1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
L’égalité des producteurs marchands, considérés comme des agents économiques autonomes, s’exprime sous la forme de l’échange : par essence, l’échange est un échange d’équivalents, une égalisation des marchandises échangées. Le rôle de l’échange dans l’économie ne se limite pas à sa forme sociale. Dans l’économie marchande, l’échange est l’un des éléments indispensables du procès de reproduction. Il permet une répartition adéquate du travail et la poursuite de la production. Dans sa forme, l’échange reflète la structure sociale de l’économie marchande. Du point de vue de son contenu, il est l’une des phases du procès de travail, du procès de reproduction. Formellement, l’acte d’échange reflète une égalisation de marchandises. Du point de vue du procès de production, il est étroitement lié à l’égalisation des travaux.
De même que la valeur exprime l’égalité de tous les produits du travail, le travail (en tant que substance de la valeur) exprime l’égalité des différents travaux, quels que soient leur forme et l’individu qui les accomplit. Les travaux sont « égaux ». Mais en quoi consiste l’égalité de ces travaux ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer trois espèces de travail égal :
Nous ne traiterons pas ici de la première forme (cf. ci-dessous, chap. 14) ; nous devons, en revanche, expliquer la différence qui sépare la deuxième et la troisième forme de travail.
Dans une économie organisée, les rapports entre les hommes sont relativement simples et transparents. Le travail acquiert directement une forme sociale, c’est-à-dire qu’il existe une certaine organisation sociale et des organismes sociaux déterminés qui répartissent le travail entre les membres individuels de la société. Ainsi le travail de chaque individu entre-t-il directement dans l’économie sociale en tant que travail concret, pourvu de toutes ses propriétés matérielles concrètes. Le travail de chaque individu est social, précisément parce qu’il est différent des travaux des autres membres de la communauté et qu’il représente un complément matériel à ces travaux. Le travail sous sa forme concrète est directement du travail social. Il est donc aussi du travail réparti. L’organisation sociale du travail consiste à répartir le travail entre les différents membres de la communauté. Inversement, la division du travail repose sur les décisions d’un organisme social donné. Le travail est en même temps social et réparti, ce qui signifie que sous sa forme matérielle-technique, ou concrète, ou utile, le travail possède ces deux propriétés.
Ce travail est-il aussi socialement égalisé ?
Si nous laissons de côté des organisations sociales fondées sur une extrême inégalité des sexes et des groupes d’individus et si nous considérons une vaste communauté connaissant la division du travail (par exemple la vaste communauté familiale, zadrouga, des Slaves du Sud), on observe alors que le procès d’égalisation devait ou tout au moins pouvait exister dans une telle communauté. Un procès de même type sera encore bien plus nécessaire dans une vaste communauté socialiste. Sans égalisation des travaux de différentes espèces accomplis par différents individus, l’organisme de la communauté socialiste ne peut décider s’il est plus avantageux ou non de dépenser, pour produire tel bien, une journée de travail qualifié ou deux journées de travail simple, un mois du travail de l’individu A ou deux mois de travail de l’individu B. Mais, dans une communauté organisée, ce procès d’égalisation du travail est fondamentalement différent de celui qui a lieu dans une économie marchande. Imaginons une communauté socialiste où existe une division du travail entre les membres de la communauté. Un organisme social déterminé égalise les travaux des différents individus, parce que sans cette égalisation il est impossible de réaliser un plan social un tant soit peu étendu. Mais, dans cette communauté, le procès d’égalisation des travaux est secondaire, il n’est qu’un complément au procès de socialisation et de répartition du travail. Le travail est avant tout du travail socialisé et réparti. La qualité de travail socialement égalisé peut aussi être introduite ici, mais comme caractéristique dérivée annexe. La caractéristique fondamentale du travail dans ce type de communauté, c’est d’être du travail social et réparti, sa propriété de travail socialement égalisé n’est qu’un complément.
Examinons maintenant les modifications qui interviendraient dans l’organisation du travail de notre communauté si nous l’imaginions non plus comme une entité organisée, mais comme une réunion d’unités économiques séparées, de producteurs marchands privés, donc comme une économie marchande.
Les caractéristiques sociales du travail telles que nous les avons déterminées dans la communauté organisée se retrouvent dans une économie marchande. Là aussi, il existe du travail social, du travail réparti et du travail socialement égalisé. Mais tous ces procès de socialisation, de répartition et d’égalisation du travail s’accomplissent sous une forme complètement différente. La combinaison de ces caractéristiques est tout à fait autre. Avant tout, dans une économie marchande, il n’existe pas d’organisation sociale directe du travail. Le travail n’est pas directement social.
Dans une économie marchande, le travail de l’individu isolé, du producteur marchand privé, n’est pas réglé directement par la société. Le travail en tant que tel, sous sa forme concrète, n’entre donc pas directement dans l’économie sociale. Il ne devient social que lorsqu’il acquiert la forme de travail socialement égalisé, ou encore le travail de chaque producteur marchand ne devient social que parce que son produit est égalisé avec les produits de tous les autres producteurs. Ainsi le travail d’un individu donné est égalisé avec le travail d’autres membres de la société et avec d’autres formes de travail. Il n’existe aucun autre moyen de déterminer le caractère social du travail dans une économie marchande.. Il n’y a pas ici de plan élaboré à l’avance pour la socialisation et la répartition du travail. La seule médiation qui permette de dIre que le travaIl d’un individu donné est intégré dans le système social de l’économie, c’est l’échange des produits du travail considéré contre tous les autres produits.
Donc, si l’on compare une économie marchande à une communauté socialiste, il semble qu’il y ait eu une permutation de deux des propriétés du travail, la propriété d’être social et la propriété d’être socialement égalisé. Dans la communauté socialiste, la propriété qu’a le travail d’être égal ou égalisé était le résultat du procès de production, des décisions de production que prenait un organisme social qui socialisait et répartissait le travail. Dans l’économie marchande, le travail ne devient social que dans la mesure où il est égalisé à toutes les autres formes de travail, dans la mesure où il se trouve socialement égalisé. Le travail social ou socialement égalisé, sous la forme spécifique qu’il revêt dans une économie marchande, peut être appelé travail abstrait.
Nous pouvons donner quelques citations des œuvres de Marx qui confirment ce que nous avons dit.
Le passage le plus frappant se trouve dans la Contribution à la critique de l’économie politique, où Marx dit que « c’est en prenant la forme de son contraire immédiat, la forme de la généralité abstraite, qu’il [le travail de l’individu isolé] devient travail social » (Contribution, p. 13) ; la forme de la généralité abstraite, c’est la forme sous laquelle le travail est égalisé avec toutes les autres formes de travail. Le travail abstrait est, sous cette forme, social : Marx caractérise souvent ainsi la forme sociale du travail dans une économie marchande. Nous pouvons aussi citer la célèbre phrase du Capital d’après laquelle, dans la production marchande, « le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain » (Le Capital. L. I, t. 1, p. 86)[1].
Ainsi, dans une économie marchande, le centre de gravité des caractéristiques sociales du travail subit un déplacement ; il n’est plus dans le fait que le travail est social, mais dans le fait que le travail est égal, qu’il est du travail socialement égalisé par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail. C’est justement parce que, dans une économie marchande, le travail ne devient social que s’il a la propriété d’être égal que ce concept d’égalité des travaux joue un rôle aussi important dans la théorie de la valeur de Marx.
Dans une économie marchande, la propriété qu’a le travail d’être social et réparti découle de l’égalité des travaux. La répartition du travail dans l’économie marchande n’est pas une répartition consciente qui se ferait en fonction de besoins déterminés et connus à l’avance ; elle est réglée par le principe de l’égal avantage de production. La répartition du travail entre différentes branches de la production s’accomplit de telle façon que les producteurs marchands de toutes les branches acquièrent, pour la dépense d’une même quantité de travail, des sommes de valeur égales.
On voit que la première caractéristique du travail abstrait (c’est-à-dire du travail socialement égalisé sous la forme spécifique qu’il prend dans une économie marchande) est qu’il ne devient social que s’il est égal. Sa seconde caractéristique est que l’égalisation des travaux s’accomplit par l’intermédiaire de l’égalisation des choses.
Dans une société socialiste, le procès d’égalisation des travaux et le procès d’égalisation des choses (des produits du travail) sont possibles, mais ils sont distincts l’un de l’autre. Lors de l’établissement du plan de production et de répartition des différentes formes de travail, la société socialiste réalise une certaine égalisation des différentes formes de travail et, simultanément, elle égalise des choses (des produits du travail) du point de vue de leur utilité sociale. « Certes, la société sera obligée de savoir même alors combien de travail il faut pour produire chaque objet d’usage. Elle aura à dresser le plan de production d’après les moyens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. »[2] Une fois terminé le procès de production, au moment où seront distribués entre les membres de la société les objets produits, il sera probablement indispensable de procéder à une certaine égalisation des choses pour les besoins de la distribution, à une évaluation consciente par la société de ces objets[3] . Il est évident que la société socialiste n’a pas à évaluer les choses, lors de leur égalisation (de leur évaluation), dans la proportion exacte du travail dépensé pour leur production. Une société organisée selon les principes d’une politique sociale pourra, par exemple, sous-évaluer le coût des objets qui satisfont les besoins culturels des larges masses populaires et surévaluer le coût des produits de luxe. Mais, même si la société socialiste évaluait les choses exactement en proportion du travail dépensé pour leur fabrication, la décision d’égalisation des choses serait distincte de la décision d’égalisation des travaux.
Il en va autrement dans une société marchande. Là, il n’existe pas de décision sociale indépendante quant à l’égalisation des travaux. L’égalisation des différentes formes de travail ne s’accomplit que sous la forme et par l’intermédiaire de l’égalisation des choses, des produits du travail. L’égalisation des choses sous la forme de valeurs sur le marché modifie la division du travail dans la société et l’activité de travail des participants à la production. L’égalisation et la distribution des marchandises sur le marché sont étroitement liées au procès d’égalisation et de répartition du travail dans la production sociale.
Marx a fréquemment souligné que, dans une économie marchande, l’égalisation sociale des travaux ne se réalise que sous une forme matérielle et par l’intermédiaire de l’égalisation des marchandises : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire: en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86). L’égalisation sociale du travail n’existe pas de façon indépendante ; elle ne s’accomplit que par l’intermédiaire de l’égalisation des choses. Cela signifie que l’égalité sociale des travaux ne se réalise que par l’intermédiaire des choses : « L’échange des produits en tant que marchandises est une méthode déterminée pour échanger du travail, et la dépendance du travail de l’un à l’égard du travail de l’autre est un mode déterminé du travail social ou de la production sociale » (Theorien, t. 3, p. 127). « Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail » (Le Capital, L. I, t. I, p. 84)[5] . « Le caractère social d’égalité des différents travaux [apparaît sous la forme] du caractère commun de valeur que possèdent ces objets matériellement différents, ces produits du travail » (Das Kapital, Bd I, p. 88)[6] .
Rien ne serait plus faux que de faire dire à Marx, sur la base de ce passage, que l’égalité des choses en tant que valeurs ne représente rien d’autre qu’une expression d’égalité physiologique des différentes formes de travail humain (cf. ci-dessous, le chapitre 14 consacré au travail abstrait). Cette conception matérialiste-mécaniste lui est étrangère. Il parle du caractère social de l’égalité des différents types de travail, du procès social d’égalisation des travaux indispensable dans toute économie qui repose sur une division approfondie du travail. Dans l’économie marchande, ce procès ne se réalise que par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail en tant que valeurs. Cette « matérialisation » du procès social d’égalisation, qui prend la forme d’une égalisation des choses, ne signifie pas une objectivation matérielle du travail en tant qu’élément de la production, c’est-à-dire son accumulation matérielle dans les choses (les produits du travail).
« Le travail de tout individu, pour autant qu’il se manifeste en valeurs d’échange, possède ce caractère social d’égalité et il ne se manifeste que dans la valeur d’échange, pour autant que, rapporté au travail de tous les autres individus, il est considéré comme du travail égal » (Contribution, p. 11). Ici, Marx exprime clairement la connexion et le conditionnement réciproque entre procès d’égalisation des travaux et procès d’égalisation des marchandises en tant que valeurs dans l’économie marchande. Cela explique le rôle spécifique que joue le procès d’échange dans le mécanisme de l’économie marchande, comme lieu où s’égalisent les produits du travail en tant que valeurs. Le procès d’égalisation et de répartition du travail est en rapport étroit avec l’égalisation des valeurs. Les changements dans la grandeur de valeur des marchandises dépendent du travail sociale-ment nécessaire dépensé à leur production, non parce que l’égalisation des choses serait impossible sans une égalité du travail dépensé à leur production (si l’on en croit Böhm-Bawerk, c’est sur cet argument que Marx fonde sa théorie), mais parce que l’égalisation sociale des travaux ne s’accomplit dans une société marchande que sous la forme d’une égalisation des marchandises. La clé de la théorie de la valeur ne se trouve pas dans l’acte d’échange en tant que tel, dans l’égalisation matérielle des marchandises en tant que valeurs, mais dans la façon dont le travail est égalisé et réparti dans l’économie marchande. Nous retrouvons notre conclusion : c’est en analysant le « travail » dans une économie marchande que Marx a élucidé les propriétés de la « valeur ».
Cela montre clairement que Marx n’analyse l’acte d’échange que dans la mesure où celui-ci joue un rôle spécifique dans le procès de reproduction et se trouve étroitement lié à ce procès. Marx analyse la valeur des marchandises dans sa connexion avec le travail, avec l’égalisation et la répartition du travail dans la production. La théorie de la valeur de Marx n’analyse pas tout échange d’objets, mais seulement cet échange particulier qui se déroule : 1) dans une économie marchande, 2) entre des producteurs marchands autonomes, et qui 3) entretient un certain type de rapport avec le procès de reproduction dans la mesure où il représente l’une des phases nécessaires de ce procès. La connexion des procès d’échange et de répartition du travail dans la production nous conduit (pour le propos de l’analyse théorique) à concentrer notre attention sur la valeur des produits du travail, par opposition aux biens naturels qui peuvent avoir un prix (cf. ci-dessus, chap. 5), et donc seulement sur ces produits qui sont reproductibles. Si l’échange de biens naturels (la terre par exemple) est un phénomène normal de l’économie marchande, lié au procès de production, nous devons l’inclure dans le champ de l’économie politique. Mais cela doit être analysé séparément des phénomènes qui se rapportent à la valeur des produits du travail. Peu importe dans quelle mesure le prix de la terre influence le procès de production, la relation entre eux sera différente de la connexion fonctionnelle qui existe entre la valeur des produits du travail et le procès de répartition du travail dans la production sociale. Le prix de la terre et, en général, le prix des biens qui ne peuvent être multipliés ne sont pas une exception à la théorie de la valeur-travail, ils se trouvent aux frontières de cette théorie, à ses limites - limites que cette théorie trace elle-même, en tant que théorie sociologique qui analyse les lois qui déterminent les modifications de valeur et le rôle de la valeur dans le procès de production de l’économie marchande.
Ainsi Marx n’analyse-t-il pas tout échange d’objets, mais seulement l’égalisation des marchandises par l’intermédiaire de laquelle s’accomplit l’égalisation sociale des travaux dans une économie marchande. Nous analysons la valeur des marchandises comme une manifestation de l’» égalité sociale des travaux ». Nous devons relier le concept d’égalité sociale des travaux à celui d’équilibre entre les différentes espèces de travail. L’égalité des travaux correspond à un état déterminé de la répartition du travail dans la production, c’est-à-dire à un état d’équilibre, conçu théoriquement, dans lequel cessent les transferts de travail d’une branche de production à une autre. Il est évident que de tels transferts existeront toujours et qu’ils sont indispensables lorsqu’il y a une constante distorsion de proportionnalité dans la répartition du travail, du fait du caractère non organisé de l’économie. Mais ces transferts de travail servent précisément à supprimer les écarts par rapport à l’équilibre moyen, conçu théoriquement, entre les différentes branches de production. L’état d’équilibre existe (d’un point de vue théorique) quand disparaissent les motivations qui poussent les producteurs marchands à passer d’une branche à une autre, quand sont créés dans les différentes branches des avantages de production égaux. L’échange des produits du travail en fonction de leur valeur, l’égalité sociale des différentes espèces de travail correspondent à l’état d’équilibre social de la production.
Si on les considère sous leur aspect quantItatIf, les lois qui régissent cet équilibre sont différentes, pour l’économie marchande simple et pour l’économie capitaliste. Cette différence peut être expliquée par le fait que l’équilibre objectif dans la répartition du travail social se réalise par l’intermédiaire de la concurrence, du transfert de travail d’une branche à une autre, transfert qui est lié aux motivations subjectives des producteurs de marchandises[7] . Les rôles différents que jouent les producteurs marchands dans le procès social de production créent ainsi des lois d’équilibre de la répartition du travail différentes. Dans une économie marchande simple, l’égal avantage de production pour les producteurs de marchandises qui travaillent dans les différentes branches se réalise à travers l’échange des marchandises selon la quantité de travail qui a été nécessaire à leur production. S.Frank est sceptique quant à cette proposition. D’après lui, « la tendance à l’égalité des revenus dans les différentes branches de la production présuppose que le prix du produit soit proportionnel aux dépenses du producteur, de façon qu’un certain montant de revenu découle d’un certain montant de dépenses engagées pour la production. Cependant, cette proportionnalité ne suppose pas l’égalité entre le travail social dépensé par le producteur et les quanti-tés de travail qu’il obtient en échange de sa production »[8] .
S. Frank ne se demande pas quel peut être le contenu des dépenses de production engagées par le petit producteur marchand, si ce n’est le travail dépensé dans la production. Pour le petit producteur marchand, la différence des conditions de production dans deux branches différentes prend la forme de conditions différentes de mise en œuvre du travail. Dans une économie marchande simple, l’échange de dix heures de travail d’une branche de production, par exemple la fabrication de chaussures, contre le produit de huit heures de travail d’une autre branche, par exemple la fabrication d’habits, entraîne nécessairement (on suppose une qualification identique pour le fabricant de chaussures et le fabricant d’habits) des avantages différents de production dans les deux branches et le transfert de travail de la fabrication de chaussures vers la fabrication d’habits. Si l’on suppose une parfaite mobilité du travail dans l’économie marchande, chaque différence plus ou moins significative dans les avantages de production engendre une tendance au transfert de travail de la branche de production la moins avantageuse vers la branche la plus avantageuse. Cette tendance subsiste jusqu’à ce que la branche la moins avantageuse soit directement menacée d’effondrement économique et se trouve dans l’impossibilité de continuer à produire du fait des conditions défavorables de vente de ses produits sur le marché.
Sur la base de ces considérations, on ne peut accepter l’interprétation de la théorie de la valeur de A. Bogdanov : « Dans une société homogène où règne une division du travail, chaque unité économique doit recevoir, en échange de ses biens, une quantité de produits (pour sa propre consommation) égale en valeur à ses propres produits, de façon que la vie économique se maintienne au même niveau qu’à la période précédente [...]. Si les unités économiques individuelles reçoivent moins que cette quantité, elles commencent à s’affaiblir, puis s’effondrent et cessent ainsi de pouvoir jouer le même rôle social qu’auparavant. »[9] Un échange de produits dans des proportions qui ne correspondent pas au travail dépensé dans la production de ces produits signifie que les unités économiques individuelles reçoivent de la société une quantité d’énergie de travail inférieure à celle qu’elles lui donnent. Ce qui conduit à leur effondrement et à l’interruption de la production. Cela signifie que le cours normal de la production n’est possible que lorsque l’échange des produits est proportionnel aux dépenses de travail[10].
Aussi originale et séduisante que soit cette interprétation de la théorie de la valeur-travail fondée sur l’» énergie », elle n’est pas satisfaisante pour trois raisons : 1) elle présuppose l’absence totale de surproduit, présupposition qui est superflue pour l’analyse de l’économie marchande et qui ne correspond pas à la réalité ; 2) si l’on accepte une telle prémisse, la loi de l’échange des produits en proportion de leurs coûts en travail s’étend à tous les cas d’interaction entre différentes unités économiques, même en l’absence des éléments qui caractérisent une économie marchande ; on arrive alors à une formule applicable à toutes les périodes historiques, faisant abstraction des particularités de l’économie marchande ; 3) l’argument de A.Bogdanov suppose que l’unité économique considérée doit recevoir (comme résultat de l’échange) une quantité déterminée de produits en nature nécessaire à la continuation de la production, il pense donc à une quantité de produits exprimée en termes physiques et non à une somme de valeurs. Bogdanov décrit la limite absolue au-delà de laquelle l’échange des objets entre une unité économique donnée et les autres unités économiques provoque la destruction de la première et la met dans l’impossibilité de continuer à produire. Cependant, dans l’analyse de l’économie marchande, le rôle décisif est joué par l’avantage relatif de production pour les producteurs marchands des différentes branches et par le transfert de travail des branches les moins avantageuses vers les branches les plus avantageuses. Dans les conditions de la production marchande simple, un égal avantage de production dans les différentes branches suppose un échange de marchandises dans des proportions qui correspondent aux quantités de travail dépensées à leur production.
Dans la société capitaliste, où le producteur de marchandises ne dépense pas son travail mais son capital, le même principe d’égal avantage s’exprime dans une formule différente : des profits égaux pour des capitaux égaux. Le taux de profit règle la répartition des capitaux entre les différentes branches de la production, et cette répartition des capitaux règle à son tour la répartition du travail entre ces branches. Le mouvement des prix sur le marché est lié à la répartition du travail par l’intermédiaire de la répartition des capitaux. Il est déterminé par la valeur, par l’intermédiaire du prix de production. Nombreux sont les critiques de Marx qui ont voulu voir à cet endroit la déroute de sa théorie de la valeur . Ils ont négligé le fait que cette théorie n’analyse pas seulement l’aspect quantitatif des phénomènes qui se rapportent à la valeur, mais surtout leur aspect qualitatif (social). La réification ou fétichisation des rapports de travail, les rapports de production exprimés dans la valeur des produits, l’égalité entre les producteurs de marchandises en tant qu’agents économiques, le rôle de la valeur dans la répartition du travail entre les différentes branches de la production - tout cet ensemble de phénomènes qui n’ont pas été étudiés de façon adéquate par les critiques de Marx alors qu’ils étaient élucidés par la théorie de la valeur-travail, renvoie aussi bien à une économie marchande simple qu’à une économie capitaliste. L’aspect quantitatif de la valeur intéressait également Marx, dans la mesure où il était lié au fonctionnement de la valeur comme régulateur de la répartition du travail. Les proportions quantitatives dans lesquelles les choses s’échangent sont les expressions de la loi de la répartition proportionnelle du travail social. La valeur et le prix de production sont des manifestations différentes de la même loi de répartition du travail, dans les conditions de la production marchande simple et dans celles de la société capitaliste[11]. L’équilibre et la répartition du travail sont la base de la valeur et de ses modifications aussi bien dans l’économie marchande simple que dans l’économie capitaliste. Tel est le sens de la théorie marxienne de la valeur-travail.
Dans les trois derniers chapitres, nous avons traité du mécanisme qui relie travail et valeur. La valeur a tout d’abord été considérée, dans le chapitre 9, comme le régulateur de la répartition du travail social ; puis, dans le chapitre 10, comme l’expression des rapports sociaux de production entre les hommes ; enfin, dans le chapitre 11, comme l’expression du travail abstrait. Nous pouvons maintenant procéder à une analyse plus détaillée du concept de valeur.
Notes
[1] NdT. : le texte allemand du Capital, cité par Roubine, est plus explicite sur ce point que le texte français: « Le caractère social spécifique des travaux privés indépendants les uns des autres... " (Das Kapital, Bd I, p. 88).
[2] F.Engels, Anti-Dühring, Éd. sociales, Paris, 1963, p. 349.
[3] Nous avons ici à l’esprit la première phase de l’économie socialiste, dans laquelle la société règle encore la répartition des produits entre ses membres.
[4] Dans l’édition allemande originale, Marx ne parle pas de « substance de la valeur » (c’est-à-dire de travail), mais d’ » objectivité de la valeur » (Wertgegenständlichkeit) (Das Kapital, Bd I, p. 86), ou plus simplement de « valeur » (c’est ainsi que ce terme est traduit dans l’édition française révisée par Marx) (Le Capital, L. I, t. I, p. 84). Dans la traduction russe, ce terme a souvent été traduit faussement par « substance de la valeur » (donc travail).
NdT. : Roy traduit Wertgegenständlichkeit parfois par « la réalité que possède la valeur » (cf. Le Capital, L. I, t. I, p. 62), parfois par « existence » (comme valeur) (ibid., p. 85).
[5] NdT. : Cette phrase n’a pas été reprise dans la traduction française. Elle se place dans le paragraphe 2 de la page 86 (Le Capital, L. I, t. 1).
[6] Le commentaire suivant de Bortkiewicz vient à point nommé : « La loi de la valeur reste suspendue dans les airs si on ne suppose pas que les producteurs qui produisent pour le marché essaient d’obtenir un avantage aussi grand que possible pour une dépense minimum d’efforts, et qu’ils sont en position de modifier leur activité » (Bortkiewicz, « Wertrechnung und Preisrechnung in Marxschen Systems », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1906, vol. XXIII, p. 39). Mais Bortkiewicz a tort de considérer que cette proposition contredit fondamentalement l’interprétation de la théorie de Marx que donne Hilferding. Ce dernier n’ignore pas la concurrence, ni le rapport entre l’offre et la demande, mais ce rapport « est réglé par le prix de production » ( « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », op. cit., p. 189). Hilferding comprend que les actions économiques s’accomplissent par l’intermédiaire des motivations des agents économiques, mais il souligne : « Des motifs des sujets économiques agissant, dé-terminés eux-mêmes par la nature des rapports économiques, on ne peut rien tirer de plus que la tendance à l’établissement de l’égalité des conditions économiques » (Le capital financier, op. cit., p. 262, note 2). Cette tendance est la prémisse de l’explication du phénomène de l’économie marchande-capitaliste, mais non sa seule explication. « Les économistes bourgeois confondent sans cesse les fonctions sociales des activités économiques avec les motifs personnels de ces activités et attribuent à leurs auteurs comme motif l’accomplissement de ces fonctions dont ils n’ont naturellement aucune idée, Ils ne voient, par conséquent, pas du tout ce qui constitue le problème de l’économie: découvrir à ce lien fonctionnel des activités économiques, par lesquelles doit s’accomplir la vie sociale, de tout autres motifs, et de la fonction nécessaire elle-même comprendre les raisons personnelles qui font agir les producteurs capitalistes ! » (ibid., p. 240, note 19).
[7] S.Frank, Teorija cennosti Marksa i jejo značenie (La théorie de la valeur de Marx et sa signification), 1900, p. 137-138.
[8] Kratkij kurs ekonomičeskoj nauki (Bref cours de science économique), 1920, p. 63. On retrouve le même raisonnement dans son Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique).
[9] On peut trouver de semblables arguments, sous une forme rudimentaire, dans l’œuvre de N.Ziber : « Un échange qui ne serait pas fondé sur des quantités égales de travail mènerait à l’étranglement de certaines forces économiques par d’autres. Cela ne pourrait en aucun cas durer pendant une longue période. Et pourtant l’analyse scientifique ne raisonne que sur la longue période. » Cf. N.Ziber, Teorija cennosti i kapitala Rikardo (La théorie ricardienne de la valeur et du capital), 1871, p. 88.
[10] C’est ainsi que Hainisch écrit: « Que devient la valeur-travail après ces explications [du livre III du Capital - I.R.] ? Un concept arbitrairement construit et non plus la valeur d’échange de la réalité économique. Ce n’est pas le fait réel qui était le point de départ de notre analyse et que nous voulions expliquer » (Hainisch, Die Marxische Werttheorie, 1915, p. 22). Ces remarques de Hainisch sont typiques de tout un ensemble de critiques adressées au marxisme après la publication du livre III du Capital. Les plus pénétrants des critiques du marxisme n’ont pas attaché de signification à la « contradiction » apparente entre le livre I et le livre III du Capital, ou du moins ont considéré qu’elle n’était pas essentielle (cf. par exemple Schumpeter, « Epochen der Dogmen und Methodengeschichte », Grundriss der Sozialökonomik, vol. I, 1914, p. 82; et F.Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, G.Fischer, Iéna, 1916, p. 172-173). Mais ils ont adressé des critiques acerbes aux prémisses fondamentales de la théorie de la valeur de Marx. D’autre part, les auteurs qui ont insisté sur les contradictions entre la théorie de la valeur et la théorie des prix de production ont par ailleurs reconnu que la logique de la théorie de la valeur ne pouvait être mise en défaut. « En fait, il est possible d’avancer des objections formelles aux déductions opérées par Marx dans sa théorie de la valeur, et en pratique des objections ont bien été avancées, Mais, sans aucun doute, elles n’ont pas atteint leur but » (Heimann, « Methodologisches zu den Problemen des Wertes », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1913, vol. XXX-VII, fascicule 3, p. 775). L’impossibilité de « réfuter Marx en partant de la théorie de la valeur » a même été reconnue par Dietzel. Ce dernier voyait la faiblesse principale du système de Marx dans la théorie des crises (Dietzel, Vom Lehrwert der Wertlehre, A.Deichert, Leipzig, 1921, p. 31)
[11] Cf. ci-dessous, chap. 18 : Valeur et prix de production.