1920

Lettre aux camarades Yougo-Slaves, Première parution française dans le Bulletin Communiste


Œuvres – octobre 1920

Léon Trotsky

Lettre aux camarades Yougo-Slaves

10 octobre 1920


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Chers camarades,

Le camarade Milkitch m'a remis une copie de votre lettre et les comptes rendus y joints. En route vers le front sud où doivent avoir lieu dans le courant des prochaines semaines des luttes décisives contre Wrangel, j'ai pu prendre connaissance attentivement de votre lettre. En la relisant, l'atmosphère du mouvement ouvrier yougo-slave et en particulier serbe m'est revenue clairement à la mémoire.

La guerre balkanique a été comme l'ouverture, l'entrée dans la grande guerre universelle. C'est alors que les socialistes ont dû subir la première épreuve de leur fidélité à leur drapeau. Dans le Parti serbe, il y a eu des hésitations et des divergences, mais elles n'ont pas eu le temps de se développer et, autant que je m'en souvienne, elles cessèrent avec la conclusion de la paix. Katzlerovitch est décidément allé au social-patriotisme. Laptchevitch a gardé une attitude ferme et décidée : mais je reconnais avec la plus grande affliction qu'au cours du mouvement actuel, Laptchevitch représente non plus l'avenir, mais le passé. Il nous est arrivé au cours de cette lutte cruelle de perdre bien des amis. Les uns ont péri matériellement, les autres spirituellement.

En parlant de ceux qui sont morts réellement je rappelle avant tout l'image de notre ami Dimitri Toutsovitch. Sa perte est ressentie, j'en suis sûr, dans le mouvement yougo-slave et balkanique jusqu'aujourd'hui. C'était une figure des plus fermes. Inébranlable, solide, et plein d'assurance, Toutsovitch avait été créé pour cette époque de l'humanité. Quel malheur qu'il soit mort avant d'entrer sur la voie nouvelle de notre époque révolutionnaire.

Douchan Popovitch n'est plus parmi nous. Lui non plus. Je sais qu'il n'a point été exempt des erreurs social-patriotiques. Mais je veux croire que ce lutteur décidé, ce journaliste jeune et talentueux aurait été avec nous, de toute sa forte pensée, dans le camp de la révolution et du communisme.

C'est avec joie que je trouve parmi les chefs du mouvement communiste de la Yougo-Slavie les noms des camarades qui me sont connus depuis 1912. Je ne vais pas indiquer leurs noms afin de ne point nuire aux yeux des autorités you-slaves. Je connais moins le mouvement des ex-provinces slavonnes de l'empire des Habsbourg. Mais il suffit pour s'en faire une idée de savoir que les organisations socialistes de ces régions reflétaient l'esprit général de la politique social-démocrate autrichienne, c'est-à-dire l'esprit lâche de soumission à la volonté des gouvernants, l'esprit de légalité à tout prix, l'esprit des illusions réformistes et des préjugés chauvins.

D'après les dires du camarade Rakovski, je sais que les chefs du mouvement socialiste transylvain, dans leur union avec le parti socialiste roumain, y ont apporté l'esprit du plus bas opportunisme parlementaire. De votre lettre, il ressort que les anciens chefs du mouvement ouvrier de Croatie, Slovaquie et Bosnie ont tourné au social-patriotisme. Vous menez contre eux la lutte décisive et, comme toujours en pareil cas, les masses sont de votre côté. Votre dernier Congrès à Voukovarié en semble la meilleure preuve. Le parti Communiste central compte environ 60 000 membres, force énorme en Yougo-Slavie où la bourgeoisie des différentes provinces semble tiraillée de tous les côtés et affaiblie par des divisions intérieures. Les organisations syndicales se trouvaient en Serbie jusqu'à la guerre sous la direction et sous l'influence du parti social-démocrate. A présent, ainsi que cela semble ressortir de votre lettre, les organisations communistes de Yougo-Slavie gardent et augmentent leur influence sur les syndicats réunissant 150.000 prolétaires. Dans la mesure où il est possible d'en juger d'ici, votre mouvement suit la bonne voie révolutionnaire.

Pendant la guerre impérialiste, le mot d'ordre : «libération» de la Serbie de la griffe austro-hongroise a joué un grand rôle dans la propagande de l'impérialisme anglo-français, c'est-à-dire dans la duperie des masses ouvrières. La Serbie est sortie de la guerre agrandie de territoire. Elle s'est agrandie des terres appartenant à l'Autriche-Hongrie et à la Bulgarie et elle est devenue la Yougo-Slavie. Mais jamais la petite Serbie ne s'est trouvée dans un esclavage aussi grand à l'égard de l'Autriche-Hongrie que la grande Yougo-Slavie à l'égard de la France et de l'Entente en général. La yougo-Slavie victorieuse n'est pas moins ruinée et épuisée que ses ennemis vaincus. Il faut ajouter à cela que si l'économie de l'Europe détruite était régénérée sur les basses anciennes, le relèvement capitaliste de la Yougo-slavie, de la Bulgarie, de la Hongrie et de l'Autriche entraînerait inévitablement de nouveaux chocs sanglants entre ces pays. Seule, la révolution socialiste aux Balkans et dans l'Europe centrale peut créer des conditions favorables à la régénération pacifique et au relèvement économique des masses travailleuses Yougo-Slaves. Seule, la fédération soviétique balkanique étroitement liée avec les fédérations de l'Europe centrale permettra aux différentes nationalités établies dans ces régions de réunir leurs forces dans une collaboration pacifique au lieu de les morceler et de les diviser.

La révolution prolétarienne est en marche, elle ne saurait être retenue. Elle exige l'organisation unanime et solide dans le combat de la classe ouvrière. Réunissez toutes vos forces, camarades, afin de créer une telle organisation. Au nom de la Révolution Prolétarienne qui vient, je salue le Parti Communiste frère Yougo-Slave.

Kharkov 10 octobre 1920

 


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