1923 |
Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie... |
Les questions du mode de vie
QUESTION N° 1
REPONSES
LYSSENKO. – Il y a peu de livres dans les bibliothèques d'usines, ils sont mal reliés, sans couverture, le papier et l'impression sont de mauvaise qualité.
KAZAKOV. – On remarque un grand intérêt pour les ouvrages dans lesquels les problèmes sont posés de la façon la plus simple et la plus concise, et qui sont imprimés en gros caractères. Les bibliothèques sont pleines de tout ce que vous voulez, mais certainement pas d'ouvrages adaptés aux ouvriers.
IVANOV. – On demande beaucoup les oeuvres de Roubakine, mais on en dispose que d'un très petit nombre. En ce qui concerne la littérature antireligieuse, ce sont les oeuvres de Demian Bedny [1] qui sont les plus demandées.
OSNAS. – En ce qui concerne la littérature révolutionnaire, on lit ce qui est écrit de la façon la plus vivante et la plus captivante (Svertchkov, Chapovalov). Quelques personnes lisent "La Révolution prolétarienne" : le sérieux du journal repousse le lecteur, ainsi que l'absence de table des matières, ce qui représente des difficultés pour comprendre les événements, et rend les souvenirs incompréhensibles.
Les ouvrages littéraires les plus demandés par les ouvriers adultes sont ceux d'Upton Sinclair.
En utilisant l'expérience et la vision du monde de l'ouvrier issu de la révolution, il faut éditer des ouvrages de vulgarisation de la théorie marxiste et matérialiste.
MARKOV. – Pour habituer l'ouvrier à lire, il importe de décrire, sans que cela soit ennuyeux, les souffrances et les peines des camarades qui ont lutté pour la cause ouvrière à l'époque de la clandestinité, qui ont été envoyés en exil, qui s'en sont échappé, il faut raconter quelles ont été leurs aventures en chemin [2] , etc.
ANTONOV. – Il faut des bibliothèques ambulantes pour les ateliers.
KOULKOV. – On demande des ouvrages d'économie politique, des brochures sur la nouvelle réglementation de l'exploitation des terres, des livres qui traitent de la vie quotidienne, des problèmes d'hygiène, des questions d'adaptation au travail, des relations entre parents et enfants, de la façon de diminuer les dépenses journalières pour un salaire donné, de l'organisation syndicale et soviétique. Tout cela doit être expliqué brièvement, clairement, au moyen de schémas. Pour les communistes politiquement peu formés, il n'existe pas de littérature exhaustive sur l'étude du parti, du matérialisme historique, du mouvement syndical, etc. Il n'y a pas de documentation correspondant à ces sujets.
Il y a fort peu d'éditions complètes des oeuvres de D. Bedny.
LAGOUTINE et KAZANSKI. – Le pourcentage des ouvriers qui lisent est peu élevé. Chez les communistes ce pourcentage est encore plus faible (ils sont sans arrêt pris par des assemblées, etc.)
Il y a une très forte demande d'ouvrages littéraires à caractère épique, consacrés à la révolution.
La jeunesse ne manifeste aucun attrait pour Dostoïevski.
La littérature politique semble difficile à lire.
Partout on, demande des ouvrages spécialisés . sur la technique, sur l'économie, sur le mode de vie ouvrier.
On note un grand attrait pour la littérature scientifique (astronomie, naissance de la terre, apparition de l'homme).
La littérature antireligieuse est très bien acceptée.
GORDEEV. – Je me rappelle comment la littérature populaire s'est répandue dans l'Armée Rouge. Un homme de la campagne est arrivé un jour, qui savait que le patriarche Tikhon avait maudit les bolcheviks; par ailleurs, les poèmes antireligieux de Demian Bedny étaient alors la forme de littérature la plus populaire. On lisait ses oeuvres jusqu'à ce qu'elles tombent en lambeaux. Le bureau politique et le comité central du parti peuvent dire à D. Bedny de revenir de congé afin d'écrire des oeuvres antireligieuses. Jusqu'à présent, les paysans ont énormément lu ses ouvrages. Il existe bien sûr une autre littérature : consacrée à la création du monde et à l'apparition des mythes. Mais si ces mythes étaient exposés par D. Bedny dans un beau poème, ils seraient plus accessibles à l'ouvrier et au paysan. D. Bedny a l'art de tout transformer, et il est temps qu'il rentre de congé, sinon il va écrire un mot au "Crocodile" [3] pour dire qu'il a été mis à la retraite par le R.V.S.R. [4] .
KOULKOV. – Quelle est la situation du paysan ? Nous avons fouillé les bibliothèques et nous n'avons trouvé aucun ouvrage relatif aux problèmes agricoles, et ce sont pourtant les problèmes qui l'intéressent plus que tout. Autrefois, il ne possédait peut-être pas de vache, mais à présent, la famine l'a poussé à acquérir une vache et un cheval, et il doit savoir comment s'en occuper le mieux possible. Nous n'avons pas besoin de traités de 200 ou 300 pages; il suffit qu'on explique les problèmes en deux-trois pages, mais de façon compréhensible. On peut dire la même chose au sujet des ouvriers.
OSSIPOV. – Les ouvriers se réfèrent énormément aux livres lorsque la discussion porte sur les problèmes de la famille. De telles discussions ont très souvent lieu, au cours desquelles on a besoin de se reporter à une brochure. Je n'en connais aucune, et pourtant ce genre de brochures, même succinctes et limitées mais qui pourraient être lues par un très grand nombre de gens, est extrêmement nécessaire.
LYSSENKO. – Maintenant, parlons de ce qui se passe dans la rue. Nous nous intéressons rarement aux enfants qui y font les quatre cents coups, ni aux spectacles, bienfaisants ou pernicieux, que nous offre la rue. Par exemple, des enfants jouent "à l'Armée Rouge" : même si cela est entaché de "militarisme", c'est bien; mais parfois, il en va différemment, ils ont d'autres jeux, moins salutaires, et personne ne le leur dit. Il faut savoir aborder ce problème afin de les diriger; il faut savoir ce qu'on peut leur donner à lire, peut-être des ouvrages consacrés à la culture physique ou à d'autres sujets plus utiles. Selon moi, il importe de porter attention à des problèmes insignifiants, car on nous répète souvent que nous disons sans cesse qu’il faut être plus près de la vie. Il faut s'intéresser aux petits riens de la vie quotidienne.
MARKOV. – Je dois avouer que j'ai tellement lu d'ouvrages qui se ressemblaient que j'en ai assez de cette pitance, même si elle est bonne. On dit souvent que "trop ne vaut rien". C'est la même chose ici. Regardez notre littérature; on n'y trouve que des articles scientifiques qui font tourner la tête. Si on jette un coup d'oeil dans les journaux, c'est la même chose. A table, on parcourt le journal et si on l'abandonne un moment, on oublie non seulement à quel paragraphe ou à quelle phrase on s'est arrêté, mais même quel article on était en train de lire. Il faut absolument de la diversité. Il y a peu de temps, j'ai découvert un petit livre, de Svertchkov je crois, "Cinq années de révolution". Je n'ai pas le temps de lire, j'ai du travail par-dessus la tête, à table, je parcours rapidement les principaux articles du journal; mais il m'a été impossible de m'arracher à ce livre. Je lisais le journal au travail, pendant la pose, et le livre à la maison. J'avais résolu de ne lire que dix minutes avant d'aller me coucher, et lorsque je prenais ce petit livre, j'oubliais qu'il fallait dormir.
Il m'arrive souvent de prendre la parole dans des assemblées générales d'ouvriers. Lorsque je parle de la concentration, de l'amélioration de l'industrie, on me dit . pourquoi n'y a-t-il pas de matières premières, qu'en a-t-on fait ? on les a volées ? Personne n'a mis l'accent sur une chose aussi évidente. Bien sûr, on a essayé, mais moi-même je ne comprends pas pourquoi on manque de matières premières. Autrefois, quand ce n'était pas la saison, c'était la guerre qu'on incriminait; mais alors pourquoi y a-t-il encore pénurie en 1923 ? Il n'y a pas de guerre. Comment cultiver le coton, qu'est-ce qu'il faut pour cela ? Ce problème si important pour la province de Moscou, personne n'a essayé de l'exposer clairement, personne ne s'est résolu à expliquer comment on semait le coton, pourquoi on en manquait, et où il fallait la semer.
[1] Demian Bedny (1883-1945). un des premiers poètes prolétariens qui fit de son couvre une couvre de propagande et d'agitation. Ses grands poèmes antireligieux – "La Terre Promise" (1920), "Le Nouveau Testament de l'évangéliste D. Bedny" (1925). (Note du traducteur).
[2] C'est juste ! Il faut que la jeunesse, et pas seulement la jeunesse, prenne connaissance des luttes révolutionnaires du passé, relatées dans des épopées, avec des exemples tout aussi épiques. L'historien du Parti accomplit un travail d'une très grande importance, mais les documents et les matériaux qu'il rassemble ne sont destinés qu'à un petit nombre de lecteurs. Le futur historien, sur la base de ce matériau, écrira un livre complet (ce ne sera sans doute pas le seul) sur l'histoire de notre Parti. Cependant, nous ne pouvons pas attendre la publication de cet ouvrage exhaustif. Nous avons dès à présent besoin d'essais vivants à partir de ces matériaux : des biographies, écrites comme des poèmes épiques, et des chapitres isolés de notre roman révolutionnaire collectif, le plus captivant de tous les romans de l'histoire. Il faut pousser les artistes, les romanciers, les poètes d'inspiration révolutionnaire à développer ce thème. Le petit livre de John Reed "Les Dix jours qui ébranlèrent le monde" représente en vérité un élément extrêmement précieux de la bibliothèque de la jeune génération. Des monographies, des biographies, des essais historico-révolutionnaires de ce type, au contenu dramatique, feront facilement concurrence à la littérature révolutionnaire ou semi- révolutionnaire, si peu nombreuse. ils ont sur cette dernière l'avantage que c'est la vie elle-même qui en a écrit les intrigues et les dénouements. (Léon Trotsky).
[3] "Crocodile" . revue satirique. (Note du traducteur).
[4] R.V.S.R. : Revol'ucionnyi Voennyj Sov’et Respubliki . Soviet Révolutionnaire de l’Armée de la République (1918-1922). (Note du traducteur).