1928-31 |
La théorie de la révolution prolétarienne à l'époque de l'impérialisme |
La révolution permanente
Appendice II
DE LA REVOLUTION ETRANGLEE ET DE SES ETRANGLEURS
Un travail urgent m'a empêché de lire en temps opportun l'article de M. Malraux qui plaide, contre ma critique, en faveur de l'Internationale communiste, de Borodine, de Garine et de lui-même. En qualité d'écrivain politique, M. Malraux est encore plus éloigné du prolétariat et de la révolution qu'il ne l'est en qualité d'artiste. Ce fait, en soi, ne suffirait pas à justifier les lignes que l'on va lire, car il n'a jamais été dit qu'un écrivain de talent doive nécessairement être un révolutionnaire prolétarien. Si, néanmoins, je reviens à l'examen d'une question déjà effleurée, c'est pour l'intérêt du sujet et non point pour parler de M. Malraux.
Les meilleures figures de son roman, ai-je dit, s'élèvent jusqu'à être des symboles sociaux. Je dois ajouter que Borodine, Garine et tous leurs "collaborateurs" sont les symboles d'une bureaucratie quasi révolutionnaire, de ce nouveau "type social" qui est né grâce à l'existence de l'Etat soviétique d'une part, et, d'autre part, grâce à un certain régime de l'Internationale communiste.
J'ai refusé d'assimiler Borodine au type des "révolutionnaires professionnels", bien qu'il soit ainsi caractérisé dans le roman de M. Malraux. L'auteur essaie de me prouver que Garine possède assez de ces boutons de mandarin qui lui donneraient droit au titre en question. M. Malraux ne juge pas hors de propos d'ajouter que Trotsky possède quelques boutons de plus. N'est-ce pas drôle? Le type du révolutionnaire professionnel n'a rien d'un personnage idéal. Mais, en tout cas, c'est un type bien défini, qui a sa biographie politique et des traits nettement marqués. La Russie seule a été capable, depuis quelques dizaines de lustres, de créer ce type et, en Russie, plus complètement que tout autre parti, le parti bolchevique.
Les révolutionnaires professionnels de la génération à laquelle appartient, par l'âge, Borodine, ont commencé à se former à la veille de la première révolution, ont subi l'épreuve de 1905, ont pris de la trempe et se sont instruits (ou corrompus) pendant les années de la contre-révolution[De 1906 à 1917]. C'est en 1917 qu'ils ont eu la plus belle occasion de faire la preuve de ce qu'ils étaient . De 1903 à 1918, c'est-à-dire dans la période où se formait, en Russie, le type du révolutionnaire professionnel, un Borodine et des centaines et des milliers de ses semblables sont restés en dehors de la lutte. En 1918, après la victoire, Borodine s'est mis au service des soviets: ce qui lui fait honneur; il est plus honorable de servir un Etat prolétarien qu'un Etat bourgeois. Borodine se chargeait de missions dangereuses. Mais les agents des puissances bourgeoises, eux aussi, à l'étranger, surtout dans les colonies courent souvent de gros risques dans l'accomplissement de leur tâche. Et ce n'est pas ce qui fait d'eux des révolutionnaires. Le type du fonctionnaire aventurier et celui du révolutionnaire professionnel peuvent, en certaines circonstances et par certains cotés se ressembler. Mais de par leur constitution psychique et de par leur fonction historique ce sont deux types opposés.
Le révolutionnaire se fraye sa route avec sa classe. Si le prolétariat est faible, attardé, le révolutionnaire se borne à faire un travail discret, patient, prolongé et peu reluisant, créant des cercles, faisant de la propagande, préparant des cadres; avec l'appui des premiers cadres qu'il a créés, il parvient à agiter les masses, légalement ou clandestinement, selon les circonstances. Il fait toujours une distinction entre sa classe et la classe ennemie et n'a qu'une seule politique, celle qui correspond aux forces de sa classe et les raffermit. Le révolutionnaire prolétarien, qu'il soit Français, Russe ou Chinois, considère les ouvriers chinois comme son armée, pour aujourd'hui ou pour demain. Le fonctionnaire aventurier se place au-dessus de toutes les classes de la nation chinoise. Il se croit appelé à dominer, à décider, à commander, indépendamment des rapports internes des forces qui existent en Chine. Constatant que le prolétariat chinois est actuellement faible et ne peut occuper avec assurance les postes de commandement, le fonctionnaire cherche à réconcilier et à combiner des classes différentes. Il agit en inspecteur d'une nation, en vice-roi préposé aux affaires d'une révolution coloniale. Il cherche une entente entre le bourgeois conservateur et l'anarchiste, il improvise un programme ad hoc, édifie une politique basée sur des équivoques, crée un bloc de quatre classes opposées, se fait avaleur de sabres et piétine les principes. Quel est donc le résultat? La bourgeoisie est riche, influente, expérimentée. Le fonctionnaire aventurier ne réussit pas à l'induire en erreur. En revanche, il parvient à duper les ouvriers, pleins d'abnégation mais inexpérimentés, et les livre à la bourgeoisie.
Tel est le rôle joué par la bureaucratie de l'Internationale communiste dans la Révolution chinoise.
Estimant que le droit de la bureaucratie "révolutionnaire" est de commander, indépendamment, bien entendu, de la force du prolétariat, M. Malraux nous enseigne qu'il était impossible de participer à la Révolution chinoise sans participer à la guerre, que l'on ne pouvait participer à la guerre sans être affilié au Kuomintang, etc. A quoi il ajoute que la rupture avec le Kuomintang entraînerait pour le parti communiste la nécessité de retourner à l'action clandestine. Lorsque l'on songe que de tels arguments résument la philosophie des représentants de l'Internationale communiste en Chine, on ne peut s'empêcher de dire: oui, la dialectique du processus historique fait quelquefois de bien mauvaises plaisanteries aux organisations, aux hommes et aux idées!... Combien simple est la solution que l'on donne au problème! Pour réussir, en participant aux événements dont la classe ennemie a la direction, il faut se subordonner politiquement à cette classe; pour échapper à la répression du Kuomintang, il faut se parer de ses couleurs... Voilà tout le secret que Borodine et Garine avaient à nous révéler!
L'appréciation politique par M. Malraux de la situation, des possibilités et des problèmes de la Chine en 1925 est complètement fausse; c'est à peine si cet auteur atteint le point où les véritables problèmes de la révolution commencent à se dessiner. J'ai dit à ce sujet tout ce qu'il était indispensable de dire. En tout cas, l'article de M. Malraux, paru ailleurs, ne me donne pas motif de réviser ce que j'ai dit. Mais, même si l'on se place sur le terrain du jugement erroné que porte M. Malraux sur la situation, il est absolument impossible de reconnaître comme juste la politique de Staline-Borodine-Garine. Pour protester contre cette politique en 1925, il fallait prévoir. La défendre en 1931 est d'un aveugle incurable.
La stratégie des fonctionnaires de l'internationale communiste a-t-elle procuré au prolétariat chinois autre chose que des humiliations, l'extermination des cadres militants et, ce qui est plus grave, un épouvantable confusionnisme? Une honteuse capitulation devant le Kuomintang a-t-elle protégé le parti contre les répressions? Bien au contraire, il en est résulté un accroissement et une concentration des mesures répressives. Le parti communiste n'a-t-il pas dû rentrer dans le souterrain de l'illégalité? Et quand? Dans la période de débâcle de la révolution! Si les communistes avaient commencé par agir souterrainement au moment de la montée révolutionnaire, ils auraient pu se manifester ensuite ouvertement à la tête des masses. Tchang Kaï-chek, ayant jeté la confusion dans le parti, l'ayant défiguré et démoralisé, avec l'aide des Borodine-Garine, n'agissait que plus sûrement en contraignant le parti à une existence clandestine en ces années de contre-révolution. La politique de Borodine-Garine fut tout entière et absolument au service de la bourgeoisie chinoise. Le parti communiste chinois, exposé à la méfiance des ouvriers avancés, doit recommencer son œuvre de bout en bout et sur un terrain couvert d'épaves, encombré de préjugés et d'erreurs non reconnues. Tel est le résultat.
Le caractère criminel de toute cette politique est particulièrement flagrant en certaines questions de détail. M. Malraux fait un mérite à Borodine et Cie d'avoir, en livrant les terroristes à la bourgeoisie, consciemment amené sous le couteau de la terreur le leader bourgeois Tcheng-Daï. Pareille machination est digne d'un Borgia bureaucrate ou de cette noblesse polonaise révolutionnaire qui a toujours préféré pratiquer l'assassinat par des intermédiaires, en se dissimulant derrière le peuple. Non, le problème n'était pas d'exécuter Tcheng-Daï dans un guet-apens; la véritable tâche était de préparer le renversement de la bourgeoisie. Quand un parti de révolution se voit forcé de tuer, il agit en prenant ouvertement ses responsabilités, en invoquant des tâches et des buts accessibles et compréhensibles à la masse.
La morale révolutionnaire ne repose pas sur les normes abstraites de Kant. Elle est formée des règles de conduite qui placent le révolutionnaire sous le contrôle de sa classe, dans ses tâches et dans ses desseins. Borodine et Garine n'étaient pas liés avec la masse, ne s'étaient pas imprégnés d'un sentiment de responsabilité à l'égard de leur classe. Ce sont des surhommes de la bureaucratie qui croient que "tout est permis"... dans les limites d'un mandat reçu des autorités supérieures. L'action de ces hommes-là, si marquante qu'elle puisse être à certains moments se tourne nécessairement en compte contre les intérêts de la révolution.
Après avoir fait assassiner Tcheng-Daï par Hong, Borodine et Garine livrent aux bourreaux Hong et son groupe. Ainsi, toute leur politique est elle marquée du signe de Caïn. M. Malraux se fait ici encore leur avocat. Quelle est son argumentation? Il dit que Lénine et Trotsky ont, eux aussi, implacablement traité les anarchistes. Il est difficile de croire que cela soit affirmé par un homme qui a eu, du moins pendant un certain temps, quelque chose de commun avec la révolution. M. Malraux oublie ou ne comprend pas qu'une révolution se fait contre une classe pour assurer la domination d'une autre et que ce n'est que pour l'accomplissement de cette tâche que les révolutionnaires acquièrent le droit d'exercer la violence. La bourgeoisie extermine les révolutionnaires, parfois aussi les anarchistes (mais ceux-ci de plus en plus rarement, car ils deviennent de plus en plus soumis) pour maintenir un régime d'exploitation et d'infamie. En présence d'une bourgeoisie dirigeante, les bolcheviks prennent toujours fait et cause pour les anarchistes contre les Chiappe. Lorsque les bolcheviks ont conquis le pouvoir, ils ont tout fait pour gagner les anarchistes à la dictature du prolétariat. Et la majorité des anarchistes a effectivement été entraînée par les bolcheviks. Mais, effectivement aussi, les bolcheviks ont traité très durement ceux des anarchistes qui cherchaient à ruiner la dictature du prolétariat. Avions-nous raison? Avions-nous tort? On appréciera d'après l'opinion que l'on peut avoir sur la révolution que nous avons accomplie et sur le régime que cette révolution a établi. Mais peut-on imaginer une seconde que les bolcheviks, sous le gouvernement du prince Lvov, sous celui de Kerensky, en régime bourgeois, se seraient faits les agents d'un pareil gouvernement pour exterminer des anarchistes? Il suffit de poser nettement la question pour la rejeter avec dégoût.
De même que le juge Brid'oison négligeait toujours le fond d'une affaire, ne s'intéressant qu'à la "fo-orme", de même la bureaucratie pseudo-révolutionnaire et son avocat en littérature ne s'intéressent qu'au mécanisme d'une révolution et ne se demandent pas à quelle classe et à quel régime cette révolution doit servir. Sur ce point, un abîme sépare le révolutionnaire du fonctionnaire de la révolution.
Ce que dit M. Malraux du marxisme est vraiment curieux. A l'entendre, la politique marxiste n'était pas applicable en Chine, le prolétariat chinois n'ayant pas encore, selon lui, de conscience de classe. Il semble qu'en ce cas le problème soit d'éveiller cette conscience de classe. Or, M. Malraux conclut en justifiant une politique dirigée contre les intérêts du prolétariat.
M. Malraux use d'un autre argument qui n'est pas plus convaincant, mais qui est plus amusant: Trotsky, dit-il, affirme que le marxisme est utile à la politique révolutionnaire; mais Borodine, lui aussi, est un marxiste, de même que Staline; il faut donc penser que le marxisme n'est pour rien dans l'affaire...
Quant à moi, j'ai défendu contre Garine la doctrine révolutionnaire, comme je défendrais la science médicale contre un rebouteux prétentieux. Le rebouteux me réplique que les médecins patentés tuent fréquemment leurs malades. L'argument est indigne non seulement d'un révolutionnaire, mais d'un vulgaire citoyen possédant une instruction moyenne. La médecine n'est pas toute-puissante; les médecins ne réussissent pas toujours à guérir; il y a parmi eux des ignorants, des imbéciles et même des empoisonneurs; ce n'est évidemment pas une raison pour autoriser des rebouteux qui n'ont jamais étudié la médecine et qui en nient l'importance.
Après avoir lu l'article de M. Malraux, je dois apporter une correction à mon précédent article: j'avais écrit que l'inoculation du marxisme à Garine lui serait utile. Je ne le pense plus.
Kadiköy, 12 juin 1931.