révolutionnaire de votre travail sera incommensurablement supérieure à la productivité du travail des vieilles générations marxistes d’Europe.
Mais, camarades, je ne voudrais pas qu’à partir de ce que j’ai dit, vous tiriez des conclusions allant dans le sens d’une sorte d’arrogance orientale (rires). Je vois que personne parmi vous ne m’a compris dans ce sens-là […]. Car si quelqu’un parmi vous devait s’imprégner d’une telle arrogance messianique et d’un tel mépris vis-à-vis de l’Occident, ce serait le chemin le plus court et le plus rapide pour se dissoudre dans l’idéologie nationaliste démocratique. Non, dans leur université, les communistes révolutionnaires d’Orient doivent apprendre à étudier le mouvement mondial [dans son ensemble], en comparant et en reliant les forces de [l’Orient et de l’Occident] pour atteindre un seul grand [but]. Vous devez savoir comment relier le soulèvement des paysans de l’Indus, la grève des coolies dans les ports de Chine, la propagande politique de la démocratie bourgeoise du Guomindang, la lutte des Coréens pour l’indépendance, la renaissance bourgeoise-démocratique de la Turquie et le travail économique, culturel et éducationnel dans la république soviétique de Transcaucasie ; vous devez savoir comment, idéologiquement et pratiquement, relier tout ceci avec le travail et le combat de l’Internationale communiste en Europe et en particulier en Grande-Bretagne, où la taupe du communisme britannique est en train lentement – plus lentement que beaucoup d’entre nous ne l’aurions souhaité – de creuser sous le bastion conservateur de MacDonald (applaudissements). Votre troisième anniversaire est bien sûr en lui-même un anniversaire très modeste. Beaucoup d’entre vous sont seulement au seuil du marxisme. Mais votre avantage sur l’ancienne génération réside, je le répète, dans le fait que vous étudiez l’ABC du marxisme non pas au sein de cercles d’émigrés divorcés de la vie, dans des pays dominés par le capitalisme comme c’était notre cas à nous, mais sur un sol conquis par le léninisme, sur un sol nourri de léninisme et sur un sol enveloppé dans l’atmosphère idéologique du léninisme. Vous étudiez le marxisme non seulement dans des brochures mais vous avez l’occasion de l’inhaler dans l’atmosphère politique de ce pays. Ceci ne s’applique pas seulement à ceux d’entre vous qui viennent des républiques orientales qui font partie de l’Union soviétique, cela s’applique aussi à ceux – dont l’importance n’en est bien entendu pas moindre ! – qui sont venus ici des pays coloniaux opprimés. Quant à savoir si le dernier chapitre de la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme se déroulera dans un, deux, trois, ou cinq ans, nous ne le savons pas ; mais nous savons que chaque année produira une nouvelle moisson issue de l’Université communiste de l’Orient. Chaque année fournira un nouveau noyau de communistes qui connaissent l’ABC du léninisme et qui ont vu comment cet ABC est appliqué dans la pratique. Si une année passe avant les événements décisifs, nous aurons une moisson ; si deux années passent, nous en aurons deux ; si trois années passent, nous aurons trois moissons. Et lorsque se produiront ces événements décisifs, les étudiants de l’Université communiste des travailleurs de l’Orient diront : « Nous voilà. Nous avons appris quelque chose. Nous savons non seulement comment traduire les idées du marxisme et du léninisme dans la langue de la Chine, de l’Inde, de la Turquie et de la Corée ; mais nous avons également appris comment traduire les souffrances, les passions, les revendications et les espoirs des masses travailleuses d’Orient dans le langage du marxisme. »
« Qui vous a appris cela ? » leur demandera-t-on.
« L’Université communiste des travailleurs de l’Orient nous l’a appris. » Et alors ils diront ce que je vais vous dire maintenant au jour de votre troisième anniversaire :
« Gloire, gloire et gloire à l’Université communiste de l’Orient » (bruyante ovation et chant de l’Internationale).