1928-31 |
La théorie de la révolution prolétarienne à l'époque de l'impérialisme |
La révolution permanente
II - LA REVOLUTION PERMANENTE N'EST PAS UN " BOND " DU PROLETARIAT, MAIS LA TRANSFORMATION DE LA NATION SOUS LA DIRECTION DU PROLETARIAT.
Radek écrit :
Le trait essentiel qui sépare le cycle d'idées appelées théorie et tactique [notez : et tactique ! - L. T.] de la " révolution permanente ", de la théorie léniniste, consiste dans la confusion de l'étape de la révolution bourgeoise avec celle de la révolution socialiste.
De cette accusation fondamentale découlent d'autres charges non moins lourdes : Trotsky ne comprenait pas qu'une " révolution socialiste qui ne serait pas sortie de la révolution démocratique ne serait guère possible dans les conditions de la vie russe ", et c'est à cause de cela qu'il " sautait pardessus la marche de la dictature démocratique ". Trotsky " niait " le rôle de la paysannerie, et en cela ses opinions étaient " communes avec celles des mencheviks ". Comme je l'ai déjà dit, tout cela devait servir à démontrer, d'une façon indirecte, mon attitude erronée dans les questions fondamentales de la Révolution chinoise.
Au point de vue formel des écrits, Radek peut, bien entendu, trouver de temps à autre des références dans Lénine. C'est ce qu'il fait : quand il s'agit de " citer ", on a toujours quelque chose sous la main. Mais je vais démontrer plus loin que de telles affirmations de Lénine à mon sujet, tout à fait épisodiques, étaient inexactes, car elles ne correspondaient pas du tout à. mes positions réelles, même à celles de 1905. D'ailleurs Lénine lui-même a exprimé des opinions diamétralement opposées et beaucoup plus justifiées sur mon attitude dans les questions fondamentales de la révolution. Radek n'a même pas essayé d'unifier les opinions différentes et souvent contradictoires de Lénine et d'expliquer ces contradictions polémiques en les comparant avec mes véritables points de vue [1].
En 1906, Lénine publia l'article de Kautsky sur les forces motrices de la révolution russe, en le préfaçant. Ne le sachant pas, je fis aussi en prison la traduction de cet article que j'insérais, avec une introduction, dans mon livre Pour la défense du parti. Lénine et moi nous nous déclarons parfaitement d'accord avec l'analyse de Kautsky. Plékhanov demandait si notre révolution était bourgeoise ou socialiste. Kautsky répondait qu'elle n'était plus bourgeoise, mais qu'elle n'était pas encore socialiste, qu'elle représentait, par conséquent, une sorte de transition de l'une à l'autre. A ce propos, Lénine écrivait dans sa préface :
...Notre révolution, dans ses traits généraux, est-elle une révolution bourgeoise ou socialiste ? C'est un vieux schéma, dit Kautsky, on ne peut pas poser ainsi la question, ce n'est pas marxiste. La révolution russe n'est pas bourgeoise, car la bourgeoisie ne fait pas partie des forces motrices du mouvement révolutionnaire actuel en Russie, Et la révolution en Russie n'est pas non plus socialiste.
(Tome VIII, p. 82.)
On pourrait trouver beaucoup de passages chez Lénine où, avant et après cette préface, il définit d'une manière catégorique la révolution russe comme une révolution bourgeoise. Est-ce une contradiction ? Si l'on aborde Lénine avec les méthodes des critiques actuels du " trotskysme ", on trouvera facilement dans ses écrits des dizaines et des centaines de ces contradictions, qu'un lecteur sérieux et honnête expliquera par les différents aspects sous lesquels le problème se présenta à différents moments, et cela ne compromet nullement l’unité fondamentale de la conception de Lénine.
D'autre part, je n'ai jamais nié le caractère bourgeois de la révolution quant à ses tâches historiques immédiates ; je l'ai nié seulement quant à ses forces motrices et à ses perspectives. Voici comment débute mon ouvrage principal de l'époque (1905-1906) sur la révolution permanente :
La révolution en Russie fut une surprise pour tous, sauf pour la social-démocratie. Le marxisme avait depuis longtemps prédit l'inévitabilité de la révolution russe, qui devait éclater à la suite d'un choc entre les forces du développement capitaliste, d'une part, et les forces d'inertie de l'absolutisme, d'autre part. En la déclarant " bourgeoise, le marxisme indiquait par-là que les tâches objectives immédiates de la révolution consistent dans la création de conditions " normales " pour l'évolution de toute la société bourgeoise. Le marxisme avait raison, cela ne demande plus ni discussion, ni preuve. Une tout autre tâche se pose aujourd'hui aux marxistes : ils doivent définir les " possibilités " de la révolution qui grandit par l'analyse de son mécanisme interne. La révolution russe a un caractère tout à fait spécifique, qui représente la somme de toutes les particularités de notre évolution historique et sociale et qui, à son tour, découvre devant nous des perspectives historiques complètement nouvelles.
(Notre Révolution, 1906, article Bilan et perspectives, p. 224.)
La définition sociologique générale - révolution bourgeoise - ne résout pas du tout les tâches politiques et tactiques, les contradictions et les difficultés posées par cette révolution bourgeoise.
(Ibid. p. 249)
Ainsi, je ne niais pas le caractère bourgeois de la révolution à venir et je ne confondais pas la démocratie avec le socialisme. Mais je démontrais que la dialectique de classe de la révolution bourgeoise allait amener au pouvoir notre prolétariat, et que, sans sa dictature, même les tâches démocratiques ne pourraient être accomplies.
Dans le même article (1905-1906), on lit :
Le prolétariat croit et se fortifie au fur et à mesure que se développe le capitalisme. Considéré dans ce sens, le développement du capitalisme devient l'évolution du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l'heure ou le pouvoir passe entre les mains de la classe ouvrière ne dépendent pas directement du niveau des forces productives ; ils dépendent des rapports de la lutte de classe, de la situation internationale et, en fin de compte, de toute une série d'éléments subjectifs, notamment la tradition, l'initiative, la préparation à la bataille.
Le prolétariat peut arriver au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant le prolétariat d'un pays avancé du point de vue capitaliste. Croire que la dictature du prolétariat dépend automatiquement des forces techniques et des ressources d'un pays, est un préjugé né d'un matérialisme économique extrêmement simplifié. Cette opinion n'a rien de commun avec le marxisme.
A notre avis, la Révolution russe crée des conditions telles que le pouvoir pourrait (et, en cas de victoire de la révolution, devrait) passer aux mains du prolétariat avant que les politiciens du libéralisme bourgeois aient eu l'occasion de déployer toute la beauté de leur génie politique.
(Ibid., p. 245.)
Ces lignes contiennent une polémique contre ce " marxisme " vulgaire qui domina non seulement en 1905-1906, mais qui aussi donna le ton à la conférence bolchevique de mars 1917, avant l'arrivée de Lénine, et qui trouva à la conférence d'avril son rapporteur en la personne de Rykov. Ce faux marxisme, qui n'est autre chose que le bon sens du philistin gâté par la scolastique, forma au VI° congrès de l'Internationale communiste le " fondement scientifique " du discours de Kuussinen et de beaucoup d'autres. Et cela se passait dix ans avant la révolution d'octobre !
Ne pouvant exposer ici toutes les idées de Bilan et perspectives, je citerai un passage d'un de mes articles du journal Natchalo (1905), où je résumais ma pensée :
Notre bourgeoisie libérale agit d'une manière contre-révolutionnaire avant même qu'on en soit au point culminant de la révolution. Aux moments critiques, notre démocratie intellectuelle ne fait que révéler son impuissance. La paysannerie est formée d'éléments révoltés que seule la force qui prendra le pouvoir d'Etat pourra mettre au service de la révolution.
...La position d'avant-garde que la classe ouvrière occupe dans la lutte révolutionnaire, le lien direct qui l'unit à la campagne révolutionnaire, l'influence qu'elle exerce sur l'armée, tout cela la pousse irrésistiblement au pouvoir. La victoire complète de la révolution signifie la victoire du prolétariat. Celle-ci signifie, à son tour, la permanence ultérieure de la révolution.
(Notre révolution, p, 172.)
Ainsi, la prévision de la dictature du prolétariat découle précisément de la révolution démocratique bourgeoise, contrairement à tout ce qu'écrit Radek. C'est à cause de cela que la révolution s'appelle " permanente " (ininterrompue). Mais la dictature du prolétariat n'arrive pas, comme le dit Radek, après l'accomplissement de la révolution démocratique : dans ce cas, elle serait tout simplement impossible en Russie car, dans un pays arriéré, le prolétariat peu nombreux n'aurait aucune chance d'arriver au pouvoir si les revendications de la paysannerie avaient été satisfaites à l'étape précédente. Non, il semblait possible et même inévitable que la dictature du prolétariat se dressât sur le terrain de la révolution bourgeoise, parce qu'il n'existait pas d'autre force capable d'atteindre les objectifs de la révolution agraire. Mais cela même ouvrait la perspective de la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste.
Entrant au gouvernement non pas en qualité d'otages impuissants mais bien comme force directrice, les représentants du prolétariat suppriment, par ce fait même, toute frontière entre le programme minimum et le programme maximum, autrement dit, ils mettent le collectivisme à l'ordre du jour. Et l'on avancera dans cette direction selon le rapport des forces, et non selon les intentions du parti du prolétariat.
C'est à cause de cela qu'il ne peut pas être question d'une forme spéciale de la dictature prolétarienne dans la révolution bourgeoise, et notamment de la dictature démocratique du prolétariat (ou de celle du prolétariat et de la paysannerie). La classe ouvrière ne pourrait pas assurer un caractère démocratique à sa dictature si elle ne dépassait pas les cadres du programme démocratique de la révolution.
Si le parti du prolétariat conquiert le pouvoir, il combattra pour ce pouvoir jusqu'au bout. La propagande et l'organisation, à la campagne en particulier, seront une arme pour le maintien et l'affermissement du pouvoir, tandis que le programme collectiviste en constituera une autre. Le collectivisme ne sera pas simplement le corollaire inévitable de la situation du parti au pouvoir : il deviendra le moyen de la maintenir avec l'appui du prolétariat.
(Bilan et perspectives, n° 258.)
Allons plus loin :
Nous connaissons l'exemple classique d'une révolution - écrivais-je en 1908 contre le menchevik Tcherevanine - où les conditions entraînant la domination de la bourgeoisie capitaliste avaient été préparées par la dictature terroriste des sans-culottes victorieux. C'était l'époque où la grande masse de la population des villes était formée par la petite bourgeoisie artisanale et commerçante qui suivait les jacobins. La grande masse de la population des villes russes d'aujourd'hui, c'est le prolétariat industriel. Cette analogie nous fait entrevoir la possibilité d'une situation historique telle que la victoire de la révolution " bourgeoise " ne soit réalisable qu'au moyen de la conquête du pouvoir révolutionnaire par le prolétariat: La révolution cessera-t-elle pour cela d'être bourgeoise ? Oui et non. Cela ne dépend pas des définitions formelles, mais du développement ultérieur des événements. Si le prolétariat était renversé par la coalition des classes bourgeoises, y compris la paysannerie qu'il aurait lui-même libérée, la révolution se maintiendrait dans les cadres limités d'une révolution bourgeoise, Mais si le prolétariat sait et peut mettre en action tous les moyens de domination politique pour rompre les cadres nationaux de la révolution russe, celle-ci pourrait devenir le prologue de la révolution socialiste mondiale. Le tout est de savoir jusqu'à quelle étape pourrait aller la révolution russe, mais cette question n'admet bien entendu qu'une solution conditionnelle. Toutefois, une chose est absolument certaine ; la définition pure et simple de la révolution russe comme révolution bourgeoise ne dit rien sur le caractère de son développement interne et ne signifie nullement que le prolétariat doive adapter sa tactique à la conduite de la démocratie bourgeoise en sa qualité d'unique prétendant légal au pouvoir d'Etat.
(1905, p. 263 de l'édition russe.)
Dans le même article j'écrivais :
Notre révolution est bourgeoise quant aux tâches immédiates qui lui ont donné naissance ; cependant, grâce à l'extrême différenciation de classe de la population industrielle, nous n'avons pas une classe bourgeoise capable de se mettre à la tête des masses populaires et d'unir sa puissance sociale et son expérience politique à leur énergie révolutionnaire. Les masses ouvrières et paysannes, opprimées et abandonnées à elles-mêmes, sont obligées de se forger, à la dure école des conflits impitoyables et des défaites cruelles, les éléments préalables, politiques et organisationnels, nécessaires à leur victoire.
(p. 267-268.)
Il faut que je cite encore Bilan et perspectives au sujet de la question de la paysannerie, qui est aujourd'hui au centre de l'attention. Voici ce que j'en disais dans le chapitre : " Le prolétariat au pouvoir et la paysannerie " :
Le prolétariat ne pourra consolider son pouvoir s'il n'élargit pas la base de la révolution.
De nombreuses couches des masses travailleuses, surtout à la campagne, ne seront entraînées dans la révolution et ne seront organisées politiquement qu'après que le prolétariat des villes, avant-garde de la révolution, aura pris en main le timon de l'Etat. La propagande et l'organisation révolutionnaires se feront alors aux frais de l'Etat. Finalement, le pouvoir législatif lui-même deviendra une arme puissante pour révolutionner les masses populaires...
Le sort des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie (on pourrait même dire le sort de toute la paysannerie) comme classe est ainsi lié au sort de toute la révolution, c'est-à-dire à celui du prolétariat.
Le prolétariat au pouvoir apparaîtra aux paysans comme une classe libératrice. La domination du prolétariat n'apportera pas seulement l'égalité démocratique, la libre autonomie, le transport du fardeau fiscal sur les classes aisées, la fusion de l'armée régulière avec le peuple armé, la suppression des dîmes obligatoires de l'église ; elle apportera aussi la légalisation de toutes les transformations révolutionnaires agraires (confiscation des terres par les paysans). Le prolétariat fera de ces transformations le point de départ des mesures d'Etat ultérieures dans l'économie rurale. Dans ces conditions, ce sera l'intérêt des paysans russes de prêter leur appui au régime prolétarien, surtout dans ses débuts difficiles, comme le fit la paysannerie française pour le régime militaire de Napoléon Bonaparte, dont les baïonnettes assuraient aux nouveaux propriétaires l'inviolabilité de leurs terres.
Mais n'est-il pas possible que la paysannerie écarte le prolétariat pour prendre sa place ?
C'est impossible. Toute l'expérience historique est là pour démentir cette supposition, car elle prouve l'incapacité absolue de la paysannerie à jouer un rôle politique indépendant.
(p. 251.)
Cela ne fut écrit ni en 1929, ni en 1924, mais en 1905. Cela ressemble-t-il à une " méconnaissance " de la paysannerie ? C'est ce que je voudrais savoir. Où peut-on trouver le " saut " par-dessus du problème agraire ? Mes amis, il faut tout de même conserver un peu d'honnêteté.
Mais voyons plutôt l' " honnêteté " de Staline. Au sujet de mes articles de 1917 sur la révolution de Février, écrits à New York, et qui coïncident dans leurs traits essentiels avec ceux rédigés alors par Lénine à Genève, ce théoricien de la réaction dans le parti écrit :
Les lettres du camarade Trotsky ne ressemblent en rien aux lettres de Lénine : ni par leur esprit, ni par leurs conclusions. Elles reflètent intégralement le mot d'ordre antibolchevique du camarade Trotsky : " A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! ", mot d'ordre qui signifie : la révolution sans la paysannerie.
(Discours du 19 novembre 1924 à la séance du comité central des syndicats.)
Cette définition d' " antibolchevisme " donnée au mot d'ordre attribué à Trotsky : " A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! " est vraiment merveilleuse. Quel serait alors, d'après Staline, le vrai mot d'ordre bolchevique ? " A bas le gouvernement ouvrier ! Vive le tsar ! " ? Nous reviendrons plus loin sur ce prétendu mot d'ordre de Trotsky. En attendant, laissons parler un autre maître de l'époque, qui est peut-être moins ignorant, mais qui a définitivement renié toute conscience théorique ; je parle de Lounatcharsky :
En 1905, Lev Davydovitch Trotsky inclinait vers l'opinion que le prolétariat devait être isolé [ ! ] et ne devait pas soutenir la bourgeoisie, car ce ne serait que de l'opportunisme. Mais le prolétariat tout seul ne suffisant pas pour accomplir la révolution, parce qu'il ne formait que 7 à 8 % de la population, il était bien difficile de se battre avec une si petite armée. Aussi Lev Davydovitch décida-t-il que le prolétariat devait soutenir en Russie la révolution permanente, c'est-à-dire lutter pour obtenir le maximum de résultats, jusqu'au moment où les tisons de cet incendie feraient sauter tout le dépôt de poudre mondial.
(Le Pouvoir des Soviets n° 7, 1927. A. Lounatcharsky. " A propos des caractéristiques de la révolution d'octobre ", p, 10.)
Le prolétariat " doit être isolé " jusqu'au moment où les tisons feront sauter le dépôt... Voilà dans quel excellent style écrivent certains commissaires du peuple qui- ne sont pas encore " isolés ", malgré l'état inquiétant de leur propre matière grise. Mais ne soyons pas trop sévères à l'égard de Lounatcharsky : chacun fait ce qu'il peut, et ses absurdités mal arrangées ne sont pas, en somme, plus absurdes que les bêtises des autres.
Cependant, voyons un peu comment, d'après Trotsky " le prolétariat devait être isolé ". Citons à ce sujet mon pamphlet contre Strouvé (1906). (Lounatcharsky m'a autrefois comblé de louanges immodérées au sujet de ce même pamphlet...).
Dans le chapitre consacré au soviet des députés ouvriers, je disais que, tandis que les partis bourgeois restaient totalement à l'écart des masses en éveil,
la vie politique s'était concentrée autour du soviet ouvrier. La masse des citoyens moyens sympathisait avec lui, bien que cette sympathie ne fût pas très consciente. Tous les opprimés venaient chercher justice au soviet. Sa popularité grandissait en dehors même de la ville. Il recevait des " suppliques " des paysans maltraités. Des résolutions d'assemblées paysannes lui étaient envoyées et les délégués des communes rurales passaient toujours au soviet. C'est sur lui que s'étaient concentrées l'attention et la sympathie de la nation véritable, non celles de la nation de la fausse démocratie.
(Notre révolution, p, 199.)
Ainsi, dans toutes ces citations dont le nombre pourrait aisément être doublé, triplé ou décuplé, la révolution permanente est présentée comme une révolution qui rassemble les masses opprimées des villes et des campagnes autour du prolétariat organisé en soviets, comme une révolution nationale qui fait monter au pouvoir le prolétariat et par ce fait même ouvre la possibilité d'une transcroissance de la révolution démocratique en révolution socialiste. La révolution permanente n'est pas un saut du prolétariat isolé : c'est la transformation de toute la nation sous la direction du prolétariat. C'est de cette manière que je me représentais et que j'interprétais les perspectives de la révolution permanente depuis 1905.
En ce qui concerne Parvus, Radek n'a pas davantage raison quand il reprend le cliché usé du " saut accompli par Parvus du gouvernement tsariste au gouvernement social-démocrate ". En 1905, mes idées sur la révolution russe se rapprochaient beaucoup de celles de Parvus, sans être toutefois complètement identiques. Radek ne fait, en somme, que se démentir quand, dans un autre passage de son article, il relève en passant, mais très exactement, en quoi mon idée de la révolution différait, au fond, de celle de Parvus. Parvus ne croyait pas que le gouvernement ouvrier en Russie pût trouver une issue dans la révolution socialiste, autrement dit qu'il pût se transformer en dictature socialiste pendant qu'il accomplirait sa besogne démocratique. Comme le démontre une citation de 1905, à laquelle Radek lui-même se réfère, Parvus estimait que les tâches du gouvernement ouvrier se borneraient à celles de la démocratie. Mais où se trouve alors le saut vers le socialisme ? Parvus croyait qu'à la suite du coup d'Etat révolutionnaire il s'établirait un régime ouvrier de " type australien ". Il continua encore après la révolution d'octobre à comparer la Russie à l'Australie, alors qu'il se trouvait depuis déjà longtemps à l'aile droite du social-réformisme. Boukharine prétendit même que Parvus avait " inventé " l'Australie, en le post-datant, pour couvrir ses anciens péchés commis au nom de la révolution permanente. Mais ce n'est pas exact. En 1905, Parvus considérait la prise du pouvoir par le prolétariat comme le chemin vers la démocratie et non comme la voie du socialisme ; en d'autres termes, il assignait au prolétariat le rôle qu'il a effectivement joué chez nous pendant les huit ou dix premiers mois de la révolution d’Octobre. En même temps, Parvus invoquait l'exemple de la démocratie australienne, c'est-à-dire d'un régime où le parti ouvrier gouverne sans dominer, en satisfaisant ses exigences réformistes en supplément au programme de la bourgeoisie : c'étaient les perspectives qui, selon lui, s'ouvraient devant notre révolution.
Par une ironie du sort, la tendance principale du bloc du centre et de la droite en 1923-1928 était Précisément de rapprocher la dictature du prolétariat d'une démocratie ouvrière du type australien, conformément au pronostic de Parvus. Cela devient tout à fait compréhensible si l'on se rappelle qu'il y a vingt ou trente ans les " socialistes " russes petits-bourgeois dépeignaient toujours l'Australie comme un pays ouvrier et paysan qui, séparé du monde extérieur par de hauts tarifs douaniers, développait sa législation socialiste et, de cette façon, construisait le socialisme dans un seul pays. Radek ferait mieux de souligner ce côté de la question au lieu de répéter des fables sur mon saut fantastique par-dessus la démocratie.
[1] Je me souviens d'avoir interrompu Boukharine, qui citait à la VIIIème réunion plénière du comité exécutif de l'Internationale communiste les mêmes passages que ceux rapportés aujourd'hui par Radek : " Mais on peut trouver chez Lénine des citations exactement contraires. " Après une courte hésitation, Boukharine répondit : " Je le sais, je le sais, mais je prends ce qui me convient et non ce qui vous convient. " Telle est la présence d'esprit de ce théoricien. (L. T.)