1910 |
La "Pravda" Numéro 17, 20 novembre 1910. Traduction MIA |
Œuvres - nov. 1910
Depuis plusieurs semaines, dans le monde entier, les sentiments et les pensées de tous les penseurs et les amoureux de littérature se sont portées – d'abord autour du nom et de l'image de Tolstoï – puis autour de ses funérailles et de sa tombe. Sa décision - face à la mort imminente - de rompre avec sa famille et avec les conditions dans lesquelles il est né, a grandi et a vieilli ; son évasion de sa vieille maison - pour se fondre dans le peuple, parmi des millions de gens, indifférenciés et sans couleur ; sa mort aux yeux du monde entier - tout cela a non seulement suscité un puissant élan de sympathie, d'amour et de respect pour le grand vieillard, dans tous les cœurs généreux, mais a également provoqué une certaine alarme dans les esprits blindés de ceux qui sont les maîtres, responsables de l’ordre social actuel. Quelque chose ne va pas dans leur propriété sacrée, dans leur État, dans leur église, dans leur famille, si Tolstoï, à 83 ans n'a pas pu les supporter et est devenu, dans ses derniers jours, comme fugitif devant toute cette "culture" qu'ils glorifient.
Il y a plus de trente ans, alors qu'il était quinquagénaire, Tolstoï, dans l'angoisse de sa conscience, a rompu avec la foi et les traditions de ses pères et a créé sa propre foi, tolstoïenne. Il l'a ensuite prêchée dans des ouvrages moraux et philosophiques, dans son immense correspondance et dans les créations artistiques de sa dernière période (Resurrection).
L'enseignement de Tolstoï n'est pas le nôtre.
Il proclame la non-résistance au mal. Il voit la principale force motrice non pas dans les conditions sociales, mais dans l'âme humaine. Il croit qu'il est possible d'éradiquer la violence par l'exemple moral, de désarmer le despotisme par l'acte d'amour. Il écrit des lettres d'exhortation à Alexandre III et Nicolas II [1], comme si la racine de la violence était dans la conscience de l'homme violent, et non dans les conditions sociales qui font naître la violence et la nourrissent. Organiquement, le prolétariat ne peut pas accepter cette doctrine. Car à chaque élan vers un idéal de renaissance morale - vers la connaissance, vers la lumière, vers la « résurrection » - l'ouvrier sent à ses poignets et à ses pieds les chaînes de fonte de l'esclavage social, qui ne peuvent être enlevées par un effort intérieur - elles doivent être brisées et rejetées. Contrairement à Tolstoï, notre parole et notre enseignement est : la violence organisée de la minorité ne peut être détruite que par un soulèvement organisé de la majorité.
La foi de Tolstoï n'est pas notre foi.
Ayant écarté le côté rituel de l'orthodoxie - bain, onction, ingestion de pain et de vin, incantations en prières, toute la sorcellerie grossière du culte ecclésiastique - Tolstoï a arrêté le couteau de sa critique devant l'idée de Dieu comme inspirateur de l'amour, comme père des hommes, comme créateur et maître du monde. Nous allons plus loin que Tolstoï. A la base de la vie de l'univers, nous ne connaissons et ne reconnaissons que la matière éternelle, obéissant à ses lois intérieures ; dans la société humaine, comme dans l'âme humaine individuelle, nous ne voyons qu'une parcelle de l'univers, soumise à ses lois générales. Et de même que nous ne voulons qu'aucun seigneur couronné ordonne à notre corps, nous ne reconnaissons aucun maître divin sur notre âme.
Et pourtant - malgré cette profonde différence - il existe une profonde affinité morale entre la foi de Tolstoï et les enseignements du socialisme : dans l'honnêteté et l'intrépidité de leur rejet de l'oppression et de l'esclavage, dans l'irrésistibilité de leur aspiration à la fraternité des peuples.
Tolstoï ne se considérait pas comme un révolutionnaire et n'en était pas un. Mais il cherchait passionnément la vérité, et la trouvant, il n'avait pas peur de la proclamer. La vérité elle-même possède un pouvoir explosif terrifiant : une fois proclamée, elle suscite irrésistiblement dans l'esprit des masses des conclusions révolutionnaires. Tout ce que Tolstoï a publiquement exprimé : l'insignifiance du pouvoir du tsar, la criminalité du service militaire, la malhonnêteté de la propriété foncière, les mensonges de l'église - tout cela s'est infiltré dans l'esprit des masses laborieuses de mille façons, a suscité des millions de sectateurs - et la parole est devenue acte. N'étant pas révolutionnaire et n'aspirant pas à la révolution, Tolstoï a nourri l'élément révolutionnaire de sa parole brillante, et dans le livre sur la grande tempête de 1905, Tolstoï se verra accorder un chapitre honorable.
Tolstoï ne se considérait pas comme un socialiste - et il ne l'était pas. Mais dans sa recherche de la vérité dans les rapports entre les hommes, il ne s'est pas contenté de rejeter les idoles de l'autocratie et de l'orthodoxie, il est allé plus loin et, à la grande confusion de tous les gouvernants, il a proclamé l'anathème sur ces relations sociales qui condamnent un homme à ramasser le fumier d'un autre homme.
Les possédants, surtout les libéraux, l'entouraient obséquieusement, l’étouffaient dans les vapeurs d'encens, ils l’ont fait taire quand il était contre eux. Ils s'efforçaient de caresser son âme, de noyer sa pensée dans la gloire. Mais il n'a pas abandonné. Et aussi sincères que soient les larmes que la société libérale verse aujourd'hui sur la tombe de Tolstoï, nous avons le droit indéniable de dire : le libéralisme ne répond pas aux questions de Tolstoï, le libéralisme ne s'accommode pas de Tolstoï, il est impuissant devant Tolstoï. "La culture ?" "Des progrès ?" "L'industrie ?" disait Tolstoï aux libéraux. "Mais que vos progrès et votre industrie se perdent, si mes sœurs doivent vendre leurs corps sur les pavés de vos villes !"
Tolstoï ne connaissait pas et donc n'a pas indiqué la voie à suivre pour sortir de l'enfer de la culture bourgeoise. Mais il a posé avec une force irrésistible une question à laquelle seul le socialisme scientifique peut répondre. Et dans ce sens, nous pouvons dire que tout ce qui, dans la doctrine de Tolstoï, est intemporel et immortel, s’écoule vers le socialisme aussi naturellement que le fleuve vers l'océan.
À Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, Kharkov, Tomsk, la commémoration de Tolstoï par les étudiants a pris le caractère de rassemblements politiques, et les rassemblements ont débouché sur des manifestations de rue violentes, avec les slogans : "À bas la peine de mort !" et "À bas les prêtres !". Et, comme au bon vieux temps, devant les étudiants enfiévrés, les figures lugubres des députés et des professeurs libéraux sortirent des portails, agitant craintivement leurs mains vers les étudiants et les exhortant à se "calmer". Et tout comme au bon vieux temps, l'humble libéral a été rejeté de côté, le nouvel étudiant révolutionnaire est venu troubler la paix du cimetière de Stolypine, les cosaques constitutionnels ont montré leur valeur aux étudiants, et des scènes dans l'esprit de 1901 se sont jouées dans les rues des deux capitales.
À l'horizon s’est profilée une autre silhouette, incomparablement plus menaçante. Ces derniers jours, les travailleurs d'un certain nombre d'usines, de fabriques et d'imprimeries de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d'autres villes ont envoyé des télégrammes de condoléances, ont jeté les bases d’un fonds "Tolstoï", ont adopté des résolutions, ont fait grève à la mémoire de Tolstoï, ont exigé que la faction sociale-démocrate présente un projet de loi visant à abolir la peine de mort. Ils sont déjà dans les rues avec ce slogan. Les quartiers ouvriers ont l’odeur de l’anxiété, et elle ne se dissipera pas de sitôt.
Telle est la confluence des idées et des événements, que Tolstoï, bien sûr, n'avait pas prévue sur son lit de mort. A peine a fermé les yeux pour toujours l'homme qui lança l'inoubliable "Je ne peux pas me taire" à la face de la contre-révolution triomphante, que la démocratie révolutionnaire se réveille de son sommeil, que la cavalerie légère des étudiants reçoit son premier baptême - et que la masse lourde du prolétariat, plus lente à se mettre en mouvement, se prépare à fondre sa protestation contre la peine de mort avec les glorieux slogans de la révolution, invincible – comme la vérité.
La "Pravda" Numéro 17, 20 novembre 1910
Notes
[1] Tolstoï et les tsars russes. Lettres à L.N. Tolstoï 1862-1905 Edité par Chertkov. Moscou 1918 Édition des maisons d'édition "Svoboda" et "Unity".