1938

Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres.


Leur morale et la nôtre

Léon Trotsky

Les moralistes et le Guépéou

Le prétexte à la croisade contre l'"amoralisme" bolchevik a été fourni par les procès de Moscou. La croisade n'a pas, toutefois, commencé sur l'heure. Car les moralistes étaient pour la plupart des amis du Kremlin. Comme tels, ils s'efforcèrent pendant un long moment de dissimuler leur stupeur et même de feindre que rien ne s'était passé.

Les procès de Moscou ne résultent cependant pas du hasard. La servilité, l'hypocrisie, le culte officiel du mensonge, l'achat des consciences et toutes les autres formes de la corruption s'épanouissaient richement à Moscou depuis 1924-1925. Les futures impostures judiciaires se préparaient au grand jour. Les avertissements ne manquèrent pas. Les "amis" ne voulaient rien remarquer. Et ce n'est pas étonnant : la plupart de ces messieurs avaient été foncièrement hostiles à la révolution d'Octobre et ne s'étaient rapprochés de l'union soviétique qu'au fur et à mesure de la dégénérescence thermidorienne de celle-ci : la petite-bourgeoisie occidentale reconnut alors chez la petite-bourgeoisie orientale une âme soeur.

Ces hommes crurent-ils sincèrement aux accusations de Moscou ? N'y crurent que les plus inintelligents. Les autres ne voulurent pas se donner le mal d'une vérification. Etait-ce la peine de troubler l'amitié flatteuse, confortable et souvent profitable qu'ils entretenaient avec les ambassades soviétiques ? D'ailleurs -- ils ne l'oublient pas -- l'imprudente vérité pouvait nuire au prestige de l'U.R.S.S. Ces hommes couvrirent le crime pour des raisons utilitaires, appliquant ainsi manifestement la règle : que la fin justifie les moyens.

M. Pritt, conseiller de S.M. britannique, qui avait eu l'occasion de jeter à Moscou un opportun coup d'oeil sous la tunique de Thémis-stalinienne et avait trouvé ses dessous en bon ordre, M. Pritt prit sur lui de braver la honte. Romain Rolland, dont les comptables des Editions soviétiques apprécient fort l'autorité morale, s'empressa de publier un de ses manifestes dont lesquels le lyrisme mélancolique s'unit à un cynisme sénile. La Ligue française des Droits de l'Homme qui condamnait en 1917 l'"amoralisme" de Lénine et de Trotsky -- quand nous rompions l'alliance militaire avec la France -- se hâta de couvrir en 1936 les crimes de Staline, dans l'intérêt du pacte franco-soviétique. On voit que la fin patriotique justifie tous les moyens. Aux Etats-Unis, "The Nation" et "The New Republic" fermèrent les yeux sur les exploits de Iagoda, l'"amitié" avec l'U.R.S.S. étant devenue le gage de leur propre autorité. Il y a seulement un an, ces messieurs ne disaient pas encore que le stalinisme et le trotskisme sont identiques. Ils étaient ouvertement avec Staline, pour son esprit réaliste, pour sa justice, pour son Iagoda. Ils maintinrent cette attitude aussi longtemps qu'ils le purent. Jusqu'à l'exécution de Toukhatchevski, de Iakir et des autres généraux rouges, la grande bourgeoisie des pays démocratiques observa non sans satisfaction, quoique en affectant une certaine répugnance, l'extermination des révolutionnaires en U.R.S.S. A cet égard, "The Nation" et "The New Republic", pour ne point parler des Duranty, Louis Fisher et autres plumes prostituées, allaient bien au devant des intérêts de l'impérialisme "démocratique". L'exécution des généraux troubla la bourgeoisie en l'obligeant à comprendre que la décomposition avancée du régime pouvait faciliter la tâche à Hitler, à Mussolini, au Mikado. Le "New York Times" se mit à rectifier prudemment mais opiniâtrement le tir de son Duranty. "Le Temps" laissa filtrer dans ses colonnes une faible lueur sur la situation réelle en U.R.S.S. Quant aux moralistes et aux sycophantes petits-bourgeois, ils ne furent jamais que les auxiliaires des classes capitalistes. Enfin, lorsque la commission John Dewey [La Commission John Dewey, composée de personnalités éminentes appartenant à la société intellectuelle des Etats-Unis, étudia longuement les données des procès de Moscou, entendit Trotsky, consulta ses archives, et conclut formellement à l'innocence des deux principaux accusés, Trotsky et son fils Léon Sédov. (Note de Victor Serge.)] eut formulé sa sentence, il devint évident aux yeux de tout homme tant soit peu pensant que défendre encore en plein jour le Guépéou c'était risquer une mort politique et morale. A partir de ce moment, les "amis" résolurent d'invoquer les vérités éternelles de la morale, bref de se replier sur leurs tranchées de deuxième ligne.

Les staliniens et demi-staliniens effrayés n'occupent pas la dernière place parmi les moralistes. M. H. Lyons fit bon ménage pendant plusieurs années avec la bande thermidorienne de Moscou et se considéra lui-même comme un presque-bolchevik. S'étant brouillé avec le Kremlin -- et il nous importe peu de savoir pourquoi -- il se retrouva aussitôt sur les nuages de l'idéalisme. Liston Hook, naguère encore, jouissait d'un tel crédit auprès du Komintern qu'il fut chargé de diriger la propagande républicaine de langue anglaise pour l'Espagne. Ce qui ne l'empêcha pas, lorsqu'il eut démissionné, d'abjurer les premiers rudiments du marxisme. Walter Krivitsky, s'étant refusé à revenir en U.R.S.S. et ayant rompu avec le Guépéou, passa tout de suite à la démocratie bourgeoise. La métamorphose du septuagénaire Charles Rappoport parait analogue. Leur stalinisme jeté par-dessus bord, les gens de cette sorte -- ils sont nombreux -- ne peuvent manquer de chercher dans les arguments de la morale abstraite une compensation pour leur déception ou leur avilissement idéologique. Demandez-leur pourquoi ils ont passé du Komintern et du Guépéou à la bourgeoisie ? Leur réponse est prête : "Le trotskysme ne vaut pas mieux que le stalinisme."


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