Ce texte a été réalisé par Total (Didier Fort).
1930 |
L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.) |
2 La Russie tsariste et la guerre
La participation de la Russie à la guerre comportait des contradictions dans les motifs et dans les buts. En fait, la lutte sanglante avait pour objet une domination mondiale. En ce sens, elle dépassait les possibilités de la Russie. Ce que l'on a appelé les buts de guerre de la Russie (les détroits en Turquie, la Galicie, l'Arménie) n'avait qu'une importance très relative, provinciale, et ne pouvait avoir de solution qu'accessoirement, pour autant qu'il conviendrait aux intérêts des principaux belligérants.
En même temps, la Russie, en qualité de grande puissance, ne pouvait s'abstenir de participer à la mêlée des pays capitalistes plus avancés, de même qu'elle n'avait pu, durant l'époque précédente, se dispenser d'établir chez elle des usines, des fabriques, des voies ferrées, d'acquérir des fusils à tir rapide et des avions. Fréquemment, parmi les historiens russes de la nouvelle école, des discussions s'élèvent sur le point de savoir dans quelle mesure la Russie tsariste était mûre pour une politique impérialiste moderne, mais ces controverses retombent toujours dans la scolastique, car l'on considère la Russie sur le terrain international comme un élément isolé, comme un facteur indépendant. Or, la Russie n'a été qu'un chaînon d'un système.
L'Inde, en fait et dans la forme, a participé à la guerre en tant que colonie de l'Angleterre. L'intervention de la Chine, " volontaire " au sens formel, était en réalité l'intervention d'un esclave dans une rixe entre maîtres. La participation de la Russie avait un caractère mal défini, intermédiaire entre la participation de la France et celle de la Chine. La Russie payait ainsi le droit d'être l'alliée de pays avancés, d'importer des capitaux et d'en verser les intérêts, c'est-à-dire, en somme, le droit d'être une colonie privilégiée de ses alliées ; mais, en même temps, elle acquérait le droit d'opprimer et de spolier la Turquie, la Perse, la Galicie, et en général des pays plus faibles, plus arriérés qu'elle-même. L'impérialisme équivoque de la bourgeoisie russe avait, au fond, le caractère d'une agence au service de plus grandes puissances mondiales.
Le système des compradores (intermédiaires commerciaux) en Chine présente le type classique d'une bourgeoisie nationale constituée en agence entre le capital financier étranger et l'économie de son propre pays. Dans la hiérarchie mondiale des États, la Russie occupait avant la guerre une place beaucoup plus élevée que celle de la Chine. Quelle place la Russie aurait-elle occupée après la guerre si la révolution n'était pas venue ? C'est une autre question. Mais l'autocratie russe, d'une part, la bourgeoisie russe, d'autre part, avaient des caractères de plus en plus marqués de compradorisme : l'une et l'autre vivaient et subsistaient de leur liaison avec l'impérialisme étranger, le servaient et ne pouvaient tenir sans s'appuyer sur lui. Il est vrai qu'à la fin des fins elles ne purent résister, même soutenues par lui. La bourgeoisie russe à demi comprador de la finance étrangère avait des intérêts impérialistes mondiaux au même titre qu'un agent rétribué par un pourcentage est intéressé aux affaires de son patron.
L'instrument d'une guerre, c'est une armée. Étant donné que toute armée, dans la mythologie nationaliste, est réputée invincible, les classes dirigeantes de Russie n'avaient aucun motif de faire une exception pour l'armée du tsar. En réalité, cette armée ne constituait une force sérieuse que contre les peuplades à demi barbares, les voisins peu considérables et les États en décomposition ; sur le terrain européen, cette armée ne pouvait agir que comme composante de coalitions ; pour la défense du pays, elle ne remplissait sa tâche qu'à la faveur d'immenses espaces dont la population était rare et les chemins impraticables. Le virtuose de l'armée des moujiks en servage fut Souvorov. La Révolution française, qui avait ouvert toutes grandes les portes à une société nouvelle et à un nouvel art militaire, rapporta un verdict implacable contre l'armée de Souvorov.
La demi-abolition du servage et l'institution du service militaire obligatoire modernisèrent l'armée tout autant que le pays — autrement dit, introduisirent dans l'armée tous les antagonismes d'une nation qui avait encore à faire sa révolution bourgeoise. A vrai dire, l'armée tsariste se construisait et s'armait d'après les modèles occidentaux ; mais cela portait plus sur la forme que sur le fond. Entre le niveau culturel du paysan soldat et le niveau de la technique militaire il n'y avait point de correspondance. Dans le corps des officiers se manifestaient l'ignorance crasse, la paresse et la fourberie des classes dirigeantes de Russie. L'industrie et les transports se montraient invariablement incapables en face des exigences concentrées du temps de guerre. Armées, semblait-il au premier jour des hostilités, comme il convenait, les troupes se trouvèrent bientôt dépourvues non seulement d'armes, mais même de bottes. Au cours de la guerre russo-japonaise, l'armée du tsar avait montré ce qu'elle valait. A l'époque de la contre-révolution, la monarchie, secondée par la Douma, remplit ses entrepôts de guerre et fit dans l'armée de multiples raccommodages, rafistolant aussi sa réputation d'invincibilité. Avec 1914 vint une nouvelle vérification, beaucoup plus pénible.
A l'égard des fournitures de guerre et des finances, la Russie se trouve du premier coup dans une dépendance servile devant ses alliés. Il n'y a là que l'expression militaire de la dépendance générale où elle vivait par rapport aux pays capitalistes plus avancés. Mais l'aide procurée par les Alliés ne sauva pas la situation. Le manque de munitions, le petit nombre des usines qui en fabriquent, la distension du réseau ferroviaire qui doit les distribuer traduisirent l'état arriéré de la Russie dans le langage clair de défaites qui rappelèrent aux national-libéraux russes que leurs ancêtres n'avaient point fait de révolution bourgeoise et que, par conséquent, la postérité était débitrice devant l'histoire.
Les premiers jours de la guerre furent les premiers de l'opprobre. Après un certain nombre de catastrophes partielles, une retraite générale se déclara au printemps de 1915. Les généraux se revanchaient de leur incapacité criminelle sur la population civile. D'immenses territoires furent dévastés par la violence. La sauterelle humaine était chassée à coups de nagaïka vers l'arrière. Le désastre du front se complétait par un désastre à l'intérieur.
Le général Polivanov, ministre de la Guerre, répondant aux questions anxieuses de ses collègues au sujet de la situation sur le front, déclarait littéralement ce qui suit : " Confiant en l'immensité de notre territoire, comptant sur nos boues impraticables, je m'en rapporte aussi aux bonnes grâces de saint Nicolas, patron de la sainte Russie. " (Conseil des ministres, procès-verbal du 4 août 1915.) Huit jours plus tard, le général Roussky faisait aux mêmes ministres l'aveu suivant : " Les exigences modernes de la technique militaire sont supérieures à nos possibilités. En tout cas, nous ne pouvons rivaliser avec les Allemands. " Et ce n'était pas une boutade. Un nommé Stankévitch, officier, a rapporté ainsi les paroles d'un chef de corps du génie : " La guerre contre les Allemands est sans espoir, car nous ne sommes pas en état de faire quoi que ce soit. Les nouvelles méthodes de lutte deviennent même pour nous des causes de revers. " Et il existe d'innombrables témoignages en ce sens.
La seule chose à laquelle les généraux russes s'entendaient largement, c'était à se procurer de la chair à canon dans le pays. On économisa beaucoup plus sur le buf et le porc. Les nullités qui se trouvaient à la tête du G. Q. G., telles que Ianouchkévitch sous le commandement de Nicolas Nicolaïévitch, et Alexéïev sous le commandement du tsar, obstruaient toutes les brèches par de nouvelles mobilisations et trouvaient une consolation, pour elles comme pour leurs alliés, à aligner des colonnes de chiffres alors qu'on avait besoin de colonnes de combattants. Environ 15 millions d'hommes furent mobilisés qui remplirent les dépôts, les casernes, les cantonnements, foules tumultueuses qui trépignaient sur place, où l'on s'écrasait les pieds, foules exaspérées qui proféraient des malédictions. Si, pour le front, cette masse humaine fut une valeur illusoire, elle fut, à l'arrière, un facteur très actif de désarroi. Il y eut environ 5 millions 500 000 victimes, morts, blessés et prisonniers. Le nombre des déserteurs augmentait. Dès juillet 1915, les ministres se répandaient en lamentations : " Pauvre Russie! Même son armée qui, au temps jadis, avait rempli le monde du tonnerre de ses victoires, ne se compose plus que de poltrons et de déserteurs! "
Les ministres eux-mêmes, plaisantant en leur style de pendards, raillaient " la vaillance des généraux à battre en retraite ", mais ils perdaient en même temps des heures à la discussion de ce problème : allait-on, oui ou non, évacuer les reliques de Kiev ? Le tsar estimait que ce n'était pas indispensable, car les " Allemands n'oseraient pas y toucher, et, dans le cas où ils s'y risqueraient, ne s'en porteraient que plus mal! " Cependant, le Saint-Synode avait déjà entrepris cette évacuation : " En partant, nous emportons ce qui nous est le plus cher... " Ceci se passait non point à l'époque des croisades, mais au XXe siècle, quand les défaites de la Russie étaient annoncées par radio.
Les succès remportés par la Russie sur l'Autriche-Hongrie provenaient beaucoup plus de l'état de celle-ci que de celui de la Russie. La monarchie des Habsbourg, en dissolution, réclamait depuis longtemps son fossoyeur, sans exiger même qu'il fût hautement qualifié. La Russie, même au temps passé, avait eu le dessus sur des États en décomposition comme la Turquie, la Pologne ou la Perse. Le front Sud-Ouest des troupes russes, qui était dirigé contre l'Autriche-Hongrie, connut de grandes victoires qui le distinguèrent parmi les autres fronts. Ici se manifestèrent plusieurs généraux qui, à vrai dire, ne démontrèrent en aucune manière leur aptitude de guerriers, mais n'étaient pas, en tout cas, pénétrés de ce fatalisme qui caractérise les capitaines invariablement battus. C'est de ce milieu que sortirent plus tard certains " héros ", parmi les Blancs, dans la guerre civile.
Partout l'on cherchait à qui s'en prendre. On accusait d'espionnage, sans exception, tous les Juifs. On mettait à sac les gens dont le nom de famille était allemand. Le G. Q. G. du grand-duc Nicolas Nicolaïévitch ordonna de fusiller le colonel de gendarmerie Miassoïédov, comme espion allemand — qu'il n'était probablement pas. On arrêta le ministre de la Guerre Soukhomlinov, homme insignifiant et taré, en l'accusant, non peut-être sans fondement, de haute trahison. Le ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, sir Edward Grey, déclara au Président de la délégation parlementaire de Russie que le gouvernement du tsar agissait témérairement s'il se décidait, en temps de guerre, à inculper de trahison son ministre de la Guerre.
Les états-majors et la Douma accusaient de germanophilie la Cour impériale. Tout ce monde était jaloux des Alliés et les détestait. Le commandement français ménageait ses troupes, en exposant d'abord les soldats russes. L'Angleterre ne se mettait en branle que lentement. Dans les salons de Pétrograd et dans les états-majors du front, on se livrait à d'innocentes plaisanteries : " L'Angleterre, disait-on, a juré de tenir jusqu'à la dernière goutte de sang... du soldat russe. " De telles boutades glissaient vers les niveaux inférieurs et se répétaient sur le front. " Tout pour la guerre! " disaient les ministres, les députés, les généraux, les journalistes. " Oui, commençait à se dire le soldat dans la tranchée, ils sont tous prêts à batailler jusqu'à la dernière goutte... de mon sang. "
L'armée russe, au cours de la guerre, éprouva plus de pertes que n'importe quelle autre armée engagée dans le massacre : elle eut environ 2 millions 500 000 hommes tués, soit 40 % des pertes de toutes les armées de l'Entente. Durant les premiers mois, les soldats tombaient sous les projectiles sans réfléchir ou sans trop de réflexion. Mais, d'un jour à l'autre leur expérience s'accroissait, l'amère expérience des couches inférieures que l'on n'est pas capable de commander. Ils mesuraient l'immensité du désordre créé par les généraux d'après les inutiles marches et contremarches faites sur des semelles qui se détachaient, d'après le chiffre des repas qui avaient manqué. Dans la sanglante débâcle des gens et des choses, un mot s'élevait qui expliquait tout : " Quelle absurdité! " Et, dans le langage du soldat, le terme était plus pimenté.
La décomposition était plus rapide qu'ailleurs dans l'infanterie, composée de paysans. L'artillerie, qui compte une très forte proportion d'ouvriers industriels, se distingue, en général, par une capacité incomparablement plus grande d'assimilation des idées révolutionnaires : on l'avait bien vu en 1905. Si, en 1917, par contre, l'artillerie se montra plus conservatrice que l'infanterie, cela tient à ce que les cadres de cette dernière tamisèrent constamment de nouvelles masses humaines, de moins en moins éduquées ; tandis que l'artillerie, qui éprouvait des pertes infiniment moindres, avait gardé ses anciens cadres. La même observation était à faire dans les autres armes spéciales. Mais, en fin de compte, l'artillerie aussi commençait à céder.
Pendant la retraite de Galicie, une instruction secrète du généralissime prescrivit de faire passer sous les verges les soldats qui auraient déserté ou se seraient rendus coupables d'autres crimes. Le soldat Pireiko dit dans ses Souvenirs : " On fustigea alors des hommes pour le moindre délit, par exemple pour s'être absentés quelques heures sans permission ; parfois même on administrait les verges uniquement pour relever le moral de la troupe ! " Dès le 17 septembre 1915, Kouropatkine notait, s'en référant à Goutchkov : " Soldats et sous-officiers ont débuté dans la guerre avec ardeur. Ils sont à présent exténués et, à force de battre en retraite, ils ont perdu toute foi en la victoire. " A peu près vers la même date, le ministre de l'Intérieur déclarait au sujet des trente mille soldats qui se trouvaient en convalescence à Moscou : " Ce sont des éléments turbulents qui s'insurgent contre toute discipline, font du scandale, engagent des rixes avec les agents de police (dernièrement, un agent a été tué par des soldats), qui délivrent par force les individus qu'on arrête, etc. Il est hors de doute qu'en cas de troubles, toute cette horde prendra le parti da la foule. " Le soldat Pireiko, déjà cité, écrit encore : " Tous, sans exception, ne s'intéressaient qu'à une chose : la paix... Quel serait le vainqueur ? Que donnerait cette paix ? C'était le moindre des soucis de l'armée : elle voulait la paix à tout prix, car elle était lasse de la guerre. "
Une bonne observatrice, S. Fédortchenko, qui servait comme infirmière, a surpris des conversations de soldats, a presque deviné leurs pensées, et les a adroitement notées sur des feuillets. Il en est résulté un petit livre, Le Peuple à la Guerre, lequel permet de jeter un coup d'il dans le laboratoire où les grenades, les barbelés, les gaz asphyxiants et la bassesse des autorités travaillèrent, durant de longs mois, la conscience de plusieurs millions de paysans russes et où furent broyés, en même temps que les os des créatures humaines, des préjugés séculaires. Bien des aphorismes originaux émis par les soldats contenaient déjà les mots d'ordre de la prochaine guerre civile.
Le général Roussky se plaignait en décembre 1916 de ce que Riga était la grande misère du front septentrional. C'était, selon lui, un " nid de propagande ", de même que Dvinsk. Le général Broussilov confirmait ce jugement : les effectifs qui revenaient du secteur de Riga arrivaient démoralisés, les soldats refusaient de monter à l'attaque, ils avaient passé un capitaine au fil de la baïonnette, on avait dû fusiller plusieurs hommes, etc. " Le terrain propice à une désagrégation définitive de l'armée existait longtemps avant la révolution ", avoue Rodzianko, qui était lié avec les cercles d'officiers et avait visité le front.
Les éléments révolutionnaires, disséminés au début, s'étaient noyés dans l'armée sans laisser presque aucune trace. Mais, à mesure que s'affirmait le mécontentement général, ils remontèrent à la surface. Quand on expédia au front, par mesure disciplinaire, les ouvriers qui s'étaient mis en grève, les rangs des agitateurs s'en trouvèrent renforcés, et les mouvements de recul de l'armée disposèrent en leur faveur des auditoires. La Sûreté (l'Okhrana) déclarait dans un rapport : " L'armée, à l'arrière et particulièrement sur le front, est pleine d'éléments dont les uns sont capables de devenir les forces actives d'un soulèvement, dont les autres ne sauraient que se refuser à la répression... " La direction de la gendarmerie de la province de Pétrograd communique, en octobre 1916, se basant sur le rapport d'un fondé de pouvoir de l'Union des zemstvos, que l'état d'esprit de l'armée est alarmant, que les relations entre officiers et soldats sont extrêmement tendues, qu'il se produit même des collisions sanglantes, que, de tous côtés, l'on rencontre des milliers de déserteurs. " Quiconque a séjourné à proximité de l'armée doit garder l'impression pleine et sincère d'une incontestable démoralisation des troupes. " Par prudence, le communiqué ajoute que, si ces informations paraissent peu vraisemblables en bien des points, il faut tout de même y ajouter foi, d'autant plus que de nombreux médecins revenus du front ont donné des indications identiques.
L'état d'esprit de l'arrière correspondait à celui du front. A la conférence du parti cadet, en octobre 1916, la majorité des délégués signalèrent de l'apathie et du manque de foi en la victoire " dans toutes les couches de la population, particulièrement dans les campagnes et parmi la classe pauvre des villes ". Le 30 octobre 1916, le directeur du Département de la Police, résumant un certain nombre de rapports, écrivait ce qui suit : " On observe de toutes parts et dans toutes les couches de la population une sorte de lassitude causée par la guerre, un désir ardent de paix expéditive, à quelques conditions que celle-ci soit conclue...
Quelques mois plus tard, tous ces messieurs, députés et policiers, généraux et fondés de pouvoir des zemstvos, médecins et ex-gendarmes, allaient affirmer, avec tout autant d'assurance, que la révolution avait tué, dans l'armée, le patriotisme et qu'une victoire garantie d'avance leur avait été ravie par les bolchéviks.
Ce furent indiscutablement les cadets (constitutionnels-démocrates) qui jouèrent le rôle de coryphées dans le concert belliqueux des patriotes. Ayant rompu ses attaches problématiques avec la révolution dès la fin de 1905, le libéralisme, sitôt le début de la contre-révolution, leva le drapeau de l'impérialisme. Cette nouvelle attitude était la conséquence de la première : du moment qu'il était impossible de débarrasser le pays des antiquailles de la féodalité, pour assurer à la bourgeoisie une situation dominante, il ne restait qu'à conclure une alliance avec la monarchie et la noblesse, dans le but d'améliorer la situation du capital russe sur le marché mondial. S'il est exact que la catastrophe universelle fut préparée de divers côtés, de telle sorte qu'elle fut, jusqu'à un certain point, inattendue, même pour les organisateurs les plus responsables, il n'est pas moins douteux que, dans la préparation de cette catastrophe, le libéralisme russe, en tant qu'animateur de la politique extérieure de la monarchie, ne se trouvait pas au dernier rang.
La guerre de 1914 fut reconnue de plein droit par les leaders de la bourgeoisie russe comme leur propre guerre. Au cours d'une séance solennelle de la Douma d'État, le 26 juillet 1914, le président de la fraction cadette déclarait ceci : " Nous ne posons ni conditions, ni revendications ; nous jetons seulement sur la balance notre ferme volonté de vaincre l'adversaire. " L'Union sacrée devenait, en Russie aussi, la doctrine officielle. Durant les manifestations patriotiques qui eurent lieu à Moscou, le comte Benckendorf, grand-maître des cérémonies, s'écriait en présence des diplomates : " Eh bien, est-ce donc là cette révolution que l'on nous prédisait à Berlin ? " L'ambassadeur de France, Paléologue, renchérissait : " Une même pensée semble bien s'être emparée de tous. " Ces gens croyaient de leur devoir de nourrir et de semer des illusions en des circonstances qui, aurait-on dû penser, excluaient toute possibilité de se leurrer.
Les leçons qui devaient remédier à cette ivresse ne se firent pas attendre longtemps. Peu après le début de la guerre, un des cadets les plus expansifs, Roditchev, avocat et propriétaire foncier, s'écria, au sein du Comité central de son parti : " Mais enfin, pensez-vous qu'avec ces imbéciles l'on puisse remporter la victoire ? " Les événements prouvèrent qu'on ne peut être vainqueur quand on est commandé par des imbéciles. Ayant perdu plus qu'à moitié l'espoir de vaincre, le libéralisme tenta d'utiliser la situation créée par la guerre pour procéder à une épuration de la camarilla et contraindre la monarchie à un arrangement. Le principal moyen employé fut d'accuser le parti de la Cour d'avoir des sentiments germanophiles et de tramer une paix séparée.
Au printemps de 1915, lorsque des troupes dépourvues d'armes reculèrent sur toute la ligne du front, il fut décidé dans les sphères gouvernementales, non sans une certaine pression des Alliés, de faire appel à l'initiative de l'industrie pour les fournitures de l'armée. A cet effet fut constituée une Conférence spéciale qui se composa, avec des bureaucrates, d'industriels désignés parmi les plus influents. Les Unions de zemstvos et des Villes qui s'étaient créées au début des hostilités, ainsi que les Comités des Industries de Guerre, formés au printemps de 1915, devinrent les points d'appui de la bourgeoisie dans sa lutte pour la victoire et pour le pouvoir. La Douma d'État, s'étayant sur ces organisations, devait se manifester avec plus de hardiesse, comme intermédiaire entre la bourgeoisie et la monarchie.
De larges perspectives politiques ne détournaient cependant point l'attention des pesants problèmes d'actualité. De la Conférence spéciale, réservoir central, des dizaines, des centaines de millions qui s'additionnèrent en milliards, furent distribués par des canaux ramifiés, irriguant abondamment l'industrie, satisfaisant au passage une multitude d'appétits. A la Douma d'État et dans la presse, certains bénéfices de guerre pour 1915-1916 furent portés à la connaissance du public : la Compagnie du Textile qui appartenait aux Riabouchinsky, libéraux moscovites, avouait 75 % de bénéfice net ; la Manufacture de Tver en était même à 111 % ; les Laminages de cuivre de Koltchouguine, dont le capital était de dix millions, avaient gagné plus de douze millions en un an. Dans ce secteur, la vertu patriotique était récompensée généreusement, et, notons-le, sans délai.
La spéculation en tout genre et le jeu en Bourse atteignirent leur paroxysme. D'immenses fortunes s'élevèrent sur une écume de sang. Le pain et le combustible manquèrent dans la capitale : cela n'empêcha pas le joaillier Fabergé — fournisseur attitré de la Cour impériale d'annoncer superbement qu'il n'avait jamais fait de si bonnes affaires. Vyroubova, demoiselle d'honneur de la tsarine, relate qu'en aucune saison précédente l'on ne commanda autant de parures luxueuses, l'on n'acheta autant de diamants que pendant l'hiver 1915-1916. Les boîtes de nuit étaient surpeuplées de héros de l'arrière, d'embusqués et, plus simplement parlant, d'honorables personnages qui étaient trop âgés pour aller au front, mais encore assez jeunes pour mener joyeuse vie. Les grands-ducs ne furent pas des derniers à participer au festin donné en temps de peste [Allusion à un poème célèbre du grand poète russe Alexandre Pouchkine. Note du traducteur.]. Personne n'hésitait à faire des dépenses excessives. Une pluie d'or tombait des hauteurs, sans arrêt. La " haute société " tendait les mains, ouvrait ses poches pour " toucher ", les dames de l'aristocratie relevaient le plus haut qu'elles pouvaient leurs jupes, tous pataugeaient dans une boue sanglante — banquiers, intendants, industriels, ballerines du tsar et des grands-ducs, prélats de l'Église orthodoxe, dames et demoiselles de la Cour, députés libéraux, généraux du front et de l'arrière, avocats radicaux, sérénissimes tartufes de l'un et de l'autre sexe, innombrables neveux et surtout innombrables nièces. Tous se hâtaient de rafler et de bâfrer, dans l'appréhension de voir la fin de la pluie d'or, si bénie, et tous repoussaient avec indignation l'idée d'une paix prématurée.
Les bénéfices réalisés en commun, les défaites à l'extérieur, les dangers à l'intérieur établirent un rapprochement entre les partis des classes possédantes. La Douma, qui avait été divisée à la veille de la guerre, trouva en 1915 sa majorité d'opposition patriotique qui prit la dénomination de " bloc progressiste ". Le but officiellement avoué fut, bien entendu, de " satisfaire aux besoins provoqués par la guerre ". Dans ce bloc n'entrèrent pas, de la gauche les social-démocrates et les travaillistes, de la droite les petits groupes qui étaient bien connus comme Cent-Noirs (extrêmement réactionnaires). Toutes les autres fractions de la Douma — les cadets, les progressistes, les trois groupes d'octobristes, le centre et une partie des nationalistes, entrèrent dans le bloc ou s'adjoignirent à lui, de même que les groupes nationaux : polonais, lituaniens, musulmans, juifs et autres.
De crainte d'effaroucher le tsar en lui demandant un ministère responsable, le bloc réclama " un gouvernement unifié, composé de personnalités jouissant de la confiance du pays ". Dès lors, le prince Chtcherbatov, ministre de l'Intérieur, caractérisait le bloc comme un groupement provisoire, " une coalition née des appréhensions que l'on a d'une révolution sociale ". D'ailleurs, pour comprendre ce jugement, il n'était nullement besoin d'une grande perspicacité. Milioukov, qui était à la tête des cadets, et par conséquent du bloc d'opposition, disait à une conférence de son parti : " Nous marchons sur un volcan... La tension a atteint son extrême degré... Il suffirait d'une allumette jetée par imprudence pour provoquer un épouvantable incendie... Quel que soit le pouvoir — mauvais ou bon — un pouvoir ferme est, pour l'instant, plus nécessaire que jamais. "
Si grande était l'espérance de voir le tsar, frappé par tant de désastres, accorder des concessions, que, dans la presse libérale, parut au mois d'août une liste confectionnée d'avance des membres d'un " cabinet de la confiance " : le président de la Douma, Rodzianko, eût été premier ministre (d'après une autre version, l'on désignait comme Premier le prince Lvov, président de l'Union des zemstvos) ; le ministre de l'Intérieur eût été Goutchkov, celui des Affaires étrangères Milioukov, etc. La plupart de ces personnalités qui se désignaient d'elles-mêmes pour une alliance avec le tsar contre la révolution devaient, dix-huit mois plus tard, faire partie d'un gouvernement dit " révolutionnaire ". Ce sont de ces boutades que l'histoire s'est permis plus d'une fois. Au moment dont nous parlons, la plaisanterie, du moins, ne dura guère.
En majorité, les ministres du cabinet Gorémykine n'étaient pas moins que les cadets effarés de la tournure que prenaient les affaires, et, par suite, inclinaient à une entente avec le bloc progressiste. " Un gouvernement qui n'a pour lui ni la confiance du dépositaire du pouvoir souverain, ni celle de l'armée, ni celle des villes, ni celle des zemstvos, ni celle de la noblesse, ni celle des marchands, ni celle des ouvriers, est incapable non seulement de travailler, mais même d'exister. L'absurdité est évidente. " C'est en ces termes que le prince Chtcherbatov appréciait, en août 1915, le gouvernement dont il faisait partie en qualité de ministre de l'Intérieur. " Si l'on conduit l'affaire convenablement et si l'on ouvre une échappée, disait Sazonov, ministre des Affaires étrangères, les cadets seront les premiers à chercher un accord. Milioukov est un bourgeois fieffé et il redoute plus que tout la révolution sociale. Au surplus, la plupart des cadets tremblent pour leurs capitaux. "
De son côté Milioukov estimait aussi que le bloc progressiste " aurait à faire quelques concessions ". Donc, les deux parties semblaient disposées à marchander et l'on eût pu croire que tout allait marcher comme sur des roulettes. Mais, le 29 août, le président du Conseil, Gorémykine, bureaucrate chargé d'ans et d'honneurs — vieux cynique qui ne s'occupait de politique qu'entre deux réussites aux cartes et qui repoussait toutes plaintes en disant que la guerre " ne le concernait point " — se rendit au G. Q. G., voir le tsar, lui présenter un rapport, et revint de là pour annoncer que tout un chacun devait rester à sa place, à 1'exception de la Douma d'État, trop présomptueuse, dont la session serait ajournée le 3 septembre. La lecture de l'oukase du tsar décrétant l'ajournement de la Douma fut entendue sans un seul mot de protestation : les députés crièrent " hourra pour le tsar " et se dispersèrent.
Comment donc le gouvernement tsariste, qui, d'après ses propres aveux, n'avait aucun appui, put-il tenir encore plus de dix-huit mois ? Les succès éphémères de l'armée russe eurent sans doute leur influence renforcée par une bénéfique pluie d'or. Les succès, sur le front, s'arrêtèrent, à vrai dire, bientôt, mais les bénéfices de l'arrière subsistaient. Cependant, la cause principale du raffermissement de la monarchie, un an avant son renversement, résidait dans une très nette différenciation du mécontentement populaire. Le chef de la Sûreté de Moscou, dans un rapport, déclarait que la bourgeoisie évoluait vers la droite par " appréhension d'excès révolutionnaires qui se produiraient après la guerre " ; au cours des hostilités, on le voit, la révolution était encore considérée comme improbable. Ce qui alarmait en outre les industriels, c'était que " certains dirigeants des Comités des Industries de Guerre fussent en coquetterie avec le prolétariat ". En conclusion, le colonel de gendarmerie Martynov, qui, de par sa profession, n'avait pas lu sans fruit la littérature marxiste, déclarait qu'une certaine amélioration de la situation politique était due à " une différenciation sans cesse accentuée des classes sociales, qui décelait de vives contradictions d'intérêts particulièrement senties dans la période que l'on traversait ".
L'ajournement de la Douma, en septembre 1915, fut un défi lancé directement à la bourgeoisie, et non point aux ouvriers. Mais, tandis que les libéraux se dispersaient en criant (à vrai dire sans grand enthousiasme) " hourra pour le tsar ", les ouvriers de Pétrograd et de Moscou répliquèrent par des grèves de protestation. Ce fut une nouvelle douche froide pour les libéraux : ils craignaient plus que tout l'intervention indésirable de tiers dans leur duo de famille avec la monarchie. Cependant, qu'allaient-ils faire ensuite ? Sous les légers grognements de son aile gauche, le libéralisme arrêta son choix sur une recette éprouvée : rester exclusivement sur le terrain de la légalité et rendre la bureaucratie " en quelque sorte inutile " en assumant les fonctions patriotiques. Il fallut en tout cas laisser de côté la liste du ministère libéral qu'on avait projetée.
Entre-temps, la situation s'aggravait automatiquement. En mai 1916, la Douma fut de nouveau convoquée, mais personne, à proprement parler, ne savait à quoi bon. De toute façon, la Douma n'avait nullement l'intention de lancer un appel à la révolution. En outre, elle n'avait rien à dire. " Au cours de cette session — dit Rodzianko dans ses Mémoires — les séances furent languissantes, les députés peu assidus... La lutte continuelle semblait infructueuse, le gouvernement ne voulait rien entendre, le désarroi allait grandissant, et le pays courait à sa perte. " L'épouvante de la bourgeoisie devant la révolution et son impuissance à défaut de révolution, assurèrent à la monarchie, pendant l'année 1916, quelque semblant d'appui social.
Vers l'automne, la situation s'aggrava encore. Il devenait évident que la guerre ne laissait plus d'espoir ; l'indignation des masses populaires menaçait à tout instant de déborder. Tout en attaquant, comme auparavant, le parti de la Cour, en l'accusant de " germanophilie ", les libéraux estimaient indispensable de sonder pour voir s'il n'y avait pas des chances de paix, car ils préparaient leur lendemain. C'est seulement ainsi que l'on s'explique les pourparlers qui eurent lieu à Stockholm, dans l'automne de 1916, entre le député Protopopov, un des leaders du bloc progressiste, et le diplomate allemand Warburg.
La délégation de la Douma qui se rendit, en visites amicales, chez les Français et les Anglais put, sans difficulté, constater à Paris et à Londres, que les chers Alliés avaient, pour le temps de guerre, l'intention d'exprimer de la Russie toutes ses forces vives, puis, après la victoire, de faire de ce pays arriéré le champ principal de leur exploitation économique. La Russie brisée et prise en remorque par l'Entente victorieuse n'eût plus été qu'une colonie. Les classes possédantes de Russie n'avaient plus autre chose à faire que de tenter de se débarrasser des embrassements trop serrés de l'Entente et de trouver leur propre voie vers la paix en utilisant l'antagonisme de deux formidables adversaires. L'entrevue que le président de la délégation de la Douma eut avec le diplomate allemand, en tant que premier pas dans cette voie, signifiait aussi une menace aux Alliés, visant à obtenir des concessions, et un effort de sondage pour reconnaître les possibilités effectives de rapprochement avec l'Allemagne. Protopopov agissait d'accord non seulement avec la diplomatie du tsar (l'entrevue eut lieu en présence de l'ambassadeur de Russie en Suède), mais avec toute la délégation de la Douma d'État.
Entre autres buts, en effectuant cette reconnaissance, les libéraux avaient, pour l'intérieur, des visées qui n'étaient pas de petite importance : fie-toi à nous, auraient-ils dit au tsar, et nous t'arrangerons une paix séparée, meilleure et plus sûre que celle de Stürmer. D'après le plan de Protopopov, c'est-à-dire de ses inspirateurs, le gouvernement russe devait avertir les Alliés, " quelques mois d'avance ", de la nécessité où il se trouvait de mettre fin à la guerre, et, si les Alliés refusaient d'engager des pourparlers de paix, la Russie devait conclure une paix séparée avec l'Allemagne. Dans une confession écrite après la révolution, Protopopov dit, comme d'une chose qui s'entend tout naturellement : " Tout ce qu'il y avait de gens raisonnables en Russie, et, dans ce nombre, presque tous les leaders du parti de " la liberté du peuple " (cadets) étaient persuadés que la Russie n'était plus en état de poursuivre la guerre. "
Le tsar, à qui Protopopov, dès son retour, fit un rapport sur son voyage et sur les pourparlers, accueillit l'idée d'une paix séparée en toute sympathie. Mais il ne voyait aucune raison d'associer à cette affaire les libéraux. Si Protopopov lui-même, par un pur hasard, fut admis dans la camarilla du Palais, rompant avec le bloc progressiste, cela s'explique uniquement par le caractère de ce fat qui s'éprit, selon sa propre expression, du tsar et de la tsarine en même temps qu'il s'enamourait d'un portefeuille inespéré de ministre de l'Intérieur. Mais que Protopopov ait trahi le libéralisme, c'est un épisode qui ne modifie absolument en rien le sens général de la politique extérieure des libéraux, combinaison de cupidité, de lâcheté et de félonie.
Le 1er novembre, la Douma se réunit à nouveau. La surexcitation du pays avait atteint un degré intolérable. On attendait de la Douma des actes décisifs. Il fallait faire ou, du moins, dire quelque chose. Le bloc progressiste se trouva contraint encore une fois de recourir à des dénonciations parlementaires. Énumérant à la tribune les principaux actes du gouvernement, Milioukov, à chaque point, posait cette question : " Est-ce là de la sottise ou bien une trahison? " D'autres députés haussèrent également le ton. Le gouvernement ne trouva presque point de répondants pour lui. Il répliqua à sa manière : il interdit l'impression des discours prononcés à la Douma. En conséquence, ces discours furent répandus par millions d'exemplaires. Il n'y eut pas un service public, non seulement à l'arrière, mais au front, où l'on ne s'occupât de recopier les harangues séditieuses, fréquemment avec des additions qui correspondaient au tempérament du copiste. Le retentissement des débats fut tel que les accusateurs eux-mêmes en frissonnèrent.
Le groupe d'extrême-droite, celui des bureaucrates invétérés qu'inspirait Dournovo, l'homme qui avait réprimé la Révolution de 1905, présenta alors au tsar un placet comportant un programme. Les vues de ces dignitaires expérimentés, qui avaient passé par la sérieuse école policière, portaient assez juste et assez loin, et si leurs ordonnances s'avérèrent inutilisables, c'est que nul remède n'existait contre les maladies de l'ancien régime. Les auteurs du placet se prononçaient contre toutes concessions à l'opposition bourgeoise — non point, pensaient-ils, que les libéraux désirassent pousser trop loin leurs revendications, comme l'imaginaient les Cent-Noirs de bas étage que les dignitaires de la réaction considéraient du haut de leur grandeur, non point, mais le malheur était, d'après eux, que les libéraux fussent " si faibles, si divisés entre eux, et, pour parler franchement, si stupides que leur triomphe eût été aussi éphémère qu'instable ".
La faiblesse du principal des partis d'opposition, celui des constitutionnels-démocrates (cadets) était définie en termes propres : ce parti se disait démocratique bien qu'il fût essentiellement bourgeois ; se composant, dans une large mesure, de propriétaires libéraux, il avait inscrit dans son programme l'obligation pour les paysans de racheter les terres. " Exception faite pour ces atouts empruntés au jeu d'autrui — écrivent les Conseillers secrets, usant d'un langage qui trahit leurs habitudes — les cadets ne sont rien de plus qu'une nombreuse agglomération d'avocats, professeurs et fonctionnaires de divers départements, tous libéraux : rien de plus. "
Il en est autrement des révolutionnaires. Le placet adressé au tsar reconnaît l'importance des partis révolutionnaires, et les auteurs ont dû grincer des dents en écrivant : " Le danger représenté par ces partis et leur force résident en ceci qu'ils ont une idée, qu'ils ont de l'argent (!), qu'ils ont pour eux une foule toute prête et bien organisée. " Les partis révolutionnaires " sont en droit de compter sur les sympathies de l'écrasante majorité de la classe paysanne qui suivra le prolétariat dès que les leaders révolutionnaires lui feront signe de s'emparer des terres d'autrui ", Que donnerait, dans ces conditions, l'établissement d'un ministère responsable devant le parlement? " Un écrasement complet et définitif des partis de droite, une absorption graduelle des partis intermédiaires (centre, conservateurs libéraux, octobristes et progressistes) par le parti des cadets qui, au début, prendrait une importance décisive. Mais les cadets seraient menacés de subir le même sort... Et ensuite? Ensuite viendrait la foule révolutionnaire, ce serait la Commune, la perte de la dynastie, le pillage des classes possédantes, puis enfin le brigandage du moujik. " On ne peut nier que la fureur réactionnaire et policière ne se soit élevée ici à d'originales prévisions historiques.
Le placet, dans son programme positif, n'avait rien de neuf, mais il était conséquent : constituer un gouvernement d'implacables partisans de l'autocratie ; abolir la Douma ; décréter l'état de siège dans les deux capitales : préparer des contingents pour l'écrasement de la révolte. Ce programme fut, en somme, la base de la politique gouvernementale durant les derniers mois qui précédèrent la révolution. Cependant, pour réussir, ce plan supposait des forces dont Dournovo avait disposé pendant l'hiver de 1905, mais qui n'existaient plus à l'automne 1916. La monarchie essaya donc d'étouffer le pays discrètement, en divisant les résistances. Le ministère fut remanié. L'on n'y mit que des gens " à soi ", indiscutablement dévoués au tsar et à la tsarine. Mais ces personnalités " à soi " et, à leur tête, le transfuge Protopopov, étaient insignifiantes et lamentables. La Douma ne fut point dissoute, mais on l'ajourna de nouveau. La déclaration de l'état de siège à Pétrograd fut réservée pour une date à laquelle la révolution aurait déjà remporté la victoire. Quant aux forces militaires préparées pour l'écrasement de la révolte, elles se trouvèrent entraînées elles-mêmes dans la sédition. Tout cela fut révélé deux ou trois mois plus tard.
Le libéralisme, pendant ce temps, faisait les derniers efforts pour sauver la situation. Toutes les organisations de la bourgeoisie censitaire appuyèrent les discours d'opposition prononcés en novembre à la Douma par une série de nouvelles déclarations. De toutes, la plus insolente fut la résolution de l'Union des Villes, en date du 9 décembre : " Des criminels irresponsables, des scélérats, ménagent à la Russie la défaite, l'opprobre et l'esclavage. " La Douma d'État était invitée à " ne pas se séparer tant que l'on n'aurait pas obtenu un gouvernement responsable ", Le Conseil d'État lui-même, organe de la bureaucratie et de la grande propriété, se prononça pour un appel au pouvoir de personnalités jouissant de la confiance du pays. La même requête fut formulée par le Congrès de la Noblesse unifiée : des pierres couvertes de mousse se mettaient à parler. Mais rien ne changea. La monarchie ne lâchait point ce qui lui restait de pouvoir entre les mains.
La dernière session de la dernière Douma fut fixée, après des hésitations et des anicroches, au 14 février 1917. Jusqu'à la venue de la révolution, il restait moins de quinze jours. On s'attendait à des manifestations. Dans la Rietch (La Parole), organe des cadets, en même temps qu'un communiqué du général Khabalov, chef du corps d'armée de la région de Pétrograd, interdisant les manifestations, fut imprimée une lettre de Milioukov mettant en garde les ouvriers contre " les mauvais et dangereux conseils " venus de " sources obscures ". En dépit des grèves, la réouverture de la Douma eut lieu dans un calme relatif. Feignant de ne plus s'intéresser à la question du pouvoir, la Douma s'occupa d'un problème exclusivement pratique, quoique grave : celui du ravitaillement. L'atmosphère était languissante — comme l'a écrit plus tard Rodzianko " on sentait l'impuissance de la Douma, sa lassitude dans une lutte inutile ", Milioukov répétait que le bloc progressiste " agirait par la parole et seulement par la parole ". C'est ainsi disposée que la Douma s'engagea dans le tourbillon de la Révolution de Février.
Dernière mise à jour 2.7.00