1924 |
L’alliance entre bolchévisme et nationalismes opprimés n’a pas été sans heurts, sans contradictions. Témoin cette lettre, datée du 8 septembre 1924 et adressée à la Commission centrale de contrôle du Parti communiste russe, du militant tatar bolchevik Mirsaid Sultan Galiev (1892-1940). Sultan-Galiev avait été arrêté en 1923, a priori sur ordre de Staline, puis exclu du Parti. Sa réintégration ne lui sera jamais accordée. Condamné à mort fin 1939, il est fusillé fin janvier 1940. |
Lettre adressée à la Commission centrale de contrôle du Parti
Par la décision des organes centraux du Parti l’année dernière, j’ai été exclu des rangs du Parti Communiste Russe (bolchevik) pour avoir tenté d’établir des liens avec l’un des dirigeants du mouvement des Basmatchis 1, Zeki Validov 2, sans en avoir averti le Comité Central du Parti. Même si cette décision a été très difficile à accepter, je l’ai approuvé comme étant un acte juste de châtiment de la part du Parti, car j’avais déjà reconnu à cette époque que mon acte relevait non seulement de l’erreur, mais aussi du crime et qu’ils méritait punition. Pendant ces durs mois d’exclusion, ma seule consolation a été l’espoir que le Parti, au bout d’un certain temps, me pardonnerait mon acte et me réintégrerait.
Je l’espérais pour les raisons suivantes :
Premièrement, il me semblait que la décision de m’exclure prise par le Parti, bien que juste et nécessaire, avait cependant été un peu hâtive et avait été provoquée par l’extrême exacerbation à la même période de la question nationale, plus précisément des tensions entre les « nationaux » et les « centristes ». Je pensais donc qu’avec le temps la situation allait se calmer, perdre de son acuité, ce qui créerait un terrain favorable pour aborder mon cas de manière plus apaisé et avec plus de sang-froid.
Deuxièmement, mon acte a été commis avant le 12ème Congrès du Parti, c’est-à-dire avant que le Parti ne note l’essor et le renforcement de ce qu’on appelle « désir de grande-puissance » (« velikoderjavničestvo ») et « chauvinisme grand-russe », et ne décide de les combattre de manière résolue comme des facteurs négatifs extrêmement dangereux à cette étape de la révolution. Je pensais donc que tout cela devait, jusqu’à un certain point, contribuer à la réduction de ma peine, car tout mon crime était une réaction, peut-être maladive, au développement et au renforcement d’un tel « chauvinisme de grande-puissance ».
Troisièmement, je pensais également que l’ensemble de mon comportement après mon exclusion du Parti me donnait le droit d’espérer être réintégré. Comme on le sait, j’ai obéi inconditionnellement à la décision des organes centraux à mon sujet. En outre, trois mois après mon exclusion du Parti et à la veille des événements allemands qui devaient avoir lieu, je suis venu à la rencontre du Secrétaire général, le camarade Staline, pour lui dire que j’étais prêt à jouer un rôle actif dans la défense de la révolution, si cela était nécessaire. Je l’ai fait librement et de mon propre gré, en désirant sincèrement prouver à qui de droit que mon exclusion du Parti ne m’avait pas rendu étranger à la révolution et à l’esprit révolutionnaire, et que si un conflit armé opposait la révolution à la réaction mondiale, je me rangerais du côté de la première.
Si j’avais été hostile au Parti, j’aurais fait comme Myasnikov, Levi, Frassar, Trammel et Heglund : j’aurais fait de la propagande contre le Parti Communiste Russe (bolchevik) et le Komintern en me liant pour ce faire avec l’étranger et les pays orientaux. Je ne l’ai pas fait, bien que par leurs constantes attaques, leur harcèlement permanent et leurs persécutions, certains camarades agissaient comme s’ils voulaient consciemment et intentionnellement m’y pousser (si cela intéresse la Commission centrale de contrôle, je peux fournir des renseignements plus que détaillés à ce sujet). Je ne l’ai pas fait, non pas parce que je ne le pouvais pas, mais parce que je ne le voulais pas.
Je ne le voulais pas pour les raisons suivantes :
a/ J’ai remarqué que la ligne tactique et pratique adoptée au sein du Parti dans la formulation de la question nationale-coloniale avait finalement été bien définie, qu’elle s’était consolidée et avait pris une forme plus précise qu’auparavant. Après avoir suivi méthodiquement le développement de la pensée du Parti (de ses dirigeants) à ce propos, ainsi que son travail pratique dans cette direction (la Chine, la question du Turkestan, etc.), j’ai acquis la ferme conviction que le Parti avait en fin de compte pris la bonne décision en considérant la question coloniale comme un élément constitutif, parmi les plus importants, de la révolution sociale, dû à la nécessité de liquider le système d’organisation économique de l’Europe occidentale, et en affirmant que les partis de l’Internationale communiste devaient, à l’égard de cette question, passer de l’état de spectateurs compatissants à celui d’initiateurs et de dirigeants du mouvement de libération nationale dans les colonies (exposé du camarade Manoulski au 5ème Congrès du Komintern). Des progrès ont selon moi été réalisés dans le sens de l’éclaircissement de certains aspects relatifs à la question de savoir si la révolution coloniale, c’est-à-dire la libération révolutionnaire des colonies du joug des métropoles, doit précéder la révolution sociale dans les pays européens ou si, inversement, comme le soutenaient les camarades de l’ultra-gauche, elle doit avoir lieu – non sous la forme d’une révolution mais sous celle d’une vague « autodétermination nationale » – seulement après la triomphe de la révolution de classe en Europe. Je ne pouvais ignorer en ce sens la pensée des dirigeants du Parti, exprimée par la bouche du camarade Trostky, membre du Comité Central du Bureau politique (son exposé à l’Université communiste des travailleurs de l’Orient lors de la conférence anglo-soviétique) qui a soulevé la question suivante : est-il absolument nécessaire pour la révolution sociale qu’elle soit l’œuvre des prolétaires des pays capitalistes d’Occident, à haut développement technique, ou bien l’initiative de la direction de la révolution sociale mondiale peut-elle, sous certaines conditions, passer dans les mains des travailleurs et communistes de l’Orient, c’est-à-dire des pays coloniaux et semi-coloniaux ? Dans cette formulation de la question nationale-coloniale, j’ai perçu le reflet des pensées et perspectives qui ont guidé mon travail lors de révolution.
b/ À partir d’une analyse approfondie des fondements sociaux du système actuel de l’économie capitaliste, du système économique colonial et des potentielles mutations révolutionnaires à l’échelle internationale qui sont susceptibles de se produire très prochainement sur ces bases, j’en suis arrivé à la conclusion évidente que la question de la révolution de classe, ayant pour but final l’instauration du régime communiste sur toute la surface de la terre, gardera inévitablement son entière acuité même après les révolutions coloniales, lesquelles ont pour premier objectif l’émancipation économique et politique des colonies et semi-colonies. Même si les révolutions coloniales parviennent à poser les fondements d’une organisation rationnelle de l’économie mondiale (les moyens de production seront alors rapprochés des ressources naturelles ainsi que des centaines de millions de bras des travailleurs indigènes des colonies) comme conséquence de la libération des forces productives des colonies et semi-colonies de l’influence de l’impérialisme des métropoles qui freine leur développement, même dans ce cas, la question de la révolution communiste – comme ordre supérieur, comme réelle nécessité vitale de l’humanité et comme nécessité juridique actuelle de la collectivisation du travail et des moyens de production – restera présente et exigera une réponse. Autrement dit, j’ai fait ce qu’on appelle une « réévaluation des valeurs » à la lumière des intérêts des travailleurs des colonies et semi-colonies tels que je me les représentais. Je me suis aperçu que le communisme, dans sa forme la plus aboutie, le léninisme, n’était pas seulement une science révolutionnaire née des besoins et pour les besoins des masses laborieuses des métropoles, mais était en train de se transformer, historiquement, en une école radicale-révolutionnaire, en un idéal révolutionnaire ultime, en un outil révolutionnaire primordial et en un levier révolutionnaire de libération sociale des centaines de millions d’esclaves coloniaux, hommes et femmes. Dans cette perspective, le communisme et le léninisme se présentent à mes yeux comme historiquement inéluctables et comme appelés à sauver de l’arbitraire de l’anarchie capitaliste et de l’oligarchie impérialiste non seulement les travailleurs d’Europe qui sont pris dans leur étau, mais aussi tout le reste du monde exploité.
Pour ces raisons, lors de ma visite au Secrétaire général du Parti, le camarade Staline, il y a déjà un an, je lui ai demandé quelles étaient mes chances de pouvoir réintégrer le Parti. Le camarade Staline m’a alors répondu que cette question pourrait être débattue, mais seulement un an plus tard.
Un an est passé et je me suis donc adressé pour la deuxième fois au camarade Staline, non seulement parce qu’il est le Secrétaire du Comité Central, mais aussi parce que, parmi les principaux travailleurs, il est l’un de ceux qui me connaissent le mieux. Il m’a alors proposé de m’adresser à la Comission de contrôle du Parti.
Par la présente, je demande à la Commission de contrôle de bien vouloir réétudier la décision de mon exclusion, en considérant les facteurs suivants :
1/ J’aimerais être entièrement réintégré dans le Parti, c’est-à-dire que soit pris en compte mon ancienneté au sein du Parti et que me soit octroyé le droit de solliciter plus tard la Commission afin qu’elle considère mon expérience révolutionnaire depuis 1913, comme étant celle de l’un des rares socialistes tatars qui ont osé, dès cet époque, mener un travail souterrain contre le tsarisme malgré notre isolement par rapport au reste du monde révolutionnaire. En ce qui concerne mon expérience à partir de 1917, je prie la Commission de ne pas refuser de reconnaître celle-ci, car j’ai sincèrement donné à cette période de la révolution, de 1917 à 1923, les meilleures années de ma vie, lesquelles n’ont pas été inutiles.
2/ Je voudrais également attirer l’attention de la Commission sur une circonstance très importante, parmi d’autres, à savoir la nature particulière des conditions du développement de la révolution dans les régions économiquement et politiquement arriérées de population turco-tatare. De mon expérience personnelle de travail pendant la révolution parmi les nationalités arriérées, j’ai conclu que le développement de la révolution sur nos marges orientales aura certainement lieu de manière non linéaire, non pas selon un « projet préétabli » mais par soubresauts ; pas même suivant des lignes courbes, mais suivant des lignes brisées. Ceci s’explique par le fait que ces régions ont vécu sous le joug écrasant du tsarisme. L’importance et l’ampleur des atrocités commises dans ces régions par les tsars russes et leurs satrapes n’apparaissent au grand jour, dans tout leur relief et leur « magnificence », qu’aujourd’hui, après la révolution d’Octobre, qui a rendu posssible une analyse réellement objective de l’histoire des Turco-Tatars et des autres nationalités autrefois opprimées. On apprend que les historiens russes ont scrupuleusement caché, à qui il fallait, le caractère inhumain, et sans précédent dans l’histoire, des actes de cruauté infligés par les gouverneurs russes à ces peuples. L’étude objective du Khanat de Kazan et, plus généralement, de l’histoire de la colonisation des marges orientales par les grands propriétaires nobles et la bourgeoisie russe, ainsi que de l’histoire des mouvements révolutionnaires des peuples de la Volga et de l’Oural, démontre que toute cette histoire de conquête, d’oppression et de colonisation des peuples turco-tatars et des autres peuples orientaux de Russie, n’a été rien d’autre que l’histoire « du fer et du sang ». Pour avancer en Orient, vers des ressources naturelles et des débouchés commerciaux à bon marché, la bourgeoisie féodale et commerciale devait anéantir des villes et bourgades florissantes, et exterminer des centaines de milliers, des millions même, de paysans, ouvriers et membres de l’intelligentsia indigènes. De grandes régions toutes entières, des dizaines de districts ruraux ont été rasées et des centaines de milliers de personnes éliminées. Ces actes de cruauté ont provoqué soulèvement après soulèvement (soulèvements armés des Tchouvaches, Maris, Votiaks et Tatars durant les quinze-vingt années qui ont suivi la conquête du Khanat de Kazan ; participation des Bachkirs et Tatars au mouvement de Pougatchev 3 ; soulèvements en Bachkirie, au Turkestan, en Crimée et dans le Caucase), lesquels, à leur tour, ont fauché des dizaines et centaines de milliers de vies d’adultes indigènes en bonne santé et capables, ce qui a eu des effets délétères sur le développement ultérieur de ces régions. Les conséquences de cette politique « du fer et du sang », conduite durant des centaines d’années, ont été très néfastes pour ces peuples. On peut affirmer que vers le début du XXe siècle ces peuples n’existaient plus en tant que nations. C’était littéralement des esclaves et des parias. L’année 1905 les a légèrement réveillés, mais seulement légèrement. L’émergence d’une force politique indigène, représentée par la bourgeoisie commerciale et par une fine couche de l’intelligentsia indigène petite-bourgeoise, ayant lancé le slogan de la « renaissance nationale », a constitué l’un des résultats positifs de 1905 pour les peuples turco-tatars de Russie. Il n’y avait pas de prolétariat, au sens ouest-européen du terme, c’est-à-dire comme force ouvrière qualifiée, organisée en tant que force politique de classe à l’échelle nationale. Les nombreux ouvriers tatars employés dans les mines et les carrières, dans les chemins de fer et, en petit nombre, dans les fabriques et usines, constituaient une force ouvrière non-qualifiée ; en outre, ils étaient partout minoritaires et étaient incorporés au prolétariat russe.
Tout cela, par la force des choses, devait se répercuter et s’est répercuté sur le développement du mouvement communiste et révolutionnaire parmi les Turco-Tatars. Si la partie russe du Parti communiste s’est formée au sein des fabriques et des usines, dans les dures conditions d’une existence souterraine, les communistes turco-tatars quant à eux ne se sont réveillés qu’au cours de la révolution. Dans leur majorité, ils étaient, de manière fortuite, issus de la petite intelligentsia ouvrière qui a suivi le Parti communiste non pas tant pour ses slogans sur la lutte des classes et la révolution que pour ceux relatifs à l’autodétermination nationale. Bien que, parmi ces communistes, il y en ait eu qui ont rejoint le Parti pour mener la lutte des classes, ils étaient tellement minoritaires qu’ils ne pouvaient en aucune façon être représentatifs des véritables rapports de force au sein de l’organisation des communistes indigènes. Ajoutons également que le carriérisme et l’esprit mercantile étaient plus développés parmi les communistes turco-tatars que parmi les camarades russes.
Un exemple caractéristique, tiré de l’histoire de l’organisation des communistes tatars de Kazan, démontre je crois à quel point étaient difficiles et tragiques les conditions dans lesquelles ont évolué les quelques communistes tatars qui ont dû, pendant et après la révolution d’Octobre, prendre l’initiative et avoir le courage de s’opposer aux passions du nationalisme exalté et du chauvinisme indigène armé. Au printemps 1918, peu de temps après le désarmement de la « Zabulačnaja respublika » 4 et à la requête du camarade Cheinkman, aujourd’hui défunt, une contribution financière de la part de la bourgeoisie tatare a été collectée. La question soulevée par la frange la plus dynamique des communistes tatars fut celle du partage de 50 000 roubles en or, en prévision des « mauvais jours ». Cette sation a donné lieu à un grave conflit, d’une part, entre une partie des camarades tatars et russes et, d’autre part, entre les communistes tatars eux-mêmes. Quand je suis rentré à Kazan en 1918 après ma mission à Moscou (tout ceci a eu lieu en mon absence), j’ai trouvé un parti local en plein délabrement. Je suis profondément convaincu que le soulèvement de la garnison au mois de juin à Kazan s’est produit, sinon entièrement du moins en grande partie, à cause de la démoralisation de l’organisation locale du Parti.
On peut prendre l’exemple du cas, début 1919, de deux travailleurs d’Oufa : membres du Comité révolutionnaire de la province et membres du Présidium du bureau provincial des communistes tataro-bachkirs, ces deux camarades étaient littéralement des pillards. Ils extorquaient de l’argent à la population de manière systématique et organisée en la menaçant de solliciter les organes de la lutte contre la contre-révolution ; tout ceci avait lieu alors qu’à quelque 20-30 verstes de Oufa, les troupes de Koltchak stationnaient (le camarade Pavlounovski, qui travaillait à ce moment là pour le service spécial de la 5ème armée et qui travaille aujourd’hui pour la République d’Extrême-Orient, peut présenter des documents détaillés à ce sujet) et que mettre la population indigène locale au service de la révolution demandait des efforts héroïques.
Il n’est pas sans intérêt de noter qu’aujourd’hui le groupe dirigeant des communistes tatars est composé à 70-80% de fils de commerçants et de mollahs dont certains, dans les années précédant la révolution et à la veille de celle-ci, jouaient dans la vie des Tatars le rôle le plus réactionnaire.
Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer quelle était alors la situation des communistes tatars auxquels l’histoire a imposé la tâche fondamentale et extrêmement difficile à cette période d’attirer les travailleurs des nationalités orientales dans l’orbite de la révolution sociale et d’en faire une force active.
Cette situation a été aggravée par le fait que nous, communistes appartenant aux nationalités turco-tatares, n’avions non seulement pas l’expérience requise de lutte révolutionnaire souterraine, mais pas même l’éducation et la formation élémentaires. Enfants, nous avons été mutilés par les « sagesses » arabes moyen-âgeuses, pour ensuite voir nos esprits exposés aux « sagesses » des missionnaires russes, comme tous ces Ilminsky, Pobiedonostsev, etc. De plus, nous n’avons pas eu d’école de développement révolutionnaire. Les écoles révolutionnaires du prolétariat russe, c’est-à-dire à nos yeux celles des sociaux-démocrates (bolcheviks) et, pour une part, des anarchistes et des socialistes révolutionnaires, ne nous étaient pas accessibles en raison du secret dont elles s’entouraient. Nous n’avons pu juger de leur travail qu’à travers les rares brochures qui parvenaient jusqu’à nous, les discours accidentels des orateurs de la Douma et quelques autres proclamations. Leurs journaux n’arrivaient pas jusqu’à chez nous en province, et d’autant moins dans les villages, car le pouvoir tsariste les confisquait invariablement. D’un point de vue personnel, je n’ai pas réussi à entrer en contact avec les sociaux-démocrates (bolcheviks), même à Bakou où j’ai travaillé environ 6 mois en tant qu’adjoint d’un employé de leur imprimerie. Pour autant, le parti social-démocrate (bolchevik) a toujours été à nos yeux le plus révolutionnaire. Nous avons toujours été à ses côtés dans nos meilleurs sentiments et aspirations. Bref, nous constituions une énergie révolutionnaire brut et élémentaire qui, sous réserve d’un traitement attentif et d’une formation révolutionnaire adéquate, pouvait former un bon noyau révolutionnaire et être le ferment du développement de la révolution en Orient. Mais qui pouvait s’en occuper convenablement, alors que nous n’avions même pas le temps de réfléchir à cela et que chacun de nous devait agir à ses risques et périls ?
C’est mon premier point.
Deuxièmement, le travail que j’ai dû accomplir pendant la révolution, à savoir l’enrôlement massif des Turco-Tatars et des petites nationalités dans la révolution nationale à l’aide du slogan de la détermination nationale, a été extrêmement dur et protéiforme, et m’a demandé énormément d’efforts et d’énergie. Tout cela était évidemment naturel et il ne pouvait en aller autrement. De toutes les révolutions qu’a connues l’humanité, la révolution d’Octobre en Russie a été la première à avoir à s’occuper, outre du problème de la réorganisation de la société, de la résolution de la question nationale dans les conditions de la dictature du prolétariat. Il faut souligner que la partie la plus difficile de ce travail, la moins noble, a reposé sur les épaules des communistes indigènes de nos périphéries. Il ne serait pas raisonnable d’exiger que ce travail se fasse sans accroc, sans lutte interne, sans bévue et sans erreur. Nous n’exigeons même pas ces choses là de la partie principale de la révolution, alors qu’il y avait là l’expérience et une littérature suffisamment riche au sujet de la révolution sociale, ainsi qu’un travail de préparation de la classe ouvrière. Aucune de ces conditions n’était réunie pour la question nationale. D’un point de vue théorique, la question nationale n’avait pas suffisamment été travaillée. On a été obligé de la résoudre sur le tas, tout particulièrement pendant les premières années de la révolution. Le fait que, pendant la révolution, le Parti ait dû soulever cette question à trois reprises lors de ses Congrès, et par deux fois lors des Congrès du Komintern, en témoigne explicitement. La majorité des travailleurs du Parti n’avait par conséquent pas d’idée claire des méthodes de travail dans le domaine de la politique nationale. De nombreux camarades ne comprenaient pas du tout l’importance de la question nationale ; ils la considéraient négativement, ou de manière légère et avec ironie, en contaminant de leur nihilisme non seulement les communistes russes, mais aussi les indigènes eux-mêmes.
De ce point de vue, toute l’histoire de la formation des républiques et régions (oblasti) autonomes a été, à de rares exceptions près, l’histoire de la lutte entre, d’un côté, un petit groupe de travailleurs indigènes du Parti qui s’appuyaient sur les masses laborieuses indigènes et sur l’autorité des figures centrales du Parti (les camarades Lénine et Staline, qui étaient favorables à la mise en œuvre inconditionnelle des slogans de la politique nationale des travailleurs indigènes) et, de l’autre, des camarades russes locaux auxquels se joignaient des indigènes à l’esprit nihiliste, et qui niaient la question nationale en la considérant davantage comme une question de contre-révolution que de révolution. Je pense que les archives du Comité Central du Parti contiennent suffisamment de documents retraçant certains des épisodes de l’histoire de la formation et de l’existence des entités nationales, pour démontrer que non seulement la formation, mais l’existence même des unités nationales autonomes provoquaient la résistance acharnée de ces groupes de camarades russes et, en partie, indigènes.
J’enjoins encore une fois la Commission du Parti à ne pas omettre ces circonstances car celles-ci ont généré une atmosphère dans laquelle il était extrêmement difficile de mener un travail normal et sans erreur.
Pour résumer ma demande à la Commission :
1) Je considère mon exclusion du Parti comme un acte juste de châtiment de la part du Parti suite à ma faute.
2) Néanmoins, je n’ai pas perdu et ai encore l’espoir d’être réintégré en qualité de membre du Parti. Je continue de croire qu’étant donné toutes ces circonstances objectives et subjectives, lesquelles ne peuvent pas ne pas être prises en compte dans l’étude de mon cas, le Parti peut me pardonner cette erreur.
3) Avec cet espoir, je m’adresse à la Commission pour demander que soit réexaminée la question de ma réintégration, que soit pris en compte mon ancienneté au sein du Parti, à partir de 1917, et que me soit octroyé le droit de solliciter la Commission pour qu’elle considère mon expérience révolutionnaire depuis 1913.
4) Après ma réintégration au sein du Parti, je promets d’être un membre discipliné et de me rendre là où le Parti me l’ordonnera.
Moscou, le 8 septembre 1924.
M. Sultan-Galiev
Notes
1 Le mouvement des Basmatchis, né au lendemain de la révolution d’Octobre, était un mouvement nationaliste, dont l’idéologie était fondée sur le panturquisme et le panislamisme, composé de rebelles musulmans d’Asie Centrale en lutte contre le pouvoir soviétique et se donnant pour objectif l’expulsion des bolcheviks de ces territoires. Le mouvement entre dans une phase de déclin à partir de la fin des années 1920.
2 Ahmed Zeki Validov 1890-1967) était un des principaux dirigeants du mouvement nationaliste bachkir. Arrêté par les forces soviétiques en février 1918, il s’allie un an plus tard aux Bolcheviks en échange de la promesse de l’autonomie de la république bachkire. Profondément déçu par cette collaboration, il rejoint en juin 1920 le mouvement des Basmatchis et s’attache alors à inscrire le nationalisme bachkir dans un mouvement de plus large ampleur pour l’indépendance turque à l’égard de la domination coloniale russe. Il quitte le Turkestan en 1923 et poursuit une carrière universitaire qui le conduit de la Turquie à l’Autriche et l’Allemagne. Il retourne en Turquie en 1939 pour enseigner à l’Université d’Istanbul.
3 Emelian Pougatchev (1742-1775), Cosaque du Don, se faisant passer pour le tsar Pierre III (assassiné en 1762), il a dirigé des soulèvements cosaques auxquels se sont joints des Tatars, Bachkirs, Tchouvaches, Kalmouks et Kazakhs. Ces soulèvements, réunis sous le nom de « révolte de Pougatchev », se sont déroulés entre 1773 et 1775 sur de larges territoires autour de la Volga et de l’Oural et dans une partie de la Sibérie occidentale.
4 « Zabulačnaja respublika », dénomination péjorative utilisée par les bolcheviks pour désigner l’État d’Idel-Ural, dont l’indépendance fut d’abord proclamée par les Tatars, Bachkirs et Tchouvaches au lendemain de la révolution d’Octobre. Après l’arrestation par les bolcheviks de plusieurs des participants au IIe Conseil militaire musulman (Kharbi Churo) de février 1918, ce Conseil décide de poursuivre ses réunions dans la partie tatare de Kazan, de l’autre côté du fleuve Boulak et réaffirme la fondation de l’État d’Idel-Ural, sous la forme à présent d’une république autonome au sein de la Russie soviétique. Dans l’historiographie soviétique, cet « État » a été péjorativement qualifié de « zabulachij », qui signifie littéralement « derrière le fleuve Boulak ».