1915 |
Source : — Trotsky in Naché Slovo, 3-6 octobre 1915. |
Le Midi — Combien se différencie-t-il du Nord de la France par sa tournure d’esprit et son comportement envers la guerre ! — il n’était pas difficile de se rendre en Suisse : pas difficile pour le citoyen muni d’un passeport dûment visé, d’une photographie récente et de tous les tampons indispensables !
Cependant, à la frontière, il fallut passer par bien des tourments : on craignait doublement les journalistes. A Paris, résident de mystérieux correspondants de journaux allemands appartenant vraisemblablement au groupe des journalistes "neutres". Dans le Berliner Tagesblatt et la Frankfurter Zeitung apparaissent, de temps en temps, des lettres rédigées sur le sol français et réellement destinées à la presse allemande. Il y a quelques semaines, la Frankfurter Zeitung annonçait le déclenchement de l’offensive française en Champagne, et la prédication s’avéra tout à fait juste. Ce fait incita la police française à redoubler sa surveillance sur les lettres, les journaux et les voyageurs qui franchissaient les frontières. Certaines mesures frappent par leur paradoxe. Ainsi on enlève aux personnes quittant la France tous les journaux français, bien qu’il soit loisible, évidemment, de les acheter en Suisse. Aux voyageurs venant de Suisse, on confisque les journaux suisses, bien qu’on se les procure, sans la moindre difficulté, au premier kiosque parisien. Les voies de la police, y compris la police républicaine, sont impénétrables... On m’enleva l’exemplaire de ma brochure, éditée en Suisse, en langue allemande.
"Quel sens cela peut-il avoir ?". — Voyons, cette brochure a été introduite en France avec l’assentiment de la censure". — "Cela ne signifie strictement rien : nous ne pouvons laisser passer des brochures allemandes". — "Même de France en Suisse ?". — même en Suisse".
Un des garde-frontières, versés en matière de psychologie comparative, me parla allemand, en très bon allemand littéraire et, après un échange de deux ou trois phrases, s’intéressa avec une très vive curiosité à la situation intérieure de la Russie. Je lui rétorquai, qu’étant donné le départ imminent du train, il me serait impossible de m’attaquer à un problème aussi vaste et aussi complexe. Le psychologue fut mécontent de ma réponse, mais, en vrai gentleman, le dissimula. Nous prîmes congé l’un de l’autre avec la politesse la plus recherchée. Mais la brochure ne me fut pas rendue.
Je me rendis directement à Berne, chez le député suisse, Grimm, le principal organisateur de la Conférence. Ancien ouvrier-compositeur, ayant conservé bien des traits prolétaires, Grimm, un homme de quarante ans, journaliste énergique, orateur, se signalait comme une des figures les plus marquantes de la vie politique en Suisse. Député au Parlement national, il est à la tête du mouvement ouvrier bernois, il écrit dans son journal et se pose en leader authentique de l’aile gauche de la Social-démocratie suisse. Mais ces quinze derniers mois ont vu un grand changement. Grimm aussitôt assuma une position critique envers le comportement des Social-démocraties allemande et française. Comme son journal est édité en allemand, ses principaux coups furent dirigés contre le Parti allemand. Grimm acquit ainsi une large audience auprès de l’aile gauche de la Social-démocratie allemande, qui, de toute sa force, attaquait les positions des sociaux-impérialistes, c’est-à-dire la majorité dirigeante du Parti soutenant la politique du pouvoir. Berner Tagwacht se mit à publier des correspondances d’Allemagne, dépeignant le sombre tableau de "Burgfrieden" (la paix civile) et sa pénétration dans la vie intérieure de la Social-démocratie. La lutte des cercles officiels du Parti contre "l’opposition" (Liebknecht, Luxembourg, Zetkin, Mehring et autres), se déroula, tout d’abord, dans le champ clos du parti, puis, brusquement, éclata au grand jour, dévoilée par le journal bernois. Elle fut alors en butte au jugement de tous. Berner Tagwacht devint une sorte d’organe officieux de l’opposition, au grand ennui des autorités allemandes, de celles du Parti comme de celles du gouvernement. En fin de compte, l’envoi du journal an Allemagne fut interdit, ce qui ne l’empêche pas évidemment d’y être largement diffusé.
Le journal socialiste bernois acquérait simultanément, en France, une popularité particulière du fait que, considéré comme "allemand", il se distinguait de la presse germanique par son point de vue indépendant. Les journaux français faisaient de nombreuses références à Berner Tagwacht. Par une aberration, explicable dans les conditions de vie actuelle, de nombreuses personnes considérèrent le journal suisse pour une publication francophile.
Le malentendu finit par se dissiper. Après quelques articles extrêmement critiques à l’adresse de Guesde, Sembat, etc., les sympathies manifestées par les sphères officielles du Socialisme français à l’égard de Berner Tagwacht se refroidirent singulièrement ; le journal y gagna dans les milieux non officiels. "L’opposition" dans le mouvement ouvrier trouvait un appui dans le journal bernois, chez les Allemands comme chez les Français, compte tenu de la différence de langue. Berner Tagwacht est diffusé régulièrement en France, alors que toute tentative d’introduire, via la Suisse, les plus importants journaux allemands, se heurte à la résistance des autorités frontalières françaises.
La position assumée par le journal suisse, en qualité d’organe non officiel du Socialisme "de gauche" ou "international" dans un pays neutre et international comme l’Helvétie, a placé tout naturellement Grimm à la tête de l’organisation qui, depuis le début de la guerre, tente de rétablir les communications interrompues entre les différents Partis socialistes. Grimm prit une part active à la modeste Conférence italo-suisse de Lugano qui avait comme but de préparer une conférence générale du Socialisme international. Grâce à la participation de Grimm, on put tenir une Conférence féminine, présidée par Cl. Zetkin et une Conférence de la jeunesse socialiste.
Grimm travaillait en plein accord avec le député de Turin, Morgari, secrétaire de la fraction socialiste du Parlement romain. Le Parti italien, survivant à de nombreuses crises "épuratrices", après s’être séparé de l’aile réformiste, puis des francs-maçons socialistes, prit, dès le début des hostilités, une position profondément différente de celles des Socialismes allemand et français. Tant que l’Italie ne s’était pas libérée du nœud de la Triplice, les Socialistes menaient une violente campagne en faveur de la neutralité, combattant le danger d’une intervention aux côtés des Empires centraux. A cette époque, le Socialisme opposant une farouche résistance au semi-officiel, semi-socialiste Sudekum, s’attirait les louanges de la presse française. Mais dès que les symptômes d’une entrée en guerre de l’Italie en faveur des Alliés se dessinèrent nettement, que l’ex-rédacteur en chef du journal Avanti, Mussolini — avec l’argent du gouvernement français, sans le moindre doute —, mit son propre journal à la disposition de la propagande belliciste, alors, la politique de "neutralité" poursuivie par les Socialistes italiens fut l’objet en France, des plus cruels jugements. Le parti italien se chercha des homologues dans les pays étrangers, et Morgari, sur ordre du Comité central, se rendit deux fois en France et en Angleterre, afin de préparer une Conférence internationale.
Je rencontrai Morgari plus d’une fois à Paris, et nous nous rendîmes une fois ensemble au havre. Le député de Turin était l’antithèse de Grimm. Celui-ci possède une raideur "suisse-allemande" qui se manifeste aussi bien dans les discours que dans le style. Morgari, au contraire, a une nature d’artiste : il est un politique et un psychologue. Les traits de son jeune visage portent la marque d’un caractère débonnaire et indulgent. Grimm est, dans le domaine de la théorie, un marxiste. Morgari, lui, est "neutraliste". Il reproche au marxisme son manque de réalisme, reconnaît dans l’Histoire la "multiplicité" des facteurs et tente de parvenir à une conception "intégrale" tant en pratique qu’en théorie. L’intégralisme signifie, en réalité, un effort vers un éclectisme "harmonieux".
En dépit de leurs différences si profondes — on peut même parler de contradictions — entre les tempéraments et les conception théoriques des deux hommes. Grimm et Morgari étaient étroitement liés par leur travail commun : établir les relations internationales entre les Partis ouvriers. La récente Conférence de Zimmerwald est due, en grande partie, à leur efforts conjugués [1].
Ch. Racovsky et B. Kolarov
À la rédaction de Berner Tagwacht, je trouvai une société bien mélangée et extraordinaire par le temps qui court. Il y avait deux rédacteurs berlinois, une militante du mouvement féminin de Stuttgart, deux syndicalistes français — le secrétaire de la Fédération des Métaux, Merrheim et celui de la Fédération du Tonneau, Bourderon — le docteur Racovsky de Bucarest, un Polonais et un Suisse. Il s’agissait des premiers délégués arrivés pour prendre part à la Conférence. Grimm n’était pas là — il accomplissait un petit voyage de propagande et n’arriverait que le soir. Morgari se trouvait à Londres, et on attendait de lui, d’heure en heure, des télégrammes annonçant la venue des délégués britanniques.
En la personne de Racovsky, je rencontrai un vieil ami. Il est une des figures les plus internationales du mouvement ouvrier européen. Il est bulgare de naissance, mais sujet roumain. Par ses études, il est médecin français, mais il est membre de l’Intelligentsia russe ; il est porté vers les Belles-Lettres (sous la signature d’Insarov, il a publié en russe, toute une série d’articles de journaux et un livre sur la IIIe république) ; il possède toutes les langues balkaniques et trois langues européennes ; il a pris part à la vie intérieure de quatre Partis socialistes — bulgare, roumain, français et russe —, il est actuellement à la tête du Parti roumain.
La politique suivie par ce dernier est, jusqu’à un certain point, parallèle à celle du Parti socialiste italien. Les Socialistes roumains, en luttant pour la neutralité, recevaient des louanges ou des réprimandes de la part des Français et des Allemands suivant les oscillations du gouvernement roumain qui obligeaient, à chaque changement de politique, les "neutralistes" à changer leurs objectifs. Sudekum arriva à Bucarest, l’automne dernier, pour "inciter" les Socialistes roumains à s’opposer à l’intervention en faveur des Alliés. Son concours fut décliné. Mais quand Charles Dumas, chef du cabinet de Sembat, s’adressa à Racovsky, lui exposant le point de vue français, le roumain lui répondit par l’envoi de toute une brochure, de ton modéré, mais de fond significatif (Les Socialistes et la Guerre, Bucarest, 1915). Racovsky développe le thème suivant lequel les Partis socialistes français et allemand ne se différencient pas par leur tactique de principe, mais qu’en eux se dessinent les signes avant-coureurs de conceptions irréconciliables : "Nous avons devant nous, non deux tactiques, mais deux Socialismes. Voilà la vérité."
— Ferez-vous la guerre ?
— Demandez-le aux Bulgares, nous répond Racovsky. Notre gouvernement arrive encore à farder la neutralité. Mais il y a trop de motifs qui nous font supposer que l’intervention bulgare fera s’effondrer la planche peu sûre où se tient le ministère Bratianu.
(Je rappelle au lecteur que ces propos furent tenus en septembre 1915).
— Ferez-vous la guerre ? Je posai cette question, le lendemain, au député bulgare, Basile Kolarov, un des principaux dirigeants du Parti des opprimés, avocat, officier de réserve, décoré pour sa bravoure contre les Turcs.
— Nous la ferons, me répondit-il presque sans hésiter. La neutralité observée par Radoslavov est purement attentiste. La question de Constantinople, telle qu’elle a été posée par l’Entente, est un facteur décisif pour l’orientation de la politique bulgare. D’un autre côté, les défaites russes ont encouragé fortement les germanophiles, héritiers de la tradition stamboulovienne...
— Cela veut dire que vous vous battrez aux côtés de l’Allemagne ?
— Évidemment. Vous en doutiez ?
— La Presse française entretient les illusions à ce sujet, dans l’opinion publique... Quelle sera la position de notre Parti ?
— Nous sommes des socialistes "étroits", nous lutterons jusqu’au bout contre l’intervention, puis contre la guerre. Mais nous ne pouvons pas nous attendre à un succès immédiat de notre résistance.
— Et les autres Socialistes "larges" ?
— Ils suivent plus ou moins le bloc russophile. Mais dès que Radoslavov mettra la nation devant le fait accompli (à l’intervention), ils feront comme les bourgeois russophiles : sous prétexte d’intérêt national, de l’impossibilité de déchirer le pays en des moments aussi tragiques, etc., etc., ils s’inclineront devant la politique du pouvoir. En ce sens, la Presse gouvernementale travaille l’opinion publique.
— En fait, saviez-vous, poursuit notre interlocuteur, que notre tzar Ferdinand fait des "risettes" aux Socialistes "larges" ? Il a rencontré, en villégiature, un des leaders de ce Parti et s’est plaint amèrement de ce que les Socialistes ne lui font pas confiance, alors que de toute son âme, il leur est presque semblable. Le journal du "démocrate" Malinov, appelle le tzar, avec une ironie suspecte et jalouse, le "Socialiste couronné".
Les prédictions de mon perspicace interlocuteur — il se trouve, vraisemblablement à l’heure actuelle, dans les rangs de l’armée bulgare en campagne — se sont pleinement réalisées. Kolarov eut à peine le temps de rentrer chez lui, à Plovdiv, que la Bulgarie décrétait la mobilisation. Les Socialistes "larges", en qualité de patriotes, ne suscitèrent aucun obstacle à Radoslavov. Les "étroits" maintinrent leur lige jusqu’au bout. Le dernier numéro de leur journal qui m’est parvenu Rabotnitchevsky Viestnik caractérise les conditions dans lesquelles se déroule la lutte contre les aventures du gouvernement bulgare : "Nos réunions sont interdites, nos affiches sont confisquées, nos orateurs et nos propagandistes sont menacés, battus et arrêtés ; on retient les télégrammes à nos adresses, contenant de vives protestations contre l’aventurisme nationaliste et réclamant la paix."
Racovsky et Kolarov participaient à la Conférence, non seulement en qualité de délégués des Partis ouvriers roumain et bulgare, mais aussi en tant que représentants de la Fédération social-démocrate balkanique, créée à la Conférence pan-balkanique, l’été dernier, à Bucarest.
La Fédération démocratique de la péninsule balkanique, union de tous ces Etats liés par des conditions économiques et des destinées historiques communes, marche sous le drapeau de l’Union des jeunes partis ouvriers. Les Socialistes balkaniques ont fait avancer ce programme pendant les deux dernières guerres. Ils sont convaincus, plus que jamais, que le salut ne peut venir que d’une République fédérée. Mais, pour atteindre ce but, l’Histoire n’offre pas de chemin direct. Le bain de sang européen engloutit aussi les peuples des Balkans. Ils vont vers l’union inévitable à travers une destruction mutuelle. Que d’annonciateurs de la fédération sont tombés au cours de ces dernières guerres ! Le coup le plus sensible asséné à la Social-démocratie balkanique, en général, et à la S.D. serbe, en particulier, fut la mort au champ de bataille de Dmitri Toutsévitch, l’une des plus héroïques figures du mouvement ouvrier serbe...
Ledebour — Hoffmann
Georges Ledebour était à la tête de la délégation allemande ; le premier par l’âge et la popularité. Il était toujours le même : les événements n’avaient pas laissé sur lui d’empreinte extérieure. Au cours de mes sept années de résidence à vienne, je me rendais fréquemment à Berlin et, presque chaque fois, j’y rencontrai Ledebour, soit au Reichstag, chez Kautsky ou dans le café "Fürstenhof" où Ledebour descendait l’escalier, boitant fortement de sa plus courte jambe. Les Russes et les polonais le comptaient comme ami, et on l’appelait tantôt Ledebourov, tantôt Ledebourski. Du reste, ses liens avec la Russie et la Pologne ne dépassèrent jamais le stade d’intérêts purement parlementaires ou d’aide personnelle à des exilés russes, alors que son jeune camarade Karl Liebknecht acquit de très fortes attaches spirituelles avec la jeune Russie. Ledebour devait être âgé d’au moins soixante-cinq ans, car je me souviens qu’en 1910 ou 1911, on fêta, chez Kautsky, ses soixante ans. August Bebel participait à la cérémonie, lui qui avait atteint ses quatre-vingts ans. Le Parti était alors arrivé à son apogée. Son organisation, sa presse, ses fonds fleurissaient d’une manière encore jamais atteinte. Les vieux enregistraient automatiquement les succès et regardaient l’avenir sans crainte. Héros de la fête, Ledebour dressait, au souper, des caricatures et rencontrait une approbation unanime. Il possédait, sans contredit, l’art caricatural ; du reste, l’ironie, l’humeur bilieuse formaient une bonne partie de son tempérament qu’on devait, suivant l’ancienne classification, regarder comme colérique au plus haut point... Depuis ce souper de fête des têtes blanches, cinq années se sont écoulées... Que de changements entraînés par le temps qui en dissimule de plus colossaux encore !...
Ledebour, accompagné de Franz Mehring, sortit des rangs des journalistes démocrates pour entrer dans la Social-démocratie, mais il était beaucoup plus actif en tant que parlementaire qu’il ne le fut jamais en qualité de journaliste. Il se taillait fréquemment de gros succès à la Chambre, — dans les occasions, où il ne fallait pas traiter de haute politique, mais dans celles offrant à Ledebour la possibilité d’exercer sa verve caustique, d’attaquer et de déchiqueter l’adversaire. Il provoquait souvent des votes de méfiance ; les Libéraux le haïssaient plus, si possible, que ne le faisaient les Conservateurs ; il les payait de retour par des sarcasmes, qu’il lançait avec une grimace de mépris sur son visage fin, rasé et mobile comme celui d’un acteur.
Adolf Hoffmann avait peu changé, lui aussi, vieillard au toupet blanc gracieux, avec des traits à la "Rochefort". Vieux membre du Reichstag, il fut battu aux dernières élections et ne conservait plus qu’un siège au Landtag prussien où il conjuguait ses efforts avec ceux de Liebknecht pour combattre la "prussification", la violence esclavagiste. Hoffmann se considérait toujours d’extrême gauche. Il y a quelques années, il exécuta les dix commandements du social-démocrate, et il y gagna le sobriquet de "Hoffmann aux dix commandements". Il était un orateur populaire, à la voix coupante, aux gestes vifs ; il possédait un lot de plaisanteries et de calembours qui, souvent, faisaient très mal. Il était convaincu qu’un vrai démocrate, avant de partir guerroyer contre les "militaristes" étrangers, doit en terminer avec la réaction de son "propre" pays. Hoffmann est plus radical que Ledebour ; il est mécontent de ce que le groupe oppositionnel de la fraction social-démocrate au Reichstag se soit "abstenu" de voter, au lieu de voter "contre", lors du débat sur les crédits militaires.
Les relations entre la majorité "patriotique" et l’aile gauche se détériorèrent au plus haut point. Il ne s’agissait plus de différences théoriques ou de divergences tactiques secondaires, mais d’une contraction fondamentale par rapport à ce fait capital : comment vit l’humanité et à quoi aspire-t-elle ? Sudekum et Scheidemann usèrent de tous les procédés pour faire taire leurs opposants. Plus les deux premiers perdent du terrain auprès des masses, plus ils doivent recourir à l’appareil gouvernemental et plus s’enveniment les conflits internes du Parti... Ledebour décrivit la séance du Reichstag quand il protesta contre les mesures répressives du pouvoir contre la population. Scheidemann, alors, le désavoua.
— Pensez-vous que ces types aient organisé une session du Parti pour me juger ? Rien de semblable ! Pendant le "scandale", Scheidemann s’approcha des bancs gouvernementaux, chuchota avec les ministres — pas avec mes collègues du Parti, avec les ministres — et déclara, aux vifs applaudissements du Reichstag, que je n’étais pas habilité pour critiquer l’action des autorités militaires. Tels sont les procédés de ces individus !
— Et cependant, vous ne vous décidez pas à voter contre eux ! s’écrie, de son coin, un délégué allemand de gauche. Une discussion sur la tactique parlementaire s’engage. Ledebour tente de démontrer que la tactique d’abstention est beaucoup plus habile, ne brisant pas irrémédiablement la discipline du Parti ; elle permet de conquérir plus aisément la majorité de la fraction parlementaire : "Nous étions quatorze au début de la guerre, nous sommes maintenant trente-six."
— Mais vous oubliez, s’exclame Hoffmann, l’impression que votre comportement produit sur les masses ! Les demi-mesures, les demi-décisions ont toujours été mauvaises, elles sont inadmissibles devant des événements dont dépend le destin de notre développement politique. La masse exige des réponses claires, franches, viriles, pour ou contre la guerre. Et il faut lui donner cette réponse.
Je ne puis, à regret, donner les noms des autres membres de la délégation ; ce serait les exposer à la vindicte de la police allemande. En ce qui concerne Ledebour et Hoffmann, ils se sont "démasqués" eux-mêmes, en signant le manifeste élaboré à la Conférence — ceci, en pleine conscience de ce qu’ils faisaient. Mais le reste de la délégation doit rester anonyme : on ne peut la caractériser que par des traits généraux.
Étant elle-même l’aile gauche de la Social-démocratie officielle, elle avait sa propre aile gauche. Celle-ci exprimait ses idées par deux publications : le petit journal de propagande de Jules Borchardt Lichtstrahlen, irréconciliable quant au fond, mais de ton très modéré et sans grande influence politique, et l’organe de Luxembourg et de Mehring Die Internationale qui consista en un seul numéro, ardent et combatif, provoquant l’interdiction du journal. Des éléments influents de la gauche, Liebknecht et Zetkin se rapprochaient du groupe "Internationale". Les partisans de Luxembourg et de Mehring n’étaient pas moins de trois. Un d’entre eux appartenait au journal, Lichtstrahlen. Parmi les autres membres de la délégation, deux députés tenaient pour Ledebour, deux autres n’avaient aucune position déterminée. Hoffmann, nous l’avons déjà dit, est de "l’extrême gauche", mais il appartient à la vieille génération, et la jeunesse de gauche recherche d’autres voies [2].
Kautsky, Bernstein et Haase
Que veut l’opposition social-démocrate allemande ?
Avant tout, la ruine, sur toute la ligne, du bloc appelé national. La Social-démocratie ne doit prendre sur elle aucune responsabilité, directe ou indirecte, concernant la politique impérialiste du pouvoir. Il en découle : le vote contre les crédits, la lutte pour la cessation de la guerre, la propagande auprès des masses contre tout plan annexionniste, le rétablissement de la lutte économique. Mais pour le mettre en pratique, il y a de sérieuses contradictions.
Par-dessus tout, l’Opposition n’est pas séparée de la majorité dirigeante. Entre les sociaux-démocrates et les internationalistes, existe un groupement très important, le "Centre", ayant Kautsky à sa tête. On sait que ce dernier estime que les Socialistes "ont raison" de s’unir au gouvernement, qu’il n’y a pas crise de l’Internationale, qu’après la guerre on remettra le convoi sur les vieux rails, etc., etc. Cette position ne satisfait nullement ni la Droite ni la Gauche. L’aile modérée des internationalistes est proche de Kautsky, en ce sens qu’elle veut sauver l’unité et la discipline du Parti. L’aile gauche, au contraire, juge les contradictions inconciliables. Il est vrai que ces éléments ne songent pas à quitter le Parti. "Cela signifierait, disent-ils, livrer nos plus importantes positions sans combat. Mais nous demeurons, ajoutent-ils, dans les vieilles organisations pour combattre implacablement la tendance régnant actuellement au sein du Parti. Nous ne permettons pas à l’heure où il y va de l’existence de notre Parti, de nous laisser fermer la bouche par des considérations de discipline ou d’unité de toute l’organisation"...
— Comment estimez-vous la position de Kautsky ?
— Nous la refusons catégoriquement. Il a joué, à une époque de responsabilité, un rôle que nous ne pouvons lui pardonner. Il a complètement "perdu les pédales" au début de la Guerre, il a capitulé devant la pression de la Droite, des Opportunistes et des Nationalistes, ce qui a découragé complètement le Gauche. Si Kautsky, le 2 ou 3 août de l’année dernière, avait adopté une position ferme, l’aile gauche aurait aussitôt voté contre les crédits militaires, le vote du 4 août n’aurait pas eu lieu et Liebknecht ne se serait pas, ensuite retrouvé solitaire. Et maintenant ! Kautsky, Bernstein et Haase protestent contre les annexions, mais cette protestation a un caractère platonique : Kautsky n’exige même pas le retrait des Socialistes du bloc gouvernemental, et tant que ceux-ci appuient le pouvoir, votent les crédits, etc., etc., toute protestation contre les annexions, sans conséquences politiques, ne peut servir qu’à se donner bonne conscience.
Le destin de Kautsky, comme celui de nombreux animateurs de partis, est, sans contredit, profondément dramatique. Il fut le théoricien d’un Marxisme intransigeant. Il combattit, en 1890, Bernstein, théoricien du Réformisme. Mais la tactique du Parti était une tactique d’adaptation. Le comportement politique resta solidement en selle, après le succès de Bismarck. La bourgeoisie capitula complètement, mais devint d’autant plus puissante, économiquement. La masse laborieuse s’adapta au régime militaire et policier. On prévoyait un conflit inévitable. Mais la politique courante du Parti était possibiliste. Bernstein voulut élever ce possibilisme à la dignité de principe. Kautsky annonçait, à la fin de chacune de ses analyses, l’inéluctabilité des conflits révolutionnaires futurs. Mais l’Histoire l’obligea à se préparer si longtemps et à attendre le moment de la crise, que quand celle-ci se produisit, Kautsky n’en prit pas conscience et s’égara tout à fait. Je pense qu’il s’est égaré définitivement. On ne peut rejeter quarante ans d’un travail intellectuel incessant dans les conditions de l’immobilisme historique. À soixante-dix ans, l’homme ne se renouvelle pas spirituellement...
La destinée de Bernstein présente un intéressant parallélisme avec celle de Kautsky. Il était le théoricien de l’opportunisme national. Mais il appartient encore à la première génération, il a vécu l’époque "héroïque", il fut sous l’influence directe d’Engels. C’est autre chose qu’un quelconque David : grand homme dans les petites affaires, mais privé de largeur de vue dans les questions internationales ; il est encore trop petit pour les dimensions allemandes, il ne se sent bien que dans le Duché de Bade... Quand Bernstein s’aperçut ce qu’"tait devenue son "école", au moment de la crise mondiale, il fut épouvanté. Lié étroitement avec l’Angleterre, où il avait passé les longues années de l’émigration, Bernstein n’avait rien de commun, psychologiquement, avec les débordements anglophobes des nationaux-opportunistes allemands. Bernstein ne pouvait rester plus longtemps en compagnie des David, Legien, Schippel et Sudekum. Il fit quelques pas en avant, et Kautsky, effrayé par l’âpreté du conflit dans le Parti, dans le Parlement, dans la Nation, fit quelques pas en arrière — et les deux vieux amis, irréconciliables, semblait-il, de se rencontrer à mi-chemin. Un troisième vint se joindre à eux, Haase, premier président du Parti, un homme pour lequel, remplacer Bebel était une tâche bien trop lourde. En tant que président du parti, Haase se révéla bien vite écrasé par l’automatisme puissant de l’organisation. Le Parti allemand, les syndicats allemands : un Etat dans l’Etat. A la déclaration de guerre, la bureaucratie, ne s’habituant pas au bouleversement, craignit de ne pouvoir garder intact le fonctionnement du Parti et se rapprocha instinctivement du pouvoir. Haase ne put trouver en soi évidemment, étant donné sa nature, la force et la décision de ne pas céder au courant nationaliste et d’en appeler à l’opinion générale du Parti. Il faisait ses réflexions au sein du Parti, mais conservait l’apparence d’unité pour le monde extérieur ; le 4 août de l’année dernière, il se fit un devoir de faire connaître une déclaration avec laquelle il était en désaccord. Quand les développements ultérieurs l’effrayèrent, il ne lui resta plus qu’à joindre son désarroi à celui de Kautsky et de Bernstein. Le trio attaqua la politique annexionniste dans une lettre-manifeste singulière. Le pas franchi était digne de respect, portant un coup indispensable à l’orientation pro-gouvernementale du Parti, l’autorité des signataires attira l’attention de centaines de milliers de travailleurs. Mais les auteurs du manifeste restèrent à mi-chemin et furent incapables de pousser plus loin. Le pouvoir par le Parti n’est pas dans leurs mains, voici pourquoi il est hostile à l’impérialisme... Il nous faut tirer la conclusion que l’Histoire appelle à la relève une génération, neuve, plus jeune, qui n’a pas sur le dos le fardeau de la tradition, de la routine, de l’habitude et qui, seule, peut répondre à la voix de la nouvelle époque — une époque de fer et de sang, de tempêtes et de bouleversements.
L’activité de la gauche en Allemagne
— En quoi consiste votre travail ?
— Nous menons, dans les masses, une propagande contre la prolongation de la guerre, contre la politique des main-mises et des contributions, contre l’orientation officielle du Parti qui soutient le pouvoir. Nous complétons le travail des journaux légaux, qui partagent notre point de vue, par des proclamations illégales tirées à des centaines de milliers d’exemplaires. Vous connaissez probablement nos slogans : "Le principal ennemi — dans notre patrie", "Les annexions insensées", etc., etc. Dans cet esprit, nous menons une agitation verbale dans les réunions et plus ça va, plus fréquemment et plus radicalement, nous brisons les cadres de la légalité. Avons-nous du succès ? Sans aucun doute. La contradiction entre la politique officielle, gouvernementale, celle aussi du parti, et l’état d’esprit des masses croît sans cesse. Nous demeurons à l’intérieur de l’ancienne organisation du Parti, mais nous suivons, obstinément, notre propre orientation, nous avons nos propres réseaux et nos centres officiels.
— Vous nous interrogez sur la mentalité de nos masses laborieuses, nous dit Hoffmann, je vous répondrai catégoriquement : elle est hostile à la guerre, au pouvoir et aux hautes instances du Parti. Partout où nous avons eu la possibilité d’entrer en contact avec les couches populaires, nous avons constaté qu’elles se libérèrent définitivement de la griserie chauvine. Prenez ma circonscription électorale : elle est parmi les plus arriérées, avec une population composée à moitié de paysans, à moitié de travailleurs des mines, qui, il y a seulement quelques années, tenait pour la réaction cléricolo-antisémite. Il y a une semaine, je lisais à une assemblée "d’hommes de confiance", c’est-à-dire de délégués élus, un exposé sur la situation politique et je leur proposai ce qui suit : les députés sociaux-démocrates doivent refuser les crédits au Pouvoir et exiger la fin immédiate des hostilités. Tous les délégués furent d’accord d’une façon unanime et catégorique : pas une voix de protestation. Il aurait semblé pourtant que la propagande chauvine n’aurait pas trouvé de meilleur terrain que cette circonscription arriérée !...
— La Conférence de Zimmerwald nous donna un appui irremplaçable pour le développement de notre action, nous dit l’énergique animatrice du mouvement féminin. Notre opposition parlementaire, principalement avec Ledebour, a un caractère "extra-parlementaire". Alors que les "droites" ont la prépondérance et vont jusqu’au bout de leurs entreprises, utilisant toutes les ressources du Parti, nous parlementaires d’opposition se soumettent à la discipline et, aux moments décisifs, s’éloignent du Reichstag, au lieu d’attaquer la Droite. Se déclarant, par principe, solidaires de Liebknecht, nos parlementaires oppositionnels — il y en a actuellement quarante — rejettent son expérience. Nous voulons mettre fin à cet état de choses. L’opposition social-démocrate dans le pays est plus décidée que celle de nos parlementaires. Nous tenons pour Liebknecht.
La Social-démocratie a, par sa conduite depuis le 4 août, provoqué d’abord l’étonnement, puis l’indignation. Tous les exposés faits à la Conférence en ont suffisamment parlé. Il n’aurait pu en être autrement. Mais il serait parfaitement injuste de tracer une croix sur la social-démocratie. La contestation vint de l’intérieur. La politique pratiquée par les centres officiels, fondée sur celle des Socialistes français, se heurta de suite à une forte opposition. Mais l’embrouillamini était tel, les masses étaient tellement désorientées, égarées par la suite des événements et par le comportement des "guides" qui devaient les "conduire", que Scheidemann et Heine ne rencontrèrent, au début, aucune opposition formelle. Mais plus la politique "capitularde" des dirigeants invertébrés du Parti se fera brusquement inexplicable — du moins à première vue —, plus la réponse des masses se fera implacable. La gauche allemande regarde l’avenir avec pleine confiance.
Les travaux de la conférence
Tous les participants à la Conférence s’arrêtèrent à la Maison du Peuple, un lourd bâtiment aux dessins assyriens sur la façade massive de pierre grise. La salle à manger s’ornait d’un lampadaire massif et les murs étaient peints en sombre. Modernisme allemand ! "Cela me plaît, disait poliment un délégué français, je ne l’aurais jamais fait pour moi, mais cela me plaît." Dans le café apparurent les correspondants de presse — ils avaient l’œil et le bon. La Suisse est remplie de ces correspondants français et allemands. "Avant que nous ayons seulement ouvert la bouche, s’exclama Grimm, la presse bourgeoise du monde entier fera savoir notre faillite ! Les journalistes ne nous laisseront pas en paix. Il est impossible que tous nous ayons assez de fermeté pour leur refuser une interview. Ils s’empareront des moindres phrases prononcées dans le restaurant. Voici le motif qui m’a fait choisir des locaux à dix kilomètres de Berne, dans le petit village de Zimmerwald, haut dans la montagne."
À trois heures, nous nous rendîmes à Zimmerwald. Les passants regardaient notre cortège avec curiosité. Les délégués plaisantaient : cinquante ans après la création de l’Internationale, celle-ci trouvait place sur quatre équipages ! Mais dans ces plaisanteries, pas la moindre trace de scepticisme... Deux langues prédominaient pendant le trajet et pendant la Conférence : le français et l’allemand. Les délégués anglais étaient absents. Ayant franchement déclaré au gouvernement qu’ils se rendaient à une Conférence internationale, celui-ci leur avait, tout simplement refusé les passeports. Le député Glasher télégraphia qu’il ne pouvait venir. Cela simplifiait considérablement le travail des interprètes, ce travail épineux de chaque Conférence internationale. L’alternance des cultures européennes trouva son expression dans la linguistique de la Conférence de Zimmerwald. Les délégués français ne parlaient aucune langue étrangère, semblables en cela aux Anglais. Les Allemands comprenaient et parlaient un peu le français. Tous les Italiens parlaient couramment français, allemand et anglais. Les russes parlaient français, allemand et anglais. Un des interprètes se trouvait être russe, Angélica Balabanova, militante italienne, qui, avec la même aisance, traduisait le français, l’allemand et l’anglais.
Toutes les chambres disponibles de Zimmerwald furent occupées par les délégués : à l’hôtel, chez le maître de poste, chez les paysans. Le maître de poste fit ses offres de service en qualité de coiffeur.
Pendant les moments de détente, assez peu nombreux à la vérité, les délégués se rendaient sur la route montagneuse et admiraient le Mont-Blanc et la Jungfrau. Écrire de Zimmerwald était interdit afin que les informations ne soient pas confiées prématurément à la presse. Sans prendre en considération le dépit des correspondants, les journaux ne publièrent rien d’extraordinaire, à part de vagues allusions à une conférence qui devait se tenir, non loin de Berne. Berner Tagwacht pouvait affirmer, la conscience tranquille, qu’aucune Conférence ne se tenait à Berne. Après quelques jours, le nom de Zimmerwald fut connu dans le monde entier. L’hôtelier en fut fortement impressionné. Cet honnête Suisse déclara à Grimm qu’il espérait augmenter ses prix, grâce à cette publicité mondiale, et qu’il était prêt à verser une certaine somme à la caisse de la IIIe Internationale.
Nous déjeunions assis à la longue table, groupés par nationalité : seuls, les Russes, en qualité d’interprètes et d’intermédiaires, étaient disséminés. Après le repas, Grimm, à la demande générale, "iodlait" ces étranges chansons gutturales montagnardes ; Serrati, le rédacteur en chef de Avanti, chantait des parodies de chants napolitains ; Tchernov chantait "Les Brigands" de sa voix de ténor léger. Grimm se levait ensuite et d’une voix sèche comme s’il ne venait pas de régaler l’assistance en "iodlant", nous enjoignait de regagner les lieux de la Conférence. Aussitôt, nous nous levions et partions travailler.
En plus de Grimm ; organisateur de la Conférence, on choisit pour constituer le Bureau, Lazzari, représentant du parti italien et dont l’autorité devait croître de façon extraordinaire au cours de la guerre, Racovsky, représentant du prolétariat roumain dans la Fédération balkanique, la poétesse et militante hollandaise bien connue, Henriette Roland-Holst, en qualité de secrétaire et Angélica Balabanova en tant qu’interprète.
Il y avait quelques divergences qui se firent jour dans les exposés, particulièrement en ce qui concernait la principale question de l’ordre du jour : le comportement envers la guerre et la lutte pour la paix.
Une partie de la Conférence, inspirée par l’extrême-gauche, se basait sur le fait que les vieux partis socialistes, par exemple les Paris français et allemand, se liant aux gouvernements capitalistes, s’étaient dissous non seulement au moment critique de la guerre, mais définitivement. Les partis ouvriers ne pouvaient renaître qu’à partir d’éléments nouveaux. Ils devaient brandir le drapeau du "schisme" et rompre tout lien avec les politiques de "Burgfrienden" (Paix civile) et "d’Union sacrée". Le défenseur le plus marquant de cette thèse était Lénine. Il était suivi, plus ou moins étroitement, par le député suédois Hoeglund, chef du groupe de gauche, et par le dirigeant de la jeunesse norvégienne, Nörmann.
Un second groupe, jouant pour ainsi dire le rôle de "Centre", était hostile à la politique officielle des partis occidentaux. Mais il estimait que le "schisme" n’était pas une condition sine qua non de travail dans l’esprit de l’Internationalisme. Les représentants de ce groupe estimaient, comme l’extrême-gauche, que le naufrage de la IIe Internationale était dû à l’immobilisme des relations internationales, au moins en Europe Occidentale et était le résultat d’une époque historique de politique passive. Toute une génération du mouvement ouvrier s’était constituée dans une atmosphère d’adaptation systématique au parlementarisme et avait lié son sort à celui de ce dernier au moment critique. Ces représentants, à l’instar de la gauche, pensaient qu’il n’était pas question, après la guerre, de revenir à l’ancien état de choses. De profonds changements s’effectueraient à l’intérieur des Partis socialistes. Mais, tant qu’il s’agissait d’organisations de masses, une séparation systématique ne s’avérait pas indispensable. Une lutte implacable pour conquérir l’influence sur les masses devait s’engager, au sein du Parti. Ce second groupe se composait des éléments de gauche allemands (Spartakistes), de Roland-Holst, de Balabanova, d’une partie des Italiens, des Russes et des Suisses.
Le troisième groupe comptait des éléments plus pondérés qui regardaient la Conférence comme une démonstration à la face du monde et espéraient que la fin des hostilités balayerait l’engeance nationaliste, en remettant les choses à leur place. Ce groupe était constitué par une fraction de la délégation allemande, par les Français et une partie des Italiens [3].
Il est parfaitement clair que ces trois groupes devaient s’expliquer dans une ambiance peu ordinaire. Alors que le premier s’efforçait de gagner des adhérents à la lute intérieure et à la rupture complète avec le social-nationalisme, le troisième groupe voulait limiter la portée de la Conférence à une manifestation pour la paix.
Devant le refus de la majorité d’élaborer une résolution tactique et programmée, l’aile gauche dut faire en sorte que le premier problème de l’Internationale naissante — la lutte contre la guerre — fut placé sur les rails de la lutte des classes révolutionnaire. Nous sommes d’avis que ce but fut atteint au degré maximum permit par l’état de choses.
Les traits généraux concernant cette question étaient les causes fondamentales et les "fauteurs directs de guerre", la conduite des Partis socialistes et leur semi-opposition passive (l’abstention lors du vote des crédits militaires) et enfin les moyens et les forces à la disposition du prolétariat.
Axelrod exprima l’opinion, dans un de ses exposés, qu’user de la même unité de mesure pour juger du comportement des socialistes français et allemands, en ignorant les fauteurs de guerre et la différence des situations militaires, c’était propager non l’internationalisme, mais le "cynisme". Ce point de vue fut repris, mais sous une forme beaucoup plus abrupte, par un délégué italien. L’assemblée refusa catégoriquement de le suivre sur cette voie. Quelle que pût être la responsabilité "indirecte" de la guerre (diplomatie, etc...), la mêlée des peuples européens était le résultat de la politique impérialiste. Elle a dévoilé les intérêts fondamentaux de la société capitaliste et a mis en mouvement les forces fondamentales. Dans cette catastrophe mondiale, où se joue le sort de la culture, le prolétariat doit se laisser guider par ses intérêts fondamentaux et non s’intéresser aux nuances offertes par les divers gouvernements et les situations stratégiques provisoires. La collusion des socialistes et du bloc national, comme le fit remarquer le délégué de Naché Slovo est plus explicable psychologiquement dans les pays subissant des revers, que dans les nations remportant des victoires, mais, politiquement, elle ne fait, au même degré, que démoraliser et affaiblir le prolétariat. La question posée à la Conférence n’est pas de rechercher des circonstances atténuantes aux divergences nationalistes du social-patriotisme, mais bien de susciter contre lui une lutte simultanée et coordonnée de la part de l’Internationale entière.
La tendance des internationalistes français et allemands de se borner à refuser le bloc national, fut admise par l’opinion générale. En conclusion, le social-nationalisme triomphant fut stigmatisé comme il le méritait.
Trois projets furent présentés, provenant de la rédaction de Sozial-demokrat, de la fraction droitiste de l’opposition allemande et de la délégation de Naché Slovo.
Le projet de Sozial-demokrat tentait de donner des indications sur des méthodes de luttes bien définies. On aurait pu, tout d’abord, s’interroger sur l’opportunité de déclarer publiquement les tactiques à employer ! Indépendamment de ceci, il était clair que la résolution étant rejetée, il n’y avait aucun espoir de transférer la description des tactiques de base dans un autre document... Le projet avait le défaut fondamental de représenter un comportement indécis et à double sens envers la lutte des classes. Lénine avait exposé suffisamment clairement, déjà auparavant dans ses articles et études, qu’il considérait personnellement le slogan de la lutte pour la paix comme parfaitement négatif. Il expliquait sa position par l’aphorisme suivant : notre tâche est, non pas de faire taire les canons de 420 cm, mais de les mettre au service de nos desseins. Il n’y a pas de doute que la différence entre pacifistes et internationalistes consiste en ceci : nous voulons convertir les moyens militaires en armes pour les prolétaires. Mais il serait absolument inadéquat de mettre en opposition cette question et la lutte pour la paix. Pour que le prolétariat allemand ait envie de braquer ses canons sur ses ennemis de classe, il faut qu’il ne désire plus tirer sur ses frères de classe — en d’autres termes, il doit être animé de sentiments hostiles envers cette guerre, qui l’épuise et le rend exsangue, tout comme son allié de classe des deux côtés des tranchées. Le mot d’ordre de la cessation de la guerre est, pour les prolétaires, celui de l’auto-conservation de classe, du rapprochement international et de la condition de l’action révolutionnaire. De surcroît, dans le projet de Sozial-démokrat, le slogan pour la paix n’incarne pas l’appel vibrant du prolétariat, mobilisant ses forces contre le militarisme, mais comme une concession transactionnelle du pur esprit révolutionnaire à la pusillanimité pacifiste de l’homme.
* * * * *
Le projet de manifeste, élaboré par les éléments pondérés de l’opposition allemande, traitait, en premier lieu, des conditions du monde futur : pas d’annexions et pas de rattachement économiques par la force, droit des nations à l’auto-détermination. Il n’y eut pas une seule voix contre. La guerre européenne a, sous la forme la plus aiguë, posé la question des petites et faibles nations et celle de la coexistence des grandes puissances. Ignorer ces problèmes en leur opposant le simple slogan "Paix" relèverait du pur nihilisme. Le prolétariat doit avoir ses principes qu’il doit s’efforcer de prendre comme bases de la coexistence nationale, au moyen de la lutte révolutionnaire et de la victoire. Les sociaux-molitaristes (Vaillant et Cie) formulent les principes d’un monde démocratique et soumettent sa création à l’emploi de l’armement national. Les sociaux-pacifistes (Kautsky et autres) formulent des principes analogues (contre les annexions). Mais, comme de fait, ils se réconcilient avec la "paix civile" et qu’ils laissent aux sociaux-impérialistes le soin de diriger les prolétaires, tous leurs principes pacifistes ne leur servent qu’à leur donner bonne conscience. Les socialistes-révolutionnaires formulent les principes de la coexistence des peuples (condition de la paix) comme des slogans par lesquels ils mobilisent le prolétariat contre la guerre et les entreprises impérialistes ; avec ces slogans, ils lutteront contre la férocité diplomatique du futur Congrès de la paix ; avec eux, ils expliqueront aux masses et démontreront par l’expérience vivante des événements que la réalisation de ces principes ne peut avoir comme résultat que la prise du pouvoir par le prolétariat.
Le programme de paix, pour lequel devait lutter le prolétariat, fut littéralement — et sans jugement de principe — extrait du projet de l’opposition allemande. Ce programme convient-il aux exigences du développement historique ? C’est une question qui dépend d’un jugement d’ordre général. Mais le projet lui-même, élaboré par la Droite de l’opposition allemande, était inacceptable, car, ne soulignant pas le comportement des Partis socialistes et ne faisant pas progresser, de manière décisive, les liens entre "les conditions indispensables à la paix" et la lutte révolutionnaire, il tombait dans la phraséologie pacifiste.
Le troisième projet, celui de Naché Slovo fut formulé dans l’esprit des idées fondamentales, développées dans les remarques présentées.
Les trois projets soumis à une commission de sept membres. La commission confia la rédaction définitive à Grimm et au représentant de Naché Slovo. Elle fut, avec quelques hâtives corrections, approuvée par la commission et adoptée par l’assemblée.
Trois amendements, présentés par trois groupes russes, furent rejetés.
Le premier amendement fut présenté par la rédaction de Sozial-démokrat : il caractérisait la position de Kautsky, louait Liebknecht : une telle personnification, bien dans le style allemand, était déplacée. Sur l’insistance de la commission, l’amendement fut retiré.
Celui des S.R. exigeait qu’à côté de l’impérialisme, on citât, comme fauteurs de guerre, les "forces du passé", les dynasties. On fit remarquer aux auteurs de l’amendement, que ce n’était pas le Maroc et ses "forces du passé" qui avait annexé la France, mais, au contraire, que c’était la République française qui s’était emparée de l’Empire chérifien. L’impérialisme est au-dessus de toute forme politique et s’en sert pour ses desseins.
Le troisième amendement vint des délégations polonaises et de l’O.K. Il donnait une caractéristique détaillée des conséquences sociales inévitables de la guerre : la disparition des classes intermédiaires, l’accroissement des forces et de l’influence des syndicats, des trusts et des financiers, le ton plus âpre donné à la lutte des classes. Il en résultait la perspective d’un bouleversement social-révolutionnaire. Dans cet amendement très diffus, on trouvait des affirmations très contestables à côté de pensées irréfutables. Grâce à ces dernières, on ne pouvait que diverger sur la question : étaient-elles à leur place dans le document cité ? Mais, de toute façon, cet amendement vint trop tard pour pouvoir être soumis à un examen détaillé.
De tout ce qui vient d’être dit, il s’ensuit que cet amendement ne pouvait être accepté. Il était parfaitement juste en traitant de la guerre et de l’idéologie national-libératrice ainsi que du social-patriotisme officiel. Mais dans le domaine de l’estimation de l’époque historique et dans la sphère des méthodes de lutte, il conservait un manque de précision indiscutable, soulignant le caractère purement critique de l’opposition internationaliste dans les vieux partis où la direction restait entre les mains des sociaux-patriotes. Le document nous parle ensuite de ce qu’on peut dire et de ce qu’on doit dire aux masses. Mais c’est le maximum de ce que l’on peut dire dans les conditions actuelles. Le document est un grand pas en avant : [4].
Conclusions
À l’occasion d’une conférence préliminaire, un groupe adhérent à la position prise par Sozial-demokrat — "L’Opposition polonaise" — formula sa position de la manière suivante : juger les partis socialistes officiels ; formuler les principes de la lutte révolutionnaire de classe et réunir à l’aile gauche ceux qui pensent de même. La question de la lutte des masses en faveur de la paix n’était même pas mentionnée. Lénine, dans son discours, de loin le plus important et prononcé justement à cette conférence préliminaire, démontra que le slogan de la lutte pour la paix était dépourvu de toute signification révolutionnaire.
Axelrod prit la position diamétralement opposée. Dans une de nos assemblées officielles, quand vint la question du vote, Axelrod démontra que deux tendances fondamentales se combattaient devant nous ;l’une d’entre elles voulait user de la Conférence en la joignant à une plate-forme de tactique révolutionnaire en tant que pierre angulaire de la construction de la IIIe Internationale ; la seconde tendance voulait, en s’appuyant sur tous les éléments socialistes, se comporter négativement envers la guerre, entamer la campagne en faveur de la paix, en estimant que cette voie conduirait, mieux que tout autre moyen, à la renaissance de l’Internationale.
Le représentant de Naché Slovo démontra, au contraire de ce qui vient d’être dit, qu’en plus des deux tendances citées, il en existant une troisième qui attribuait une grande signification à la campagne pour la paix, car c’est seulement grâce à ce slogan, que peut se faire la mobilisation des masses ; mais elle veut, également, user de la propagande pour la paix, afin de lancer la tactique révolutionnaire de classe, définir son comportement irréconciliable envers l’orientation social-nationaliste et faire de cette Conférence une contribution à l’établissement de la IIIe Internationale.
La rédaction de Sozial-demokrat présenta des projets pour deux résolutions : une d’ordre tactique et un appel aux masses.
La résolution tactique caractérisait la guerre comme étant impérialiste, condamnait le social-nationalisme et l’attentisme du "Centre" (Kautsky et autres), rejetait toutes les formes de la "paix civile", plaçait la lutte pour la paix au rang des problèmes internationaux, exigeait la rupture avec le légalisme et l’exploitation de la situation créée par la guerre, ainsi que de ses conséquences. Cette résolution présentait un pas important en avant vers un internationalisme social-révolutionnaire actif. Elle ne rappelait pas que "la défaite de la Russie est le moindre mal" (on peut se représenter l’accueil qu’aurait fait l’opposition allemande à cette thèse nationale russe !), elle n’érigeait pas en principe la rupture entre les organisations ouvrières ; elle reconnaissait enfin la signification révolutionnaire de la lutte des classes.
Dans ces préliminaires du projet de résolution, existe tout ce qui sépare la position de Sozial-demokrat et de Naché Slovo... Il ne restait plus au représentant de ce journal qu’à annoncer son adhésion aux thèses fondamentales de la résolution et à proposer de la transmettre à la commission aux fins de meilleure rédaction. Malheureusement, cette résolution ne recueillit pas la majorité. En faveur de la transmission à la commission, on obtint seulement treize signatures.
La majorité des participants, placés devant des problèmes d’ordre négatif : contre la guerre, contre le bloc nationaliste, ne se rendait pas bien compte des problèmes positifs révolutionnaires que l’époque actuelle soumet aux prolétaires socialistes. Autrement dit : si tous se trouvaient d’accord pour combattre l’asservissement de la classe ouvrière au pouvoir bourgeois, la majorité n’était pas prête pour mettre à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire comme conquête du pouvoir par le prolétariat.
Ce n’était pas un hasard. L’insignifiante résistance des masses a coupé les ailes à la pensée révolutionnaire. Aucun pessimisme en cette constatation, au contraire, tous les internationalistes — sur la base du déroulement objectif des faits — sont convaincus que, tôt ou tard, ce sera la triomphe du socialisme révolutionnaire. Mais le porteur du socialisme révolutionnaire, le prolétariat, ne se présente pas suffisamment préparé. "Nous avons assemblé autour de nous quatre millions et demi de votants, disait un des internationalistes de gauche allemands. La guerre a dévoilé que seule une petite avant-garde s’est nourrie aux idées d’un socialisme instructif. Avant de passer à la question pratique d’une révolution sociale, il est indispensable d’y préparer le prolétariat..." Poser ainsi ma question n’est pas historique ; la "préparation" à l’action révolutionnaire devrait se faire par la propagande socialiste ! Si le travail accompli pendant deux générations de travailleurs n’a pas "préparé" le prolétariat à la révolution sociale, où est l’espoir que nos efforts puissent se révéler "payants" à la troisième génération ? Ce serait digne d’un maître d’école, mais non d’un parti historique de confier toutes ses espérances au changement et à l’amélioration d’un système de propagande. Il est clair que le centre de gravité réside dans le caractère de l’époque historique. S’il est vrai que l’époque tumultueuse, à laquelle la guerre nous a conduits, doit découvrir l’énergie révolutionnaire du prolétariat, il faut se rendre compte du nouveau danger qui se dresse devant le Socialisme. Frappée par un cruel désenchantement au début de la guerre, voyant réduits au minimum ses calculs et son attente politique, l’aile gauche de la Social-démocratie internationale, dans la crainte de s’élancer en avant, peut désespérément rester en arrière des masses devenues révolutionnaires par la guerre.
Préparer le prolétariat à la révolution sociale et s’y préparer soi-même signifie que les sociaux-démocrates révolutionnaires doivent prendre l’initiative d’opposer effectivement l’avant-garde prolétarienne à la bourgeoisie impérialiste.
Le devoir de l’aile gauche révolutionnaire-marxiste des internationalistes est d’engager la propagande future sur la voie social-révolutionnaire et d’employer les méthodes de la lutte internationale du prolétariat.
Des estimations, travaux et discussion se dégagea — à son échelle européenne — le tableau du naufrage de l’Internationale, de la capitulation de partis si puissants et organisés et de la banqueroute idéologique et morale des chefs qui ne conservaient leurs postes que la force d’inertie. L’abaissement que la guerre a fait subir au socialisme est encore ressenti par les observateurs directs et les participants. Malgré toute l’indignation et la colère, on ne discernait aucun pessimisme. Tous ressentaient que la catastrophe n’avait fait que dévoiler les conceptions, les méthodes et la mentalité d’un système qui se survivait. Le mouvement le plus révolutionnaire en ses buts s’était pétrifié et "sclérosé" dans son immobilisme. Toute une génération de guides avait vieilli, répétant les mêmes formules. Déjà, avant la guerre, ces chefs étaient entièrement "vidés". La catastrophe n’avait fait que dévoiler cet état de choses.
Si l’Histoire s’est souvent servie des convulsions de la guerre pour mettre à jour la pourriture des gouvernements et la nullité des dirigeants, la guerre servait, cette fois-ci, à découvrir la pourriture du Socialisme, à soumettre ses cadres à une épreuve meurtrière et à nettoyer le chemin pour de nouvelles méthodes et de nouvelles idées.
Il faut le dire, dès le début, nous n’avions pas devant nous des "éléments nouveaux" adoptant des méthodes nouvelles et répondant aux nouvelles exigences de l’époque et de la tempête. La majorité des participants se composait de vieux militants, issus des cadres de la IIe Internationale. Ces éléments, grâce à des circonstances personnelles, avaient gardé en eux la conscience révolutionnaire et su, dans la catastrophe, se maintenir sur le terrain de la lutte internationale des classes. Mais leur éducation politique les prédisposait plus à combattre le social-nationalisme qu’à admettre de nouvelles méthodes de combat social et révolutionnaire. La nouvelle Internationale a besoin de ces témoins des anciennes épreuves, indomptables devant le pouvoir. Mais par-dessus tout, il lui faut trouver de nouveaux adhérents dans la personne des représentants de la jeune génération, qui a rejeté ses ultimes illusions patriotiques sur le champ de bataille, qui se heurtera à la société bourgeoise en des conflits sociaux où les deux camps, ayant passé par l’école de la guerre, ne reculeront pas devant la perspective de mesurer leurs forces. C’est dans ce cas que nous sommes en droit de dire : la IIIe Internationale est devant nous !
La Conférence ! Ce n’est qu’un épisode dans ce gigantesque remue-ménage de l’Histoire, qui a mis la bourgeoisie en perte d’équilibre et a posé brutalement au prolétariat la question fondamentale du développement socialiste : l’Impérialisme, la Guerre et l’Esclavage sanglant... ou la Révolution sociale ? Mais c’est en même temps un épisode immense et plein de signification. Et au stade atteint actuellement par le mouvement, c’est l’événement historique le plus important.
Pour celui qui a suivi attentivement l’Internationale pendant la guerre, il y a relativement peu de faits nouveaux. Mais en rassemblant tous les faits épars, on ne manque pas d’être frappé par deux impressions : la dimension énorme de ce qu’il y avait de faux et de mort intellectuellement dans l’œuvre immense de la IIe Internationale, et l’immensité de l’héritage révolutionnaire qu’elle a légué aux masses laborieuses. En vérité, il y a de quoi bâtir ! La IIIe Internationale n’aura pas à repartir de zéro !
Notes
[1] Maintenant, quelques années après les événements décrits, il nous faut parler, même en deux mots, du destin de Grimm. Son radicalisme contenait trop de sentiments "philistins" de petit-bourgeois suisse, ce qui était visible pour un observateur attentif. L’influence des correspondants et collaborateurs internationaux rendait le journal plus radical que le rédacteur en chef. Après Zimmerwald, Grimm penchait de plus en plus à droite. En 1917, il tenta de se mêler à la politique internationale — dans l’intérêt de la révolution russe — à l’aide de méthodes souterraines, de pure diplomatie. Là, il échoua. La presse bourgeoise de tous les pays de l’Entente le traita — après son expulsion de Russie par le gouvernement Kérensky — d’agent de l’Allemagne. C’était, cela va de soi, une calomnie. Grimm tomba victime de sa suffisance "philistine" qui le conduisit à vouloir sauver la Révolution par des méthodes qui sont contraires à l’essence même de la révolution. Même quand le communisme se manifesta en Suisse, Grimm assura sa réputation de social-démocrate "modéré" et "de bon conseil". En ce qui regarde Morgari, il resta en dehors de l’Internationale communiste.
[2] Ledebour, encore maintenant, un des leaders du Parti "indépendant". Hoffmann, après la scission d’avec les "indépendants", s’inscrivit au Parti communiste. Mais, ensuite avec Lévy, rompit avec le parti et se tourna de nouveau vers les "Indépendants".
[3] Délégués français et italiens : les groupements, comme il est mentionné rapidement ici, se défirent et se simplifièrent. Ceux qui occupaient une position centrale, "non centriste", glissèrent vers l’extrême-gauche. La Droite zimmerwaldienne prit place dans le Centre de Kautsky, entre la communisme et le social-patriotisme.
[4] Ici est reproduit le Manifeste de Zimmerwald que nous avons mis en article séparé.