Voilà déjà un mois et demi, nous communique le Journal des Débats, que s’est tenue la Conférence socialiste internationale, à Zimmerwald, petit village suisse, d’où l’on découvre le profil neigeux de la Jungfrau — et jusqu’à maintenant, nous n’avons pas eu le droit de parler de ce fait historique si plein de signification. Les représentants des travailleurs et des travailleuses socialistes sont venus de tous les coins de la vieille Europe couverte du sang et du déshonneur d’une lutte fratricide, pour faire entendre la voix révolutionnaire de l’Europe de demain. (De ce fait, ni la France ni la colonie russe vivant sur le sol français ne devaient prendre connaissance de cet événement.)
L’Angleterre a refusé les passeports aux délégués. Car la guerre est conduite au nom des intérêts suprêmes des démocraties : qui ne l’a pas encore compris se le fera expliquer par le policeman anglais armé de sa bonne matraque. Mais les places destinées aux participants anglais sont restées libres — et l’agonisant Keir-Hardie et ses compagnons ont assisté, invisibles, aux travaux de la Conférence de Zimmerwald.
La France a défendu d’en parler. Le nom même de Zimmerwald a été rayé du dictionnaire politique de la France par la main de la censure militaire. Et voilà ! Quand sur les terres du "Kaiser" et même dans le pays du tzar russe, les journaux parlent du rassemblement en Suisse des rebelles internationaux au nom du bon sens et de l’humanité, dans le pays où sous les ruines de la Bastille fut enseveli un ignoble régime d’oppression, dans le pays qui a prôné le culte de la Raison, en France, il était interdit de faire mention de cette Conférence qui, malgré tous les obstacles, se tint à Zimmerwald.
Quant aux deux journalistes renégats — l’un français, l’autre russe — répondirent, il y a deux semaines, à notre Conférence, le premier par des railleries banales, l’autre par ses calomnies habituelles, et que nous voulûmes faire état de ces faits dans notre journal, la censure nous biffa, à nouveau, jusqu’au nom de Zimmerwald.
Mais la Conférence eut lieu ! C’est un grand événement, Monsieur le Censeur ! La presse française écrivit souvent, pendant les premiers mois de la guerre, que Karl Liebknecht sauverait l’honneur allemand. La Conférence de Zimmerwald sauve l’honneur européen, et les idées issues d’elle sauveront cette Europe couverte du sang et du déshonneur d’une lutte fratricide.
Vainement, vous tentez d’étouffer toute information sur cette Conférence. Ce que vous vouliez tenir caché, éclate au jour. Et voici qu’un distingué professeur, dans le Journal des Débats, attaque la Conférence de Zimmerwald par un article, où il prouve que cette dernière est impuissante, de signification nulle et que par-dessus tout elle profite à l’Allemagne. Le sosie de ce professeur, le type même de l’universitaire obtus, démontre, dans les mêmes termes employés par son distingué homologue, que la Conférence fut faite par ordre de l’Entente. Mais si cette Conférence était de portée nulle, pourquoi vos voisins ont interdit de mentionner son nom ? Et pourquoi, en dépit de toutes les défenses, avez-vous été obligés d’en parler ? Et vous parlerez d’elle, Messieurs les professeurs, journalistes, politiciens et ministres ! Elle vous obligera à parler d’elle ! Aucune force ne la rayera de la vie politique en Europe, cette Conférence de Zimmerwald !
Elle a fait entendre sa voix, et celle-ci ne se taira pas !
Ah ! Vous avez bien encore un moyen à votre disposition, Monsieur le Censeur ! Vous pouvez biffer notre article. Mais c’est une mesure illusoire, une mesure fausse, car elle a eu lieu, elle a eu lieu, la Conférence de Zimmerwald !