1922

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1922

Alfred Rosmer

IV : Gènes et Rapallo

La Conférence internationale de Gênes revêtait une importance considérable par le seul fait de sa réunion. C’était la première fois depuis la guerre qu’on pouvait voir autour d’une même table des représentants de toutes les nations ; la classification en alliés et ennemis prenait fin. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’on allait trouver un terrain d’entente, réaliser même un minimum d’accord. La petite opération politique qui avait clos la réunion préparatoire de Cannes indiquait que la France comptait se raidir dans son attitude de créancier intraitable qui la faisait apparaître devant le monde dans le rôle peu enviable de Shylock. Peut-être parce qu’il venait du socialisme révolutionnaire, Briand avait montré, du jour où il apparut que la France sortirait épuisée de la guerre quelle qu’en fût l’issue, une compréhension des événements et de la situation européenne qu’on rencontrait rarement chez les dirigeants politiques français ; il avait suggéré d’accueillir favorablement les démarches pacifistes de l’Autriche et même de l’Allemagne ; plus tard il esquissa un projet de fédération européenne qui se heurta aux nationalismes bornés que la guerre avait excités. Poincaré avait donc des raisons de se méfier de lui : et pour être sûr d’être présent lui-même à Gênes il y avait envoyé Barthou, de même formation politique que lui : même carrière, même incompréhension de l’économie, même germanophobie, même haine de la Russie des soviets.

Il apparut assez vite que les participants à la Conférence trouveraient constamment devant eux, barrant la route, une France volontairement fermée à une saine conception de l’économie européenne. L’Angleterre insistait ; elle avait plus que jamais besoin du rétablissement des grands échanges commerciaux : elle sortait, elle aussi, épuisée de la longue guerre et les fruits de la victoire étaient bien amers : avec ses alliés, elle avait abattu sa rivale continentale, mais c’était pour voir l’Amérique lui ravir le rôle agréable et profitable d’arbitre qu’elle avait joué si longtemps à l’égard de l’Europe. Elle était mieux disposée à voir la réalité, et ses hommes politiques s’étaient toujours montrés capables d’adaptation aux situations changeantes. L’Italie, incapable également de donner du travail à une portion considérable de sa main-d’œuvre, appuyait les tentatives d’accord. Tout était inutile. La France prétendait imposer à la Russie des conditions draconiennes, pire que celles imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles ; elle la croyait si épuisée qu’elle serait contrainte de les accepter. Le résultat fut tout autre. Traitées en parias, l’une parce qu’elle était l’Allemagne et qu’elle était vaincue, l’autre parce qu’elle était socialiste, l’Allemagne et la Russie soviétique conclurent un accord, le traité de Rapallo.

Les chauvins français étaient furieux ; leur défaite était complète. Les représentants des autres nations étaient irrités contre la France dont l’entêtement et la sottise avaient empêché de réaliser même un minimum d’accord. Radek se fit un malin plaisir de rappeler à Barthou, auteur d’un livre sur Mirabeau, que le tribun de la Constituante avait dit un jour : “ La souveraineté des peuples n’est pas engagée par les traités que signent les tyrans. ”

L’Amérique avait désavoué Wilson ; elle n’avait pas voulu entrer dans la Société des Nations ; mais elle ne se désintéressait pas des affaires européennes ni de la politique des Etats d’Europe. Elle les suivait avec d’autant plus d’intérêt que la plupart de ces Etats étaient ses débiteurs, et elle ne tarda pas à manifester son mécontentement à l’égard de la France. Au début de janvier 1922, le sénateur MacCormick “ invitait le secrétaire d’Etat Hughes à renseigner l’Assemblée sur les dépenses des pays européens qui doivent de l’argent aux Etats-Unis et sur les causes de leur déficit chronique ; notamment quelles sommes ces pays consacrent aux dépenses militaires, et quel est le montant des intérêts qui sont dus aux Etats-Unis par chacun de leurs débiteurs européens ”. Et il déclarait : “ Si la politique française a grandement isolé la France de ses alliés européens pendant les 14 derniers mois, cette même politique a stupéfait et désillusionné le peuple des Etats-Unis pendant ces dernières semaines. ”


Les communistes avaient espéré que la conférence de Gênes faciliterait la formation d’un front ouvrier international unique, provoquerait une mobilisation des organisations ouvrières et socialistes qui viendraient renforcer l’action des délégués des soviets à la Conférence en posant devant le monde les bases, les seules possibles et solides, de la reconstruction de l’économie européenne. Il n’en fut rien ; la classe ouvrière suivit la Conférence en spectatrice. En France les adversaires communistes du front unique, malgré les engagements qu’ils venaient de prendre au Comité exécutif, accentuèrent leur campagne contre l’Internationale communiste poussant le manque de scrupule jusqu’à enrôler Clara Zetkin dans leur troupe. Informée, la vieille militante avait protesté avec indignation ; mais sa lettre, publiée par l’Humanité, fut l’occasion d’un redoublement d’attaques contre l’Internationale communiste. L’Internationale syndicale d’Amsterdam tenait dans le même temps une réunion à Rome ; elle se borna à une douteuse manifestation verbale : elle adopta une motion préconisant la grève générale contre la guerre.


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