1920 |
En défense du pouvoir soviétique acculé de toutes parts... Une réponse cinglante à Kautsky qui complète les travaux de Lenine sur le même sujet. |
Terrorisme et communisme
II. La dictature du prolétariat
"Marx et Engels ont forgé la notion de dictature du prolétariat, opiniâtrement défendue par Engels en 1891, peu de temps avant sa mort - c'est-à-dire l'exercice exclusif du pouvoir politique par le prolétariat, seule forme sous laquelle il puisse exercer le pouvoir".
Ainsi écrivait Kautsky il y a quelque dix ans. Il considérait alors l'exercice exclusif du pouvoir politique par le prolétariat, la dictature, et non la majorité socialiste dans un parlement démocratique, comme la seule forme du pouvoir prolétarien. Et il est évident que si l'on s'assigne pour tâche l'abolition de la propriété individuelle des moyens de production, il n'est pas d'autre moyen de la réaliser que la concentration de tous les pouvoirs de l'Etat entre les mains du prolétariat et l'instauration pendant la période de transition d'un régime d'exception, dans lequel la classe au pouvoir ne se laissera pas guider par l'observation de normes calculées pour un temps très long, mais par des considérations d'efficacité révolutionnaire.
La dictature est indispensable parce qu'il ne s'agit pas de modifications partielles, mais de l'existence même de la bourgeoisie. Sur ce terrain, aucun accord n'est possible. La force seule peut décider. Le pouvoir exclusif du prolétariat n'exclut évidemment pas la possibilité d'accords partiels ou de grandes concessions, surtout envers la petite bourgeoisie et la classe paysanne. Mais le prolétariat ne peut conclure ces accords qu'après s'être emparé de l'appareil matériel du pouvoir et s'être assuré la possibilité de décider librement des concessions à faire ou à refuser dans l'intérêt de la cause socialiste.
Aujourd'hui, Kautsky rejette catégoriquement la dictature du prolétariat, "violence exercée par une minorité contre la majorité"; c'est dire qu'il se sert, pour définir le régime du prolétariat révolutionnaire, des termes mêmes dont se servaient invariablement les socialistes honnêtes de tous les pays pour flétrir la dictature des exploiteurs, fût-elle recouverte du voile de la démocratie.
Reniant la dictature révolutionnaire, Kautsky délaie la question de la conquête du pouvoir par le prolétariat, dans celle de la conquête d'une majorité social-démocrate au cours d'une prochaine campagne électorale. Selon la fiction juridique du parlementarisme, le suffrage universel exprime la volonté des citoyens appartenant à toutes les classes de la sociétés et permet de gagner la majorité au socialisme. Tant que cette possibilité théorique ne s'est pas réalisée, la minorité socialiste doit s'incliner devant la majorité bourgeoise. Le fétichisme de la majorité parlementaire n'implique pas seulement le reniement brutal de la dictature du prolétariat, mais aussi celui du marxisme et de la révolution en général. S'il faut subordonner par principe la politique socialiste au rite parlementaire des majorités et des minorités, il ne reste plus de place, dans les démocraties formelles, pour la lutte révolutionnaire. Si une majorité élue par le suffrage universel édicte en Suisse des mesures draconiennes contre les grévistes, si le pouvoir exécutif, produit de la volonté d'une majorité formelle, fusille en Amérique les travailleurs, les ouvriers suisses et américains ont-ils le droit de protester par la grève générale ? Manifestement pas. La grève politique exerce une pression extra-parlementaire sur la "volonté nationale" exprimée par le suffrage universel. A vrai dire, Kautsky lui-même semble gêné d'avoir à suivre aussi loin la logique de sa nouvelle position. Lié encore par quelques survivances de son passé, il est contraint d'admettre l'action directe en tant que correctif du suffrage universel. Les élections parlementaires ne furent jamais, du moins en principe, pour les social-démocrates, le succédané de la lutte des classes, de ses heurts, de ses offensives, de ses contre-offensives, de ses insurrections ; elles ne furent qu'un moyen auxiliaire employé dans cette lutte, jouant un rôle tantôt plus grand, tantôt moindre, pour s'abolir complètement à l'époque de la dictature du prolétariat.
En 1891, c'est-à-dire quelque temps avant sa mort, Engels défendait opiniâtrement, comme on vient de nous l'apprendre, la dictature du prolétariat, forme unique de son pouvoir d'Etat. Cette définition, Kautsky l'a maintes fois répétée. Et ceci montre, entre parenthèses, toute l'indignité de ses tentatives actuelles pour falsifier la dictature du prolétariat au point d'en faire une invention russe.
Qui veut la fin ne peut pas rejeter les moyens. La lutte doit être menée avec l'intensité suffisante pour assurer effectivement au prolétariat l'exclusivité du pouvoir. La transformation socialiste exigeant la dictature, "seule forme sous laquelle le prolétariat peut exercer le pouvoir d'Etat", cette dictature doit être assurée à tout prix.
Pour écrire une brochure sur la dictature du prolétariat il faut avoir un encrier, quelques feuilles de papier et, sans doute, quelques idées dans la tête. Mais pour instaurer et consolider la dictature du prolétariat, il faut empêcher la bourgeoisie de saper le pouvoir du prolétariat. Kautsky s'imagine évidemment que ce résultat peut être atteint par de larmoyantes brochures. Son expérience personnelle aurait pourtant bien dû le convaincre qu'il ne suffit pas de perdre toute influence sur le prolétariat pour en acquérir sur la bourgeoisie.
L'exclusivité du pouvoir de la classe ouvrière ne peut être assurée que si l'on fait comprendre à la bourgeoisie, habituée à gouverner, tout le danger de s'insurger contre la dictature du prolétariat, de la saper par le sabotage, par les complots, par les révoltes, par l'appel à l'intervention d'armées étrangères. La bourgeoisie chassée du pouvoir doit être contrainte à se soumettre. Mais comment ? Les curés intimidaient le peuple au moyen de châtiments d'outre-tombe. Nous n'avons pas cette ressource. D'ailleurs, l'enfer des curés n'était pas leur seul moyen d'action ; il s'associait aux feux très matériels de la Sainte-Inquisition, ou aux scorpions de l'Etat démocratique. Kautsky ne serait-il pas enclin à croire que l'on peut dompter la bourgeoisie au moyen de l'impératif catégorique de Kant qui, dans ses derniers écrits, joue à peu prés le rôle de l'Esprit-Saint ? Nous ne pourrions, quant à nous, que lui promettre notre concours s'il se décidait à envoyer une mission humanitaire et kantienne au pays de Denikine et de Koltchak. Il aurait là l'occasion de se persuader que la nature n'a pas privé les contre-révolutionnaires d'un certain caractère, auquel six années vécues dans les flammes et les fumées de la guerre ont donné une forte trempe. Tout garde blanc s'est pénétré de cette simple vérité qu'il est bien plus facile de pendre un communiste que de le convertir en lui faisant lire du Kautsky. Ces messieurs n'ont aucune vénération superstitieuse des principes démocratiques, aucune terreur des flammes de l'enfer; d'autant moins que les pontifes de l'Eglise et de la science officielle opèrent de concert avec eux et lancent exclusivement sur les bolcheviks leurs foudres réunies. Les gardes blancs russes ressemblent aux gardes blancs allemands, et à tous les autres, en ce sens qu'il n'est possible ni de les convaincre ni de leur faire honte. Il faut ou les intimider, ou les écraser.
Qui renonce par principe au terrorisme, c'est-à-dire aux mesures d'intimidation et de répression à l'égard de la contre-révolution acharnée et armée, doit également renoncer à la domination politique de la classe ouvrière, à sa dictature révolutionnaire. Qui renonce à la dictature du prolétariat renonce à la révolution sociale et fait une croix sur le socialisme.
Kautsky n'a actuellement aucune théorie de la révolution sociale. Toutes les fois qu'il tente de généraliser ses conclusions sur la révolution et la dictature, il ne fait que nous resservir un réchauffé des vieux préjugés du jauressisme et du bernsteinisme.
"La Révolution de 1789 - écrit Kautsky - écarta elle-même les causes qui lui avaient conféré un caractère si cruel et si violent et prépara les formes plus douces de la future révolution" (p. 97). Admettons-le, quoiqu'il faille pour cela passer sur le souvenir des journées de juin 1848 et des horreurs de la répression de la Commune. Admettons que la grande révolution du XVIII° siècle ait, par son terrorisme implacable, en détruisant l'absolutisme, le féodalisme et le cléricalisme, préparé pour l'avenir la possibilité de résoudre de manière plus pacifique et plus douce les questions sociales. Si même nous admettons cette assertion purement libérale, notre adversaire aura, ici encore, complètement tort. Car la révolution russe, couronnée par la dictature du prolétariat, a précisément commencé par l'œuvre que la révolution fit, en France, à la fin du XVIII° siècle. Nos aïeux des siècles passés ne se sont pas préoccupé de préparer - par la terreur révolutionnaire - les conditions démocratiques qui auraient dû adoucir les mœurs de notre révolution. Le mandarin si moraliste Kautsky devrait bien tenir compte de ce fait et, au lieu de nous accuser, accuser nos devanciers.
Il semble, du reste, nous consentir une légère concession dans ce sens. "Nul homme tant soit peu perspicace, écrit-il, ne peut douter que les monarchies militaires telles que celles d'Allemagne, d'Autriche et de Russie, ne peuvent être renversées que par la violence. Mais en y pensant, on [qui?] songeait toujours moins au recours aux armes qu'à une forme d'action plus propre à la classe ouvrière, à la grève générale... Qu'une portion importante du prolétariat, se trouvant au pouvoir, puisse de nouveau, comme au XVIII° siècle, donner par des effusions de sang la mesure de sa fureur et de son désir de vengeance, voilà ce à quoi on ne pouvait s'attendre. C'eût été prendre toute l'évolution à rebours" (p. 101).
Il a fallu, on le voit, la guerre et toute une série de révolutions, pour qu'on puisse jeter un coup d'œil sous la boîte crânienne de certains théoriciens et savoir ce qui s'y passait. Nous le savons désormais : Kautsky ne pensait pas que l'on pût écarter les Romanov ou les Hohenzollern du pouvoir par la persuasion; mais il s'imaginait tout à fait sérieusement qu'une monarchie militaire pouvait être renversée par une grève générale - c'est-à-dire par la manifestation pacifique des bras croisés. En dépit de l'expérience russe de 1905 et de la discussion mondiale qui s'ensuivit, Kautsky a donc, on le voit, conservé sur la grève générale son point de vue anarcho-réformiste. Nous pourrions lui rappeler que son propre journal, la Neue Zeit, démontrait, voici une douzaine d'années, que la grève générale n'est qu'une mobilisation du prolétariat opposée aux forces ennemies du pouvoir d'Etat, et qu'elle ne peut par elle-même résoudre la question, car elle épuise les forces du prolétariat plus vite que celles de son adversaire, ce qui contraint tôt ou tard les ouvriers à reprendre le travail. La grève générale ne peut avoir d'influence décisive que si elle est le prélude d'un conflit entre le prolétariat et la force armée de l'ennemi, c'est-à-dire d'une insurrection. Le prolétariat ne peut trancher le problème du pouvoir, problème fondamental de toute révolution, qu'en brisant la volonté de l'armée qu'on lui oppose. La grève générale entraîne des deux côtés la mobilisation et permet une première appréciation sérieuse des forces de résistance de la contre-révolution, mais seuls les développements ultérieurs de la lutte, après le passage à l'insurrection armée, déterminent le prix de sang que doit coûter au prolétariat la conquête du pouvoir. Mais qu'il faille payer avec du sang, que dans sa lutte pour conquérir le pouvoir et le conserver, le prolétariat doive savoir mourir et savoir tuer, de cela nul révolutionnaire véritable n'a jamais douté. Déclarer que le fait de la plus âpre lutte du prolétariat et de la bourgeoisie, une lutte à mort, "prend toute l'évolution à rebours", c'est tout simplement montrer que les têtes de certains idéologues respectés ne sont que des chambres obscures - camera obscura - dans lesquelles les choses apparaissent à l'envers.
Mais même en ce qui concerne les pays les plus avancés et les plus cultivés, avec des traditions démocratiques établies depuis longtemps, rien ne prouve la justesse des théories historiques de Kautsky. Elles ne sont d'ailleurs pas nouvelles. Les révisionnistes leur conféraient autrefois un caractère de principe plus sérieux. Ils démontraient que la croissance des organisations prolétariennes au sein de la démocratie assurait le passage graduel et imperceptible, - réformiste, évolutionniste - au régime socialiste, sans grève générales, sans insurrections, sans dictature prolétarienne.
A cette époque, qui était celle de l'apogée de son activité, Kautsky montrait que les antagonismes de classes de la société capitaliste s'approfondissent malgré les formes de la démocratie et que cet approfondissement doit inévitablement conduire à la révolution et à la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Personne n'a évidemment tenté de calculer à l'avance le nombre de victimes qui sera provoqué par l'insurrection révolutionnaire du prolétariat et sa dictature. Mais il était clair pour tous que ce nombre dépendrait de la force de résistance des classes possédantes. Si le petit livre de Kautsky tend à prouver que l'éducation démocratique n'a pas adouci l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, nous en conviendrons sur le champ.
S'il veut ajouter que la guerre impérialiste, qui a sévi pendant quatre ans en dépit de la démocratie, a développé dans les mœurs la brutalité, a habitué au recours à la violence et appris à la bourgeoisie à ne s'embarrasser nullement de l'extermination des masses, il aura également raison. C'est un fait. Mais nous avons à combattre dans ces conditions. Il ne s'agit pas d'un duel entre des créatures prolétariennes et bourgeoises sorties de la cornue de Wagner-Kautsky, mais d'une bataille entre un prolétariat réel et une bourgeoisie réelle, tels qu'ils sont sortis de la dernière tuerie impérialiste.
Dans l'impitoyable guerre civile qui se déroule dans le monde entier, Kautsky voit le néfaste résultat de... l'abandon de la "tactique éprouvée et glorieuse" de la II° Internationale.
"En réalité, écrit-il, depuis que le marxisme règne sur le mouvement socialiste, celui-ci a été, jusqu'à la guerre mondiale, préservé dans tous ses grands mouvements conscients, des grandes défaites. Et la pensée de s'assurer la victoire par la terreur avait complètement disparu de nos rangs.
"Nous sommes redevables de beaucoup sous ce rapport, à ce fait qu'au moment même où le marxisme était l'enseignement socialiste dominant, la démocratie s'implantait profondément dans les pays de l'Europe occidentale et, cessant d'y être un but poursuivi dans les luttes, y devenait le fondement durable de la vie politique."
Cette "formule de progrès" ne contient pas un atome de marxisme : le processus réel de la lutte des classes, de ses conflits matériels, se dissout dans la propagande marxiste qui, grâce aux conditions de la démocratie, semble garantir le passage indolore à des formes sociales "plus rationnelles". Vulgarisation extrême du rationalisme vieillot du XVIII° siècle, où les idées de Condorcet sont remplacées par une indigente version du Manifeste communiste. L'histoire n'est que le déroulement d'un ruban de papier imprimé et l'on voit, au centre de ce processus "humanitaire", la distinguée table de travail de Kautsky.
On donne en exemple le mouvement ouvrier de l'époque de la II° Internationale, qui arborant les drapeaux du marxisme, n'a pas subi de graves défaites dans ses manifestations conscientes. Mais le mouvement ouvrier tout entier, mais le prolétariat mondial et avec lui toute la culture humaine, ont subi en août 1914, à l'heure où l'histoire dressait le bilan des forces et des aptitudes de tous les partis socialistes, dirigés, nous dit-on, par le marxisme, "solidement appuyés sur la démocratie", une effroyable défaite. Ces partis se sont trouvés en faillite. Les traits de leur travail antérieur que Kautsky voudrait maintenant immortaliser : l'aptitude à s'adapter aux circonstances, l'abandon de l'action illégale, l'éloignement de la lutte ouverte, l'espoir que la démocratie serait le chemin d'une transformation sociale indolore, - autant en emporte le vent ! Craignant les défaites, retenant dans toutes les circonstances la lutte ouverte, faisant disparaître dans leurs discussion jusqu'à la grève générale, les partis de la II° Internationale ont eux-mêmes préparé leur terrible défaite. Car ils n'ont pas su bouger le petit doigt pour écarter la plus grande catastrophe de l'histoire mondiale, le massacre impérialiste qui a duré quatre ans et qui a déterminé le caractère acharné de la guerre civile. Il faut, en vérité, porter un bandeau non seulement sur les yeux, mais aussi sur les oreilles et sur le nez, pour nous opposer maintenant après l'écroulement honteux de la II° Internationale, après l'ignominieuse banqueroute de son parti dirigeant, la social-démocratie allemande, après l'ineptie sanglante de la guerre mondiale et l'immense ampleur de la guerre civile, - pour nous opposer la profondeur de pensée, la loyauté, l'amour de la paix, la lucidité de la II° Internationale dont nous liquidons aujourd'hui l'héritage !